LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
CHAPITRE VI
LA POPULATION (Suite)
Les Pharisiens témoignaient de deux
manières leur aversion du paganisme. Ils
évitaient avec soin d'adopter les moeurs
païennes, surtout les usages religieux des
« Gentils » et ils se gardaient de tout
contact avec les païens eux-mêmes.
Jamais ils ne se servaient d'objets leur ayant
appartenu. Ils auraient contracté ce qu'ils
appelaient une « souillure ». On comprend
le scandale affreux donné par saint Paul aux
judaeo-chrétiens quand ils apprirent qu'il
avait des rapports avec les païens et les
amenait à l'Évangile
(33).
La Ville Sainte, en particulier, devait
rester pure de toute image, statue,
représentation quelconque de l'empereur ou
d'un dieu. Hérode le Grand ayant voulu
placer des trophées dans le
théâtre qu'il avait fait construire,
les Pharisiens S'y étaient opposés
(34). Lorsqu'il
fit mettre un aigle sur la porte du Temple, il
provoqua une émeute
(35) et Pilate
ne fût pas plus heureux lorsqu'il fit entrer
les enseignes romaines dans la ville,
(36). Pendant
la guerre on n'eut rien de plus pressé que
de détruire le palais d'Antipas, à
Tibériade, parce qu'il renfermait (les
statues (37).
Les Talmuds défendent de se servir du bois
provenant d'une forêt païenne, du feu
allumé avec ce bois, du pain cuit avec ce
feu..., etc., etc.
(38). « Il
n'est pas permis à un Juif d'avoir le
moindre rapport avec un étranger ou d'aller
chez lui (39)
». Cette règle, ainsi formulée
par les « Actes des Apôtres, » ne
souffrait aucune exception. Les païens
étaient tous « impurs
(40) ».
Cet éloignement prit peu à peu les
proportions d'une formidable haine, et nous
trouvons dans Maïmonide des paroles
véritablement atroces sur les Gentils :
« L'Israélite qui tue un
étranger, dit-il, n'est pas mis à
mort par le Sanhédrin, parce que le Gentil
n'est pas le prochain » et, « si l'un
d'eux tombe dans la mer, que le Juif ne l'eu retire
pas, car il est écrit: « Tu ne te
lèveras pas dans le sang de ton prochain,
» mais celui-là n'est pas mon prochain
(41). »
Ces paroles jettent une sinistre
lumière sur le sens véritable de ce
mot de Jésus : « Qu'il soit pour toi
comme un païen
(42). »
Les Scribes enseignaient que la poussière de
la terre païenne était une souillure
(43) ; de
là cette expression :
« Secouez la poussière de vos pieds
(44). »
Cependant l'esprit mercantile de la nation juive ne
trouvait pas toujours son compte à cette
séparation absolue et cette haine de tous
les instants. Aussi quelques rabbins en avaient-ils
adouci l'expression au profit du commerce. «
Il est permis, disaient-ils, d'acheter de la
viande, du lait, de l'huile, du pain
préparés par des païens, mais
non d'en faire usage
(45). Si,
après les avoir achetés, on ne
pouvait en faire usage soi-même, il ne
restait plus qu'à les revendre et
évidemment cette restriction fut
imaginée dans un but mercantile. Du reste,
on ne pouvait s'asseoir à une table
païenne ; la seule vue du monde païen
était pour les Juifs un objet de
dégoût. Les trois reproches les plus
sanglants qu'ils faisaient aux païens
était de manger de la viande de porc, de ne
pas observer le sabbat, et de représenter la
Divinité
(46).
Si les Juifs détestaient ainsi
les païens, il faut dire que les païens
leur rendaient haine pour haine, mépris pour
mépris. Quand ils étaient d'abord
entrés en rapport avec eux, ceux-ci ne leur
avaient inspiré que de la curiosité
et une curiosité assez bienveillante. Ils
avaient rendu hommage à la beauté du
Temple. Ptolémée lui avait fait des
dons (47),
Auguste lui avait donné des vases à
vin (48). Sous
son règne et sous celui de Tibère,
les Juifs n'étaient nullement
détestés. Les Hérodes, par
exemple, étaient Juifs et cependant fort
bien vus à Rome. Acmé, la confidente
de l'impératrice Livie, était Juive.
Horace avait un Juif parmi ses amis. Mais quand on
les connut mieux on les trouva ridicules et enfin
quand ils se soulevèrent, quand ils tinrent
quatre ans en échec la formidable puissance
militaire dont disposaient les
empereurs, ils n'inspirèrent plus que de
l'aversion. Déjà Cicéron avait
écrit : « Ces nations de la Syrie et de
la Judée sont nées pour la servitude
(49) ».
