Un Gagneur
d'Âmes:
CÉSAR
MALAN
PREMIÈRE PARTIE: CÉSAR
MALAN ET L'EGLISE DU TÉMOIGNAGE
CHAPITRE III
LE RÉVEIL ET LES LUTTES
Un jeune
homme aimable
L'on connaît le mot rude que
Dorothée Trüdel opposa à celui
qui lui amenait Arnold Bovet dans sa maison de
guérison par la foi. Alors qu'on exaltait
devant elle les qualités de « ce jeune
homme si aimable », elle s'écria :
« Ah ! l'enfer en est plein, de ces jeunes
gens aimables ! » C'est que, dans le
sanctuaire de Mânnedorf, on ne se payait pas
de mots.
Essayons donc, nous aussi, de
distinguer nettement ce que valait, pour l'exercice
du ministère pastoral, le jeune homme si
aimable dont nous avons déjà
esquissé le portrait. Courons en hâte
vers la personnalité religieuse et la foi de
ce jeune pasteur, puisqu'au fond, c'est là
ce qui prime le reste.
Nous avons déjà
noté la forte empreinte que la
piété maternelle avait mise sur son
âme d'enfant. La vérité
centrale de l'Évangile : la divinité
éternelle de Jésus-Christ avait,
certes, trouvé un abri dans cette âme
confiante, mais l'abri froid d'un tombeau : quant
aux études de théologie, elles
avaient peut-être fait surgir, autour de ce
tombeau, quelques fleurs ravissantes, mais elles
n'avaient pu amener à la vie les germes
enfouis d'une éducation pieuse.
mais
ignorant de Christ
C'est en regardant à cette
époque que Malan lui-même confessait :
« Lorsque je fus consacré dans l'Eglise
de Genève en 1810, j'étais dans la
plus profonde ignorance de la vérité
telle qu'elle est en Christ. Je demeurai dans ces
ténèbres jusqu'en 1814, époque
où je commençai à croire que
le Seigneur Jésus est Dieu. » Dans les
premières années de son
ministère, se place en effet un incident
comme il plaît souvent à Dieu d'en
produire dans la vie de ses meilleurs serviteurs.
Malan était allé prêcher dans
un village du canton de Vaud « Au sortir de
l'église, raconte Malan, le pasteur vint
à moi d'un air triste et
sévère, et ne me dit d'abord que ces
mots : " Monsieur, il m'a paru que vous ne savez
pas que, pour convertir autrui, il faut d'abord
être converti soi-même. Votre sermon
n'est pas chrétien, et j'espère que
mes paroissiens ne l'auront pas compris!
Paroles salutaires ! Ce furent
elles, et tout ce que ce fidèle serviteur de
Christ y joignit ensuite, qui me firent comprendre
ce qu'est, en effet, un chrétien.
»
L'appel de Dieu
Aucun document ne rappelle le nom de
ce pasteur : il est dans la manière de Dieu
de laisser souvent dans l'anonymat les instruments
dont il se sert pour promouvoir une forte
personnalité chrétienne. L'Esprit de
Dieu besogna dur dans l'âme du jeune pasteur
: mais ce n'est guère qu'autour des
années 1813 et 1814 qu'il constata que cette
vérité devenait vivante pour son
coeur.
« Je commençai aussi
alors à discerner la grâce et la
justification par la foi sans les oeuvres. Galland
me parlait souvent, et je me voyais moi-même
dans les méditations que je faisais aux
« prières » de la semaine, arriver
par degrés à cette
vérité que l'homme n'est
justifié que par la foi. »
Nous sommes en 1815 et
déjà Malan recevait de quelques-uns
de ses supérieurs, des avertissements et des
reproches pour la diffusion qu'il faisait de ses
propres découvertes ! On peut mesurer le
chemin parcouru en relevant l'analyse de sermons
prêchés par lui avant cette
époque. En 1813, s'appuyant sur Philippiens
3 : 13-14, il proclamait « l'innocence
naturelle de l'homme et la justification du
pécheur par ses oeuvres et ses vertus
», et concluait ainsi : « En voyant les
vertus que vous aurez acquises vous ouvrir sans
peine la route à de nouvelles vertus, vous
goûterez des délices secrètes
et qu'on ne saurait exprimer. Le sentiment de vos
progrès remplira vos coeurs d'un doux
espoir, et ce sera ainsi qu'en augmentant chaque
jour votre précieux trésor, ce
trésor épuré par le feu, avec
lequel on achète l'immortalité, vous
verrez arriver, pleins de célestes
émotions, l'heure fortunée où
vous remettrez au Créateur votre âme
embellie de vertus. » Et ceci n'est qu'un
exemple.
C'est par une exagération
bien protestante de sens individuel qu'il pouvait
dire d'une telle prédication : « C'est
la Parole de Dieu même, que vous ne saurez
mépriser sans crime ni rejeter sans danger.
» On comprend que Malan ait pu prononcer, plus
tard, ce verdict sur lui-même : «
J'étais ministre depuis plusieurs
années, que mon oeuvre était encore
celle d'un jeune homme entièrement
étranger à la doctrine
évangélique du salut par grâce,
et qui établissait les mérites de la
justice de l'homme, flattait ses vertus et lui
montrait le ciel comme la récompense
infaillible de ses efforts.
Messager sans
message
N'ayant pas même l'idée
de cette justice de Dieu qui, par la foi en
Jésus-Christ, s'étend à tous
et sur tous ceux qui croient, je n'avais pas la
pensée que je m'y opposasse. J'étais
dans l'ignorance la plus calme, et sans la moindre
inquiétude sur la nature de ma religion. Je
parlais comme je sentais, comme j'avais
été enseigné, et avec toute la
ferveur et la vivacité de la jeunesse;
prêchant un Dieu et un Sauveur inconnus, et
ne produisant, au lieu du témoignage du
Saint-Esprit, que la morale de la raison, que les
mensonges d'un coeur incrédule.
»
Le
Dieu de la conscience
Pourtant, de cette période,
ressortent deux traits importants pour la
compréhension de l'attitude
postérieure de Malan : d'une part, Dieu est,
à cette époque, pour la foi de Malan,
le Dieu vivant de la conscience, longtemps avant de
devenir, pour son coeur de chrétien, le Dieu
de l'amour souverain et du pardon
gratuit.
Le
besoin d'absolu
D'autre part, toute conviction
religieuse revêt déjà chez lui
un caractère d'autorité et une forme
dogmatique. Ce qu'il croit est déjà
pour lui « vérité de Dieu »
qu'il doit proclamer et qu'on doit accepter comme
telle. Il était une de ces grandes
âmes religieuses pour lesquelles il semble
que l'absolu soit un besoin, qui ne respirent
à l'aise que dans cette atmosphère.
