À l'Image de Christ
IV
Christ et l'amitié.
Matthieu X, 2-4; XI, 7-11; XVII, 1, 2; XVIII, 6-10; XXI,17 ; XXVI, 14-16, 37, 38, 40, 50; XXVII, 3-5, 55-61.
Marc V, 37; XIII, 3, 4. Luc VIII, 1-3; X, 38-42; XII, 4.
Jean I, 35-51; XI, XII, 1-7; XIII, 1-5, 23; XV, 13-15; XIX, 27.
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I
Le Nouveau Testament, malgré les
objections contraires, pourrait être
appelé le livre classique pour
l'étude de l'amitié. La conduite de
Jésus dans cette belle relation est le
miroir dans lequel doit se contempler et se mesurer
toute amitié digne de ce nom. On a
répondu à cela que cet exemple est
inadmissible, que Jésus remplissait
vis-à-vis de ceux que l'on peut appeler ses
amis le rôle plus élevé de
Sauveur et que toute l'intime familiarité de
nos affections humaines fut par là exclue de
ses rapports avec eux.
Mais lui-même appela les douze
ses amis : « Désormais, je ne vous
appelle pas serviteurs, mais amis. » Parmi
eux, trois furent ses compagnons
inséparables: Pierre, Jacques et Jean; et de
ces trois, Jean fut le disciple
préféré. Il nous est dit que
« Jésus aimait Marthe et sa soeur et
Lazare » et sûrement, cette phrase
implique une affection particulière pour les
membres de la famille de Béthanie.
Considéré comme Sauveur, il ne peut
être accusé de
préférence pour aucun homme en
particulier; tous sont égaux dans son amour.
Mais dans les traits de sa vie que nous citons, il
fit une distinction entre ses disciples; cela nous
autorise à penser qu'en dehors des larges et
hautes relations qui unissent le Sauveur aux
sauvés, il trouva ici-bas quelque joie dans
le lien purement humain de l'amitié.
II
Dans les nombreux traités écrits
sur ce sujet, quelques auteurs ont discuté
la valeur relative de l'amitié, simple don
du coeur, comparée à celle qui
dispense des
bienfaits.
Or, si nous trouvons une grande
douceur dans l'affection sincère de l'ami le
plus humble; si nous apprécions, comme ils
le méritent, l'obligeance et le
dévouement d'un ami influent, - les secours
matériels même mis à notre
disposition, - l'expression idéale de
l'amitié n'est cependant pas
entièrement réalisée dans ces
deux cas.
Que chacun de nous jette un regard
en arrière et évoque l'image de l'ami
dont le souvenir est associé aux heures les
plus belles de son existence et qu'il nous en dise
le secret!
Si l'amitié a
été d'une essence supérieure,
la valeur de celui à qui vous avez
donné le titre d'ami en aura
été l'âme. Son coeur
était pur de toute fraude, de tout artifice;
au milieu de ce monde faux et décevant,
parmi tant d'expériences amères et de
désenchantements, sa noble figure vous a
permis de croire encore à l'humanité.
Voilà le gain incomparable de l'affection
vouée à une âme simple, pure et
élevée.
Si les êtres imparfaits que
nous avons connus peuvent laisser de telles
impressions, quel dut être alors le charme de
l'amitié de Jésus, la
connaissance intime de ce coeur
toujours vibrant d'amour pour Dieu et les hommes,
de cet esprit d'où jaillissaient les
pensées les plus hautes, de ce
caractère dans lequel la recherche la plus
minutieuse n'eût pu signaler une
tache!
Quand nous lisons la vie des grands
hommes, nous ne pouvons retenir un soupir à
la pensée que notre sort ici-bas aurait pu
être de suivre Platon dans ses
méditations, d'entendre les propos de table
d'un Luther, de parcourir avec un Bunyan les rues
ensoleillées de Bedford, ou d'écouter
Coleridge lorsqu'il donnait une forme aux nuages
dorés de sa philosophie. Mais que fut un
pareil privilège comparé à
celui de Marie assise aux pieds de Jésus et
écoutant sa Parole, ou de Jean qui reposait
affectueusement sa tête sur l'épaule
du Maître!
