LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
CHAPITRE VI
LA POPULATION
Le Peuple Juif. - Le Contraste
des Judéens et des
Galiléens. - Leurs
caractères, - Leurs relations. -
Les Samaritains. - Leur Origine. - La
haine réciproque des Juifs et des
Samaritains. - L'influence
étrangère en Palestine. - La
haine des Juifs pour les Païens. - Le
mépris des Païens pour les
Juifs. - Le Prosélytisme et les
Prosélytes. - Les langues
parlées en Palestine. - Le Latin. -
L'Hébreu !'Araméen. - Le
Syriaque, le Chaldéen. - Le
Grec.
|
Quelle population habitait la Palestine au
premier siècle? Il est impossible de
répondre à cette question sans
remonter jusqu'au temps de l'exil et sans
connaître les migrations des peuples qui se
firent à cette époque. La nation fut
presque tout entière emmenée en
captivité, et, pendant l'exil, la Palestine
ne fut, pour ainsi dire, habitée que par des
païens. Ceux des Israélites qui
revinrent plus tard, appartenaient exclusivement
à la caste des prêtres et des
lévites et aux tribus de Judas et de
Benjamin (1). Ils
trouvèrent dans le pays quelques restes
épars des dix tribus qui avaient
échappé à l'exil et qui se
joignirent immédiatement à eux,
« voulant s'éloigner de
l'impureté des païens »
(2) Quant aux dix
tribus elles-mêmes, elles restèrent
à Babylone, Josèphe l'affirme en
propres termes
(3), et au temps
d'Aquiba, on se demandait s'il ne fallait pas
attendre toujours le retour des dix tribus
(4).
Les habitants de la
Palestine furent donc à partir d'Esdras les
descendants des seules tribus de Judas et de
Benjamin, aussi reçurent-ils le nom de Juifs
à la place de celui d'Hébreux qui
servait autrefois à les désigner,
mais ces Juifs étaient inégalement
répartis sur le territoire de la Terre
Sainte. Le plus grand nombre d'entre eux se
rencontrait à Jérusalem même et
en Judée. C'est là que leurs
pères avaient vécu, c'est là
qu'Esdras et Néhémie avaient accompli
la grande oeuvre de la restauration nationale,
c'est la que l'insurrection macchabéenne
avait laissé les traces les plus profondes,
c'est là que les Scribes et les Docteurs de
la Loi avaient leurs écoles, c'est
là, enfin, qu'était le Temple, le
centre de l'activité religieuse, la
forteresse imprenable du Judaïsme. Plus on
s'éloignait de Jérusalem plus ou
rencontrait de païens, Dans la ville
même et dans toute la Judée, il n'y en
avait pour ainsi dire pas. En Galilée, au
contraire, on en trouvait beaucoup. La population
galiléenne était fort
mélangée; le vieux sang hébreu
ne s'y était pas conservé pur et les
Galiléens différaient beaucoup des
Judéens. Le contraste des deux peuples
était aussi frappant que celui des deux
pays. Ici, une nature tour à tour riante et
grandiose et une population à la foi simple
et profonde, aux idées neuves et hardies;
là, un sol aride et désolé et
un peuple attaché à ses traditions,
ne voulant connaître que la lettre de la Loi.
En Galilée les esprits s'ouvraient
volontiers aux croyances nouvelles; en Judée
toute innovation venait se heurter à
l'absurde orgueil du « Sofer » qui savait
sa « Thora » par coeur. Le paysan
galiléen, moins instruit que l'habitant des
villes, pouvait cependant faire preuve de beaucoup
plus d'indépendance dans les idées et
d'un véritable esprit de liberté.
Chez les bourgeois de Jérusalem, on ne
trouvait au contraire que routine et
préjugés. La Galilée a
été le berceau du christianisme :
c'est à Nazareth que Jésus a grandi.
La Judée ne pouvait donner naissance
qu'à un pharisaïsme étroit et
à un saducéisme sans avenir.
La foi antique s'y pétrifiait.