Ce trait de caractère devait marquer toute
sa vie religieuse, pensée et action, et en
expliquer l'absolue indépendance.
Un
craignant Dieu
Nous emprunterions volontiers au
langage du XVI° siècle le qualificatif
qui nous paraît le mieux convenir à
cette personnalité : celui de «
craignant Dieu »... La sainte et aimante
« crainte de Dieu », qui fit les
héros du XVI° siècle, qui les
courbait comme des enfants et les redressait comme
des soldats au port d'armes devant la
volonté absolument libre et efficace du Dieu
vivant et vrai, remplit de bonne heure l'âme
de Malan et fut sous-jacente à toute sa vie
religieuse. De là une fermeté, une
clarté qui enlevait à sa conduite
jusqu'à l'apparence de l'hésitation,
et une fidélité du coeur qui,
désormais, empêcha un seul doute
d'obscurcir sa pensée religieuse. Cette
marche simple, indépendante, assurée,
supérieure explique l'opposition qu'il
souleva dans ce monde religieux « ondoyant et
divers » de la Genève de
l'époque.
1816, l'Année de la
Délivrance
En 1816 Dieu fit, au jeune
prédicateur, l'immense grâce de ne
plus prêcher « un Dieu et un Sauveur
inconnus ». Cette date fut, selon ses propres
termes, « l'année de la
délivrance ». Au début de cette
année, il se lia avec deux étrangers
pieux, De Sack, de Berlin, et Wendt, pasteur
luthérien, à
Genève.
« - Un soir, écrit-il,
la lecture du 5e chapitre des Romains, que faisait
Ch. de Sack dans sa chambre, à la Grand'Rue,
produisit sur moi une impression très vive,
en particulier le verset 10 : « Car si,
lorsque nous étions ennemis, nous avons
été réconciliés avec
Dieu par la mort de son Fils, à plus forte
raison, étant déjà
réconciliés, serons-nous
sauvés par sa vie. » De la même
époque, cet autre témoignage : «
Un jour que je lisais l'Évangile à
mon pupitre, dans la classe, pendant que les
écoliers faisaient un devoir, -
c'était l'après-midi, - je lus le
2° chapitre des Ephésiens, et quand
j'arrivai à cette parole : « Vous
êtes sauvés par grâce, par la
foi; cela ne vient pas de vous, c'est le don de
Dieu ! », le livre me sembla lumineux, et je
fus si vivement ému, que je dus sortir dans
la Cour du Collège, où je marchai en
m'écriant : « Je suis sauvé ! Je
suis sauvé ! »
«Je suis
savé!»
Malan comparait sa conversion
à ce qu'éprouve un enfant
réveillé par un baiser de sa
mère. En la rappelant bien des années
près, il soulignait l'exactitude de l'image.
« Je ne puis reporter ma pensée
à ce temps béni de mon
pèlerinage ici-bas, sans magnifier la tendre
compassion du Seigneur qui m'a
épargné les craintes, le trouble et
les doutes pénibles par où passent
tant d'âmes avant que de parvenir à la
paix que donne la foi.
Aussi calme qu'elle fût en
apparence, elle n'en marqua pas moins le
départ d'une vie nouvelle. Certes, cette
conversion n'apparut pas au dehors comme une de ces
réformes éclatantes du
caractère et des moeurs qui s'imposent aux
indifférents eux-mêmes. Le message du
« salut par grâce » rencontra dans
Malan un jeune homme religieux, d'une
moralité sévère, aux allures
franches et aux actes tournés vers le bien.
Le changement provoqué fut donc le passage
d'une vie morale et ordinairement religieuse,
à une vie de l'Esprit et nouvelle au sens
propre de l'Évangile.
Le
Dieu de la Grâce
Ce qui saisit Malan, ce fut cette
proclamation d'un salut accompli en dehors de lui
et pour lui : Dieu se présenta comme le Dieu
de l'initiative souveraine, comme le Dieu « de
la grâce », à une âme trop
ornée de vertus et trop sûre de ses
efforts pour aller, d'elle-même, à la
recherche de cette grâce. Cette nouvelle
naissance fut bien au pied de la lettre, une
création nouvelle, un fait
entièrement, essentiellement et absolument
nouveau. Non le couronnement des actes religieux
d'un homme s'élevant jusqu'à Dieu,
mais le miracle et la folie d'un Amour divin qui
s'abaisse jusqu'à l'homme
détourné et déchu de ses
célestes origines.
Le
Don de Dieu
« Cela ne vient pas de vous,
c'est le don de Dieu » : cette parole de
l'Écriture, messagère de la
grâce, allait faire de Malan, né
à la vie nouvelle de la foi, le champion de
la libre et souveraine grâce de Dieu. Il faut
noter attentivement ce fait si l'on veut comprendre
toute l'attitude future de notre héros,
toutes ses réactions en présence
d'une opposition farouche et partiale, si l'on ne
veut pas être injuste en examinant sa vie.
CERTIFICAT DE FILIATION DE CESAR
MALAN
Le changement opéré
entraîna, chez Malan, une rupture totale avec
le passé. L'absolutisme dont il marqua
désormais ses paroles et ses rapports avec
autrui, il se l'imposa à lui-même
dès le départ : dès les
premiers pas où sa piété
l'engage, il manifeste une décision sans
compromis.
Pas
de compromis
Aussitôt qu'il eut
reçu, de la Parole de Dieu, les impressions
décrites plus haut, non seulement il'
n'hésita pas à détruire tous
ses manuscrits, mais il mit au feu une collection
d'auteurs classiques qu'il avait laborieusement
formée, et qui avait été,
jusque-là, son plus précieux
trésor. Sans doute, le retrouvera-t-on plus
tard mettant ces mêmes classiques entre les
mains de ses fils : mais il n'en reprit jamais,
pour lui-même, la lecture.
La Parole de Dieu n'était
pour lui nulle part ailleurs que dans
l'Écriture; le service de Dieu était
essentiellement la prédication de cette
Parole : à cela seul, il consacra sa vie
tout entière.
Saisi par un tel message, Malan ne
pouvait demeurer longtemps sans témoigner
hautement et devant tous de sa foi.
Déjà, le 15 décembre 1816 et
le 19 janvier 1817, il prêcha à la
campagne son fameux sermon : « L'homme ne peut
être justifié que par la foi.
»
Malan prédicateur de la
Grâce
Il y avait cependant quelque
hésitation dans sa foi : «
J'étais dans la foi, écrit-il, mais
je n'était pas « affranchi », et
je reçus cette dernière
bénédiction pendant que R. Haldane,
que j'aime comme un père, m'enseignait plus
exactement dans la voie de Dieu, ce qui eut lieu au
commencement de 1817, époque à
laquelle je fis aussi la connaissance du Dr Mason
et du Révérend Bruen, de New-York,
avec lesquels je lisais et méditais la
Parole de Dieu. »
Influence de R.
