LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
CHAPITRE V
LA JUSTICE
La Procédure
d'après les Talmuds. - Leur
récit de la mort de Jésus. -
Les peines prononcées. - La Prison.
- L'Amende. - La Bastonnade. - Lit
Lapidation. - Le supplice de la
Croix.
|
Les Talmuds nous ont conservé les
détails les plus circonstanciés sur
la procédure suivie par le Sanhédrin
à l'égard des accusés qui
comparaissaient devant lui. Si ces détails
sont exacts, cette assemblée aurait
exercé la justice avec une remarquable
impartialité mêlée d'une
bienveillance qu'on ne saurait trop
admirer.
Nous commencerons par exposer les faits,
nous les apprécierons ensuite.
D'après le traité du «
Sanhédrin » les juges, réunis
dans la « salle de la pierre de taille »,
s'asseyaient en demi-cercle ; le président
était au milieu et avait à sa droite
le vice-président. À chacune des
extrémités de l'hémicycle se
tenait un secrétaire ou greffier. L'un d'eux
écrivait les paroles prononcées en
faveur du prévenu et qui pouvaient le faire
acquitter, l'autre celles qui étaient
à sa charge et qui pouvaient entraîner
sa condamnation. Devant les juges et sur trois
rangs, se tenaient les disciples des scribes, les
candidats à l'exercice de la justice, ceux
que nous appellerions les étudiants en
droit. Chacun avait sa place et
la connaissait
(1).
L'accusé devait avoir une
attitude humble, triste, soumise
(2). Quand la vie
du prévenu était en jeu, les juges,
à en croire les Talmudistes, faisaient tout
pour le sauver. On commençait par les
preuves à décharge avant d'en
formuler une seule à charge
(3). Celui qui
avait parlé en faveur de l'accusé ne
pouvait pas ensuite déposer contre lui,
tandis que l'inverse était permis et un
témoin à charge pouvait, ensuite,
témoigner à décharge.
L'acquittement pouvait être prononcé
immédiatement. Si les juges condamnaient,
ils devaient renvoyer au lendemain la sentence de
condamnation (4).
Le vote se faisait par assis et
levé. Pour l'acquittement, une simple
majorité suffisait ; pour la condamnation,
il fallait une pluralité de deux voix
(5). Si, par
exemple, sur les vingt-trois membres, douze se
prononçaient pour la condamnation et onze
pour l'acquittement, l'accusé était
acquitté ; aussi les condamnations capitales
étaient-elles très rares. A ces
affirmations étranges, les Talmudistes
ajoutent un récit fantaisiste du
procès et de la condamnation de
Jésus-Christ
(6). Cette
condamnation aurait eu lieu longtemps avant la
Pâque, et le Sanhédrin l'aurait fait
proclamer publiquement pendant quarante jours en
invitant tous ceux qui pouvaient justifier
Jésus, à venir déposer en sa
faveur (7).
Enfin, il n'aurait pas été
crucifié , mais lapidé et ensuite
pendu. Jamais ses accusateurs ne l'auraient
présenté à Pilate comme
coupable envers I'État ; son procès
aurait été purement religieux. Il va
sans dire que ces allégations n'ont aucune
espèce de fondement. Cette partie du
traité du « Sanhédrin » a
été rédigée par des
gens pressés de se justifier, parce qu'ils
sentent l'effrayante responsabilité que fait
peser sur leur haute
assemblée la lecture du récit de la
Passion dans les Évangiles.
