Un Gagneur
d'Âmes:
CÉSAR
MALAN
PREMIÈRE PARTIE: CÉSAR
MALAN ET L'EGLISE DU TÉMOIGNAGE
CHAPITRE PREMIER
ITINÉRAIRE SPIRITUEL DE
CÉSAR MALAN
Le cadre d'une
vie
Une visite à la Genève
protestante s'imposait à l'auteur de cet
ouvrage : on comprend mieux une vie lorsqu'on peut
la situer dans son cadre; l'histoire s'anime et le
lointain passé devient un vivant
présent, Notre itinéraire nous
ménageait une halte sur la promenade de la
Treille, antique rempart qui s'accote à la
vieille cité et d'où le regard domine
toute la douce plaine où la Suisse rejoint
la France. « C'est ici, me dit alors mon
aimable guide, un pasteur de Genève, que les
Genevois venaient attendre et accueillir les
réfugiés huguenots.
»...
La
cité du Reguge
Je vis alors, en esprit, les vagues
successives de ces huguenots traqués
à cause de leur foi et qui, fuyant leur
patrie charnelle, venaient s'abriter dans la patrie
spirituelle qui s'offrait
généreusement à eux... Et dans
l'une de ces vagues, j'imaginais Pierre Malan, chef
de la famille et arrière-grand-père
de César Malan, venu de Mérindol; sa
femme, une Bessau, jeune fille
réfugiée du Vivarais; les Prestreau,
réfugiés du Gard, dont une fille
devint la mère de César Malan... Et
derrière eux, dans la brume des plaines et
du passé, j'entrevoyais les routes diverses
par où ces trois branches de huguenots
français convergèrent vers un point
commun : la terre du Refuge,
Ancêtres vaudois de
provence
Là-bas, au sud, au pays
où chantent les cigales, au pied des
derniers contreforts alpestres du Lubéron,
s'accrochent les vieux villages témoins du
martyre des Vaudois, Mérindol,
Cabrières, vingt autres bourgs : c'est la
Provence, mais une Provence à lame joyeuse
et sérieuse à la fois, tendre dans sa
gaîté à cause de ses
souffrances passées, et dont les fils
affirment des qualités de ressort,
d'élasticité, d'imagination. Sur ce
fond provençal, s'étaient
greffées ces qualités d'endurance et
de simplicité qui caractérisaient les
Vaudois émigrés dans cette
vallée.
Gens paisibles, artisans, bergers,
agriculteurs, ils étaient établis
dans cette partie de la Provence depuis le XIIIe
siècle.
« Étrangers à
toute spéculation mystique ou philosophique,
nous dit d'eux l'historien Schmidt, ne songeant
qu'à pratiquer le christianisme dans sa plus
sévère simplicité, ne
connaissant d'autre autorité que celle de
l'Écriture, mais ne se hâtant pas de
rejeter ce qu'ils n'avaient pas suffisamment
examiné, les Vaudois, seuls de tous les
hérétiques de ces siècles, ont
possédé des principes de
progrès et de
durée. »
Ces principes s'incarnèrent
dans la formation de leur littérature
religieuse. Ils furent ainsi les initiateurs de
traités en vers et en prose, du premier
catéchisme pour enfants par demandes et
réponses.
« Longtemps ignorés, ils
n'excitaient ni la cupidité des
prêtres, ni la colère des grands, et
les gentilshommes dont ils augmentaient les revenus
les couvraient de leur protection. »
Mais, lorsqu'en 1530, ils entrèrent en
relation avec les Réformés et
reconnurent en la Réforme une soeur de leur
propre communion, ils attirèrent sur eux la
haine du haut clergé romain. Et un
arrêt impitoyable du Parlement d'Aix les
livra, en 1535, aux plus féroces
persécutions. Surpris dans leurs travaux
paisibles, ils furent traqués comme des
bêtes fauves, massacrés sans
pitié, leurs maisons brûlées,
leurs moissons arrachées. Un aussi grand
nombre périrent dans leurs retraites des
bois et des montagnes. Les plus jeunes furent
envoyés aux galères. Quelques-uns
parvinrent à gagner les frontières de
la Suisse.