Haldane
Dans une lettre à un ami
d'Écosse, il précisait : « Il
plut à Dieu de rendre mon âme
attentive aux pieux enseignements d'un Apollos venu
de votre propre pays, et qui me montra,
d'après les Écritures, toute la
valeur de la perle de grand prix. J'en fus enrichi,
et dès ce bienheureux moment, le monde et le
ciel, cette vie et l'éternité,
l'homme et son Dieu, se présentèrent
à mon esprit sous des relations toutes
nouvelles. Ce fut une résurrection de tout
mon être intellectuel et moral. La Bible
m'enseigna que la durée de ce monde est peu
de chose auprès de l'éternité;
et la vie de l'homme n'eut de réalité
à mes yeux qu'autant que je la vis en Dieu,
avec le Sauveur. Hors de Christ, tout me devint
mort, et dès ce temps-là, je
méprisai plusieurs branches de l'instruction
ordinaire, parce qu'il me parut impossible de les
rattacher à la vie véritable,
à l'existence de l'âme dans ce royaume
éternel que l'Évangile m'avait appris
à connaître et à aimer comme
une véritable patrie. »
C'est à la parole de cet
homme apostolique que Malan dut, ainsi que Gaussen,
l'affermissement de ce sentiment de vivante et
joyeuse espérance à l'égard du
salut, qui fut le caractère constant de sa
piété.
15
mars 1817: un sermon explosif
Le biographe des frères
Haldane s'exprime ainsi au sujet de Malan : «
Ce fut le 15 mars 1817 que Dieu accorda à
Malan la grâce d'être le premier
à relever publiquement de la
poussière l'étendard fané de
l'Eglise de Genève, et de proclamer
courageusement, du haut de la chaire de Calvin,
sans réserve et sans compromis, cet
Évangile dont les échos avaient,
dès longtemps, cessé de s'y faire
entendre dans les temples. »
C'est à l'occasion des
fêtes de Pâques, en mars 1817, que
Malan prononça, dans une chaire de
Genève, le sermon sur « la
justification par la foi » qu'il avait
déjà donné dans quelques
paroisses de campagne. Cette prédication fut
un événement dans l'histoire
religieuse de Genève. « Je
prêchai, raconte Malan, dans un grand temple
(le temple de la Madeleine), qui était
cependant trop petit pour l'auditoire qui s'y
pressait. C'était vers le soir, et
l'obscurité du lieu ajoutait à la
solennité de l'appel que, pour la
première fois, j'adressai à la
conscience des incrédules et des Pharisiens.
On m'écouta d'abord dans le plus profond
silence, niais ce calme était celui de la
surprise et du déplaisir. Des signes de
mécontentement se montrèrent ici et
là à mesure que je manifestais la
fausseté de la justice de l'homme et que
j'exaltais celle de Dieu, par la seule foi en
Jésus. On en vint jusqu'à murmurer;
on s'agitait; et, lorsque, montrant de la main la
muraille qui était à droite de la
chaire, je dis avec fermeté : « Si,
dans ce moment, la main mystérieuse qui
jadis, à Babylone, au milieu de la licence
d'un festin impie, écrivait en silence sur
la muraille l'arrêt de mort d'un roi vicieux;
si cette main s'avançait et qu'elle
traçât sur cette paroi l'histoire de
votre vie depuis que vous avez juré de la
rendre pure; si ces lignes véridiques
révélaient ici ce que vous avez fait
et pensé loin des regards des hommes et dans
le secret de votre coeur, dites !... quel est celui
de vous qui osât même y porter les yeux
?... Cette supposition seule ne vous fait-elle pas
frémir ? »... En ce moment-là,
plusieurs des auditeurs regardèrent comme
à la dérobée vers la muraille,
d'autres levèrent les épaules.
L'impatience éclata tout à fait
lorsque, quelques moments après, m'adressant
au pêcheur qui prétendait
mériter le salut par ses vertus, je
m'écriai : « Cherche donc encore,
pécheur qui t'éloignes de Christ !...
Cherche autour de toi, cherche en toi-même...
Fouille et refouille tout ton être !... Qu'y
trouves-tu ? dis ! qu'as-tu qui puisse être
offert à Dieu... » A ces appels,
répondit un mouvement de dépit dans
l'assemblée. Quand le prédicateur
descendit de la chaire, il traversa la foule de ses
concitoyens « comme un soldat qui est
passé par les baguettes, ou comme un
malfaiteur portant une torche d'infamie.
»
Cette exposition éloquente et
claire de l'Évangile de la grâce
détourna de Malan ses propres parents. Sa
femme elle-même fut profondément
affligée : leur riant avenir lui parut faire
naufrage. Malan rentra donc chez lui, couvert de
mépris, accablé. Mais, sur le seuil
de sa porte, il rencontra Robert Haldane, qui lui
dit, en lui serrant la main avec infiniment de
bienveillance : « Béni soit Dieu !
l'Évangile est de nouveau
prêché dans Genève !
»
L'opposition
L'opposition ne tarda pas à
se manifester violemment. Dès le lendemain,
le pasteur Chenevière,
délégué par la Compagnie des
Pasteurs, vint prier le jeune ministre « de
changer sa doctrine, vu le danger qu'il y avait
à prêcher que les bonnes oeuvres ne
sont pas nécessaires à l'acquisition
du salut »... Il répondit que telle
était sa foi. Dés lors, la chaire lui
fut refusée par les pasteurs de la ville et
par la plupart de ceux de la campagne.
Cette opposition ne pouvait tarir le
désir ardent qu'il avait de proclamer
à ses concitoyens les vérités
de la Grâce, « J'étais
persuadé que l'allégresse qui
remplissait mon âme à la vue de la
grâce de Dieu en Jésus, serait
partagée par tous ceux qui l'entendraient et
que tous, ravis de la bonne nouvelle du salut,
s'empresseraient de renoncer à leurs erreurs
et à leur vaine justice. » D'autre
part, la pensée d'une séparation
d'avec l'Eglise officielle n'effleurait même
pas son esprit. En juillet de la même
année, des offres brillantes lui furent
faites de « former une Église à
Genève en se déclarant pasteur des
frères qui se réunissaient alors en
dehors de l'Église officielle. » Il les
refusa. « Dans ces petites assemblées,
écrit-il, je crus trouver plus de sensation
que de vérité; aussi
détournai-je ceux de ma famille qui m'en
parlèrent, et leur déclarai-je que je
n'approuvais pas la doctrine que j'y avais entendue
et encore moins les cantiques qu'on y avait
chantés. »
Le
règlement du 3 mai 1817
En raison de ces incidents, la
Compagnie des pasteurs de Genève crut devoir
promulguer, le 3 mai 1817, le règlement
suivant, qui laissera rêveur tout lecteur
consciencieux et quelque peu instruit des principes
fondamentaux de l'Eglise
Réformée.
