Parcours féminins
Un dimanche et trois
ménages
(Concerne
Melissa Stiévenart)
Huit ans s'étaient écoulés
depuis le dernier entretien dont nous avons rendu
compte, lorsqu'on vit, un soir du mois
d'août, une voiture immatriculée en
Suisse s'arrêter dans la rue du
Conroye.
Pendant quelques jours, Mme Vivien
fut si occupée des arrangements
intérieurs de sa nouvelle maison, qu'elle
eut à peine le temps de penser à ses
anciennes amies. En approchant d'Erquelinnes, elle
avait senti son coeur battre plus fort, elle avait
cherché des yeux, mais sans les rencontrer,
quelques-uns de ces visages bien connus. Elle
savait d'une manière vague que trois de ses
amies étaient mariées, Melissa
à un boulanger nommé Loïc
Stiévenart, Zoé au vieux et riche
maraîcher Robert Giraud, Patricia au
tenancier de bar-tabac Charles Maillard... quant
à Justine, peu de temps après le
départ de Mme Vivien, elle avait
quitté Erquelinnes pour Bruxelles, et ses
parents ne recevaient plus de ses nouvelles. Tout
en défaisant les cartons, Anne-Laure avait
demandé quelques renseignements plus
détaillés à sa voisine, mais
celle-ci, qui avait emménagé
récemment dans le village, n'avait pu lui en
apprendre davantage. Dès lors, Mme Vivien se
promettait d'apprécier au plus vite, par
elle-même, la situation de ses
amies.
Le dimanche après-midi, elle
s'informa de l'adresse de Melissa
Stiévenart. Cela n'était pas bien
difficile vu que son mari était boulanger.
Au bout de la principale rue, la rue Albert 1er, se
trouvait une maison blanche avec une belle enseigne
lumineuse indiquant « A l'épi
doré ».
- Vous y voilà, c'est ici,
dit une petite fille qui avait accompagné
Anne-Laure, entrez, vous les trouverez dans le
magasin.
- Dans le magasin, le dimanche...
murmura Anne-Laure en soupirant. Puis elle entra et
s'arrêta devant le comptoir. Il n'y avait
personne dans la pièce, mais elle fut
intriguée par une douce voix d'homme qui
semblait prier dans l'arrière
boutique.
La voix se tut. Anne-Laure repassa
par la porte pour faire de nouveau retentir la
sonnette. C'est alors qu'une jeune femme arriva,
recula, avança, puis
s'élançant tout à coup dans
les bras d'Anne-Laure, elle l'entraîna dans
la maison en s'écriant:
- C'est Mme Vivien, c'est cette amie
qui m'a appris à connaître mon Dieu !
Viens, Loïc ! Dites bonjour, les enfants !
Belle-maman, voilà Mme Vivien !
Un homme de trente ans environ, deux
petites filles, un petit garçon, une femme
âgée s'avancèrent alors vers
Anne-Laure.
- Oh ! Madame, je vous remercie des
soins que vous avez donnés à mon
épouse, dit Loïc en prenant avec
respect la main que lui tendait Anne-Laure. Le
petit garçon se cacha sous le tablier de sa
mère, tandis que les petites filles
faisaient aussi les timides. La femme
âgée salua froidement Mme Vivien en
s'écriant:
- Melissa, fais donc asseoir
Madame.
On s'assit en effet, et Anne-Laure
put enfin regarder Melissa à son aise. La
jeune fille était devenue une jeune maman,
sur les traits de laquelle régnaient la
douceur et la paix. Cette même expression de
sérénité se joignait chez
Loïc à quelque chose de plus
sérieux et de plus arrêté. Les
petites filles étaient gentilles et propres,
elles avaient la gaîté un peu contenue
des enfants bien sages. Quant au petit
garçon âgé de trois ans et
toujours accroché au tablier de sa
mère, il attachait fixement sur cette
étrange inconnue deux grands yeux noirs
qu'encadrait une abondante chevelure. La
belle-mère de Melissa était de haute
taille; sur sa physionomie, on remarquait quelque
chose de sec et de gêné, qui semblait
indiquer un état de lutte ou de
mécontentement intérieur.
L'intérieur de la maison
n'avait pas de meubles et de bibelots superflus,
mais une Bible de famille siégeait en bonne
place. Le tout reluisait de propreté. Il y
avait aussi quelques pots de géraniums qui
attiraient l'attention et égayaient la
pièce.
- Melissa, commença
Anne-Laure avec émotion, je ne te demande
pas si tu es heureuse, ta physionomie, celle de ton
mari, ces beaux enfants, surtout ce précieux
livre ouvert en famille, tout me le dit.
- Oh ! Oui, s'écria Melissa,
bien heureuse ! Trop heureuse, car mon coeur se
réjouit trop souvent plutôt des dons
de Dieu que de Dieu lui-même.
- C'est vrai ! dit Loïc, avec
un sourire qui tempérait le
reproche.
Melissa rougit un peu, à son
habitude.