Elle est entrée au premier siècle et
à Jérusalem dans le moule que lui
avaient fabriqué les
Scribes et dont elle n'est pas
sortie depuis. Nous l'y voyons encore
enfermée aujourd'hui. Les Galiléens
étaient laborieux
(5) et
n'étaient point rêveurs. Leur
idéal messianique devait être peu
élevé. Sans doute
l'élément juif dominait en
Galilée. Ses habitants faisaient partie du
peuple élu, mais il n'était pas rare
de rencontrer des Galiléens d'origine
phénicienne, syriaque, arabe et même
d'origine grecque. Tout ce que nous savons des
Galiléens par les Talmuds est de nature
à nous les faire aimer. Ils disent bien
qu'ils étaient querelleurs
(6); mais, dans
plusieurs passages, ils nous les montrent, au
contraire, charitables et bienveillants : «
Dans un endroit de la Galilée
supérieure, on avait soin de faire servir
tous les jours à un pauvre vieillard une
portion de volaille, parce qu'il avait l'habitude
de prendre cette nourriture aux jours de sa
prospérité »
(7). Les
Galiléens étaient plus soucieux de
l'honneur que de l'argent
(8). Ils
étaient superstitieux; les Syriens leur
avaient appris à craindre les démons;
du reste, leurs moeurs étaient très
pures et ils payaient fort exactement
l'impôt. Aussi Antipas était-il fort
riche. Sa tétrarchie lui rapportait deux
cents talents
(9).
Le caractère doux et conciliant
des Galiléens, la largeur de leurs
idées, leurs fréquents contacts avec
les païens, les faisaient mal voir en
Judée. Le Galiléen qui montait au
Temple pour les fêtes était
regardé de haut en bas par les fervents et
orgueilleux jérusalémites. Sa
dévotion ardente était tournée
en ridicule par les prêtres. On se moquait de
sa prononciation vicieuse
(10), et puis
il passait pour ignorant; il ne savait pas la Loi;
il n'était pas d'une orthodoxie correcte et
on l'appelait volontiers « sot Galiléen
» (11). Il
était convenu qu'aucun
homme sérieux ne pouvait
sortir de la Galilée et en particulier de
Nazareth (12).
Rien ne justifiait un tel mépris, car le
patriotisme du Galiléen était aussi
ardent que celui du Judéen. En l'an 66, la
jeunesse de Galilée fût la
première à se lever et à
montrer sa haine de l'étranger
(13).
Josèphe dit (les Galiléens; ils sont
belliqueux () Si les Judéens et eux
s'aimaient peu, cependant ils n'éprouvaient
les tins contre les autres rien qui
ressemblât à de la haine. Ils
étaient trop voisins pour que leur jalousie
mutuelle ne s'éveillât pas, mais leur
rivalité portait toujours sur des points de
détail, et, dans les grandes questions
religieuses et patriotiques, ils savaient
être profondément unis. On pourrait
comparer ces deux petits peuples aux Genevois et
aux Vaudois, qui ne perdent jamais une occasion de
se critiquer, de se jalouser, de se tourner
réciproquement en ridicule et qui,
cependant, sont absolument unis dans toute question
où les intérêts
généraux de la Suisse se trouvent
engagés.
Entre la Judée et la
Galilée se trouvait la Samarie. Elle
était habitée par une population qui
était, de la part de tous les autres
Palestiniens, l'objet d'une haine aveugle,
implacable, mortelle. On ne peut l'expliquer qu'en
rappelant l'origine des Samaritains.
Après la ruine du royaume
d'Israël, le roi Salmanasar avait
cherché à repeupler le pays et il y
avait envoyé des colons venus des provinces
de Babel, de Cuthra, d'Ava, de Hamath et de ; ceux
de Cuthra furent les plus nombreux et,
Sapharvaïm
(14) ; plus
tard, les Juifs, refusant de reconnaître les
Samaritains pour leurs frères, les
appelaient Cuthéens
(15). Ils
avaient un peu raison, car les habitants de la
Samarie avaient beau se faire passer pour
Israélites, ils étaient, en
très grande majorité, d'origine
étrangère. Cependant, païens de
naissance, ils ne l'étaient plus
de religion. Ils avaient
adopté les croyances des Israélites
restés dans le pays, et avaient fait du
Pentateuque leur code sacré. Mais ils en
étaient restés là; ils
n'avaient voulu accepter ni l'autorité des
livres des prophètes, ni les traditions
chères aux Pharisiens ; à
Jérusalem on les considérait comme de
dangereux hérétiques. Adorant le
même Dieu que le reste des Juifs, lisant avec
une égale vénération les
mêmes Ecritures, voyant comme eux en
Moïse leur législateur suprême et
l'envoyé de Jéhovah,ils
étaient cependant plus
détestés que les païens.
L'hérétique est toujours plus
redouté que l'infidèle ; et, en
religion, une nuance crée d'ordinaire une
scission plus grave qu'une opposition
tranchée.