« La Compagnie de l'Eglise de
Genève, pénétrée d'un
esprit d'humilité, de paix et de
charité chrétienne, et convaincue que
les circonstances où se trouve
l'Église confiée à ses soins
exigent de sa part des mesures de sagesse et de
prudence, arrête, sans prétendre
porter aucun jugement sur le fond des questions
suivantes, et sans gêner en aucune
manière la liberté des opinions, de
faire prendre, soit aux proposants qui demanderont
à être consacrés au saint
ministère, soit aux ministres qui aspireront
à exercer dans l'Eglise de Genève,
les fonctions pastorales, l'engagement dont voici
la teneur :
Nous promettons de nous abstenir,
tant que nous résiderons et que nous
prêcherons dans les Églises du canton
de Genève, d'établir, soit par un
discours entier, soit par une partie de discours
dirigé vers ce but, notre opinion :
- 1° sur la manière dont la nature
divine est unie à la personne de
Jésus-Christ;
- 2° sur le péché originel;
- 3° sur la manière dont la
grâce opère, ou sur la grâce
efficiente ;
- 4° sur la prédestination. Nous
promettons aussi de ne point combattre, dans des
discours publics, l'opinion de quelque pasteur
ou ministre sur ces matières.
Enfin, nous nous engageons, si nous sommes
conduits à émettre notre
pensée sur l'un de ces sujets, à le
faire sans abonder dans notre sens, en
évitant les expressions
étrangères aux Saintes
Écritures, et nous servant, autant que
possible, des termes qu'elles emploient.
»
On commença par tenir cet
arrêté secret, auquel trois pasteurs
de la Compagnie avaient d'ailleurs refusé
leur assentiment. Quant à Malan, que sa
qualité de simple ministre écartait
de la Compagnie, il n'en eut connaissance que par
un tiers, mais se promit bien de protester à
la première occasion. Les conseils du
vénéré pasteur
Cellérier, de Satigny, contribuèrent
à tempérer l'expression de ses
sentiments à ce sujet, sans cependant en
changer le fond.
Tenir
Le 23 mai arriva, jour de la censure
annuelle des ministres, où l'on lut et
présenta le Règlement à
l'acceptation des ministres, Malan était si
ému que sa femme, désormais
gagnée à ses sentiments, lui fit
parvenir un billet portant ces mots : «
Aujourd'hui est le point où tu dois donner
gloire au Seigneur; tiens donc ce que tu lui as
promis, et ne crains rien ! »
Malan reçut, à cette
séance, les félicitations de la
Compagnie pour son enseignement au Collège ;
mais quand voulut prendre la parole sur le Projet
de règlement, on la lui refusa de la
façon la plus péremptoire. Il ne put
qu'annoncer « qu'il ne se soumettrait en
aucune manière à ce règlement
».
La
chaire refusée
Huit jours après, il
écrivait à la Compagnie « qu'il
n'en demeurait pas moins prêt à
déférer à toutes ses
décisions, pour tout ce qui concernait la
conduite extérieure de l'Eglise » et
demandait la chaire pour le 8 juin. Le
Modérateur de la Compagnie lui fit
connaître que le Corps qu'il présidait
« refusait de recevoir sa protestation ;...
que la chaire lui était également
refusée, à moins qu'il ne se
soumît au Règlement.., que la
Compagnie regarderait une demande de la chaire de
sa part comme une soumission... »
« Ce fut alors, écrit C.
Malan, que je commençai à regarder,
non plus uniquement à la Bible et à
la sainte volonté du Seigneur, mais aussi
à mes amis et à leur chagrin. En
conséquence, d'après leur conseil, je
consentis à demander la chaire, en assurant
M. le Modérateur que le sermon que je
voulais prêcher n'aurait rien qui ne
fût selon l'esprit du règlement.
» Cette requête ne fut pas accueillie.
Et même une nouvelle lettre du 1°
août, par laquelle Malan retira cette
requête en protestant toutefois contre les
accusations légères de «
dissidence » qu'on lançait contre lui,
ne fut pas même lue en Compagnie. Cette
situation tendue, entre lui et la Compagnie, se
maintint pendant plus d'une
année.
Prédication à Ferney.
Eclole du dimanche à
Genève
Malan, ne trouvant plus de chaire
ouverte dans Genève et plus que jamais
pressé du besoin de répandre autour
de lui la foi qui l'animait, commença
à prêcher à Ferney-Voltaire,
sur la frontière française: Il
établit aussi une école du dimanche
dans le local de sa classe au Collège. Cette
école compta bientôt 250 jeunes gens.
Cinq mois après, la Compagnie lui interdit
l'usage de ce local; et même quand Malan,
après une interruption d'un an, rouvrit son
école en novembre 1818 dans sa Maison du
Pré-l'Évêque, la Compagnie
enjoignit aux pasteurs d'user de toute leur
influence pour détourner de cette
école leurs jeunes paroissiens,
Malgré cela, l'école compta
bientôt deux classes, une pour les filles et
l'autre pour les garçons, chacune de plus de
60 enfants. C'est pour ces classes qu'il publia, en
1818, un petit Catéchisme en 71 demandes et
réponses, intitulé : « Le Petit
garçon chrétien »; « la
Petite fille chrétienne ».
Les événements d'alors
obligèrent Malan à un sacrifice qui
dut lui coûter beaucoup. En 1816, il avait,
en effet, fondé, dans l'étage
supérieur de son logement de régent,
un Asile ou oeuvre des filles du repentir pour la
direction duquel il s'était associé
Mesdames Pictet-de-Rochemont et Lullin et que, de
concert avec elles, il entretenait à l'aide
de fonds collectés par lui, soit dans
Genève, soit à l'étranger.
Malan prêchait là chaque dimanche ;
deux ans plus tard, quand il fut renvoyé de
sa place de régent, il dut abandonner
1'oeuvre qui lui était si chère et
où son ministère avait
déjà été abondamment
béni.
Ainsi dépouillé
d'activités bien chères à son
coeur ardent, Malan se replia sur une étude
approfondie de l'Évangile; mais il sentait
toujours très péniblement son
exclusion des chaires. De plusieurs
côtés, on le pressait de se soumettre
au règlement et de dissocier cette
soumission d'avec les scrupules de sa conscience
religieuse.