III
L'amitié n'est pas le simple droit acquis
par un homme sur un autre parce qu'il est né
dans le même village ou s'est assis sur les
bancs de la même école; ce n'est pas
la relation de voisins qui ont
appris à s'aimer dans le commérage
quotidien de seuil à seuil, mais
s'oublieront en un mois si les circonstances les
séparent; elle n'est pas davantage dans les
joyeux propos d'une réunion bruyante, la
rencontre banale de voyageurs ou l'association des
membres d'un parti politique.
Une vraie amitié est un
entrelacement d'âmes, l'échange des
coeurs. Cette conception est admirablement
décrite dans l'Ancien Testament: « Et
il arriva quand il eut cessé de parler
à Saül que l'âme de Jonathan fut
unie à celle de David, et Jonathan l'aima
comme son âme. » Une union pareille ne
peut être rompue sans
déchirement.
Quelques personnes affirment que
l'amitié ne peut avoir qu'un objet à
la fois. Un des meilleurs esprits de notre
siècle, un penseur auquel toutes les
profondeurs des relations d'homme à homme
sont familières, a fortement soutenu cette
opinion et réduit au silence ses
contradicteurs en affirmant que celui qui a plus
d'un ami, n'a certainement pas encore trouvé
le véritable. Mais il dénature par
là cette affection et lui impose une
règle compatible seulement avec une
passion très
différente. L'exemple de Christ est
là pour prouver qu'il existe
différents degrés dans
l'amitié et que le coeur est capable de
jouir à la fois de plusieurs amis.
IV
L'amitié est un sentiment actif qui prend
plaisir à rendre des services et à
répandre des bienfaits.
Les anciens avaient si bien compris
cela que lorsqu'ils en discutaient les devoirs, ils
se demandaient, non combien de gages elle devait
donner de son existence, mais à quelle
limite elle devait s'arrêter. Il était
convenu que chacun souffrirait et sacrifierait tout
au monde pour l'amour d'un ami, aussi ne lui
prescrivaient-ils que de s'arrêter au point
où son zèle pourrait heurter une
obligation morale plus haute envers sa famille, sa
patrie ou son Dieu.
D'accord avec ce principe, ils
avaient représenté l'amitié
sous la forme d'un jeune homme tête nue et
simplement vêtu, signe d'activité et
d'aptitude au service. La frange de son
vêtement portait les mots
« Mort et Vie », ou
fidélité dans la vie et la mort. Sur
son front, on lisait « Été et
Hiver », c'est-à-dire que dans la
prospérité ou l'adversité,
l'amitié ne connaît pas de changements
autres que ceux des services rendus.
L'épaule et le bras gauche étaient
découverts jusqu'au coeur qu'indiquait le
doigt tendu de la main droite et sur lequel
était écrit: « Au près et
au loin », pour exprimer que la vraie
amitié n'est affaiblie ni par le temps ni
par la distance.
Il serait aisé de trouver des
exemples de ces devoirs dans la conduite de
Jésus envers ses amis; mais aucun n'est plus
frappant que celui de la mort et de la
résurrection de Lazare. Chaque détail
de ce récit est caractéristique: Il
demeure deux jours de plus dans l'endroit où
il était lorsqu'il reçut la nouvelle
de la mort de son ami, afin d'augmenter la valeur
du don qu'il allait faire; il s'aventure en
Judée en dépit des dangers auxquels
il s'expose et des craintes de ses disciples : il
répond avec feu à la faible foi de
Marthe; il envoie secrètement chercher Marie
afin qu'elle soit présente au grand acte qui
va suivre; il sympathise si intensément avec
les émotions de chacun
qu'il répand des larmes et que les
spectateurs s'écrient: « Voyez comme il
l'aimait! » Sa prière prépare
les soeurs au saisissement qu'elles
éprouveront à la vue de leur
frère sortant du sépulcre, vêtu
de son linceul; enfin, il le rend à la vie;
- tous ces traits sont ceux d'un amour d'une
délicatesse infinie!
