LA PALESTINE AU TEMPS
DE JÉSUS-CHRIST
CHAPITRE III
LES HERODES. -
PONCE-PILATE. - FINIS JUDAEAE
Mort
d'Hérode le Grand. - Ses fils. -
Les premières années de la
vie de Jésus. - Les
premières révoltes. Judas le
Gaulonite. - Les procurateurs. -
L'administration de Pilate. Hérode
Antipas. - Hérode Agrippa 1er. -
Hérode Agrippa II. - L'insurrection
finale. - La guerre. - Le siège et
la ruine de
Jérusalem.
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Lorsque Jésus naquit
il y avait trente-quatre ans qu'Hérode le
Grand régnait sur la Palestine
(1). Il devait
mourir quelques mois plus
tard. Ce roi, rusé et à la fois
barbare, avait été un abominable
tyran. Son nom n'était prononcé
qu'à voix basse et avec terreur. Les Juifs
le détestaient. D'abord il était
d'origine étrangère, il était
d'Idumée. C'est un esclave Iduméen se
disaient à l'oreille les Pharisiens quand
ils étaient sûrs que personne ne les
entendait; esclave parce qu'il servait les Romains
et que, tout en s'appelant roi, il n'était
en réalité qu'un lieutenant de
l'empereur.
Tour à tour
valet d'Antoine ou d'Octave, suivant que l'un ou
l'autre était maître du monde, il
avait poursuivi la politique la. plus
insensée aux yeux des Juifs parce qu'elle
humiliait la nation, lui ôtait son
indépendance, renversait toutes ses
espérances de domination universelle. A
l'intérieur, il avait fait des
dépenses extravagantes, et avait
cherché, par des flatteries, à se
faire bien voir du peuple. Car il était de
ces souverains. qui tâchent de faire oublier
à leurs sujets la perte de leur
liberté en la remplaçant par des
plaisirs et par des fêtes.
Cette tactique
pouvait réussir à Rome où le
peuple était avili ; elle ne pouvait
réussir à Jérusalem où
le peuple était soutenu par de fortes
croyances religieuses et par un patriotisme
ardent.
Aussi rien n'avait
diminué la haine des Juifs pour leur
souverain. L'effroi qu'il inspirait n'était
du reste que trop justifié.
Déjà meurtrier de la plupart des
membres de sa famille, il ordonnait encore la mort
de son fils aîné peu de jours avant de
mourir lui-même. On avait essayé de se
débarrasser de lui ; plusieurs complots
régicides avaient été
formés, il les avait tous
déjoués et avait livré les
conjurés à d'atroces supplices. Cette
dernière année, celle même de
la naissance de Jésus
(2), il fait placer un aigle d'or sur le
grand portail du Temple. De courageux Pharisiens
osent l'arracher et le briser; mais ils sont
reconnus et Hérode les fait brûler
vif,-,. Sa manie de braver sans cesse le sentiment
national préparait la lutte dernière,
celle qui devait mettre fin à l'existence
même du Peuple Juif. L'exaltation de ce
malheureux peuple ira toujours en grandissant; elle
a commencé le jour où Pompée,
63 ans auparavant, s'est emparé du
sanctuaire et a profané de sa
présence le Saint des Saints.
C'est dans cette
atmosphère politique et religieuse si
agitée que Jésus vient de
naître et va grandir. Quant au vieux roi de
soixante-dix ans, il est atteint d'une cruelle
maladie. Sentant la fin venir il se fait
transporter dans son palais de Jéricho.
Là il est à la campagne, au milieu
des palmiers, au sein d'une nature splendide. On
est aux premiers jours du printemps ; mais il faut
mourir. Il a alors la folie de vouloir faire perdre
à tout le monde cette vie qui lui
échappe. Il ne rêve que meurtres et
deuils. Le massacre des dix ou douze enfants de
Bethléem (3) est un de ces crimes comme il s'en
commit beaucoup alors. Plus ombrageux que jamais,
rempli de soupçons et poursuivi de craintes
chimériques, ayant au coeur, avec le
désir insensé de régner
toujours, le besoin insatiable de répandre
le sang, il ordonne ce massacre de petits enfants
et la mort de son fils aîné ; enfin il
fait emprisonner quelques-uns des meilleurs
citoyens et des plus considérés de
Jérusalem avec l'ordre secret de les
assassiner en même temps qu'il expirerait.
Devinant que personne. ne regretterait sa mort, il
voulait, suivant son propre aveu, qu'il y eût
des larmes répandues au moment de son
décès. Il succomba enfin le 28 mars,
le jour même de la Pâque; mais son
ordre sanguinaire ne fut pas
exécuté.
