LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
LIVRE SECOND - LA VIE
RELIGIEUSE
CHAPITRE
VIII
LA BIBLE. - LA PIÉTÉ
La Loi et les Prophètes.
- L'autorité de la Thorah. - La
question du Canon biblique. - Quelle fut
la Bible de Jésus? - Les
traductions en araméen.
La Piété. - La
réglementation de la vie. - Les
pécheurs - La dévotion des
Galiléens. - La piété
dans l'école de Hillel. - La haine
de l'étranger et l'attente du
Messie. - La pratique de la Loi. - Le
sentiment du péché.
|
Lorsque les contemporains de Jésus-Christ
parlaient de leurs livres saints, ils disaient :
« la Loi » ou : « la Loi et les
Prophètes »
(1). Ce mot :
« la Loi » désignait les cinq
livres attribués à Moïse : La
Genèse, l'Exode, le Lévitique, les
Nombres, le Deutéronome. Le terme : «
les Prophètes » s'appliquait aux
ouvrages qui portent ce nom dans les Bibles
hébraïques actuelles , c'était
d'abord les Prophetae priores : Josué,
Juges, I Samuel, Il Samuel, I Rois, Il Rois, et
ensuite les Prophetae posteriores : Esaïe,
Jérémie, Ezéchiel,
Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas,
Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie,
Aggée, Zacharie, Malachie. - En dehors de
ces deux recueils, restaient les livres qui forment
la troisième partie de nos Bibles
hébraïques, c'est-à-dire : les
Psaumes, les Proverbes, Job, le Cantique des
cantiques, Ruth, les Lamentations de
Jérémie, l'Ecclésiaste,
Esther, Daniel, Esdras, Néhémie et
les deux livres des Chroniques.
De ces derniers écrits
quelques-uns sont souvent cités dans le
Nouveau Testament, les Psaumes, par exemple;
d'autres ne le sont jamais; ce
sont les Livres d'Esdras, de Néhémie,
d'Esther, l'Ecclésiaste et le Cantique des
cantiques; ils semblent avoir été
sinon inconnus, du moins Peu estimés des
premiers chrétiens. Nous découvrons
donc ici, de prime abord, une gradation dans
l'autorité des Livres saints. Au sommet, la
Loi; elle est, de la première à la
dernière lettre, l'oeuvre de Dieu
lui-même. Aucun terme n'est assez fort pour
exprimer l'idée que se faisaient les Rabbis
du premier siècle de l'inspiration divine de
la Loi. Nous ne pouvons que citer ici leurs paroles
: « Celui qui affirme que la Loi n'est pas
venue du ciel, celui-là n'aura point de part
au monde à venir
(2). »
« Celui qui dit que Moïse a écrit
un seul verset le tirant de son propre fonds,
celui-là est un menteur et un contempteur de
la Parole de Dieu
(3). » On ne
discutait que pour savoir si Dieu. avait
donné à Moïse toute la Loi
à la fois, ou bien volume après
volume; mais les derniers versets du
Deutéronome eux-mêmes, où la
mort du Législateur nous est
racontée, lui avaient été
d'avance dictés par Dieu
(4).
On comprend que la vie tout
entière dépendit de la connaissance
de la Loi : La Synagogue et l'Ecole n'existaient
que pour faciliter son étude.
Les Rabbins disaient : « Celui qui
ne connaît pas la Loi est maudit
(5). »
Schammaï disait : « Que l'étude de
la Loi soit la règle de ta vie
(6) »; et
Hillel « Un ignorant ne peut être
vraiment pieux
(7) »; ou
encore « L'étude de la Loi mène
à la vie; les écoles à la
sagesse (8)
» « Un bâtard qui connaît la
Loi vaut mieux qu'un grand prêtre qui
l'ignore ». « Voici les choses qui
portent des fruits dans cette vie et dont le bien
dure dans la vie à venir
: Honorer son père et sa mère,
pratiquer la charité, rechercher la paix
avec les hommes, et l'étude de la Loi plus
que tout cela
(7).