Mais la profondeur de
l'amitié se prouve quelquefois autant par la
prompte acceptation du bienfait que par la
libéralité du bienfaiteur.
Jésus donna cette preuve à Jean
quand, suspendu à la croix, il demanda au
disciple aimé d'adopter Marie pour sa
mère. Jamais l'amitié ne trouva de
plus délicate expression! Jésus ne
lui demanda pas s'il acceptait; il tint son
dévouement pour absolu et cette confiance
fut le plus grand honneur qui pût être
décerné au disciple.
V
Une des grandes jouissances de l'amitié
est l'échange des relations
familières et des confidences intimes; aussi
l'expression populaire, en certains pays, dit en
parlant de deux amis que celui
que vous cherchez sera sûrement assis au
loyer de l'autre. Ensemble, ils sont heureux. La
parole est à peine nécessaire entre
eux, car ils comprennent d'une manière
subtile la pensée et le sentiment mutuels,
et le silence sans embarras est un de leurs
privilèges. D'autre part, quand les
écluses de la conversation sont ouvertes,
toutes les richesses spirituelles endiguées
jusque là se précipitent au-dehors.
Point n'est besoin de rien cacher. La pensée
timide que l'on osait à peine formuler est
subitement exprimée; l'opinion la plus
hardie s'affirme sans crainte, la confiance
répond à la confiance. Comme deux
tisons qui brûlent faiblement à
distance répandent soudain une joyeuse
flamme s'ils sont rapprochés, ainsi deux
esprits s'illuminent au contact l'un de l'autre et
brillent d'une splendeur que nulle autre
circonstance n'eût produite. Celui qui ne
peut retrouver dans le trésor de ses
souvenirs ces heures ensoleillées de la
fête de l'esprit et de l'épanchement
de l'âme ignore une des plus
précieuses prérogatives de
l'humanité.
Jésus choisit les douze tout
particulièrement pour
qu'ils fussent avec lui. Pendant trois ans, ils
furent ses compagnons inséparables; souvent
il les emmena dans les lieux solitaires ou dans des
voyages lointains dans le simple but de jouir avec
eux d'un échange ininterrompu. Nous avons
dans l'évangile de Jean des fragments de ces
conversations et, par la distance qui les
sépare des discours au peuple reproduits par
les Synoptiques, nous entrevoyons combien dans
l'intimité il ouvrait son coeur aux douze.
La nature des impressions reçues dans ces
entretiens nous est dévoilée par ces
mots, des deux disciples d'Emmaüs: «
Notre coeur ne brûlait-il pas au dedans de
nous, tandis qu'il parlait avec nous en chemin et
nous enseignait les Écritures?
»
Le coeur des apôtres garda le
souvenir de ces grandes heures quand, plus tard,
ils contemplèrent avec admiration le vaste
et mystique royaume que leur avaient ouvert les
pensées de Christ. Il leur fut même
accordé quelques heures plus belles encore
quand il les prit avec lui pour prier, comme il le
fit sur la montagne où ils virent sa gloire
ou à Géthsémané. Jamais
son amitié ne fut plus incontestablement
humaine que dans cette
dernière occasion où il
réclama leur sympathie, les suppliant de le
soutenir dans son agonie.