Le nom des Vaudois disparut presque
entièrement de la Provence. Pas assez
cependant pour empêcher les
Réformés d'y reparaître au
XVIIe siècle et d'y célébrer
leur culte sur les terres des seigneurs
ecclésiastiques. Une réaction
nouvelle s'exerça en 1663 par la destruction
des temples de Mérindol, Lourmarin,
Cabrières et autres lieux de Provence.
Bientôt, les dragons du Comte de Grignan,
gendre de la légère et spirituelle
marquise de Sévigné,
provoquèrent, dans ce faible reste de
réformés, ou l'apostasie des
lèvres, ou la fuite pleine de périls.
Ceux qui n'échappaient pas par ces deux
avenues aboutissaient aux galères ou
à la réclusion.
Ancêtres
Vivarais
C'est par une voie identique que la
jeune Vivaraise qui devint la femme de
l'ancêtre Pierre Malan avait
été conduite des montagnes du
Vivarais au bord du lac de Genève. Sur la
rive droite du Rhône, faisant presque face au
paysage évoqué plus haut, se
groupaient, sur les pentes des Cévennes du
Haut-Languedoc, d'importants centres huguenots :
peuples de montagnards, endurcis aux fatigues et
aux privations, prompts aux
élévations mystiques et aux
explosions de prophétisme, mais qui surent
aussi combattre vaillamment pour leur foi ou
souffrir pour elle avec constance : le Vivarais,
qui connut les rigueurs sans pitié des
armées du pouvoir royal persécuteur,
avait à son honneur fourni les plus forts
contingents de martyrs, de prisonniers et de
galériens protestants. C'est tout cet
héroïsme et toutes ces souffrances
qu'exprimait ce verset de la Complainte de l'Eglise
affligée (écrite en 1698 par un
inconnu) (1) :
- Nos filles dans les monastères,
- Nos prisonniers dans les cachots,
- Nos martyrs dont le sang se répand
à grands flots,
- Nos confesseurs dans les galères,
- Nos malades persécutés,
- Nos mourants exposés à plus d
une furie,
- Nos morts traînés à la
voirie,
- Te disent nos calamités…..
Ceux ou celles qui avaient réussi
à s'échapper ou qu'on avait, enfants,
soustraits à ces douleurs par l'exil,
portaient la marque indélébile des
souffrances d'une longue lignée d'aïeux
indomptables.
Ancêtres
Languedociens
De semblables caractères
avaient mis leur empreinte sur les Prestreau, dont
une descendante devait épouser le
père de César Malan. Ils
étaient venus de Nîmes, capitale
protestante et protestataire, point de jonction du
Haut et du Bas-Languedoc, dans ce passage de larges
plaines où la Provence vient
s'insérer par-delà le Rhône, au
franc Midi. Nîmes, « ville
tourmentée de théologie et
obsédée de mistral », qui
commande les plaines où les Camisards
cévenols infligèrent souvent de
cuisantes défaites aux armées du Roi
persécuteur. Tête de pont de ce
Languedoc remuant dont un écrivain
catholique, descendant d'un héroïque
pasteur du désert, a pu dire : « C'est
la gloire du Languedoc d'avoir exalté les
grossières querelles jusqu'à la
métaphysique. Ici, comme partout, le sang a
coulé. Mais l'holocauste n'était pas
pour le vin, la laine, la viande, mais pour
l'esprit. »
(2). La
lumière y est aveuglante et oppose sans
pitié les ombres à la clarté :
de même, dans l'âme du Languedocien
huguenot, il n'y avait pas de repli secret pour
quelque demi-teinte, quelque réticence
à la foi : l'on était pour une pleine
acceptation ou un plein refus, l'acceptation
équivalant parfois à un arrêt
de mort prononcé sur soi-même.
Attitude ainsi définie par une lettre du
pasteur Antoine Court : « Quand je parle de
l'esprit du Désert, j'entends par là
un esprit de mortification, un esprit de
réflexion, d'une grande sagesse et surtout
de martyre, qui, nous apprenant à mourir
tous les jours à nous-mêmes, à
vaincre et à surmonter nos passions avec
leur concupiscence, nous prépare et nous
dispose à perdre courageusement la vie dans
les tourments et sur un gibet, si la Providence
nous y appelle. »
Cette sévérité
envers soi comportait parfois l'intransigeance
envers les autres, et, à beaucoup de
temporisateurs, ce comportement donnait le frisson
que cause une lame tranchante à
l'épiderme qu'elle approche.