»
Il ne suffisait pas de la
connaître, il fallait, bien entendu, la
pratiquer. Le Juif y mettait tout son orgueil;
Josèphe lui-même y insiste beaucoup :
« Nous ne nous bornons pas à pratiquer
la Loi sans la connaître, comme les
Spartiates, dit-il, et nous ne nous bornons pas
à la théorie et aux paroles sans la
pratique, comme les Athéniens et tous les
autres Grecs (8).
»
Les écoles pour les enfants, les
synagogues pour les adultes, les écoles
savantes des Scribes, telles étaient les
institutions diverses destinées à
assurer l'étude et la pratique de la
Loi.
Après la Loi venaient, nous
l'avons dit, les Prophètes. Presque toujours
nommés à côté d'elle,
ils avaient une autorité presque
égale à la sienne. Les Saints
Écrits, fermant la troisième partie
du recueil sacré, venaient ensuite. Tous ces
livres étaient divins, mais il ne faut pas
oublier que la tradition orale était divine
aussi aux yeux (les Pharisiens. Leurs documents
sacres écrits. et leurs traditions orales
formaient une sorte de hiérarchie, au sommet
de laquelle était placée la Loi. Les
Prophètes et les autres écrits, aussi
bien que les préceptes des sages transmis de
bouche en bouche, étaient à la Loi ce
qu'est une tradition comparée à la
Révélation originale.
Tout ce que le Judaïsme avait
conservé de son passé, tout ce qui se
présentait au nom d'un des grands hommes
d'autrefois était divin, mais le mode
d'inspiration n'était point défini et
surtout le code sacré n'était point
exclusif d'autres recueils, d'autres livres qui
pouvaient, eux aussi, venir de Dieu. Aussi
.l'idée moderne d'un canon fermé,
arrêté, définitif n'existait
certainement pas au premier siècle. Le livre
d'Hénoch, qui n'a jamais fait partie d'aucun
recueil sacré, jouissait sans
aucun doute d'une très
grande autorité au temps de
Jésus-Christ. Le livre de Daniel aussi, mais
ce n'était pas parce qu'il faisait partie
dit recueil biblique. C'était parce qu'il
venait d'un des plus grands prophètes de
l'exil et renfermait les révélations
les plus surprenantes. Tout ouvrage qui n'avait pas
été inséré dans les
deux premiers volumes, la Loi ou les
Prophètes, était jugé en soi,
apprécié d'après son contenu
ou d'après le nom de son auteur; et c'est
ainsi que se formait le troisième recueil.
On y fit entrer Daniel, l'Ecclésiaste, le
Cantique des cantiques. On en bannit le livre
d'Hénoch, l'Ecclésiastique, les
Macchabées, etc. Ces deux derniers ouvrages
furent au contraire acceptés par les Juifs
d'Alexandrie, mais, acceptés ou non en
Palestine, ils y passaient certainement pour
Écriture sainte, car tout document à
la fois antique et religieux était
Écriture sainte. La Mischna, en citant
n'importe quel livre sacré, dit toujours :
Comme il est écrit ou : Il dit; Il est dit;
voici ce qu'Il dit. Des formes semblables sont
fréquentes dans le Nouveau Testament; elles
reviennent en particulier sous la plume de l'auteur
de l'épître aux Hébreux; et
partout se retrouve la conviction indiscutable et
indiscutée que Dieu est l'auctor primarius
de toute Écriture sainte quelle qu'elle soit
(9).
La question du Canon si
intéressante, si curieuse plus tard, ne se
posait donc même pas au temps de
Jésus-Christ. De là les divergences
que nous offrent nos sources lorsqu'elles traitent
des livres saints. Josèphe parle de
vingt-deux livres sacrés, « cinq de
Moïse, treize des Prophètes et quatre
d'hymnes et de préceptes utiles à la
vie (10).
»
M. Reuss
(11) et M.
Treuenfels (12)
ont cherché à accorder ce chiffre
avec le nombre vingt-quatre, qui forma plus tard
le, total des livres de la synagogue.
M. Derenbourg
(13) propose,
lui aussi, une combinaison qui concilie ces
chiffres; il suppose que Josèphe
réunissait Ruth aux Juges et les
Lamentations de Jérémie à
Jérémie. Dans les treize livres des
Prophètes, il aurait compris Esdras et
Néhémie en un seul volume; Daniel,
Esther et les Chroniques seraient venus ensuite
à cause de leur valeur historique. Les
quatre livres d'hymnes auraient été
les Psaumes, Job, les Proverbes,
l'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques,
ces deux derniers réunis en un seul volume.