Nous sommes étonnés
qu'il les ait admis aussi complètement dans
sa vie intérieure. Ces heures de la
prière n'étaient-elles pas trop
sacrées pour que des yeux mortels en fussent
témoins ? Le fait que ses amis y
participèrent nous prouve que c'est un droit
de l'amitié d'être initiée au
secret de l'expérience religieuse. Quand
cette porte est fermée, l'amitié est
bien imparfaite, car l'ami est exclu du domaine le
plus important de la vie. L'on peut de là
conclure que l'amitié dans son sens le plus
élevé n'existe guère qu'entre
chrétiens! et eux-mêmes ne la
goûtent entièrement que lorsqu'ils
sont arrivés à un libre et
fréquent échange sur les sujets qui
découlaient naturellement des lèvres
du Christ.
VI
Pour estimer la valeur d'une amitié, il
faut se demander ce qu'elle a fait pour nous et de
nous; elle se juge à ses résultats!
L'amitié de Jésus
pouvait supporter cette épreuve. Voyez les
douze! Considérez ce qu'ils étaient
avant de le connaître: d'humbles hommes dont
deux ou trois possédaient sans doute de
rares dons naturels, mais tous rudes et incultes.
Sains lui, ils auraient vécu dans
l'obscurité de leurs occupations
matérielles et seraient ensevelis dans des
tombes ignorées sur le bord des eaux bleues
de la mer de Galilée. Jamais leur nom
n'aurait retenti à plus de dix lieues de
leur demeure et tous auraient été
oubliés en moins d'un siècle. Mais
son exemple et ses entretiens les
élevèrent au niveau des meilleurs et
des plus sages parmi les hommes et leurs
enseignements dirigent encore le monde
moderne.
Nos amitiés doivent subir
aussi cette épreuve. Il en est qui
entraînent à la dégradation et
à la honte. Mais une vraie amitié
purifie et élève le coeur. Un ami
doit être une seconde conscience; ce qu'il
attend de nous doit aiguillonner notre effort. Le
simple souvenir de son existence, si
éloigné qu'il puisse être, doit
arrêter les pensées indignes et
prévenir les basses actions. - Un des
privilèges de l'amitié est le droit
qu'elle confère de nous
instruire sur nos défauts. Il y a dans
chaque homme des traits de caractère ou des
ridicules visibles à tous les yeux
excepté aux siens, et devant lui des pentes
dangereuses qu'un ami peut discerner de loin. Il
faut quelque tact pour donner ces avertissements et
quelque bonne grâce pour les recevoir avec
reconnaissance, mais « les blessures d'un ami
sont fidèles » et les paroles de sage
reproche sont un des témoignages
inestimables de l'amitié.
Cependant, tout en jugeant de la
valeur des amitiés d'après leur
influence sur nous, il n'est pas moins important de
se rappeler que notre propre conduite à
l'égard des autres doit être soumise
à la même épreuve, le bien ou
le mal que nous pouvons faire à ceux que
nous aimons étant le sujet de nos
préoccupations et de nos ardentes
prières. Ne serait-ce pas une
récompense supérieure à toutes
les distinctions terrestres si, vers la fin de
notre vie, peut-être même sur notre
tombe, une ou deux créatures pouvaient dire
de nous: « Il m'a relevé; il m'a appris
à croire à la bonté humaine;
je remercie Dieu de ce que je l'ai connu. »
Nous ne pourrons exercer une telle
influence que si nous nous tenons en communion avec
la grande source de bonté. Christ fut jadis
en Palestine l'ami de Pierre, Jacques et Jean, de
Marthe, Marie et Lazare. Mais A est toujours l'ami
des hommes et, si nous le désirons, il sera
le nôtre. Quelques-uns marchent avec lui et
s'entretiennent avec lui. Ils le rencontrent le
matin à leur réveil; il est avec eux
dans la rue et à leur travail; ils lui
disent leurs secrets et s'adressent à lui
à l'heure de la détresse ; ils le
connaissent mieux qu'aucun autre ami.
Ceux-là ont trouvé le secret de
l'existence et maintiennent vivante la foi de
l'humanité dans la réalité de
la vie de Christ.
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