La haine, profonde dès le premier
jour, alla toujours en augmentant, envenimée
par les moindres événements auxquels
le préjugé et la légende
donnaient des proportions formidables. Elle
éclata pour la première fois quand
les exilés revinrent, conduits par Zorobabel
et Josué
(16). Elle
augmenta encore quand Esdras et
Néhémie arrivèrent en
Palestine (17).
Rien ne devait plus l'arrêter. La tradition
finit par enseigner qu'Esdras, Zorobabel et
Josué avaient solennellement
anathématisé et excommunié les
Samaritains au nom de Jéhovah
(18). Sous
Alexandre le Grand, il se passa un fait très
grave qui rompit définitivement les
relations des deux peuples
(19).
Manassé, frère du grand prêtre
Jaddua, avait épousé la fille du
gouverneur de Samarie ; jaloux de son frère,
avide de pouvoir, il obtint d'Alexandre la
permission de bâtir sur le mont Garizim un
temple rival de celui de Jérusalem
(20). Il en fut
le grand prêtre, y attira des sacrificateurs
et des lévites, les laissa épouser
des femmes étrangères et le scandale
de ces unions illicites et de ce culte nouveau mit
le comble à l'indignation des Judéens
(21).
Ce mélange de judaïsme et de
paganisme leur apparut comme une
abomination. Les vieilles traditions de haine du
royaume de Juda contre le royaume d'Israël se
réveillèrent aussi vives qu'autrefois
(22). Au
premier siècle, les rapports des Juifs et
des Samaritains étaient pires que jamais
(23). Les
Galiléens qui se hasardaient à
traverser leur province pour se rendre à
Jérusalem couraient de vrais dangers
(24). Mais il
ne leur était pas défendu de tenter
l'aventure. « La terre samaritaine est pure,
l'eau y est pure, les habitations pures et les
chemins purs » dit un des Talmuds
(25). On
comprend cette parole: la Samarie faisait partie de
la « Terre Sainte », on ne courait donc
aucun risque de contracter une souillure en la
traversant. Seulement il fallait se résigner
d'avance à y être insulté par
les habitants et on ne pouvait se permettre aucune
relation avec eux. Les Juifs évitaient
même de demander à manger aux
Samaritains : « un morceau de pain d'un
Samaritain, disait-on, est de la chair de porc
(26). » Il
est vrai que Jésus traversant un jour leur
pays, les disciples vont acheter des vivres
à Sichem
(27). Mais
Jésus ne traitait pas les Samaritains comme
le faisaient ses compatriotes. Ceux-ci, du reste,
furent quelquefois plus larges : Rabbi Jacob bar
Acha disait : « La nourriture des
Cuthéens est permise pourvu qu'il n'y soit
mêlé ni vin ni vinaigre »
(28), et
ailleurs nous lisons encore ce passage : « les
azymes des Cuthéens sont permis et avec eux
on peut remplir ses devoirs à la Pâque
(29). »
Cependant une telle tolérance ne
devait guère être de mise au premier
siècle. Le Pharisien de ce temps-là
évitait de prononcer même le mot de
Samaritain, c'était un vilain terme,
une expression grossière.
Il ne se la permettait que lorsqu'il voulait faire
à son adversaire une mortelle injure ;
appeler un homme : Samaritain ! était la
dernière des insultes. Le Juif ne la disait
qu'après avoir épuisé son
vocabulaire de gros mots. Dans la parabole du Bon
Samaritain, lorsque Jésus dit au Scribe:
« Lequel des trois te semble avoir
été le prochain de celui qui
était tombé entre les mains des
voleurs? » Le Scribe évite de
répondre : c'est le Samaritain ; il emploie
une périphrase : « c'est celui qui a
exercé la miséricorde envers lui
». Il faut dire qu'un fait récent avait
encore monté les esprits contre les
Samaritains. Sous le procurateur Coponius, un des
prédécesseurs de Pilate, quelques-uns
d'entre eux se glissèrent dans le Temple au
milieu de la nuit pendant les fêtes de
Pâque; ils y répandirent des ossements
et souillèrent le Lieu Saint. Le lendemain
les prêtres ne purent y entrer pour officier
(30). Du reste,
la haine religieuse avait éteint dans leur
coeur l'amour de la patrie. Ils furent favorables
aux Séleucides et plus tard aux Romains. Le
grand soulèvement de l'an 66 les laissa
complètement indifférents. Ils y
gagnèrent de ne pas être
dispersés ou détruits comme les Juifs
et, après l'effroyable catastrophe de l'an
70, ils continuèrent d'habiter la Samarie,
et, fait étrange, ils y ont vécu
jusqu'à nos jours.