Toul cela est plus ingénieux que
fondé. Il est probable, en effet, que bien
des ouvrages distincts aujourd'hui étaient
confondus en un seul. Mais nous n'avons aucun moyen
de nous en assurer, et il sera toujours facile,
à l'aide de ces rapprochements, de faire
accorder des chiffres contradictoires. La
vérité est qu'il n'y avait point de
canon fixe, et chacun dressait la liste
d'écrits sacrés qui lu, semblait la
meilleure (14).
Nous en trouvons dans un des Talmuds une bien
particulière; on n'y compte que huit livres
des Prophètes : Josué, Juges,
Samuel., les Lois, Jérémie,
Ezéchiel, Esaïe, et ensuite les douze
petits prophètes un seul livre
(15).
Ce fut après soixante-dix, au
moment même de la grande catastrophe, que les
écoles pharisiennes se
préoccupèrent sérieusement de
là fixation définitive du
troisième recueil. Les Prophètes
étaient depuis longtemps à l'abri de
toute contestation. Ezéchiel seul donnait
prise à quelques doutes. On y avait
découvert des versets en contradiction avec
Moïse, mais Éléazar ben Hanania
montra que la contradiction n'était
qu'apparente
(16) et
Ezéchiel fut admis.
Quand aux Hagiographes, plusieurs
d'entre eux s'imposaient. Les Psaumes devaient
être nommés les premiers. Ils
étaient chantés à la
synagogue, écrits par David, Asaph et
d'autres poètes antiques.
Si quelques-uns étaient plus récents,
ils passaient protégés par le
voisinage des plus anciens
(17).
Daniel ne pouvait être non plus
l'objet d'aucune contestation. Le nom de l'auteur,
la forme apocalyptique qu'il avait adoptée,
tout était en sa faveur
(18).
Tous les autres livres demandaient
à être sérieusement
examinés. Les Proverbes,
l'Ecclésiaste et le Cantique des cantiques
eurent beaucoup de peine à se faire
admettre, Nous avons remarqué que
l'Ecclésiaste et le Cantique des cantiques
ne sont pas cités dans le Nouveau Testament.
Esdras, Néhémie et Esther ne le sont
pas non plus
(19), On
doutait de l'existence du personnage de Job ; et le
livre qui porte ce nom n'était lus, aux yeux
de plusieurs rabbins, qu'une fiction
poétique. Quant aux livres des Chroniques,
ils passaient pour assez modernes. Peu à peu
cependant, tous ces ouvrages conquirent droit de
cité et furent définitivement
reçus. Les livres des Macchabées et
l'Ecclésiastique de Jesus-Ben-Sira, n'eurent
pas la même fortune. Leur rejet est difficile
à expliquer. Il est probable que la
première condition exigée pour
l'admission était la conformité avec
la Loi et qu'on trouvait ces ouvrages en
contradiction avec elle. On comprend les
hésitations auxquelles ont donné lieu
l'Ecclésiaste et le Cantique des cantiques.
Ils n'étaient recommandés ni par leur
valeur religieuse, ni même par leur valeur
morale (20). Le
Cantique ne fut reçu que lorsqu'on se
décida à l'expliquer
allégoriquement, et alors Rabbi Aquiba put
s'écrier : « Tous les Hagiographes sont
saints, mais le Cantique des cantiques est
archisaint
(21). »
Il n'est pas probable que cet
écrit fût déjà
allégorisé pendant la vie de
Jésus-Christ. La Bible dont il se servit et
qui était sans doute celle de la synagogue
de Nazareth (plus tard il se servit de celle de
Capharnahum) comprenait évidemment la Loi,
les Prophètes et un certain nombre
d'Hagiographes ; Daniel, par exemple, et surtout
les Psaumes qu'il cite souvent. On sait que le
livre d'Esaïe et les Psaumes sont constamment
nommés dans le Nouveau Testament. La
bibliothèque religieuse d'un Juif du premier
siècle devait donc se composer ainsi :
1° La Loi;
2° les Prophètes dont
quelques-uns, Esaïe et Jérémie,
par exemple, étaient étudiés
de préférence;
3°, les Psaumes.