« Dieu seul connaît dans
quels combats je me trouvais, moi, jeune ministre
encore, si mal affermi dans la connaissance des
Saintes Lettres; - et sollicité si fortement
à céder aux démonstrations de
zèle et d'amour dont on m'entourait. »
À l'un des plus pressants solliciteurs,
Malan répondit : « J'agis
d'après ma foi, sans juger ni
anathématiser aucun individu, mais en
croyant que c'est la vérité. Mon
premier besoin, comme ministre de Dieu, est de
prêcher les vérités en
question. »
Une
lettre prématurée
Cependant, ces démarches
instantes d'un aîné auprès d'un
jeune, jointes à des interprétations
un peu précipitées des sentiments de
la Compagnie des pasteurs, arrachèrent au
jeune pasteur la lettre du 6 mai 1818 où son
caractère généreux et trop
confiant l'amena à déclarer : «
J'ai péché contre vous, mes
Frères, par un déplorable esprit
d'exclusion qui n'était point la sagesse qui
vient d'En-Haut... Si je ne puis approuver un
règlement qui n'est pas selon mes principes,
je veux m'y soumettre, afin que la paix ne soit
plus troublée. Oui, mes Frères, la
charité mutuelle vaut mieux que le triomphe
des. opinions, même les plus
légitimes; je l'ai senti, je vous le
prouverai. » De cette lettre, Malan dira
lui-même plus tard qu'elle provenait
plutôt « du coeur du jeune disciple, et
en quelque sorte, de l'enfant des pasteurs, que de
l'esprit calme et prudent du ministre de Dieu
». Son ami, J.-A. Bost, la considéra
comme la marque d'une vacillation de principes,
même d'une chute !...
Malan ne tarda pas à
s'apercevoir que sa confiance « avait alors
été surprise ». Cette lettre lui
rendit l'usage de la chaire : il prêcha deux
fois en mai et août sur Matthieu 26: 40 et
Jacques 2: 14, et ces deux prédications
eurent un retentissement extraordinaire. Mais il
fut accusé du « parti pris de
dogmatiser», de porter en chaire des «
subtilités théologiques ».
« Après cette prédication, dit
Malan, au lieu de cet intérêt et de
cette tendresse qui m'avaient entouré de la
part de beaucoup de pasteurs, je n'éprouvai,
de leur part, que de l'éloignement, des
reproches et des accusations. »
Interdiction totale des
chaires
La Compagnie, en effet,
décréta que les chaires seraient
définitivement interdites à Malan,
soit dans la ville, soit à la campagne.
Décidée à ne plus le
ménager, elle se refusa absolument à
l'entendre, ou mieux, comme il le lui offrait,
à prendre connaissance de ses sermons avant
qu'il les prononçât. Malan protesta,
mais en vain, contre l'interdiction dont il
était ainsi frappé.
Opposition au
Collège
Mais l'opposition se manifesta aussi
sur un autre terrain. Malan occupait un poste de
régent au Collège. La Compagnie
académique, alors dépendance
immédiate de la Compagnie des pasteurs, se
mit à lui faire des représentations
toujours plus menaçantes au sujet de son
enseignement.
Le 24 août (15 jours
après l'arrêté lui fermant
toutes les chaires), Malan fut mandé devant
le Modérateur et le Recteur et, au mois de
septembre, pressentant les décisions
prochaines, il leur écrivit « qu'il
s'en remettait au Seigneur Jésus, qui
prendrait soin du père de famille
destitué de son emploi». (Il avait
alors cinq enfants).
Malan
éducateur
Il convient ici d'aborder Malan
éducateur. Nous trouvons ses directives
nettement exposées dans une lettre à
J. Campbell : après avoir indiqué
qu'au temps où il était
chrétien comme on l'est dans le monde,
l'éducation n'avait d'autre sens pour lui
que de former les citoyens les plus utiles ou les
caractères les plus distingués, il
poursuit : « Quel homme craignant Dieu, comme
l'Évangile enseigne à le craindre, ne
frémirait à la vue de ces vastes
manufactures d'éducation terrestre, de ces
ateliers de raison et de vertu, où
l'intelligence n'est rendue capable que
d'elle-même, où le coeur n'est
tourné que vers la création !...
C'était cependant de la sorte que je
conduisais mon école. L'émulation,
c'est-à-dire l'orgueil dans toute sa
puissance, en était le mobile. La honte et
les châtiments pour les lâches, les
éloges et les récompenses pour les
plus ardents... Et c'était alors, mon ami,
qu'on me louait comme un maître intelligent,
et que les parents de mes écoliers
s'unissaient à mes supérieurs pour
encenser mes rares talents dans la conduite de mes
disciples.
« Dans ce temps-là, il
plut à Dieu d'éclairer mon âme.
Les enfants revêtirent aussitôt
à mes yeux un tout autre caractère.
Jusqu'alors, je n'avais vu chez eux que des membres
de la société de ce monde, que des
hommes encore faibles. Ce fut, dès lors,
comme des êtres immortels que je les
considérai, et, par conséquent, comme
devant être ou citoyens des cieux, ou
héritiers de la colère; et cette
solennelle pensée donna à mes
principes et à mes instructions une
direction totalement opposée à celle
que j'avais précédemment suivie... La
droiture naturelle de l'homme; son égale
aptitude au bien et au mal; la certitude de son
intelligence dans la recherche et la
découverte de la Vérité; sa
perfectibilité à l'infini... tout
cela se montra à moi sous son vrai jour. Je
vis dans la Bible que Dieu, qui sait ce qui en est,
nomme cette sagesse : folie !
Un
pédagogue chrétien
« Vous pouvez comprendre, mon
bien honorable ami, que cette révolution
totale opérée dans mes vues dut en
produire une tout aussi grande dans la direction de
mes élèves. J'estimai que je leur
devais la Vérité telle que Dieu l'a
donnée à l'homme par Son Fils, et je
la leur mis entre les mains. La Sainte Bible fut
introduite dans mon école. Chaque enfant eut
la sienne; la mienne était toujours sur ma
table; et ce Livre de sagesse et de
bénédiction éternelle devint
pour nous tous ensemble le trésor chaque
jour ouvert où nous puisions la solide
science.
« Et quel changement
s'opéra, même en peu de temps, dans
toute l'habitude de l'école ! Quelques
principes vrais, inculqués à l'enfant
comme axiomes de sa conduite, avaient suffi, dans
la force de Dieu, pour l'opérer. Je
m'étais attaché surtout à
pénétrer les enfants de la
nécessité où ils
étaient d'être renouvelés, dans
leur coeur et dans leur entendement, par l'efficace
de l'Esprit de Dieu, avant qu'ils pussent
comprendre et acquérir aucune
véritable et solide vertu,
c'est-à-dire aucune sainteté, Il
exista bientôt, entre mes
élèves et moi, une telle communion
d'esprit, une telle ouverture de coeur, qu'on
eût dit que nous étions plutôt
des amis et des parents que des écoliers et
un maître. Je les avertissais de leurs
défauts, mais je ne m'excusais pas des
miens, et j'accordais à mes jeunes amis le
droit de m'avertir en toute confiance... Je les
rappelai continuellement à l'amour pour
notre Dieu et Sauveur. Je priais souvent avec eux,
et je ne les condamnais ni ne les humiliais jamais.