Mais, dans ces âmes aux vives
arêtes, aux confessions bourrues, aux aspects
austères, se cachaient des trésors de
tendresse, de délicatesse de sentiments. Et
s'il est vrai de dire de ce terroir « qu'il
est de son destin de nourrir à la fois
l'olive et le laurier, de donner l'huile la plus
douce à cillé du laurier le plus amer
», on peut dire des âmes huguenotes qui
le peuplaient, qu'elles savaient offrir, à
côté d'une certaine violence dans la
profession de leur foi, une surprenante douceur
dans l'exercice de leur charité. Quelque
chose de ce contraste avait donc
émigré avec l'âme des Prestreau
exilés. Ajoutons à cela une certaine
intelligence pratique, un regard avisé sur
les situations et les hommes qui les gardaient de
se perdre dans les nuages du mysticisme ou de
s'abandonner à la légère au
cours des choses ou au gré des
êtres.
C'est de cette convergence de trois
tempéraments divers que devaient jaillir les
traits caractéristiques de la
personnalité de César
Malan.
Mais, avant de nous arrêter
devant elle, disons un mot du lieu où ces
trois lignées avaient abouti : la
Genève du refuge, le creuset où
allait s'opérer l'amalgame.
Genève au
XVIIIe siècle
La Genève du XVIIe
siècle finissant avait été le
théâtre de bien des luttes
intérieures : querelles entre les citoyens
et les bourgeois, membres de l'État, et les
natifs tenus en dehors et revendiquant des droits;
querelles du haut et du bas, de patriciens et de
plébéiens, renouvelées des
Grecs et des Romains. C'était là les
secousses normales d'une Cité
républicaine fondée sur une
aristocratie orthodoxe et bourgeoise jusqu'au
moment où la Révolution
française l'engloba. Et dans l'Eglise de
Genève même, on retrouve trace de ces
luttes. Réaction de la masse populaire
contre les tendances aristocratiques de la
Compagnie des Pasteurs et les manières
hautaines d'une certaine
société.
Au début de ce siècle,
le climat théologique s'était adouci
sous l'influence du professeur et
prédicateur Jean-Alphonse Turrettini que ses
nombreux voyages en Europe avaient incliné
à la modération, à la
tolérance : « Il sut, dit Sainte-Beuve,
intervertir habilement l'ordre calviniste, en
faisant passer la morale avant le dogme, en posant
en principe qu'on ne doit jamais porter en chaire
ces questions qui sont controversées entre
les protestants d'une cité, parce qu'elles
surpassent la portée du peuple, et de
l'autre, parce qu'elles ne contribuent en rien
à avancer la sanctification des âmes.
» Et le même observateur psychologique
ajoute : « Il contribua à fixer pour un
long temps cette température religieuse et
morale dans laquelle on respira désormais
plus librement... » Mais cette tentative de
réformation, qui se concrétisa
surtout dans l'abandon de la confession de foi et
du catéchisme de Calvin, portait plus sur
l'extérieur que sur l'intérieur. Elle
visait plus les formes que la vie
intérieure; elle était plus «
affaire de raisonnement que réveil de la
piété » (Doyen
Maury).
Le passage des deux
météores sceptiques du XVII°
siècle, Voltaire et Rousseau, ajouta
bientôt à la perturbation de cette
Genève qui, jusque-là, ne
s'affranchissait qu'avec timidité et crainte
de la vieille emprise calviniste. Tandis que la
Compagnie des pasteurs rejetait le
Catéchisme de Calvin, la haute
société adoptait l'ironique
scepticisme de Voltaire, la bourgeoisie et le
peuple se grisaient du catéchisme «
savoyard » de J.-J. Rousseau.
Les réactions
extérieures du corps pastoral contre les
jugements de d'Alembert ou les écrits de
Rousseau étaient pratiquement
annihilés par le vide des
prédications, la stérilité du
christianisme raisonnable, du rationalisme qui est
l'aboutissement négatif d'une
réformation sans l'Esprit. Ainsi, se
présentait l'atmosphère religieuse de
Genève quand apparurent, au début du
XIX° siècle, les premiers
symptômes de ce Réveil auquel
César Malan devait bientôt prendre une
part active.