Sénèque se moque, des pratiques du
sabbat (50) ;
il dit quelque part : « Cette misérable
et criminelle nation s'est insinuée dans le
monde entier et y à répandu ses
usages (51).
» Tacite les regarde comme « la lie de
l'esclavage
(52) » et
déclare qu'ils se sont rendus
célèbres par leur « haine du
genre humain. » Un Dieu dont la nation
était vaincue et qui résistait
encore, cela semblait aux Romains le comble du
ridicule. Il fallait être puissant pour
être Dieu et puisque la cause de
Jéhovah était perdue, il était
blasphématoire et absurde de croire encore
en Jéhovah. Constantin se fera
chrétien, trois siècles plus tard,
parce que les dieux païens ne sont plus de
force à lutter contre le Dieu des
chrétiens. Celui-ci a prouvé sa
puissance par ses victoires et ceux-là leur
faiblesse par leurs défaites.
Il faut bien se rendre compte de
l'abîme qui séparait le Juif dit
Romain, pour comprendre et admirer le miracle
accompli par les premières
prédications chrétiennes. Dans toutes
les Églises nouvelles, des tables saintes
sont dressées et à ces tables le Juif
est à côté du Grec et du
Romain, l'esclave à côté de
l'homme libre, le pauvre à côté
du riche, tous sur le même rang, sans
distinction, sans privilèges, mangeant du
même pain, buvant à la même
coupe. Telles ont été
l'égalité et la fraternité
chrétiennes, paraissant tout à coup
dans ce monde plein de divisions, de colères
et de haines qui s'appelait le monde romain du
premier siècle.
Il est remarquable que chez certains
Pharisiens l'esprit de prosélytisme
l'emportait souvent sur l'obligation de ne pas
frayer avec les païens. Ceux de l'école
de Hillel considéraient le
prosélytisme comme un devoir. Les
païens étaient perdus à
jamais s'ils n'apprenaient pas
à connaître le vrai Dieu et ils
devaient consacrer leur temps et leur vie à
arracher le plus d'âmes possible à la
perdition. Ils allaient parfois jusqu'à
imposer la conversion quand ils étaient les
plus forts
(53). «
Ils parcourent la terre et les mers », dit
Jésus-Christ, « pour faire un
prosélyte
(54). »
Aussi obtenaient-ils passablement de conversions,
surtout parmi les femmes. « A Damas »,
dit Josèphe
(55), «
presque toutes les femmes avaient embrassé
le Judaïsme. »
L'obligation de se faire circoncire
devait souvent empêcher les hommes de se
convertir. Et puis, ce prosélytisme, si
ardent qu'il fût, n'était jamais que
l'oeuvre individuelle de quelques exaltés.
Schammaï et son école y
restèrent très opposés
(56), car ils
exigeaient l'observation de toute la Loi et ne
montraient pas la tolérance
nécessaire pour obtenir des
adhésions. Plus tard, les docteurs
talmudistes virent de fort mauvais oeil les
prosélytes. Ils les appelaient : « la
gale d'Israël. » C'est eux qui avaient
« empêché la venue du Messie
(57). »
Ajoutons que le prosélytisme était
rarement désintéressé. On
soutirait de l'argent aux nouveaux convertis, sous
prétexte d'impôts religieux ou pour
tout autre motif. Cette propagande était
faite surtout par les Juifs
disséminés. Ils se
considéraient comme des missionnaires de
l'idée juive, comme plus tard les
apôtres seront missionnaires de l'idée
chrétienne. On comprend, du reste, que bien
des esprits inclinassent vers le Judaïsme.
Cette religion prêchait l'unité de
Dieu et la pureté de la vie ; elle proposait
comme un idéal à poursuivre les plus
hautes vertus sociales et morales. Les dames, les
matrones, restées à l'abri de la
corruption universelle, les jeunes filles, qui
voulaient demeurer pures, se
sentaient attirées par ce culte
étrange qui ne prêchait ni la
volupté ni la souillure. Il est certain
qu'à un moment de l'histoire, les Juifs
exercèrent une grande action religieuse dans
le monde : « Nos lois », dit Philon,
« attirent à elles tout le monde, les
barbares, les étrangers, les Grecs, ceux qui
habitent les continents et, ceux qui habitent les
îles, en Orient, en Occident, en Europe
(58). » Il va sans dire
qu'il y avait plusieurs degrés de
prosélytes. Nous en connaissons deux :
1° les prosélytes «
de la Porte », appelés aussi « les
craignant Dieu », n'étaient assujettis
qu'aux préceptes dits de Noé et non
à ceux de Moïse (59).
Ils avaient renoncé an culte des idoles sans
être encore initiés à tout le
Judaïsme. Les premiers païens convertis
au christianisme furent aussi contraints d'observer
ces préceptes (60).