En général, je laissais
paraître aussi peu que possible mon
autorité, afin d'accorder toute
primauté de puissance à celle de Dieu
et de Sa Parole. Mon école était une
théocratie évangélique.
»... « Durant les deux ou trois
années que j'ai conduit ainsi mes
élèves au Collège, je me suis
toujours plus assuré qu'un enfant, quand le
Seigneur l'éclaire, a, pour
l'éternelle vérité de la
Parole de vie, une intelligence tout aussi
puissante que pour quelque autre science ; et que
son esprit peut recevoir, de cette Parole
elle-même, une élévation, une
force, une énergie, tout autrement
développées et soutenues que si elles
provenaient de tout autre motif humain.
»
Un trait entre mille autres
révélera l'esprit des rapports qui
unissaient les élèves à ce
maître. « En ce temps-là, raconte
Malan, j'avais la coupable habitude de dire :
« Mon Dieu oui ! mon Dieu non ! » Mes
élèves commettaient la même
faute. Je leur dis donc un jour : Faisons un accord
! Je vous reprendrai lorsque vous commettrez ce
péché; mais vous aussi, vous me
reprendrez si je le fais. L'accord fut conclu; et
pour moi, je veillais attentivement sur mes
paroles, soit pour ne plus commettre ce
péché, soit aussi, je l'avoue, pour
ne pas être repris par mes écoliers.
Mais un jour que je parlais avec vivacité
à l'un d'eux, tout à coup, la classe
entière se leva et demeura debout en
silence. - Qu'y a-t-il donc, mes enfants ?
demandai-je. - Monsieur, me dit, avec beaucoup de
respect, le premier de la classe, vous venez de
dire : mon Dieu oui ! » Malan remercia ses
élèves, pria Dieu avec eux «
pour qu'il ôte ce péché de ses
lèvres et des leurs ».
C'est « à la diligence
» et non à l'émulation qu'il
excitait ses élèves : ainsi
l'expliquent ces paroles de l'Écriture qu'il
avait écrites en gros caractères sur
les murs de sa classe : « Plus il vous aura
été confié, plus il vous sera
redemandé. » Formés à
cette sévérité envers
soi-même et à la bonté envers
les faibles, les élèves abandonnaient
peu à peu l'esprit de rivalité, de
jalousie, en épargnant aux moins
doués les dangers du découragement.
C'est ainsi que la classe tout entière vint
un jour, sans qu'il ait fait pour cela aucun appel,
déposer entre ses mains des médailles
d'argent autrefois attribuées aux meilleurs
élèves, pour qu'il les vendît
au profit d'une oeuvre.
Les
innovations de Malan
Mais les succès de cette
pédagogie chrétienne, l'attachement
dont l'entouraient ses élèves et
leurs familles, ne mirent pas Malan à l'abri
des attaques. On l'accusa bientôt
d'introduire dans le Collège « des
innovations ».
Innovation, excès de
zèle, cet enseignement religieux ? Non, car
cet enseignement faisait alors partie des devoirs
imposés à chaque maître. Sa
méthode ne différait guère de
celle qu'il avait suivie jusque-là, que par
l'introduction dans sa classe de l'usage habituel
de la Sainte Écriture. Et encore, ne
l'avait-il fait qu'avec l'assentiment du Principal
du Collège.
La
pédagogie
réformée
Et les principes de ce
pédagogue du XIXe siècle
n'étaient-ils pas tout proches de ceux que
Théodore de Bèze rappelait aux
Collégiens de son temps, dans une «
Parole »célèbre
(1) :
après avoir fait appel « à leur
diligence », il les exhortait en ces mots :
« Vous étant réunis dans ce
lieu, vous n'êtes point venus, comme la
plupart des Grecs d'autrefois, regarder les jeux
gymniques et contempler de vains exploits, mais
vous êtes venus, instruits dans la vraie
religion et la connaissance des bonnes lettres,
afin de pouvoir travailler à la gloire de
Dieu, de devenir un jour l'ornement de votre patrie
et le soutien de vos proches. Rappelez-vous
toujours que vous êtes des soldats et que
vous aurez à rendre compte au Chef
suprême de cette sainte mission.
»
Que pouvait-on reprocher à un
maître dont la classe était l'objet
constant « de sa prière secrète
» et qui pouvait dire « ne pas s'y
être rendu une seule fois sans s'être
dit sérieusement : Aujourd'hui, maître
d'école, sois surtout missionnaire ! »
On lui reprochait surtout d'avoir introduit
l'Écriture comme livre de classe et de ne
pas vouloir s'engager à s'en tenir «
dans les explications de la leçon de
religion, aux seuls termes du manuel
».
Malan destitué de son poste
de Régent au
Collège
Après de longs débats
où Malan fit preuve d'une modération
et d'une loyauté absolues, la «
Vénérable Compagnie Académique
», insensible aux nombreuses manifestations
favorables à ce maître si
apprécié, ôta à Malan la
place qu'il occupait depuis près de neuf
ans. Le verdict de la Compagnie devait être
sanctionné par le Conseil d'État.
Malan lui présenta une requête
où il exposa, d'une part,
l'illégalité de cet ordre et, d'autre
part, la fidélité de ses
enseignements à la Confession de foi des
Églises helvétiques
« admise et jurée dans les cantons
protestants et à laquelle, dans des temps
meilleurs, Genève avait souscrit !
»
Cette requête, d'ailleurs,
n'était pas, à ses yeux, une
défense de son droit, mais plutôt des
principes et de la doctrine qui étaient le
fond même du débat. «Or ceci,
écrivait-il, ce n'est plus moi que cela
concerne, ce n'est pas à moi qu'il'
appartient de le faire céder en quoi que ce
soit. Que demande-t-on d'un dispensateur, sinon
qu'il soit trouvé fidèle ? Et que
suis-je, en ma qualité de maître
chrétien, sinon le dispensateur de la
vérité qui a été mise
en moi ? »
Il ne nourrissait d'ailleurs
guère d'illusions sur l'issue du
débat. Ainsi en témoigne une lettre
qu'il adressait à la même
époque au Recteur de l'Académie:
« Que la Vénérable Compagnie
académique agisse dans sa prudence et sa
sagesse. Si elle juge que je doive être
privé de la place qui me fut confiée
par un autre pouvoir que le sien, et dans laquelle
elle m'avait confirmé, je regarderai sa
décision comme l'expression de la
Volonté souveraine et toute adorable de
Celui qui dirige tous les événements
de ce monde. Je serai par elle destitué d'un
emploi qui fait l'unique subsistance de ma famille;
je me verrai sans aucune ressource apparente, mais
plein de confiance, par sa grâce, en Christ
entre les mains duquel toutes choses ont
été mises, je me soumettrai avec
adoration à tout ce qu'Il ordonnera de moi,
»
Le 4 novembre, quinze jours
après la présentation de la dite
requête, le Conseil sanctionna le
préavis de la Compagnie Académique.