Genève de
toujours
Sans doute, cette physionomie
passagère de Genève, ces traits
momentanés que lui imprimait le XVIII°
siècle, ne suffisent pas à
dépeindre l'atmosphère propre
à la Cité du Refuge, à
définir l'esprit de la patrie d'emprunt des
ancêtres de Malan.
La
Genève calviniste
Cité-creuset, avons-nous dit
: quels sont donc les courants qui y maintiennent
le climat propre aux amalgames ? « La
Citadelle mystique accueille les proscrits de la
foi, quels que soient leur idiome et leur origine,
elle les adopte, elle les éduque par le
temple et par l'école, et elle les
prépare à évangéliser
le monde... Évadés de Lucques ou de
Florence, de Provence, du Languedoc... elle les
entasse dans ses ruelles montantes, dans ses hautes
maisons surélevées d'étage en
étage, elle les met à l'imprimerie -
des centaines de typographes multiplient les
traités en toutes langues -... ; elle
rassemble leurs ferveurs en une doctrine, elle les
discipline et les exalte, leur inculque, non un
patriotisme de clocher, niais un message universel.
» (3).
Politiquement, c'est une patrie
charnelle que la dictature théocratique de
Calvin a accoutumée à penser et agir
en fonction de la Jérusalem céleste,
de la patrie spirituelle qui domine toutes les
patries d'ici-bas. La notion du temporel y prend
donc un caractère très marqué
de relativité. C'est le Conseil de cette
Cité qui a inscrit en 1512, au Registre de
ses délibérations, cette fière
déclaration :« Il vaut mieux vivre
libres et pauvres que riches et assujettis au joug
de la servitude. »
Indépendance et discipline;
spiritualité et sens du réel ;
recueillement et expansion ; soif de
connaître et soif de propager. La vieille
Cité calviniste ignore le mysticisme
figé dans la contemplation passive : elle a
habitué les siens à l'action et
à la responsabilité. « Par un de
ces fréquents paradoxes spirituels, de
même que la thèse écrasante de
la prédestination a suscité à
Genève des énergies sans
défaillance..., de même la doctrine de
la justification par la foi y a été
féconde en oeuvres
(4).
Quand les proscrits de la foi
franchissent ses portes, ils respirent une
atmosphère qui, tout en apaisant leurs
douleurs, les sollicite irrésistiblement
à reprendre leur tâche de
témoins, de soldats de Dieu sur la terre. Le
combat, rompu sur le plan charnel, doit reprendre
sur le plan de l'esprit ;«la Cité de
Refuge demeure « une forteresse pleine de
missionnaires ».
Des réfugiés à la
cité de Refuge, nous avons ainsi parcouru
l'itinéraire spirituel dont la ligne
traversera l'âme de César
Malan
L'apport des
pères...
Qu'on ne nous accuse pas de
déterminisme, de donner aux
hérédités ou au milieu une
influence exagérée ou fausse sur une
personnalité. Le chrétien ne se fait
pas tout seul et le Saint-Esprit, en s'emparant
d'une âme pour y instaurer la royauté
de Christ, ne saccage pas ou ne méprise pas
arbitrairement les avenues qui mènent du
centre d'une personnalité aux limites de
l'être et de ses possibilités.
Ôtez l'école de Tarse et le rabbinat
de la vie de saint Paul, et le Saint-Esprit vous
donnera la simple et bienfaisante
Épître de Pierre, mais non
l'éloquente et démonstrative
Épître aux Romains.
Supprimez, chez César Malan,
tous les traits qu'imprimeront à son
caractère les trois lignées de
proscrits de la foi dont il dérive. Vous
aurez, sans doute, à l'heure de sa
conversion, le même racheté de
Jésus-Christ, mais vous ne le verrez plus
agir de la même manière.
Peut-être même ne surgira-t-il pas de
la foule anonyme !