2° Les prosélytes « de
la Justice » étaient plus
avancés. On les considérait comme
faisant définitivement partie du peuple
d'Israël. Mais tous les prosélytes,
quel que fût leur degré d'affiliation,
restaient toujours très inférieurs
aux Juifs de naissance.
Il nous reste à parler des idiomes en
usage en Palestine au premier siècle. Les
Palestiniens, avons-nous dit, avaient
forcément subi l'influence de
l'hellénisme et plus ou moins adopté
la langue grecque. On parlait aussi le latin dans
la Terre Sainte. Cherchons à comprendre dans
quelle mesure étaient répandues ces
deux langues étrangères : le latin et
le grec.
Lorsque Pilate fit crucifier
Jésus, il fit placer au-dessus de sa
tête l'inscription suivante : «
Jésus de Nazareth, roi des Juifs, » et
il ordonna de la répéter trois fois :
en hébreu, en grec et en latin
(61). Nous en concluons que ces
trois langues étaient comprises alors et
parlées en Palestine, et que ceux qui
parlaient l'une des trois ne comprenaient pas
toujours les deux autres. Le latin était la
langue des Romains en garnison ou en séjour,
celle des publicains, des soldats, des receveurs
d'impôts. Elle était
méprisée. Les Juifs ne la parlaient
jamais et l'intelligence du latin, même au
temps de la guerre juive, n'était rien moins
que générale en Palestine
(62). Le
centurion et les quatre soldats chargés de
l'exécution de Jésus furent seuls
sans doute à comprendre la partie latine de
l'inscription placée au-dessus de sa
tête. Le latin était, avec le grec,
dont nous parlerons tout à l'heure, la
langue officielle, et les décrets romains
destinés aux villes phéniciennes
étaient toujours rédigés en
grec et en latin
(63).
Quant à l'hébreu, le
peuple ne le parlait plus; la partie de
l'inscription de Pilate dont il est dit qu'elle
était en hébreu était
certainement rédigée en
chaldéen ou araméen, car l'ancienne
langue hébraïque n'était plus
connue que des Scribes et des Docteurs de la Loi.
Elle s'appelait la langue sainte (leschôn
haKodesch) ou la langue des savants (leschôn
chakamim). On lisait la Loi en hébreu dans
les synagogues, puis on la traduisait
immédiatement de vive voix
(64). Dans les
écoles, les Rabbins enseignaient en
hébreu
(65) et, sous
le portique, dans la première cour du
Temple, ils discutaient encore dans cette langue.
Il est probable que Jésus s'en servait dans
ses conversations avec les Pharisiens, car ce n'est
qu'au quatrième siècle que le
chaldéen fut exclusivement employé
dans les discussions religieuses. La Mischina a
été écrite en hébreu;
les deux Guemaras sont en chaldéen. Nous ne
doutons pas que Jésus ne connût
parfaitement le vieil hébreu; il
étudiait certainement la sainte
Écriture dans l'original, mais sa langue
maternelle, celle qui lui était
familière et dont il se servait tous les
jours depuis son enfance, était le
chaldéen. On l'appelle aussi langue
aramaïqueou syriaque
(66). Elle
existait au temps de Jacob et, à cette
époque reculée, était
déjà distincte de l'hébreu
(67). On la
parlait dans tout le nord de la Syrie et en
Mésopotamie. Son nom vient d'Aram,
cinquième fils de Sem; les anciens Syriens
descendaient de lui et se servaient de son nom pour
désigner leur pays.
L'araméen a donc
été connu de toute antiquité
dans la partie de la Syrie qui est au nord de la
Palestine. Lorsque les Hébreux furent
emmenés en captivité, ce dialecte
araméen, venant du Nord, fit invasion dans
le pays dévasté. Les exilés,
à leur retour, le trouvèrent partout
répandu et l'adoptèrent peu à
peu (68). Ils
parlèrent cet idiome en y introduisant, bien
entendu, plusieurs expressions
hébraïques. Le livre d'Esdras et le
livre de Daniel sont en grande partie écrits
dans cette langue
(69). La
Mischna cite une sentence en langue aramaïque
de l'époque des Macchabées
(70) et le
Nouveau Testament prouve, sans réplique, que
l'araméen ou chaldéen était
universellement parlé au premier
siècle. Voici les mots de cette langue que
nous trouvons dans les Évangiles et dont
plusieurs ont été prononcés
par le Christ : Abba
(71), Akel-dama
(72), Gabbattha
(73), Golgotha
(74), Mamonas
(75), Messias
ou plutôt Meschiah
(76), Pascha
(77),
Eli, Eli, lamma sabachtani
(78), Raka
(79), Satanas
(80), Talitha
(81) ; il en
est de même des noms propres; Képhas,
Martha, Tabitha. La différence de
l'hébreu et du chaldéen était
assez grande pour que le peuple ne comprit plus la
Loi si on ne la lui traduisait
(82).