- Le Seigneur t'a donc
dirigée, ma chère Melissa, il t'a
fait trouver un époux
chrétien.
- Un ami, Anne-Laure, un guide, un
sincère serviteur de
Jésus.
Loïc rougit à son
tour.
- Tu m'as accusée de t'aimer
trop, reprit Melissa en riant, il faut
qu'Anne-Laure sache pourquoi. Grâce à
Dieu, j'ai évité quelques occasions
de me marier, assez convenables selon le monde,
mais qui en réalité ne valaient rien.
Loïc m'a demandée à mes parents,
il était vraiment pieux, sa conduite
répondait à sa foi, et quoiqu'il me
parût un peu trop austère, quoiqu'il
fût d'une humeur trop contenue, trop
froide... quoiqu'il eût bien d'autres
défauts que je vous dirai plus
tard...
La belle-mère jeta, à
ces mots, un regard désapprobateur sur
Melissa.
- Eh bien ! Belle-maman, ne vois-tu
pas que je plaisante ! s'écria Melissa avec
un sourire en coin.
Confuse de cette petite plaisanterie
devant son amie de longue date, elle
continua.
- Nous n'avions à peu
près rien ni l'un ni l'autre, c'est sur ce
point seulement que je vous ai
désobéi, et je dois le dire, nous
avons subi les conséquences de notre
misère, nous avons souffert. Mais
grâce à la protection du Seigneur, au
travail de Loïc, à la confiance qu'il
inspire, nous nous sommes tirés d'affaire.
Tu m'avais prévenue qu'on ne peut rencontrer
toutes les perfections chez un mari, qu'il faut se
contenter des conditions essentielles au bonheur
... elles y étaient... j'ai passé
par-dessus les autres.
- Et je t'approuve, dit Anne-Laure
en embrassant de nouveau Melissa et en regardant
Loïc avec affection.
- Tu avais raison, poursuivit
Melissa, qui, après une si longue
séparation, avait besoin d'ouvrir son coeur
à Anne-Laure, le bonheur est bien dans
l'union placée sous le regard et
l'approbation de Dieu. Quelle joie de nous
retrouver en couple, de nous agenouiller ensemble,
de croire en un même Sauveur, de nous aimer
tendrement et d'élever ces chers enfants
dans une même foi, d'un même accord
!
Ici la mère de M.
Stiévenart, Jeanne de son prénom, se
leva avec un mouvement d'impatience, imperceptible
pour tout autre oeil que pour l'oeil exercé
de Mme Vivien.
- Loïc, veux-tu que je fasse
une promenade avec les petites ?
- Je te remercie, maman,
répondit Loïc.
Elle sortit donc de la pièce
avec ses deux petites-filles.
- Nous avons nos défauts, moi
surtout, continua Melissa toute joyeuse, mais nous
nous aidons l'un l'autre à les combattre.
Si, au premier moment, le reproche paraît
injuste, sévère, si le coeur se
révolte ou se serre, l'instant
d'après on sent ses torts et l'on en demande
pardon 19. Mon cher mari est mon
soutien dans le chemin de la foi, de la
sanctification. Le Seigneur Jésus va
toujours devant nous. Nous essayons de le suivre
à deux d'un même pas, dans le
rôle qu'il nous a confié à
chacun.
- Que le Seigneur soit béni
pour tout ce que j'entends, dit Anne-Laure
attendrie. Dès le début vous avez
donc marché fidèlement ?
- Avec beaucoup de chutes,
répondit humblement Loïc. Toutefois,
Dieu nous a fait la grâce de comprendre que,
faibles comme nous le sommes, nous avions besoin
d'habitudes chrétiennes et
régulières.
- Pour ce qui est de la
régularité, interrompit Melissa en
souriant, on peut se fier à mon mari ! Sa
devise pourrait être : « Il y
a ce qui se perd faute de règle »
(Proverbes 13 :23).
- Oui, poursuivit Loïc, quand
on est boulanger, il vaut mieux avoir de l'ordre et
de la régularité. Vis-à-vis de
la clientèle, on ne peut pas se permettre
d'agir n'importe comment. J'ai dû apprendre
cela, bien que difficilement, lors de mon
apprentissage. Dès le premier jour, nous
avons donc institué la lecture de la Bible
à deux le matin, et le culte en famille le
soir; nous avons aussi senti la
nécessité de rompre avec le monde
20, avec ce qu'on appelle les
plaisirs. Depuis longtemps Melissa n'allait plus
danser dans les boîtes de nuit avec ses
copines. Je m'étais de mon côté
éloigné des cafés et des
parties de cartes interminables; mais au moment de
notre mariage, le diable essaya de nous
ébranler dans nos résolutions. Nous
avons résisté, nous avons
donné nos raisons à ceux que nous
fréquentions auparavant 21, nous leur avons dit que
là où le Seigneur ne voudrait pas
venir avec nous, s'il était sur la terre,
nous ne pouvions aller sans lui. Bien sûr,
ils ne nous ont pas approuvés, et
après quelques semaines assez difficiles,
où sans cesse de nouvelles propositions nous
étaient faites, que sans cesse il fallait
repousser, on nous laissa bien tranquilles dans
notre petit coin.