La milice des témoins de
Jésus-Christ n'est pas un agrégat
d'individualités amorphes, reproduisant en
série un modèle banal. Le
Saint-Esprit ne travaille pas « à la
chaîne ». Quand Il fait irruption dans
le chaos d'une âme, c'est pour y faire
resplendir la Lumière et la Vie avec toutes
les richesses diverses qu'elles suscitent ou
qu'elles raniment. Il opère une
résurrection : Il restitue... Il
rédime. Il relève « d'entre les
morts », mais le mort qui se lève au
contact de cette Puissance retrouve tout ce qui, en
lui, le distinguait d'un autre... Il marche, mais
avec son propre corps ; il pense, agit, mais
à travers sa propre âme... et la
Sagesse infiniment variée de Dieu
réalise ses buts saints et éternels,
en respectant cette originalité. Celui qui a
donné à l'étoile un
éclat différent d'une autre
étoile n'imprime pas aux âmes et aux
ministères une décevante et lassante
uniformité : les émondages
disciplinaires que Sa sagesse opère parfois,
l'inutilisation qu'elle impose, à certains
de nos dons n'infirme point ce respect de
l'individualité. Membre d'une race,
descendant d'une famille, le chrétien garde,
hormis ce qui ressortit du péché, les
traits essentiels de ceux dont il
dérive.
Nous aurons l'occasion de relever,
au cours de ce travail, la dynamique nouvelle, les
directions imprévisibles, les oeuvres
inattendues que le Seigneur a fait surgir dans la
carrière de notre héros. Mais nous y
relèverons aussi les traits
sédimentaires, l'apport de race et de
famille qu'Il a respectés en lui, comme
aussi ce modelé qu'imprima à son
âme l'atmosphère spéciale de
Genève.
De l'apport des Vaudois de Provence,
nous retrouverons chez notre héros les
traces dans cette simplicité de foi et de
vie qui marquera son christianisme, son foyer, son
abord, cette passion d'apostolat par le
traité, ce souci de l'âme
enfantine.
L'apport languedocien s'affirmera
par une endurance indomptable devant les luttes,
les fatigues et la sévérité
des conditions matérielles. La sagesse
équilibrée de cette branche
d'aïeux fera contrepoids aux explosions
mystiques des aïeux du Vivarais et le
prophétisme désordonné se
disciplinera en César Malan pour faire de
lui « le chantre du Réveil ».
L'intransigeance doctrinale, roc d'une pratique
chrétienne austère et fidèle,
n'empêchera pas chez lui ces tendres
effusions du coeur qui rendaient l'âme
à âme si prenant et l'accueil de son
foyer si réconfortant.
L'emprise calviniste de
Genève ne pourra, chez ce petit-fils de
proscrits, qu'accentuer la valeur de la conscience
individuelle, le prix d'une foi qui mérite
jusqu'au sacrifice de sa propre vie, en même
temps qu'elle aggravera en lui ce double sens de
l'universel et de l'éternel, qui est
à la base de toute action
missionnaire.
Tout cela était
déposé dans l'âme de
César Malan comme des minerais
précieux sont enfouis au sein d'une
montagne. Lorsque la grâce fera irruption
dans sa vie et la soumettra au baptême de feu
de l'Esprit, ces trésors cachés se
mettront en fusion et leur richesse s'exprimera
à la plus haute puissance et avec le plus
intense rayonnement.
Ainsi m'apparaissaient, du haut des
remparts de la vieille Cité, les
étapes formatrices de la personnalité
de César Malan.
Perspectives
d'une vie
Mais, loin de ces lieux historiques,
j'allai m'asseoir au pied du grand saule qui, au
cimetière de Vandoeuvres, couvre de son
ombre la tombe de César Malan.
C'était un soir de juillet, au terme d'un
orage dans lequel s'étaient
résorbées toutes les menaces d'une
insupportable atmosphère. La nature semblait
heureuse d'être délivrée de
l'oppression : les oiseaux recommençaient
à chanter. Dans ce calme libérateur,
tout invitait à méditer.
Dressé au milieu de la
concession familiale, le granit funéraire de
César Malan apparaissait comme une borne
indicatrice sur la route de
l'Éternité. Et comme le site de la
vieille Genève m'invitait à suivre
l'itinéraire spirituel de César Malan
dans sa parenté lointaine, avant qu'il
fût !..., ici le site paisible de Vandoeuvres
m'incitait à jeter un regard sur ce qu'avait
été la ligne propre de notre
héros, son itinéraire personnel, les
sentiers foulés par lui sous l'impulsion de
l'Esprit.