Hérode
laissait par son dernier testament :
1°à
Archélaüs, sa succession au trône
avec la Judée, l'Idumée et la
Samarie;
2° à
Antipas le titre de tétrarque avec la
Pérée et la Galilée;
3° à
Philippe (fils de Cléopâtre) le titre
de tétrarque avec la Batanée, la
Gaulanitide, la Trachonitide et Panéas.
Nous donnons ci-contre le
tableau complet de la généalogie des
Hérodes.
Délivrés
d'Hérode le Grand, les Juifs devaient rester
aussi malheureux qu'auparavant. Il faut le dire,
ils n'étaient plus dignes de la
liberté et, quand le roi n'était pas
un tyran au joug de fer, des émeutes
éclataient partout. Ils ne savaient plus que
se révolter; ce qui arriva sous
Archélaüs.
Celui-ci avait
célébré à son
père de splendides funérailles et il
en avait profité pour faire des promesses au
peuple ; mais quand ce peuple lui demanda la
punition des espions d'Hérode le Grand, qui
avaient fait tant de mal par leurs
délations, il refusa et il s'ensuivit un
soulèvement où trois mille Juifs
périrent. Archélaüs cependant
s'était rendu à Rome ; il voulait
soumettre à Auguste le testament de son
père ; les désordres n'en furent que
plus grands en Judée. On a peine à se
faire une idée de l'état des esprits
à cette malheureuse époque ; on
vivait dans une atmosphère
enfiévrée ; les passions politiques
et religieuses qui animaient les Juifs
étaient arrivées à leur
dernier degré d'exaltation. Le joug de Rome
devenait plus odieux chaque jour. La haine de
l'étranger était d'autant plus
profonde et farouche qu'elle était sans
espoir. Le peuple Juif ne peut rien ; il est
matériellement impuissant, il le sait et il
n'en est pas plus sage pour cela ; moins il attend
de la terre, plus il attend du ciel.
Le miracle,
l'apparition du Messie, le « Deus ex machind
», voilà son suprême désir
et sa seule espérance. Toutes les classes de
la société partagent cette
espérance aussi bien les sicaires assassins
que les dévots pieux et doux. Tous attendent
« la consolation d'Israël, » La
révolte, sans être unanimement
approuvée, est dans l'air ; elle est
inévitable ; elle devient l'état
normal de la nation. Nous ne sommes pas surpris
d'apprendre que la prédication de
Jean-Baptiste réussit ; elle devait
réussir dans un tel milieu. Il suffisait
d'annoncer à ces Juifs exaltés que le
Messie allait paraître, qu'il exercerait un
jugement terrible contre les impies, pour
acquérir aussitôt une grande
popularité; et il faut se reporter aux plus
mauvais jours de notre histoire nationale, aux
temps des grandes révolutions où plus
rien n'était normal et où les
passions populaires étaient
déchaînées, pour avoir une
juste notion de l'état des esprits pendant
les années qui s'écoulèrent de
l'an 63 avant Jésus-Christ à l'an 70
après lui, et, en particulier, pendant la
vie de Jésus. Les cas de folie
étaient fréquents alors comme ils le
sont toujours en temps de révolution. Les
démoniaques dont parlent les auteurs du
temps n'étaient le plus souvent que de
pauvres fous, des cerveaux brûlés, des
illuminés prenant leurs rêves pour des
réalités et dont une foi religieuse
exaltée avait tourné la
tête.
Les
premières
années de la vie de Jésus furent au
nombre des plus mauvaises. Hérode, le fou
criminel et détesté, n'est plus
là, mais les Juifs n'ayant rien à
espérer de son successeur et le sentant plus
faible que son père commencent à se
remuer. Ces émeutes
partielles qui éclatent sans cesse jusqu'au
dernier soulèvement de l'an 66 sont comme
les premiers et sourds grondements d'un volcan dont
l'éruption va se produire et s'annonce
déjà par quelques jets de lave et une
longue agitation souterraine.
Que se passe-t-il
pendant qu'Archélaüs est à Rome
? Sabinus, procurateur du légat de Syrie,
envahit la Palestine et s'empare de
Jérusalem. Les Juifs lui opposent une
résistance terrible. Les portiques du Temple
sont brûlés et Sabinus, enfermé
dans le palais royal, demande du secours au
général Varus,
alors en Orient, le même qui fut plus tard
tué en Germanie. Varus accourt, force les
insurgés à lever le siège du
palais et, s'emparant de deux mille d'entre eux, il
les fait crucifier. Qu'on se représente ces
deux mille croix dressées aux portes
mêmes de Jérusalem, dans les champs,
dans les carrefours, sur les collines, le long des
routes. Ce n'est pas tout; pendant cette
émeute, provoquée par Sabinus, le
pays tout entier avait été dans
l'anarchie. Un certain Judas, fils d'un patriote
galiléen mis à mort par Hérode
le Grand, répandait la terreur en
Galilée. Des brigands conduits par un ancien
esclave d'Hérode, un certain Simon,
pillaient la ville de Jéricho, enfin un
berger, appelé Athrongoeus, se faisait
nommer roi, se mettait avec ses quatre
frères à la tête de
véritables armées et parcourait le
pays.