Daniel devait venir ensuite. Au quatrième
rang, il faut placer les pseudépigraphes
célèbres : le livre d'Hénoch,
les Psaumes de Salomon, et peut-être les plus
récents écrits de ce genre, comme
l'Assomption de Moïse.
Avant de finir disons un mot des
versions en langue vulgaire. La Loi et les
Prophètes, lus chaque jour de Sabbat,
seraient restés lettre morte pour la plupart
des auditeurs, si chaque verset n'avait
été traduit immédiatement en
araméen. Nous avons parlé de ces
interprétations orales au chapitre de la
Synagogue.
Existait-il des traductions
écrites ? La solution de cette question
reste fort douteuse ; et le besoin de versions
écrites ne dut se faire sentir
qu'après la dispersion du peuple. On sait
que les citations de l'Ancien Testament dans le
Nouveau sont fort capricieuses. Parfois, elles sont
très exactes et mêmes
littérales; ailleurs, et sous la plume du
même auteur, elles sont tellement libres,
qu'on reconnaît à peine l'original
dans la traduction. Il y a là une anomalie
difficile à expliquer. On pourrait supposer
que les Juifs contemporains de Jésus-Christ
avaient entre les mains une traduction
complète de la Loi et des Prophètes
en langue aramaïque et offrant de nombreuses
ressemblances avec la traduction des Septante en
usage à Alexandrie, et qui est seule
parvenue jusqu'à nous.
Cette hypothèse expliquerait les
citations de l'Ancien Testament dans le Nouveau
(22). Les
auteurs du Nouveau Testament auraient cité
d'après cette version araméenne qui
aurait été tantôt
littérale, tantôt très
libre.
Cette hypothèse n'a qu'un
mérite, celui de résoudre une grosse
difficulté
(23), mais nous
n'avons aucun fait certain à citer à
l'appui ; car le passage de Job, que nous indiquons
en note, ne saurait à lui seul nous suffire.
.
LA PIÉTÉ
La vie religieuse et morale avait peine à
se développer dans l'atmosphère
étouffée du monde des Scribes et des
Pharisiens. Les rapports de l'homme avec Dieu
étaient devenus ceux d'un débiteur
avec son créancier.
Qu'est-ce que je dois? Qu'ai-je à
faire pour satisfaire à la Loi? Telle
était l'unique question partout et chaque
jour posée, On comprend alors le reproche
d'hypocrisie fait par Jésus aux Pharisiens
et l'espèce de synonymie qui s'est
établie entre les mois Jésuitisme et
Pharisaïsme. Le Pharisien n'avait que fort peu
de chose à faire pour préférer
l'acte à l'intention et donner une valeur
à la pratique d'un rite
indépendamment des dispositions de son coeur
lorsqu'il l'accomplissait. Il trouvait moyen
d'éluder même le commandement: «
Honore ton père et la mère
(24) », et
il le faisait en vrai précurseur des
Jésuites. Le procédé qu'il
employait pour faire le jour du Sabbat quatre mille
coudées au lieu de deux mille ou pour porter
sans scrupule des paquets d'une maison dans l'autre
est tout à fait digne d'Escobar
(25).
Nous avons parlé aussi, dans
notre chapitre sur la femme, de l'incroyable
extension donnée par les Hillélistes
à la loi du divorce. « Vous filtrez le
moucheron et vous avalez le chameau », leur
disait Jésus
(26), et il est
étrange, en vérité, de
rencontrer dans la bouche de Hillel et d'Antigone
de Soccho les belles paroles, les préceptes
tout à fait évangéliques que
nous avons cités d'eux, lorsque nous avons
traité spécialement de ces grands
Docteurs (27).
Ce sont des intuitions sublimes de la
vérité, des traits de lumière
jaillissant au sein de profondes
ténèbres. Ce contraste qu'offre le
Judaïsme du premier siècle entre une
piété vraie et une morale absolument
faussée dans son principe a
été admirablement exprimé par
saint Paul : « Ils ont du zèle pour
Dieu, mais ils n'ont pas de cou. naissance
(28).