Nous avons, dans le même
traité des Talmuds, d'autres passages plus
sincères et qui nous montrent que les Juifs
ne pratiquaient pas toujours la justice avec
l'équité et la bonté dont nous
venons de parler, Lorsqu'il s'agissait
d'arrêter un « séducteur du
peuple » (mesith), tout était permis,
même le guet-apens. Il fallait deux
témoins. On les faisait cacher à
portée du prévenu et sans que
celui-ci les vit. Près de lui, on allumait
deux lumières, car les témoins
devaient être oculaires
(8). On lui
disait alors de répéter son
blasphème; s'il le faisait et ne se
rétractait pas, les deux témoins
paraissaient et l'emmenaient au tribunal. Sa
condamnation était alors certaine, il
mourait lapidé. Nous l'avons dit, c'est le
guet-apens ordonné et remplaçant
l'instruction telle que nous la pratiquons
aujourd'hui. Les Talmuds avouent que l'on agit
ainsi avec Jésus. Deux témoins
apostés le surprirent de cette
manière
(9). Les
Évangiles nous parlent aussi de
témoins préparés d'avance pour
faire condamner Jésus
(10). Il est
fort possible, du reste, que les détails des
Talmuds sur le guet-apens autorisé aient
été, eux aussi, rédigés
après coup. De plus, il est certain qu'il y
eut, dans la précipitation avec laquelle
Jésus fut en quelques heures
arrêté, jugé, condamné
et exécuté, une
illégalité flagrante. Le
Sanhédrin a violé la Loi :
1° En commençant
à juger Jésus-Christ pendant la nuit,
car « les jugements entraînant la peine
capitale se font le jour et se terminent le jour
(11) »;
2° En tenant conseil pour condamner
Jésus sur sa seule confession
(12);
3° En jugeant Jésus la nuit
qui précédait la fête,
d'après la date donnée par les
synoptiques, car, à ce moment-là, il
était défendu à la justice de
siéger: « On ne juge
pas le soir de la fête
(13). »
Or, on sait que le jour commençait la veille
au soir ; la nuit qui précédait un
jour de fête en faisait nécessairement
partie.
Les peines prononcées par la loi de
Moïse étaient au nombre de cinq :
l'amende, l'interdiction, le sacrifice expiatoire,
les punitions corporelles, la peine capitale. Il
n'y est point question de prison
(14). Celles-ci
ne furent instituées qu'à partir des
Rois (15).
Elles comptaient au nombre des peines
prononcées soit par le grand
Sanhédrin, soit par les Sanhédrins
locaux. Ces peines semblent avoir été
au nombre de quatre, la prison, l'amende, la
flagellation et la mort. Nous savons qu'il y avait
à Jérusalem, une prison publique. Les
Actes des apôtres en parlent plusieurs fois
(16). Il est
probable qu'elle était dans la tour Antonia
-(17).
L'Evangile nous parle aussi de prison pour dettes
(18). Sur
l'amende, nous avons plus de détails ; elle
avait été instituée pour
remplacer l'antique et terrible loi du Talion, qui
existe encore parmi les Arabes, et qui, cependant,
pouvait, déjà du temps de Moïse,
être évitée par le paiement
d'une amende sauf dans le cas d'homicide
(19). Au
premier siècle, ces compensations
pécuniaires étaient tarifées
et cotées plus ou moins haut, suivant le
délit. « Quelqu'un a-t-il donné
à son prochain un soufflet sur l'oreille,
qu'il lui donne une mine
(20). S'il l'a
frappé sur la mâchoire, qu'il lui
donne deux cents zouz
(21).
»
On en exigeait quatre cents de celui qui
avait tiré l'oreille de son prochain ou lui
avait arraché les cheveux., de celui qui
avait craché sur lui ou
lui avait enlevé sa tunique
(22). La
même amende était imposée
à celui qui avait découvert le visage
d'une femme en public. Du reste, toutes ces peines
étaient proportionnées à la
dignité de la personne lésée.
Quant à l'insulte, aucune loi ne la
punissait. Aussi l'époque que nous
décrivons a-t-elle été par
excellence le règne de l'injure. Deux juifs
ne pouvaient discuter froidement, et les insultes
les plus méprisantes, les injures les plus
grossières, faisaient partie de la
conversation courante dans toutes les classes de la
société.
La flagellation, ou plutôt la
bastonnade, était de toutes les peines la
plus répandue. Les petits Sanhédrins
provinciaux l'infligeaient journellement.
L'exécuteur était alors le hazzan, le
factotum de la synagogue
(23). Cette
peine du fouet, décrite dans le
Deutéronome
(24), existe
encore en Egypte; c'est un de ces usages orientaux
conservés sans changement depuis
l'époque la plus reculée et qui
était certainement, au premier
siècle, ce qu'elle était quinze
siècles avant et ce qu'elle est encore
dix-huit siècles après. Elle est
appliquée immédiatement après
le jugement et devant le juge. Le patient,
couché à terre, reçoit les
coups. Cette peine cruelle n'a rien et n'avait
certainement autrefois rien d'avilissant.
Aujourd'hui le nombre des coups n'est point
limité. Il l'était autrefois à
quarante coups et, pour être sûr de ne
pas dépasser ce nombre, on n'en donnait que
trente-neuf. De là l'expression de saint
Paul « quarante coups moins un
(25) »,
mais on recevait trente-neuf coups pour chaque
délit séparément et on pouvait
de suite recevoir deux fois, trois fois quarante
coups moins un
(26). On
pouvait aussi diminuer le nombre si la faute
n'était pas grave
(27), et on ne
condamnait parfois qu'à cinq ou six coups de
bastonnade
(28).