Auguste approuva
cependant le testament d'Hérode,
malgré les plaintes des Juifs ; il
espérait sans doute que le fils
ressemblerait au père et saurait tenir cette
nation. Mais Archélaüs ne parvint pas
à asseoir sa domination en Judée et
]'empereur, se décidant à
écouter les doléances de ses sujets,
le déposa et l'exila à Vienne dans
les Gaules (6 ap. J.-C). Ses états,
c'est-à-dire la Judée,
l'Idumée et la Samarie turent réduits
en province romaine, annexés à la
Syrie et administrés par un
procurateur.
Auguste avait enfin
la paix. Quant aux Juifs il ne perdaient ni ne
gagnaient au change. Les émeutes pourront
devenir moins fréquentes, en tous cas elles
seront plus vite réprimées, mais le
joug de l'étranger sera plus lourd que
jamais. Les soldats romains, en effet, tiendront
partout garnison et ces soldats, les officiers
surtout, envoyés ainsi dans l'extrême
Orient, au milieu de ces Juifs
détestés, pourront tout se Permettre
; aucune plainte ne sera désormais
écoutée ; quoi qu'ils fassent, ils
resteront impunis. Les Juifs qui ne voudront pas se
soumettre tiendront la campagne. Leurs bandes
indisciplinées attaqueront les Romains
partout où ils les
rencontreront.
Josèphe les
appellera « des chefs de voleurs, remplissant
la Judée de brigandages
(4) ». En parlant ainsi il ne dira
qu'une partie de la vérité. Ces
brigands n'étaient souvent que des patriotes
exaspérés, des hommes
sincèrement religieux, et qui n'avaient
d'autre tort que de se laisser entraîner par
l'exaltation de leur fanatisme.
Pour comprendre ce
qu'était l'administration nouvelle il faut
se souvenir de l'organisation
générale de l'Empire romain à
cette époque. Quand les Romains ne
laissaient pas un pays conquis se gouverner
lui-même, ils l'annexaient purement et
simplement à l'une des grandes provinces qui
partageaient l'empire. Ces provinces étaient
de deux sortes, les impériales et les
sénatoriales. Les premières qui
relevaient directement de l'empereur,
étaient les provinces frontières ;
leur importance militaire était
considérable. La Judée, la Samarie,
l'Idumée furent annexées à la
province impériale de Syrie.
Chacune de ces provinces
impériales était administrée
par un légat ou propréteur, sorte de
gouverneur militaire choisi par l'empereur.
Au-dessous de lui, un procurateur était
chargé de percevoir les impôts. Dans
les provinces étendues et importantes (et la
Syrie était de ce nombre) ce personnage
réunissait les administrations de la guerre,
de la justice et des finances. Pontius Pilatus, par
exemple, qui n'était que procurateur sous
les ordres du légat de Syrie, avait tous les
pouvoirs d'un préteur. Ces
procurateurs
résidaient à Césarée et
ils ne se rendaient à Jérusalem qu'au
moment des grandes fêtes. La population
était à ces moments-là si
nombreuse et si turbulente, les émeutes
étaient si fréquentes, que leur
présence était indispensable. Ils
demeuraient alors, sinon dans la tour Antonia
même, qui servait de caserne à la
garnison romaine, du moins tout à
côté; on leur avait bâti un
modeste palais, un pied-à-terre avec une
vaste salle pavée au rez-de-chaussée
qui servait de prétoire et où ils
rendaient la justice. Nous avons déjà
précisé ces détails en
décrivant Jérusalem.
Le tableau ci-contre
fournit au lecteur la liste complète des
légats impériaux de Syrie et des
procurateurs avec les dates principales de la vie
de Jésus en regard. La dernière
colonne renferme la liste des grands prêtres
dont nous parlerons plus loin. Quand la
Judée fut annexée à la Syrie,
Sulpicius Quirinius venait d'y être
nommé légat impérial et
Coponius (6 à 9) fût le premier
procurateur de Judée. Rien de saillant ne se
passa sous son administration non plus que sous
celles de ses trois successeurs : Marcus Ambivius
(9-12), Annius Rufus (12-15), Valerius Gratus
(15-26).