Les
fils inquiets de l'Eglise
Réformée
Et c'est ici l'occasion de dire
pourquoi cette personnalité du Réveil
du XIX° siècle m'a passionné,
C'est qu'il a incarné douloureusement
l'angoisse qui tourmente parfois les fils de
l'Eglise Réformée calviniste quand
ils ne sentent plus cette Église
fidèle à son glorieux passé,
fidèle à la Parole Divine qui la fit
surgir, fidèle aux plans de Dieu pour le
monde. Il nous plaît d'écrire cela en
pensant à cette Genève où, il
y a une dizaine d'années, de jeunes membres
soucieux de l'avenir de leur Eglise, se groupaient
sous le vocable de « fils inquiets de l'Eglise
». Cette inquiétude, quels sont les
chrétiens réformés
conséquents qui ne l'aient, un jour,
éprouvée ?... On n'a pas
résolu le problème que posent,
à des jeunes ou à des âmes
nouvellement réveillés à la
vie spirituelle, l'écart entre un beau
passé et un tiède présent, la
dissonance entre les belles déclarations de
foi et les laideurs pratiques des protestants, - en
exhumant des vieilles armoires officielles une
Discipline dictatoriale, ou en extrayant
péniblement de vieux papiers et d'antiques
coutumes, une Tradition niveleuse qui tiendrait
lieu d'Inspiration céleste... On n'a pas
assuré sa propre et indolente
tranquillité en murmurant devant les audaces
d'âmes ou de ministères en
Réveil : « C'est leur jeunesse... Cela
leur passera avec le temps » et en inventant
une nouvelle théologie de cabinet faite
à la mesure de ses échecs, de son
enthousiasme perdu ou de sa paresse
installée dans un christianisme confortable.
Quand on s'obstine dans cette position, et que l'on
s'abrite derrière le rempart des
majorités écrasantes, on oblige des
personnalités courageuses,
conséquentes, qui ne prennent pas parti de
l'infidélité, à se
détacher en francs-tireurs...
Dissident malgré
lui
Un franc-tireur du Réveil,
ainsi m'apparut César Malan... Mais
franc-tireur parce qu'il ne voulut pas se
résoudre à la lâcheté,
au compromis, au défaitisme spirituel. Et
cela, il l'eut de commun avec la plupart des hommes
de Réveil qui illustrèrent cette
époque.
Mais au contraire de beaucoup
d'autres, César Malan ne prit jamais son
parti d'avoir été ainsi
détaché par les impulsions de
l'Esprit, puis séparé par
l'obstination des hommes, de ce qu'il
considérait comme sa vraie famille
spirituelle. César Malan fut un dissident,
mais un dissident « malgré lui »
et qui ne s'en consola jamais. Sa « Chapelle
du Témoignage » fut construite de
planches, comme le tabernacle dans le désert
: elle ne se mua jamais en institution de pierre,
en Temple; et sur son lit de mort, il en ordonna la
destruction ! C'est qu'au fond, Malan se tint
toujours en disponibilité, en position
d'attente : il n'aurait pas eu de plus grande joie
que de rejoindre une Église qui l'aurait
laissé annoncer librement l'Évangile.
Il était dissident, mais avec tristesse :
d'autres en éprouvent de la
délectation et quand même un ange du
Ciel ou quelqu'un ressuscité d'entre les
morts viendrait leur dire que l'Esprit a tout
changé et qu'il en est 7.000 qui n'ont pas
fléchi les genoux devant Baal, ces amoureux,
ces idolâtres de la dissidence ne les
écouteraient point.
Une dissidence qui s'était
imposée à certaines consciences
nobles' et respectables, comme un accident, une
solution au pire et momentanée, apparaissait
à d'autres comme un état normal,
délectable, permanent. Cette position de
dissidence - que sa fidélité aux
ordres d'En-Haut ne lui permit pas de rompre - fut
toujours une plaie au coeur de Malan. Et plus
encore que les divergences ecclésiastiques
ou théologiques, cette souffrance
secrète explique l'inharmonie qui marqua si
souvent ses rapports avec l'Eglise dissidente et
darbysante du Bourg de Four.
Pour un chrétien loyal de
l'Église Protestante historique (dite
Réformée en France ou Nationale en
Suisse), certains affaissements spirituels de son
Eglise et certaine obstination dans la
léthargie posent à sa conscience ce
redoutable problème : ou rester dans les
cadres historiques en violentant sa propre
conscience ; ou sortir des cadres en reniant, au
nom d'une crise présente, toute la
fidélité passée et tous les
liens qui unissent les générations
entre elles. C'est la douleur secrète de
bien des fils inquiets de notre Eglise : c'est un
véritable écartèlement
d'âme et ceux qui en souffrent le plus sont
ceux qui, sans éclat ni tapage,
répandent leur coeur meurtri devant Dieu, en
demeurant au sein de leur Église malade !