»
D'une manière
générale les Pharisiens ne laissaient
rien à l'initiative du fidèle. Sa vie
entière était
réglementée avec la minutie la plus
puérile. On lui disait tout ce qu'il avait
à faire pour marcher, pour s'arrêter,
pour travailler, pour se reposer, pour manger, pour
dormir, pour voyager. Du matin au soir, de
l'enfance à la vieillesse, le. formalisme
était là, le poursuivant, le
contraignant, l'asservissant. Sa vie morale ne
pouvant se développer, son
individualité elle-même était
étouffée et réduite à
l'impuissance.
Nous parlons ici des dévots
subissant l'influence du Pharisaïsme. Ils nous
importent avant tout parce que c'est contre eux que
le Christ s'est élevé; c'est le
spectacle de leurs pratiques et l'étude de
leur fausse dévotion qui ont provoqué
la grande réaction spiritualiste de
l'enseignement de Jésus. A côté
d'eux, il faut remarquer la foule des
indifférents, de ceux qui trouvaient la
religion ennuyeuse, et qui vivaient sans croyances.
On ne doit pas se figurer, en effet, que le peuple
entier fût religieux. La
Palestine avait ses matérialistes pratiques
comme tous les autres pays du monde et le premier
siècle ne s'est pas distingué en cela
des autres siècles. Ceux-là, s'ils
étaient riches, se déclaraient
Saducéens et abritaient leur
indifférence derrière ce titre qui
leur servait d'enseigne. S'ils étaient
pauvres, ils ne se laissaient pas absorber comme
les ouvriers de nos jours par le travail quotidien,
car le pauvre se contentait alors de peu et la vie
n'avait pas les mêmes exigences que dans
notre Occident moderne. Les Talmuds nous
représentent les badauds
indifférents, à quelque classe qu'ils
appartinssent, passant leur temps à regarder
les bateaux sur le lac s'ils demeuraient sur ses
bords ou à flâner dans les rues ou sur
les marchés s'ils habitaient
Jérusalem
Tous ceux qui ne pratiquaient pas
étaient fort méprisés par les
pratiquants. On les appelait des pécheurs,
des gens de mauvaise vie, non que leur conduite
fût immorale, mais parce qu'ils ne se
soumettaient pas aux exigences de la Loi
traditionnelle et n'acceptaient pas de porter le
joug, pharisien. Ils ne comprenaient rien à
la distinction faite par les dévots entre ce
qui est Juif et ce qui est païen, ce qui est
permis et ce qui ne l'est pas. Ils «
n'entendaient pas la Loi » et on les
déclarait « exécrables.
(29) »
Ceux-là se rencontraient surtout en
Galilée. L'élément païen
qui y était puissant favorisait dans la
province du Nord l'indépendance des
idées et par suite l'indifférence.
Les Pharisiens qui pouvaient se trouver à
Capharnahum ou à Bethsaïda venaient
toujours de Jérusalem.
C'était aussi en Galilée
que se trouvait le plus grand nombre de Juifs
vraiment pieux et qui savaient garder un sentiment
religieux profond en dehors des formes obligatoires
et des rites consacrés. Ces Galiléens
montaient en pèlerinage au Temple et s'y
rendaient avec une piété vraie,
naïve, qui faisait sourire les formalistes et
les prêtres. Ils devaient
ressembler déjà
à ces pèlerins d'aujourd'hui qui
viennent au Saint-Sépulcre chercher des
émotions sacrées devant les gardiens
indifférents de ce sanctuaire. Les
Pharisiens et les Saducéens qui y passaient
leur vie devaient les considérer avec la
même froideur hautaine que les moines de nos
jours regardent le voyageur et l'étranger.
Tobie ne nous offre-t-il pas dans sa
piété un type dont il devait exister
alors plus d'un exemplaire ?
L'auteur des deux premiers chapitres de
l'Evangile de saint Luc, insérés par
lui tels quels dans son récit, et Luc
lui-même n'étaient-ils pas de ces
hommes pieux et simples dont nous parlons ? Le
troisième Évangéliste, qui est
aussi l'auteur du livre des Actes, est en effet
celui des écrivains synoptiques dont la
personnalité se laisse le mieux comprendre.