Le recensement de
Quirinius fut seul le signal d'une émeute
provoquée par Judas le
Gaulonite. Ce recensement se fit après l'an
6 de l'ère chrétienne
c'est-à-dire après la
déposition d'Archélaüs. Cet
ordre de dénombrer la population excita un
vrai scandale en Judée. Il parut une
tyrannie de plus, une menace d'aggraver les
impôts. Livrer son nom, se faire inscrire
sur, des listes romaines, c'était, en
quelque sorte, consacrer sa servitude. Judas le
Gaulonite ou le Galiléen se mit à la
tête du parti des révoltés. Il
était né à Gamala en Gaulonite
et son cri de ralliement était celui-ci :
« Nous n'avons pas d'autre maître que
Dieu, nous ne devons pas payer le tribut à
César ni reconnaître son
autorité, » Il avait avec lui un
Pharisien appelé Sadok, disciple de
Schammaï représentant par
conséquent de la droite pharisienne. Ces
révolutionnaires s'organisèrent et
devinrent redoutables. Ils prirent un nom officiel,
les Kanaïm, c'est-à-dire les
zélateurs ou les zélotes en souvenir
de Phinées qui avait été
zélateur de la Loi. ils ne se distinguaient
des Juifs dévots que par la fermeté
de leurs principes politiques. Conséquents
avec leur foi. religieuse, ils la mettaient en
pratique en professant des idées
républicaines, et en se déclarant
implacables ennemis de la royauté au dedans,
des Romains au dehors. Josèphe dit qu'ils
attirèrent à eux « tous ceux qui
aimaient la liberté »
(5). Le mouvement insurrectionnel de 66
était déjà en germe dans cet
important soulèvement. Un des apôtres
de Jésus (6), Simon, semble avoir
été un de ces zélateurs,
disciple de Judas le Gaulonite, avant de s'attacher
à Jésus de Nazareth. Un certain
Eléazar, qui devait jouer plus tard un
rôle important dans le siège de
Jérusalem, était aussi un des parents
et des amis de Judas le Gaulonite. Jésus
devait avoir alors de dix à quinze ans. Il
était à cet âge où son
âme s'ouvrait aux premières
impressions religieuses et où ses parents
l'emmenaient au Temple pour la première
fois. On se représente que le bruit du
soulèvement de . Judas le Gaulonite
pénétra jusque dans l'échoppe
du charpentier de Nazareth et que l'enfant entendit
parler de cette révolte, des idées
ardentes qui l'avaient, inspirée, de la
répression terrible qui l'étouffa.
Judas fut tué en effet. Il eut pour
successeurs ses fils : Jacques, Simon et Menahem.
Jacques et Simon furent pris et crucifiés
(7). Menahem devait leur survivre et
jouer son rôle lui aussi dans le siège
de Jérusalem (8).
Pontius Pilatus fut
le cinquième procurateur romain en
Judée. Il resta dix ans au pouvoir (26-36).
Son supérieur, le légat de Syrie,
était Aelius Lammia, qui fut remplacé
deux ans après la mort de
Jésus-Christ par Pomponius Flaccus, puis par
Vitellius, le père du futur empereur de ce
nom. Ce Pilatus (de pilum, javelot) fut encore plus
détesté que ses
prédécesseurs
(9). Il n'était pas un
méchant homme, mais il était faible
à la fois et violent et ne sut pas gouverner
les Juifs. Il est vrai que ce gouvernement de la
Judée était bien la tâche la
plus ingrate et la plus difficile qu'on pût
imaginer. L'Evangile de Jean, et ce n'est pas un
des traits les moins remarquables de
l'historicité de cet écrit, nous a
conservé un portrait admirable de
vérité du caractère de Pontius
Pilatus. Il avait bien la physionomie qui lui est
donnée dans le récit que fait cet
Evangile du procès de Jésus ;
désireux de bien faire, accessible aux
idées de justice, d'équité, de
droiture, mais vindicatif, sceptique,
irrésolu, il craignait avant tout de perdre
la confiance du légat de Syrie ou du
César de Rome. Tel il nous apparaît
pendant toute la durée de son
administration. Une fois il fit entrer à
Jérusalem pendant la nuit les enseignes
romaines portant l'image de l'empereur, bravade
inutile que les Juifs ne pouvaient tolérer,
aucun signe de la divinité impériale
ne devant paraître dans le voisinage du
Temple. Ils réclamèrent; ils
allèrent importuner
Pilate à
Césarée, et Pilate céda ; il
fit retirer les enseignes. Plus tard il prit de
l'argent dans le trésor du Temple pour
construire un aqueduc qui devait amener de l'eau
à Jérusalem, il s'ensuivit une
émeute, et Pilate envoya à la foule
révoltée des soldats romains
déguisés en Juifs ; ceux-ci, se
démasquant tout à coup, firent un
affreux carnage des insurgés. Il aimait le
guet-apens et l'Evangile nous parle d'un massacre
qu'il ordonna dans le Temple, devant l'autel
même des sacrifices, mêlant le sang de
malheureux Galiléens à celui des
animaux qu'ils faisaient immoler. Ce fut à
la Pâque de l'an 30, le vendredi 7 avril
(10), qu'il ratifia la sentence de mort
prononcée par les Juifs contre
Jésus-Christ.