Jésus, ayant été
élevé à Nazareth, devait
parler le chaldéen avec l'accent de
Galilée. Un habitant de Jérusalem le
reconnaissait : « Ton langage te fait
connaître
(83) »,
disait-on à Pierre, qui était
né sur les bords du lac de Tibériade.
Les Galiléens passaient pour ne pas parler
avec soin : « Les hommes de Judée sont
soigneux dans leur langue, les hommes de
Galilée ne sont pas soigneux dans leur
langue (84).
» On citait certains mots que ceux-ci
prononçaient particulièrement mal,
par exemple le mot amar, dont ils articulaient si
imparfaitement la première lettre (aleph)
qu'on ne savait s'ils voulaient dire : âne,
vin, laine ou agneau
(85). Ils
confondaient le beth et le kaph, et ne
distinguaient pas les gutturales, le cheth, le
hé, le haïn.
Jésus savait-il le grec? Il n'est
pas probable qu'il pût le parler. On a cru
pouvoir conclure de certains passages des
Évangiles qu'il le comprenait
(86). Ces
citations ne nous paraissent pas entièrement
probantes. La femme syro-phénicienne ne
s'est pas nécessairement exprimée en
grec, et les Grecs dont parle saint Jean sont
« les Juifs dispersés chez les Grecs
», comme dit le texte. Quant à ceux du
chapitre XlIe, ils étaient venus «
adorer à la fête » et parlaient
sans doute le chaldéen. Il n'est pas
probable non plus que l'entretien de Jésus
avec Pilate ait eu lieu en grec. Si le procurateur
ne comprenait pas le chaldéen, il avait
certainement un
interprète. Les Romains ne pouvaient
administrer la Judée sans drogmans
(86b). Il ne
faut pas oublier que la langue grecque était
plus que dédaignée en Palestine au
premier siècle; elle était
exécrée
(87). On a
souvent cité cette parole d'un des Talmuds :
« Celui qui apprend le grec à son fils
est maudit à l'égal de Celui qui
élève des pores », et quand la
Mischna nous apprend que Gamaliel savait le grec,
la Guemara s'empresse de l'en excuser : « il
avait, dit-elle, des relations obligées avec
la famille des Hérodes. » Cette haine
faisait partie du patriotisme. Saint Paul, pour
être bien compris, dans un discours publie
à Jérusalem, parle chaldéen
(88).
Josèphe, envoyé en parlementaire
pendant le siège, parlait aussi ce dialecte
(89). Il
était obligé de traduire les moindres
paroles de Titus, et tout ce que pouvaient faire
les hommes les plus cultivés, c'était
de lire sans trop de difficultés les
inscriptions grecques gravées. sur les
pièces de monnaie
(90); nous
savons, en effet, que l'exergue des monnaies
frappées par Antipas était en grec,
sans traduction chaldéenne. D'autre part, il
est évident pour nous que les Juifs
apprenaient, sans le vouloir, un certain nombre de
mots grecs, et il est possible que cette langue fut
plus répandue qu'on ne se le figure
généralement. Paul aurait pu, dans le
discours que nous venons de rappeler, s'exprimer en
grec. Il semble même, d'après le
texte, qu'on s'attendait à ce qu'il le fit,
et que, dans ce cas, une notable portion de
l'auditoire l'eût encore compris. On trouve
des mots grecs dans la Mischna, par exemple
Asthénès
(91), lestai
(92), pinax
(93),
transcrits en lettres hébraïques. On
avait subi cette langue et les
violences d'Antiochus Épiphane avaient en
partie réussi. De plus, on parlait grec dans
certaines synagogues étrangères
celles des Cyrénéens, des
Alexandrins, des Cilicéens, etc
(94).
Hérode le Grand avait eu dans ses troupes
des Thraces, des Germains, des Gaulois
(95). Ces
hommes-là devaient plus ou moins parler le
grec et enfin, dans certaines villes
habitées par des païens,
Césarée, Scythopolis, etc , il
fallait bien se décider à parler
grec, sous peine de ne pas être compris. Un
certain nombre de Juifs avaient donc fini par le
savoir, mais, malgré eux, sans l'aimer, et
même en affectant de le prononcer mal
(96). Entre eux
et devant des Grecs, même ne sachant pas
l'araméen, ils ne parlaient que leur propre
langue (97).
Ils se donnaient ainsi des airs mystérieux,
causaient de leurs affaires sans être compris
et augmentaient par là le mépris
qu'on leur montrait partout
(98).
|