La peine capitale était presque
toujours la lapidation. Les Talmuds indiquent la
strangulation mais sans donner de détails,
et il n'en est point parlé dans ]'Ancien
Testament. Le supplice juif, par excellence,
était la lapidation. La Loi ordonnait, en
particulier, de lapider sans l'entendre, tout
prophète, tout rabbi qui détournerait
le peuple du mosaïsme quand même il
ferait des miracles
(29). Il
était considéré comme
destructeur du culte établi. Cet
épouvantable supplice est décrit en
détail dans la Mischna
(30). Le
condamné était conduit nu au supplice
; si c'était une femme 'on lui laissait ses
vêtements. On le menait toujours hors de la
ville (31),
n'importe où. car partout le sol de la
Judée est jonché de pierres qui lui
ont toujours donné un aspect stérile
et désolé. Il fallait seulement qu'il
fiât dans une vallée ou dans un
fossé ayant au moins deux fois sa hauteur.
Un des témoins le précipitait au
fond. « S'il tombe sur les reins et s'il
meurt, bien, sinon qu'un autre témoin lui
jette une pierre sur la poitrine
(32). »
Les premières pierres devaient aussi
être jetées sur la tête, pour
hâter la mort et abréger les
souffrances de la victime. Du reste, il n'y avait
point de bourreaux proprement dits. Du temps des
Rois, le souverain désignait les officiers
chargés de l'exécution. Cet usage
existe encore dans certains pays d'Orient. Mais,
chez les Arabes, l'exécuteur est celui qui a
droit à la vengeance et au premier
siècle il en était ainsi
(33),
Après la lapidation, le corps du
supplicié était pendu; cette
dernière ignominie était
épargnée aux femmes.
La mort par l'épée,
usitée du temps des Rois
(34), n'est
mentionnée que deux fois
dans le Nouveau Testament
(35) et n'est
décrite nulle part dans les Talmuds.
Il nous reste à parler du
supplice de la croix. Il avait été
introduit en Palestine par les Romains. En Italie,
ce supplice n'était appliqué qu'aux
esclaves et pour punir les crimes d'Etat. Encore
voulait-on ajouter à la mort l'infamie, car
autrement on faisait périr le
condamné par l'épée
(36); mais, en
Palestine, les Romains mettaient facilement les
Juifs en croix. N'appartenaient-ils pas à
une race méprisée, à une race
esclave? leur patriotisme haineux et farouche ne
les rendait-il pas tous coupables de crime envers
César, le Sénat et le peuple romain?
Nous avons parlé de Varus faisant crucifier
deux mille insurgés l'année de la
naissance de Jésus-Christ et de Titus,
faisant mettre en croix, pendant le siège de
Jérusalem, cinq cents prisonniers par
jour.
Nous avons expliqué plus haut
pourquoi le Sanhédrin fit ratifier par
Pilate la sentence de mort qu'il avait
prononcée contre Jésus ; nous pensons
qu'il craignait un soulèvement du peuple et
voulait pouvoir dire : « Ce n'est pas pour un
crime d'hérésie que Jésus a
été condamné à mort,
c'est par le procurateur romain et pour un crime
d'État. » Si le Sanhédrin avait
eu le courage de son opinion, Jésus aurait
été lapidé; mais,
accusé devant Pilate, jugé par lui en
dernier ressort et condamné comme ayant
aspiré à la royauté, il devait
être envoyé au supplice de la croix.
Quant aux brigands crucifiés avec lui, ils
ne pouvaient être que des misérables
de la pire espèce.
Une fois la condamnation
prononcée, le condamné appartenait
à l'autorité romaine. Un centurion
à cheval, assisté de soldats
exécuteurs, au nombre de quatre ait moins,
présidait au supplice qui était ainsi
une exécution militaire. C'étaient
aussi des soldats qui donnaient au malheureux la
flagellation qui devait toujours
précéder le supplice
(37). on le
chargeait ensuite du bois de la
croix et on l'emmenait. Il n'y avait point à
Jérusalem d'emplacement spécialement
consacré aux exécutions. On
crucifiait hors de la ville et dans le voisinage
des portes. On choisissait un tertre un peu
élevé et près d'une route
fréquentée, car, il ne faut pas
l'oublier, le but immédiat de la crucifixion
n'était pas de donner la mort, mais
simplement d'exposer aux regards, aux insultes,
à l'ignominie. Le condamné ne mourait
qu'au bout de plusieurs heures, parfois de
plusieurs jours. Pas une seule des blessures qui
lui étaient faites n'était vraiment
mortelle et, quand il était d'une forte
constitution, il ne succombait qu'à la faim.