Après la mort
du Christ, Pontius Pilatus devait encore gouverner
la Judée pendant six ans. Ce fut une
maladresse qui le perdit. Il voulut empêcher
les Samaritains de se réunir sur le mont
Garizim. Ceux-ci prétendaient y chercher des
vases sacrés du tabernacle de Moïse qui
y auraient été enfouis,
croyaient-ils, par les Romains. Pilatus envoya des
soldats les massacrer. C'en était trop, et,
cette fois, les plaintes des malheureux Samaritains
furent écoutées. Vitellius,
légat de Syrie, destitua Pontius Pilatus et
l'envoya à Rome se justifier. Il n'y arriva
qu'après la mort de Tibère (37) et
l'historien Eusèbe
(11) a recueilli une tradition
d'après laquelle Caligula l'aurait
exilé dans les Gaules où il se serait
tué de désespoir
(12). Tel fut cet homme, souvent
au-dessous de sa tâche, quelquefois cruel,
mais beaucoup moins mauvais que ne l'a cru
l'Eglise. Nous étudierons plus loin, en
parlant du Sanhédrin, la part de
responsabilité qui lui incombe dans le
procès et la condamnation de Jésus.
Son successeur fut Marcellus.
Les autres fils
d'Hérode, Antipas et Philippe le
Tétrarque, avaient été plus
habiles qu'Archélaüs, ou plutôt,
n'ayant pas à gouverner Jérusalem,
ils ne s'étaient pas trouvés aux
prises avec les mêmes difficultés que
lui. Aussi les Romains ne les avaient-ils
destitués ni l'un ni l'autre. Antipas avait
eu, nous l'avons dit. la Galilée et la
Pérée: Jésus, habitant
Nazareth, était donc un de ses sujets.
Philippe était tétrarque de la
Batanée, de la Trachonitide, de l'Auranitide
et de Panéas. Il bâtit une ville
à la place du village de Bethsaïda et
lui donna le nom de Julias. Il changea aussi le nom
de Panéas qui devint Césarée
de Philippe. Il régna trente-sept ans et
mourut à Julias (34 après J.-C). Ce
prince fait certainement contraste avec les autres
membres de sa famille par la douceur de ses moeurs
et de son caractère. Il ne laissa pas
d'enfants, et ses provinces furent réunies
à la Syrie. Philippe n'est nommé
qu'une seule fois dans le Nouveau Testament
(13).
Antipas, son
frère, était aussi tétrarque,
et non pas roi, comme le dit à tort
l'Evangéliste Marc
(14) Le Jourdain divisait son domaine en
deux parties -. la Galilée et la
Pérée. Il était bien le fils
d'Hérode le Grand par son caractère
et par ses moeurs, dit
Josèphe (15); moins actif que son père, il
était, comme lui, faible, cruel et
voluptueux. Jésus-Christ le comparait
à un renard (16). De temps en temps Antipas
était obligé de repousser par la
force les violations de son territoire par les
Arabes sur les frontières de la
Pérée; aussi se hâta-t-il
d'épouser, dans un but politique, la fille
de leur roi Arétas. Il pensait par là
se garantir de leurs incursions mieux encore que
par la guerre ou des forteresses. Peut-être
était-ce Auguste lui-même qui l'avait
contraint à ce mariage
(17).
Antipas, comme tous
les Hérodes, aimait le luxe et la
prodigalité. Il voulut une capitale
magnifique, une résidence royale, choisit
pour l'établir la plus belle partie de la
Galilée, la rive occidentale du lac et le
voisinage des sources d'Emmaüs ; il peupla
cette ville d'étrangers, y bâtit des
édifices nombreux et lui donna une
physionomie aussi païenne que possible. En
l'honneur de Tibère il appela cette ville
Tibériade.
Vers la fin de sa
vie, il tomba au pouvoir d'une de ses
nièces, Hérodiade, dont il est
parlé dans le Nouveau Testament. Il fit sa
connaissance dans un voyage à Rome, on ne
sait à quelle époque. Elle avait
épousé un de ses oncles, Philippe, un
frère d'Antipas, qui n'avait pas
été nommé dans le dernier
testament d'Hérode et qui vivait à
Rome en simple citoyen. Cette femme ambitieuse le
suivit en Galilée avec sa fille
Salomé, et Antipas, répudiant la
fille d'Arétas et la renvoyant à son
père, vécut publiquement avec
elle.