La décision fut communiquée à
Malan le 6 du même mois, sans aucun
ménagement. C'est le vendredi soir qu'il fut
averti que sa classe serait en d'autres mains le
lundi suivant. Il prit alors congé de ses
élèves en leur dictant des «
Directions pour la conduite d'un enfant
chrétien », puis il se retira dans une
maison située au faubourg du
Pré-l'Évêque.
De cette période, Malan
écrivait : « Le Livre du Ciel ne vient
pas sans bruit s'établir au milieu des
livres du monde. » L'Arrêt injuste, qui
brisait cette carrière de vrai
pédagogue chrétien, en est la plus
douloureuse preuve.
Dès lors, Malan fit face,
avec l'énergie et la confiance
inébranlable de sa foi, aux
difficultés extrêmes de sa position.
Il n'était pas seul : Dieu était avec
Lui. « En ce moment si critique pour lui,
raconte Dr Pye Smith, se présentèrent
quelques amis, la plupart anglais et
wurtembergeois, et, soit par un prêt
d'argent, soit par un don respectueusement offert,
dans lequel les donateurs sentirent que
l'obligation était surtout de leur
côté, on empêcha que ce
serviteur de Christ, fidèle et
opprimé, fût réduit à
l'extrémité. »
Malan et sa nombreuse
famille
Installé dans une maison
acquise de son père au
Pré-l'Évêque, et pour le
paiement de laquelle Dieu manifesta sa merveilleuse
intervention, Malan soutint sa nombreuse famille en
recevant chez lui des élèves. (Il eut
jusqu'à quatorze pensionnaires à la
fois). Avec le produit de quelques-uns de ses
ouvrages, ce fut la principale ressource de ce
serviteur de Dieu injustement traité et qui
ne reçut jamais de paie ou de secours
régulier de qui que ce soit, contrairement
aux dires de ses ennemis.
ACTE DE MARIAGE DES PARENTS DE
CESAR MALAN
Malan n'avait plus désormais qu'un seul
lien officiel avec son pays; c'était le
caractère public de « ministre du Saint
Évangile dans l'Eglise de Genève
» dont on l'empêchait de remplir les
fonctions. Pressé par des amis de quitter
une ville où sa tâche paraissait
terminée, il ne s'y décida point.
Gardait-il l'espoir que les mesures
illégales qui le frappaient ne seraient que
temporaires? Une raison plus haute, plus
désintéressée, explique seule
sa persistance à braver l'opposition
systématique du clergé officiel comme
les excès d'une populace qui viendra
bientôt bafouer impunément un homme
respectable, en épousant les erreurs d'un
clergé !...
Il y
a un peuple de Dieu à
Genève
Dans une lettre du 22 avril 1819 au
Dr Mason, Malan révèle les sentiments
qui l'animaient alors : « Mon bon et
honoré ami ! Quels événements
à Genève depuis voire
départ ! Avec quelle puissance le
Seigneur agit ! Quel combat vigoureux et soutenu !
L'hérésie ne peut que trembler !
L'idole a des pieds d'argile; nous les frapperons,
et elle s'écroulera, à la honte de
ceux qui l'adorent. Déjà, elle a
reçu un coup mortel... Il y a un peuple de
Dieu à Genève !... Nous n'avons que
peu de force, mais Il nous a accordé de
confesser son, Nom... Oh ! combien c'est une chose
excellente, douce et chère à mon
coeur que cet opprobre de Christ dont j'ai
été couvert !... La vie est si
courte, c'est si peu de chose, ce sera si tôt
fini ! Et alors nous verrons Christ !... Quel
serviteur serait assez indigne, assez dur, pour
hésiter et réfléchir encore
?... »
Porter l'opprobre de
Christ
Confesser Son nom, même au
prix de l'opprobre; garder la vision d'un peuple de
Dieu à Genève; annoncer la Parole du
Salut, évangéliser son peuple, tels
sont les désirs qui fixent
inébranlablement Malan au sol de sa patrie,
contre tous vents et marées !...
Mômier
Il continua donc de prêcher
aussi souvent que possible à Ferney
où lui fut appliquée, à lui
tout premier, l'épithète
grossière de « mômier », qui
est devenue depuis l'insulte facile du vulgaire ou
du superficiel à quiconque le gêne ou
le reprend en silence par sa piété ou
seulement sa valeur morale.
Dès septembre, il tenait
aussi des réunions de culte et
d'édification dans sa maison, en même
temps qu'il y rouvrait son école du
dimanche. Bientôt, il dut transférer
ses assemblées dans une petite salle qu'il
avait disposée à cet effet dans son
jardin. « Rien de plus au début qu'un
culte de pensionnat ou de famille nombreuse. »
Peu à peu, Malan fut amené à
l'assurer tout seul.
Des
cultes du soir
On se réunissait plusieurs
fois dans la semaine, le matin et le soir, et le
dimanche à une heure qui permettait à
chacun de se rendre au culte des Églises de
la ville. On comptait 150 présences le soir,
50 le matin. C'était chose toute nouvelle
dans Genève que ces réunions du soir
sur lesquelles circulèrent bientôt de
nombreuses absurdités. Malan dut publier un
petit écrit : « Venez et voyez »
pour éclairer la population
surexcitée. Il y protestait de son
attachement à l'Eglise nationale que
confirmait sa participation
régulière, avec sa famille, aux
services de Sainte-Cène dans les
temples.
Mais en 1819, le nombre de ses
auditeurs s'était fortement accru et les
plus fidèles considérèrent
bientôt Malan comme leur guide spirituel,
leur « pasteur ». C'est alors qu'il
adressa une requête au Conseil d'État
pour lui demander l'usage d'un des temples de la
ville. Il souligne que, bien que le Réveil
religieux ait amené des chrétiens
à chercher le repos et la liberté
hors de l'Eglise de Genève, « lui et
d'autres ont estimé devoir rester
attachés à l'Eglise, et protester, du
milieu d'elle, contre ses erreurs ! » Il n'y a
chez eux ni exagération, ni fanatisme, ni
ambition, mais simple fidélité aux
doctrines professées par les pères et
les Églises de la Réformation. «
Ainsi donc, nous nous regardons, nous, calvinistes
genevois, comme étant l'Eglise de
Genève, persécutée, il est
vrai, mais néanmoins fidèle ;
méprisés du peuple, mais
honorés de la gloire de Dieu ! » C'est
au nom de leurs « droits et privilèges
de citoyens » qu'ils demandent « un
temple dans la ville » pour y exercer
librement un culte fidèle.