Les auteurs des deux premiers Évangiles
s'effacent entièrement; ils se bornent
à reproduire les traditions qu'ils ont
recueillies sur Jésus. Leurs écrits
sont aussi impersonnels que possible. Il n'en est
pas de même du troisième. Il se laisse
voir ou du moins deviner.
Nous nous représentons en lui un
de ces Israélites simples, pieux, confiants,
une de ces âmes profondément
religieuses croyant à l'intervention
constante de Dieu dans la vie, aimant à
raconter les apparitions d'anges
(30), un de ces
fidèles indulgents et bons pour lesquels
tout prêtre est un bon prêtre et tout
docteur de la Loi un saint homme de Dieu
(31), qui
parlent des croyants et de leurs assemblées
avec mansuétude et admiration
(32), qui
trouvent que tout va bien dans l'Eglise
(33). Les
communautés sont Prospères; les
difficultés qui surgissent çà
et là s'aplanissent immédiatement;
aucun dissentiment sérieux ne
s'élève qui ne soit aussitôt
écarté ; les fidèles sont
partout pleins de joie, de paix et du Saint-Esprit
(34).
L'historien Josèphe a aussi cette
tendance. Il y a parfois une grande
naïveté dans ses récits, il ne
va pas au fond des questions, il veut faire admirer
son peuple et, à l'en croire, les disputes
des Pharisiens et des Saducéens auraient
été de simples discussions
d'école. Il a une tendance au lyrisme et
à l'épopée créée
par sa grande bonne foi et son étonnante
crédulité
(35); de
là son universelle et inépuisable
indulgence. Hillel et son parti ont subi par
moments l'influence de cette atmosphère.
Hillel conseillait souvent la paix, la
bonté, la charité. Vivre en paix avec
tout le monde et être plein de
mansuétude était une de ses
préoccupations.
Mais, nous l'avons déjà
remarqué, il en avait une autre qui dominait
la première : connaître et observer la
Loi. Aussi cette école de la
piété pure, indépendante des
formes, ne s'est-elle point
développée au sein du judaïsme.
Ce qui y dominait , même chez Hillel,
c'était le fanatisme. Les disciples de
Schammaï étaient là pour
l'entretenir ardent, haineux, implacable.
Ce fanatisme religieux se confondait
absolument avec le fanatisme politique. La
présence de l'étranger, le centurion
romain que l'on rencontrait partout, le soldat
grossier qui pouvait tout se permettre,
entretenaient et exaltaient la haine dans tous les
coeurs, Cette haine ira en grandissant, elle
éclatera çà et là en
émeutes vite réprimées
jusqu'à l'explosion de rage et de
désespoir de l'an soixante-six, qui durera
quatre années, et mettra fin à
l'existence nationale de ce malheureux
peuple.
Deux mots résument les sentiments
habituels qui remplissaient l'âme d'un
Palestinien au premier siècle : pratiquer la
Loi et haïr l'étranger. Nous avons
déjà insisté en parlant des
passions politiques des Juifs sur l'état
d'exaltation constante dans lequel ils vivaient. Il
faut y revenir ici en parlant de la
piété, car ils considéraient
leur acharnement même comme un grand devoir
de leur religion.
C'était un duel à mort qui
avait commencé entre Rome et
Jérusalem soixante-trois ans avant
Jésus-Christ. Pendant la vie du Christ,
l'effervescence du peuple entier allait chaque jour
grandissant; cette haine toujours allumée,
cette fièvre ardente qui excitait les
partis, contrastent étrangement avec la
douceur parfaite et la paix profonde qui animent
tout l'enseignement de Jésus.
Il faut se reporter aux époques
les plus troublées de notre histoire
nationale pour se faire quelque idée du
milieu dans lequel le Christ se trouvait
constamment à Jérusalem. Les crimes,
d'Hérode avaient monté toutes les
têtes; les Romains inspiraient une
véritable horreur. La mort d'un
Jean-Baptiste, c'est-à-dire d'un des plus
grands hommes, de son temps, grand par son
éloquence, grand par sa popularité,
grand surtout par sa foi religieuse et, par
l'austérité de son patriotisme et de
sa vie, avait dépendu du caprice d'un
tétrarque pris de vin, donnant la danse de
sa belle-fille en spectacle à ses
courtisans. On comprend, en présence de tels
faits, que les passions populaires fussent
effroyables et que les Juifs détestassent
leurs tétrarques comme ils
délestaient les Romains.