Arétas marcha
contre son gendre et le battit. Antipas demanda du
secours à Tibère, et Vitellius
reçut l'ordre de secourir le
tétrarque. C'est à cette
époque que Jean-Baptiste languissait dans un
des cachots de Machéronte, et était
mis à mort par Antipas à
l'instigation d'Hérodiade pour avoir
prononcé cette héroïque parole :
« Il ne t'est pas permis de vivre avec la
femme de ton frère
(18) »
Josèphe nous a
conservé, sur la prédication de
Jean-Baptiste, des détails qui sont
probablement accommodés an goût des
Grecs et des Romains ses lecteurs, et les
renseignements que 'nous donnent les Evangiles sur
l'activité publique de Jean sont
assurément plus authentiques. Quant aux
causes véritables de l'emprisonnement de
Jean, nous sommes disposé à croire
avec Josèphe que la politique n'y fut point
étrangère. Jean prêchait
l'attente messianique avec une passion et, une
puissance qui devaient porter ombrage à
Hérode. Ses auditeurs, sinon lui-même,
ne séparaient pas la politique de la
religion dans leur espoir d'une délivrance
prochaine. et les allusions à Antipas,
inconscientes ou non, étaient, en tout cas,
faciles à découvrir dans les paroles
de Jean. Il fut enfermé dans la monstrueuse
forteresse de Machéronte où le
tétrarque se trouvait
précisément à cause de sa
guerre avec Arétas; c'est là qu'il
fut mis à mort
(19).
Cependant Vitellius
apprit la mort de Tibère et n'exécuta
pas ses ordres. Caligula nomma, à son
avènement, roi de Judée, Agrippa 1,
frère d'Hérodiade, son favori et son
compagnon de débauches. La série des
procurateurs de Judée se trouvait par
là interrompue et Agrippa devait
bientôt réunir sous son sceptre tous
les états de son aïeul Hérode le
Grand. Hérodiade, en effet, furieuse que son
frère eût un titre plus
élevé que son mari, poussa celui-ci
à faire le voyage de Rome et à
demander le diadème. Sa demande fut
rejetée et bientôt les intrigues
d'Agrippa I firent
déposséder Antipas de ses
états. Condamné à l'exil, il
se rendit à Lyon dans les Gaules, suivi
d'Hérodiade qui lui resta fidèle.
Plus tard il passa en Espagne où il mourut.
Sa tétrarchie fut ajoutée au royaume
d'Agrippa I.
Le règne de ce
prince fut relativement paisible. Il n'y eut pour
ainsi dire point d'émeutes sous son
administration. Il sut se faire aimer et joua toute
sa vie le rôle d'un Juif fervent. Il agrandit
Jérusalem, fit construire le mur d'Agrippa,
dont les restes se voient encore aujourd'hui. Mais
la tranquillité de la nation n'était
qu'apparente; c'était le calme trompeur qui
précède d'ordinaire les grandes
tempêtes et après Agrippa (mort en 44)
les soulèvements recommencèrent.
Theudas se mit à prêcher la
délivrance prochaine et invita la foule
à le suivre au désert. Il
annonçait qu'il traverserait le Jourdain
à pieds secs (20) Il périt et quatre cents de
ses partisans périrent avec
lui.
La série des
procurateurs Romains avait recommencé,
toujours plus détestés les uns que
les autres : Cuspius Fadus,
Tibère Alexandre, ancien Juif devenu Romain
, renégat par conséquent, et qui fit
crucifier les deux fils de Judas le Gaulonite,
enfin Cumanus et avec lui les préliminaires
de l'insurrection
finale, la révolte des Zélotes de
Jérusalem et le massacre de vingt mille
d'entre eux (21). Sous Félix, l'affranchi de
Claude, le frère du fameux Pallas,
paraissent les sicaires, armés de poignards,
qui frappent dans la foule quiconque leur
paraît suspect
(22). La terreur se répand
partout; les honnêtes gens n'osent plus
sortir de chez eux (23). Les prétendus
prophètes, les magiciens, les faux messies
surgissent de tous côtés et mettent le
comble à la surexcitation des esprits
(24). L'un de ces imposteurs, venu
d'Egypte, réunit trente mille hommes sur le
mont des Oliviers. Cette immense armée est
taillée en pièces
(25).
La misère est
affreuse, car les travaux du Temple sont
achevés et dix-huit mille ouvriers se
trouvent sans pain. Festus succède à
Félix et Agrippa II
est nommé roi, mais il n'a que l'ombre du
pouvoir et ne possède aucune
autorité. Festus disparaît
bientôt; Albinus, son successeur, se laisse
acheter par les malfaiteurs. Son administration est
particulièrement détestable. «
Il était lui-même, dit Josèphe,
le principal chef des voleurs. » Sous Gessius
Florus, le dernier de ces procurateurs, les Juifs
de Césarée choisissent le premier
prétexte venu pour se soulever. Ceux de
Jérusalem en font autant, trois mille six
cent trente hommes, femmes, enfants sont
massacrés ou crucifiés; mais cette
fois la répression est inutile,
l'insurrection l'emporte et ni le procurateur ni le
légat lui-même, Cestius Gallus, ne
parviennent à se faire écouter.