J'aime César Malan parce que, sous la
contrainte d'une décision majoritaire sans
appel qui le chassa de l'Eglise, il ne cessa
d'être un de ces écartelés de
la conscience chrétienne.
Aigle en cage
Et puis, il faut bien l'avouer, ce
géant n'eut pas, à vues humaines, un
ministère à sa taille, à la
mesure des dons que Dieu lui avait départis.
Il nous apparaît, tout au long de sa vie et
de son activité, comme un aigle en cage. Des
possibilités immenses : des
réalisations limitées. Une
consécration au pastorat des multitudes : un
ministère à quelques passion
anonymement et passagèrement
groupées. - Une passion et des aptitudes
à évangéliser les foules : en
fait, le tête à tête, le
témoignage individuel ou l'action
silencieuse par l'imprimé. - Une vie
débordante d'entrain, un besoin
irrésistible de se donner, mais qui se
replie sur de longues années de souffrance
silencieuse et soumise. Ce fut une âme
ardente, apte aux larges envols, mais constamment
mise à l'étroit. Il plane
malgré tout, sur cette vie, un
mystère : celui d'une Volonté divine
qui la ramène sans cesse à des
limites hors de proportion avec l'envergure qu'elle
aurait pu atteindre, C'est ici qu'il convient de
répéter le mot de César Malan
lui-même : « Pour le croyant, il n'y a
pas hasard ». Ce qui est mystère de ce
côté est sagesse et amour de l'autre
et cela suffit.
Gagneurs
d'âmes
Mais cette Volonté divine,
qui a refusé à César Malan une
grande paroisse ou un imposant auditoire permanent,
ne lui a pas refusé des âmes à
gagner au Sauveur, mort et ressuscité pour
elles. Dans ses rencontres au carrefour des
chemins, par les pages éparses de ses
innombrables traités, par ses cantiques
empoignants, César Malan fut le
héraut de la Grâce divine : par lui,
Dieu donna convocation à plus d'une
âme pour le grand festin que sa Grâce
offre aux pécheurs. À défaut
de titre officiel et de ministère
accrédité par les hommes, Malan
mérite bien le beau titre de « gagneur
d'âmes à Jésus-Christ».
Comme beaucoup d'hommes du Réveil du
XIX° siècle, - à un degré
plus intense encore, - il eut cette passion des
âmes; les conduire au Dieu qui les avait
aimées jusqu'à donner Son Fils pour
elles, leur déclarer cet Amour, fut
l'inextinguible passion de sa vie. Quelques
réserves que certains puissent formuler sur
ses méthodes, c'est cette trace permanente
que l'on retrouve tout au long de
l'itinéraire de sa vie et de son apostolat.
Dans un monde où tant d'êtres,
même dans nos milieux religieux, sont
dévorés par la soif des
réussites, des succès, des honneurs,
il est réconfortant de s'arrêter
devant un homme qui ne connut d'autre soif que
celle d'amener des âmes à la Source de
la Vie.
Pèlerin de
l'Eternité
Homme de foi, allant comme s'il
voyait Celui qui est invisible, César Malan
a vécu et marché ici-bas en
Pèlerin de l'éternité : il
accordait son heure à l'horloge d'En-Haut.
Les réalités du Ciel étaient,
à sa vivante foi, aussi réelles et
sensibles que la terre qu'il foulait de ses pas.
Quand un homme a ainsi vécu, aimé,
souffert, lutté en vue de
l'Éternité, l'oeuvre qu'il a
accomplie, aussi modeste que les hommes la jugent,
peut-elle périr ? « Non, dit l'Esprit,
leurs oeuvres les suivent. » Qu'importe si les
traces visibles se sont effacées ici-bas
dans la grisaille des siècles !
Par-delà les granits des tombes,
l'itinéraire des témoins de
Jésus-Christ se poursuit, lumineux, dans la
Présence même de Dieu.
LE
QUARTIER MALAN A MERINDOL (VAUCLUSE)
|