Josèphe parle de crucifiés qui,
détachés de la croix après un
certain temps et ayant reçu des soins
prolongés, s'étaient rétablis.
Il est évident que l'hémorragie des
mains clouées et des pieds cloués
devait s'arrêter assez vite ; et puis on se
bornait parfois à les attacher avec des
cordes. D'ordinaire le supplicié succombait
à une congestion cérébrale. La
suspension des bras étendus était
l'origine d'atroces douleurs ; le sang se portait
à la tête avec violence et une sorte
d'apoplexie emportait le malheureux. Et puis, quand
la mort était trop lente à venir et
que les souffrances du crucifié semblaient
devoir se prolonger longtemps, on l'achevait ou
l'on hâtait sa fin en lui brisant les os des
jambes (38).
Il est probable que le lieu où
fut crucifié Jésus avait
déjà servi à des supplices de
ce genre. C'était un tertre
dénudé appelé Golgotha, mot
hébreu qui veut dire crâne,
c'est-à-dire en forme de crâne, nous
dirions en français : Chaumont
(39). Ce tertre
était au N.-O. de Jérusalem.
C'était sans doute un de ces endroits
tristes comme on en rencontre dans le voisinage
immédiat des grandes villes, un de ces
champs abandonnés que l'on
appelle terrains vagues. M.
Bovet (40)
affirme et démontre que les emplacements
traditionnels du Saint-Sépulcre et du
Calvaire sont authentiques. Nous avons dit que
cette opinion est de plus en plus admise
aujourd'hui.
La croix était faite de deux
poutres liées en forme de T. Elle
était peu élevée et les pieds
du condamné touchaient presque la terre. On
lui ôtait ses vêtements, car on
était toujours crucifié nu. Voici
comment on procédait d'ordinaire : une
grosse poutre. l'arbre principal de la croix,
était avant tout solidement plantée
dans la terre. La branche horizontale,
appelée l'antenne, était posée
sur le sol. Les bras du condamné,
étendu par terre, y étaient
solidement attachés ou cloués, les
mains aux deux extrémités. Une
échelle était ensuite appuyée
à l'arbre de la croix, un soldat y montait
et, tirant à lui à l'aide d'une corde
l'antenne et le condamné, il soulevait le
malheureux et fixait l'antenne au sommet du poteau.
Aussitôt que les pieds quittaient le sol, un
autre exécuteur les croisait l'un sur
l'autre et les clouait ou les attachait au bas du
poteau. Quelquefois on construisait la croix tout
entière sur le sol, on y fixait le
condamné, puis on la dressait pour la
planter dans un trou profond et
préparé d'avance. Le moment où
le misérable se sentait suspendu
était d'une angoisse et d'une douleur
inexprimables. Les Juifs, par humanité,
avaient l'habitude de lui donner du vin
aromatisé pour l'étourdir
(41).
Puis les soldats le gardaient et le
crucifié restait là, poussant, au
milieu de la foule, les cris que lui arrachaient la
douleur. Parmi les spectateurs, les uns
étaient indifférents; n'avaient-ils
pas vu cent fois des brigands en croix ? les autres
étaient hostiles, les passants lui disaient
des insultes, les enfants lui jetaient des' pierres
; et les heures succédaient aux heures; la
nuit tombait et alors le crucifié restait
seul avec ses effroyables souffrances physiques,
étourdi par la posea
(42) et surtout
par la congestion croissante du
cerveau, sentant la mort venir peu à peu, la
trouvant trop lente à son gré et
souvent, quand le soleil du lendemain se levait
à l'horizon et que le mouvement
recommençait aux abords de la ville et
autour de lui, il était encore vivant,
souffrant toujours plus et suppliant le premier
venu de l'achever. On ne lui répondait,
même pas. Tel était ce supplice dont
certainement rien n'a approché dans les
effroyables annales de la cruauté des
hommes. L'histoire n'en connaît pas de plus
atroce. La bête humaine ne pouvait pas en
imaginer de pire.
|