Agrippa Il vient à son tour haranguer les
Juifs, il les supplie de s'apaiser, il leur
démontre la folie de leur conduite, on ne
lui répond que par l'insulte et la
révolution s'organise partout (66). Onze
cent mille Juifs devaient périr dans cette
lutte suprême, d'après Josèphe;
six cent mille d'après Tacite. Les
insurgés, maîtres de Jérusalem
et du Sanhédrin, font de cette
assemblée une sorte de convention nationale.
Elle est présidée par Simon, fils de
Gamaliel l'Ancien (bien différent de son
père). Il frappe des monnaies dont l'exergue
porte : Simon, Nâssi d'Israël, et au
revers : Liberté d'Israël. C'est la
République avec une dictature de salut
public.
Cependant un groupe
de modérés envoie une
députation secrète à Gessius
Florus pour le supplier d'agir; il en est encore
temps. Mais les démagogues, dirigés
par un certain Eléazar, le propre fils du
grand prêtre Hananiah
(26), apprennent cette démarche;
ils accusent les modérés de trahison
et la guerre civile
éclate dans Jérusalem. Les radicaux
sont vainqueurs, ils s'emparent de la ville haute;
les palais royaux sont brûlés, les
greffes des actes publics pillés et tous les
titres de créance anéantis. Il faut
en finir, disent les révolutionnaires, avec
les aristocrates, les réactionnaires, les
Saducéens. Eléazar poursuit son
père, le grand prêtre Hananiah;
celui-ci se réfugie avec plusieurs
Saducéens dans les égouts; ils sont
découverts et mis à mort (14
août 66).
Bientôt
après, la tour Antonia est prise et sa
garnison massacrée. Les insurgés sont
maîtres de Jérusalem, et, par suite,
du pays tout entier. Un immense et fol espoir de
vaincre s'empare de ces forcenés. Les
Romains répondent à cette gigantesque
révolte par le massacre des Juifs
disséminés dans l'empire. Il en
périt vingt mille à
Césarée, treize mille à
Scythopolis, deux mille cinq cents à
Ascalon, dix mille à Damas, deux mille
à Ptolémaïde, cinquante mille
à Alexandrie. Les insurgés de
Judée répondent à leur Mur en
mettant les païens hors la loi (9
février 67).
Cestius Gallus,
moralement obligé d'agir, fait semblant
d'envahir le pays. Il va jusque sous les murs de
Jérusalem. Josèphe affirme qu'avec un
peu d'énergie il aurait mis fin à la
guerre ; mais il n'ose pas provoquer les Juifs et
se retire sans combat. Les Juifs, enhardis par
cette retraite, le poursuivent, le
harcèlent, changent sa fuite en
déroute.
De plus en plus
exaltés par cette victoire, les
insurgés organisent la défense dans
tout le pays. Un comité d'hommes
intelligents et modérés se
réunit et nomme des commissaires
généraux qui iront soulever la
province. Josèphe, le futur historien, est
chargé du poste le plus périlleux, la
Galilée. C'est alors que les Romains,
exaspérés par ce petit peuple si
remuant (27), se décident à en
finir et envoient contre lui le
général Vespasien.
vNous avons
raconté, en parlant de Josèphe,
comment celui-ci, chargé de défendre
la Galilée, la perdit au contraire. Cette
perte irréparable fait éclater encore
une fois la guerre civile à
Jérusalem. Le parti de la guerre à
outrance l'emporte de nouveau deux insurgés,
Jean de Gischala et Simon ben Gioras, s'emparent du
pouvoir, remplissent les prisons de suspects et les
font massacrer. Les anciens zélotes
deviennent les modérés; ils sont les
Girondins de la révolution, tandis que les
sicaires, avec Jean et Simon à leur
tête, en sont les Jacobins. Quant au parti
sacerdotal, il est considéré comme
traître à la patrie et tout entier
condamné à mort. C'est le
règne de la terreur. Hantai, le fils du
grand prêtre de ce nom dont parle l'Evangile,
est massacré dans cette formidable tuerie
qui met fin au sacerdoce juif.
Les Pharisiens
conservateurs de l'école de Hillel auraient
aussi péri s'ils n'étaient parvenus
à sortir de la ville par un
stratagème ingénieux. Les terroristes
faisaient garder les portes, mais Yochanan ben
Zacchaï, le chef de ces Pharisiens
modérés, se fait passer pour mort et
placer par ses disciples dans un cercueil. Un
convoi funèbre n'inspire point de
défiance, on les laisse passer aux portes;
c'est ainsi qu'ils s'échappent et
réussissent à gagner Jabné
(28) Les chrétiens parvinrent
aussi à sortir de la ville, à ce
moment-là, et se réfugièrent
à Pella.