Une
chapelle dans son jardin
La pétition fut lue en
Conseil, le 29 décembre 1819, qui
décida « qu'il n'y avait pas lieu
à délibération
».
Malan se décida alors
à bâtir une chapelle dans son jardin :
ce qu'il fit dans l'année 1820, affirmant
ainsi, d'une façon définitive, son
ministère de prédicateur en dehors de
l'Eglise établie.
Un pastorat sans
sacrements
Au départ, cette chapelle ne
devait être qu'une « Maison de
prières » dans laquelle Malan pourrait
librement prêcher l'Évangile à
ses concitoyens. Mais son influence grandissante le
faisait passer du plan de la prédication
à celui d'un pastorat dont n'était
absente que l'administration des sacrements. Ce
ministère étendu apparaissait aux
officiels de l'Eglise de Genève comme un
mépris délibéré de
leurs droits et de leur autorité. D'autre
part, pour Malan, il n'était que la
continuation d'un office que sa consécration
dans l'Eglise de Genève avait pu lui
reconnaître, mais non lui conférer. Il
le tenait de Dieu même.
Oubliant cette distinction
adhérente à la constitution
même de l'Eglise Réformée, et
usurpant son autorité officielle purement
administrative, la Compagnie mit le comble à
la mesure en décrétant que «
Malan serait suspendu de ses fonctions
ecclésiastiques ». En avril 1823, le
Consistoire proposa donc au Conseil d'État
un décret dans ce sens.
Malan, tout entier à sa
tâche d'évangélisation et de
mission intérieure, fut «
extrêmement étonné » de se
voir tout à coup appelé à
comparaître devant le Consistoire.
Il s'efforça de montrer
comment l'opposition, puis le silence
répété et méprisant de
la Compagnie et des Magistrats l'avaient peu
à peu amené à sa position du
moment. « Je n'ai point été
sectaire, protestait-il, Dieu le sait ! et nous le
verrons tous au jour où les choses
secrètes et les intentions des coeurs seront
manifestées. Je n'ai pas été
schismatique ! Un schismatique ne demande pas
à récidive qu'on l'entende, qu'on le
juge, qu'on le reprenne. J'ai dû garder la
foi et le dépôt des Écritures
tel que je l'ai reçu, et j'ai
désiré le faire selon la force que le
Seigneur daignait m'accorder. »
Le
Consistoire n'admet pas de
réserves
Le Consistoire, gêné
par tout cet exposé, se borna à
demander à Malan de manifester, par une
simple affirmation, sa soumission future aux
clauses qu'on lui proposait concernant la
discipline ecclésiastique et ses
règlements. Malan ne voulut prendre cet
engagement qu'en y ajoutant ces mots : « Selon
le Seigneur ». Le Consistoire
interpréta cette réserve comme un
refus tacite et, en conséquence,
décréta, de nouveau, le 14
août, que Malan serait suspendu de ses
fonctions de ministre. Il dut comparaître
pour recevoir signification du décret et de
l'arrêté du Conseil d'État
statuant que, « vu ses nombreuses
insubordinations, Malan avait été
suspendu de ses fonctions ecclésiastiques
dans le canton de Genève ».
Lorsque le Modérateur eut
fini de parler, Malan se leva, salua
l'Assemblée et quitta, sans dire un seul
mot, cette salle où il ne devait jamais
rentrer.
Un
regard du digne Gaussen
Ce serait un romantisme facile et
déplacé que de tenter maintenant un
tableau pathétique de ce jeune pasteur,
chassé du corps pastoral comme une brebis
galeuse !... On pourrait brosser avec de vives
couleurs un « intérieur »
saisissant : l'âme d'un serviteur du Christ
payant la rançon de la
fidélité. Certes, il partait avec la
joie d'avoir servi la vérité jusqu'au
bout; mais à l'égard des hommes,
quelle déception et quelle tristesse ! La
rupture allait être sans appel. Pourtant, des
hommes, lui vint un témoignage inoubliable.
« Comme je me retirais et que j'étais
vers la porte, un pasteur quitta sa place et vint
à moi devant toute l'assemblée :
c'était le digne Gaussen. Il me saisit la
main et me regarda longuement avec amour et
attendrissement en présence de tous. Que le
Seigneur se souvienne de ce frère au jour de
sa détresse ! » Cette prière
devait, huit ans après, être
exaucée quand Gaussen traversa des
circonstances analogues.
« Maintenant, déclarait
Malan, j'ai fini cette oeuvre que le Seigneur m'a
donnée. Lui seul connaît Ses desseins
et Il est admirable dans Son Eglise.
»
Le 14 août, il accusa
réception au Conseil d'État de
l'arrêté qui le frappait, mais
annonça que, pour conserver son
caractère de ministre et pour pouvoir en
continuer les fonctions, il se voyait forcé,
malgré lui, de quitter l'Eglise où il
était né. Le Conseil d'État y
répondit en promettant la protection
demandée « pour aussi longtemps du
moins que cela serait compatible avec l'ordre
public ».
«Déchu du
ministère
ecclésisastique
Mais ce que les magistrats
accordaient, le pouvoir ecclésiastique
voulut l'arracher à Malan et, dans sa
séance du 18 septembre 1823, la Compagnie
des pasteurs le déclara, non pas rayé
des rôles du clergé de l'Eglise de
Genève, mais « déchu du
ministère ecclésiastique ».
Déclaration que Malan n'accepta jamais et
contre laquelle il ne cessa de protester. Il
arguait, à juste titre, du droit personnel
que sa consécration lui avait reconnu et
qu'il ne pouvait perdre que par démission
volontaire ou condamnation motivée pour
cause d'immoralité ou
d'hérésie constatée, et au
terme d'un procès régulier, Les
Magistrats, cependant, sanctionnèrent les
actes du clergé dont les conséquences
devinrent définitives pour toute la vie de
Malan et de sa famille. De tous les coups qui
l'atteignirent, ce fut, certes, le plus
sensible.
Tous ceux qui veulent la gloire de
Dieu, qui luttent ou souffrent pour la cause du
Dieu vivant, du Dieu qui, par Sa Parole, parle
à la conscience individuelle, et se
révèle au pécheur pour le
sauver en Jésus-Christ, tous ceux-là
sympathiseront profondément avec Malan mis
ainsi au ban de son Eglise et de sa patrie pour
cause de fidélité à son Dieu
et aux droits de la foi.
Du Corps officiel, qui manifesta son
insuffisance spirituelle par les actes d'une
autorité usurpatrice, regrettons seulement
que, dans son opposition au mouvement du
Réveil, il se trouve, à cette
époque, « avoir fait la guerre à
Dieu ». C'est le plus triste des verdicts de
l'histoire.
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