Ce petit peuple existe encore ; il a
survécu plus de dix-huit cents ans aux
terribles bouleversements dont la Palestine a
été le constant théâtre.
Les Samaritains montrent au voyageur qui les visite
un vieux manuscrit du Pentateuque qu'ils conservent
avec soin, et ils n'ont nullement perdu leurs
coutumes religieuses, car ils possèdent sur
le mont Garizim un petit édifice, un temple,
où ils célèbrent la
Pâque, en immolant l'agneau pascal, ainsi que
la Pentecôte, les Tabernacles et la
fête des Expiations. Tout cela sera
bientôt fini; ils étaient encore 150
il y a trente ans ; il y en a une
centaine aujourd'hui. Leur
nombre décline rapidement. Le XXe
siècle verra sans doute mourir le dernier
des Samaritains.
Nous venons de caractériser les
habitants des trois plus importantes provinces de
la Palestine, la Judée, la Galilée et
la Samarie. Nous avons constaté chez les
Galiléens et surtout chez les Samaritains
une très forte proportion de païens.
Essayons, de préciser cette influence de
l'élément étranger et, en
particulier, de l'élément grec dans
la population.
La langue grecque, nous le montrerons
plus loin, était parlée dans certains
milieux. On l'avait subie, tout en la
détestant; il l'avait bien fallu. Or, en
acceptant la langue d'un peuple, on accepte plus ou
moins ses idées. La connaissance d'une
langue entraîne presque forcément
celle des notions philosophiques et religieuses du
peuple qui la parle. Le fait s'était produit
d'autant plus facilement pour la Palestine, qu'elle
était entourée d'un véritable
cercle de villes grecques. La Décapole, en
particulier, était grecque. Les bons Juifs
gémissaient d'un si déplorable
état de choses. Les Macchabées ne
s'étaient révoltés que pour
détruire l'influence hellénique et
les Pharisiens, au premier siècle,
continuaient la lutte avec courage, mais la force
des événements l'emportait.
Aristobule I avait été l'ami des
Grecs; Hérode le Grand le fut davantage
encore. Il profita de ce que la Samarie
était fort peu attachée au
Judaïsme pour changer le nom de sa capitale en
celui de Sébaste, pour y faire frapper des
monnaies grecques et y faire bâtir un temple
à Auguste
(31). Les dieux
païens étaient donc adorés en
Samarie. Ils l'étaient aussi à
Tibériade, capitale de la Galilée;
nous savons quels cultes étaient
célébrés à Gaza,
à Askalon, à Césarée;
on y adorait à la fois des divinités
locales et les grands dieux de la Grèce
(32). Entre ces
villes, qui faisaient partie de la Palestine,
et celles qui étaient au
delà des frontières, il n'y avait, au
point de vue religieux, qu'une différence :
la présence dans celles-là du parti
pharisien toujours remuant et dominateur, parvenant
parfois à obtenir la majorité et
à faire la loi. Sauf ce détail, le
paganisme était aussi florissant dans
certaines parties de la Palestine qu'il pouvait
l'être dans le reste de la Syrie et dans
toute l'Asie Mineure. On comprend alors
l'inquiétude du parti pharisien, la crainte
qu'il éprouvait de voir le paganisme
s'étendre et on se rend mieux compte de la
persistance et de l'acharnement de la haine qu'il
nourrissait contre les païens.
Cette haine était profonde de
part et d'autre. Le Pharisien était le type
du Juif hostile, raide, intransigeant. Il voulait
faire de son peuple une nation
séparée, distincte de toutes les
autres. Il la sentait perdue si elle pactisait avec
le paganisme. En effet, elle était trop
petite pour ne pas être purement et
simplement anéantie dans l'immense empire.
Le seul moyen de la préserver était
de lui conserver son existence à part. Il
avait fallu accepter le gouvernement romain, se
soumettre aux mille exigences du vainqueur, mais
celui-ci n'avait pas touché au culte et
l'espoir du Pharisien était là. Il
cherchait à fonder la
perpétuité du culte de la synagogue,
et, par là, à assurer la
perpétuité de sa religion et
même de sa nationalité. Il faut avouer
qu'il y a admirablement réussi, puisque le
Judaïsme subsiste encore et qu'on lui fait
même l'honneur, dans certains pays, de le
considérer comme dangereux.
|