Cependant
Néron était mort (9 juin 68). Ses
trois successeurs, Galba, Othon, Vitellius, ne font
que passer, et le général Vespasien
est proclamé empereur par les
légions. Il part pour Rome et charge son
fils Titus de continuer la guerre. Titus vient
mettre le siège devant
Jérusalem.
Dans
l'intérieur de la ville, l'anarchie
était effroyable. Les insurgés
s'étaient divisés en trois partis en
guerre les uns contre les autres. Ils ont pour
chefs respectifs : Jean de Gischala, Simon ben
Gioras et, un troisième forcené,
Eléazar ben Simon. Les rues sont
inondées de sang; et, pendant que les
habitants s'entr'égorgent comme des fous
furieux, les Romains font le siège et le
poursuivent avec cette admirable stratégie
dont ils ont depuis longtemps le secret et qui leur
assure d'avance la victoire. Grâce à
des travaux d'une précision
étonnante, ils arrivent à rendre le
blocus complet le 10 avril 70. Au bout d'un mois,
ils ont franchi la première enceinte, et le
nord de la ville est en leur pouvoir. Ils attaquent
ensuite la tour Antonia, et Titus, sur les
instances de Bérénice, fait un
dernier essai de conciliation. Josèphe est
envoyé aux assiégés; il
tâche de parlementer. On le reçoit
à coups de pierre. Titus, irrité,
décide alors de crucifier cinq cents
prisonniers par jour, et bientôt le bois
manque pour faire les croix. La famine et la peste
éclatent dans la ville; il y circule
d'horribles histoires : une mère a
mangé son enfant.
Le 17 juin, le
sacrifice perpétuel est interrompu au
Temple. Il n'y a plus de victimes à offrir;
il n'y a plus de prêtre pour sacrifier.
Cependant les Romains avancent toujours. Ils
prennent toute la ville, sauf le Temple qui se
dresse, forteresse imprenable et dernier asile des
insurgés. Au mois d'août, les machines
romaines commencent à en battre les
formidables murailles et y font des brèches.
Un des premiers jours de ce mois d'août
(29), un légionnaire lance un
tison enflammé sur la toiture du sanctuaire
et parvient à y mettre le feu. Les portiques
étaient déjà Le sanctuaire est
bientôt réduit en cendres, et alors il
ne reste plus de la ville que quelques tours
démantelées, le mur occidental du
Temple et ces formidables soubassements qui datent
du roi Salomon et sont encore en place
aujourd'hui.
Cependant Jean de
Gischala et Simon ben Gioras vivent encore et
luttent toujours. Ils occupent un dernier quartier
de la ville haute. Un combat suprême leur est
livré, et le 6 septembre tout est fini.
Simon ben Gioras, fait prisonnier, est
réservé pour le triomphe de Titus
à Rome. Il sera ensuite flagellé et
crucifié. Les autres chefs de l'insurrection
sont condamnés à une prison
perpétuelle.
Josèphe
raconte que Titus laissa dans le pays un certain
Terentius Rufus (30) - Il s'agit sans doute de ce Turnus
Rufus dont il est dit : « Le 9 du mois Ab,
Turnus Rufus, l'impie, Edomite. fit passer la
charrue sur l'emplacement du Temple et, les
endroits environnants
(31). » Et ailleurs : « La
ville de Jérusalem l'ut fouillée par
la charrue (32) ». C'est ainsi que s'accomplit
la prédiction de Jésus-Christ :
« Il n'en sera pas laissé pierre sur
pierre (33).
Il nous est
impossible de ne pas rendre hommage en terminant au
patriotisme des Juifs et à la grandeur de ce
peuple infortuné, victime de ses
idées religieuses et du rêve
gigantesque de rénovation universelle que,
depuis tant de siècles, il portait dans son
sein. Il fallait qu'il mourut; il fallait que cette
nationalité prit fin pour que l'idée
religieuse, l'idée juive et maintenant
l'idée chrétienne,
débarrassée de tout ce qui
l'attachait à un pays, à une ville,
à un Temple et à une race, put se
répandre dans le monde. Elle ne devait
conquérir la terre qu'en se spiritualisant,
et elle ne devait se spiritualiser qu'en voyant
disparaître tout ce qui faisait d'Israël
une nation. Les convulsions du Judaïsme
expirant sont les premières du monde
antique. Elles annoncent qu'il va bientôt
mourir. Elles seront suivies des convulsions
autrement longues et terribles de l'empire romain,
et toutes ses souffrances seront les douleurs de
l'enfantement du monde moderne et de
l'établissement du christianisme.
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