La haine de tout ce qui n'était
pas Juif était sans cesse ravivée par
l'espérance messianique. Cette
espérance était la raison
d'être de toutes les passions religieuses des
exaltés. Bientôt la Telle était
la croyance universelle. « Il va venir! »
celui qui doit venir; c'était le nom du
Messie. La foi en l'apparition prochaine du
Libérateur était dans les coeurs de
tous, et sans elle on ne peut comprendre ni les
moeurs religieuses de cette étrange
époque, ni l'enseignement du Christ et des
docteurs de la Loi.
Le second trait saillant de la
piété juive est l'étude de la
Thorah. Le joug de « la lettre qui tue »,
comme dira saint Paul, pesait lourdement sur les
consciences. La soumission servile à la
tradition et à sa puissance souveraine, les
ordonnances remplaçant les obligations
morales, l'accomplissement machinal du rite tenant
lien de vertu et de foi, et le
pharisaïsme venant ajouter à tout cela
sa dévotion hypocrite et sa morale de
casuiste, rien n'y manquait. La Loi, avons-nous
dit, passait ayant tout le reste
(36). Il valait
mieux tout souffrir que d'y renoncer
(37). Cet
enthousiasme était fort
intéressé et lorsque Antigone de
Soccho avait dit : « Ne soyez pas comme des
serviteurs qui servent leur maître en vue
d'une récompense, soyez comme ceux qui
servent gratuitement
(38) ». il
avait prononcé une parole incomprise, un mot
resté isolé et passé
inaperçu. Le peuple des dévots
était un peuple de serviteurs
intéressés. Quiconque observait la
lettre de la Loi était assuré de sa
récompense
(39). C'est
là, du reste, l'idée fondamentale de
ce que nous appellerons la religion de l'homme, par
opposition à la religion de la grâce,
qui est la religion de Jésus.
La philosophie spiritualiste proteste,
sans doute, contre cette idée fausse de la
récompense. Il faut, d'après elle,
pratiquer la morale pour elle-même, et ne pas
songer au salaire. Le christianisme
évangélique a répandu dans le
monde la même croyance; mais l'homme retourne
toujours à l'idée du mérite
des oeuvres; le catholicisme est là pour le
prouver aussi bien que les sectes
hérétiques des ariens, des sociniens,
des unitaires, car toutes aboutissent
nécessairement au Pélagianisme ou au
semi-Pélagianisme. L'autre courant, celui
des Jansénius, des Luther et des Calvin, des
saint Augustin et des saint Paul est seul le vrai
courant évangélique. Lui seul se
rattache à l'enseignement de Jésus.
Celui-ci dira « Ta confiance t'a sauvé,
va en paix, » et ce simple mot résumera
tous les développements de la dogmatique
à venir sur la justification par la foi.
« Un ignorant ne saurait être pieux,
» disait le Scribe, et Jésus
répondra : « Heureux les pauvres en
esprit, le Royaume des cieux est
à eux. » Il prononcera là
l'éternelle condamnation de tous les
gnosticismes dont la parole du Scribe est le
prélude et le point de
départ.
Enfin ce qui manquait à cette
piété du premier siècle,
même chez les plus sincères et les
plus convaincus, c'était le sentiment du
péché. La vraie piété
commence par l'aveu de la misère
spirituelle. « Aie pitié de moi, »
disait le malade qui implorait le Christ ; et ce
cri jeté non plus par le malade mais par le
pécheur, deviendra le mot fondamental de la
piété chrétienne. Or, les
Juifs ne savaient ce que c'était que le
péché. Pécher c'était
retenir une partie de la dîme, c'était
écrire plus de deux lettres le jour du
Sabbat, c'était ne pas réciter
exactement les prières prescrites, car
toutes ces minuties devaient être
observées aussi scrupuleusement que les
préceptes les plus sacrés de la
morale éternelle.
Au nombre des pratiques religieuses du
peuple, nous distinguons : les purifications, les
jeûnes, les aumônes et la
prière. Chacune de ces pratiques va faire
dans les chapitres suivants l'objet d'une
étude spéciale.
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