- Oui... en disant beaucoup de mal
de nous, et en excitant contre notre couple les
moqueries du dehors 22, l'irritation du dedans
!
Un regard mécontent de
Loïc arrêta presque ces dernières
paroles sur les lèvres de
Melissa.
- Enfin, Anne-Laure, nous ne
manquons pourtant pas de plaisirs, reprit-elle
après un instant de silence.
- Le dimanche... oh ! nos beaux
dimanches, si ceux qui nous plaignent de les passer
dans la tristesse et l'ennui pouvaient savoir comme
ils sont doux. Le matin, j'habille proprement nos
enfants et je les conduis ici, dans
l'arrière boutique que je balaie le samedi
soir. Loïc fait prier les petites, nous
chantons de tout notre coeur un psaume ou un
cantique. Ensuite, nous ouvrons le magasin
jusqu'à quinze heures. Loïc et
moi-même, nous nous occupons des enfants
à tour de rôle et en fonction des
clients, en attendant la fermeture de la
boulangerie. Enfin, vers seize heures, nous allons
chez les Martin, une famille qui nous ouvre sa
maison, ainsi qu'à d'autres, pour des
réunions, des moments de louanges et de
prières. Nous aimerions nous réunir
dans une assemblée chrétienne, mais
il n'y en a pas encore dans la région. Mais
nous prions pour que cela arrive un jour. En
attendant, nous nous réunissons à
quelques-uns chez cette famille
hospitalière, et les enfants en profitent
autant que les parents. De retour chez nous, nous
soupons. Le repas terminé, nous chantons un
cantique et prions ensemble. Les jours
fériés, qui sont trop rares, nous
visitons quelques voisins pauvres ou malades, avec
un ou plusieurs enfants lorsque cela est possible.
Parfois, sur l'argent de poche que leur donne leur
papa, ils ont pu en épargner un peu; quelle
joie c'est alors pour eux que de le porter à
une vieille femme pour qu'elle en achète de
la nourriture, en plus du pain que nous portons en
général à chacun. Le soir nous
nous promenons quand il fait beau. Loïc, qui a
beaucoup lu et qui s'instruit dès qu'il en a
le temps, raconte toujours des choses instructives
sur la nature, sur l'histoire, sur les pays
étrangers, et nous rentrons heureux,
bénissant Dieu d'avoir créé le
dimanche. Mais je parle trop, sans songer à
te faire visiter la maison.
Melissa se leva. Anne-Laure et
Loïc la suivirent, et ils visitèrent
quelques chambres, une petite cuisine, tout cela
bien arrangé, quoique modeste, puis un
jardin dont l'aspect charma d'autant plus
Anne-Laure, qu'il était peut-être le
seul de ce genre à Erquelinnes.
Cette parcelle de terrain
ressemblait à un magnifique écrin de
la nature. Tout y était travaillé et
entretenu régulièrement; les
légumes et les fruits se mêlaient aux
fleurs et arbustes qui ajoutent aux
agréments de la vie. Mais pour ce tableau
qui ravit les yeux et aide aux soins de la famille,
que d'efforts constants ! Il a fallu plus que
quelques coups de bêche, plus que quelques
arrosoirs d'eau versés à propos; et
puis le goût de l'arrangement, et puis la
persévérance, sans laquelle les plus
doués ne viennent à bout de rien. On
ressentait l'amour du travail bien fait, sans pour
autant exagérer sur le futile. Tout
était en bonne proportion, les fruits et
légumes utiles et les fleurs qui
réjouissaient les coeurs.
- Voilà une de nos
ressources, dit Loïc en montrant son verger;
grâce à un choix d'espèces de
pommiers et de poiriers, ainsi qu'un grand noyer,
nous avons des fruits une bonne partie de
l'année. Ces framboisiers sont aussi la joie
de nos enfants. Et le potager nous permet de manger
de bons légumes. Venez, asseyez-vous sur le
banc.
- Dieu vous a fait une grande
grâce en vous accordant trois beaux enfants,
dit Anne-Laure.
- Oui, notre couple n'aurait pas
été si béni sans nos chers
enfants, reprit Melissa.
Anne-Laure opina de la
tête.
- Je les aime du plus profond de mon
âme, dit Melissa, je vois en eux une
bénédiction d'en haut. Et même
si je crois que le mariage peut être saint,
béni, complet même sans enfants, je
suis certaine qu'il donne une autre dimension
à notre couple.
- Certainement, continua Anne-Laure,
mais prends garde à ne pas idolâtrer
tes chers enfants !
- C'est vrai, interrompit Melissa en
riant. Mon mari a raison; je me sens
entraînée à de
l'idolâtrie pour mes enfants, et si le bon
sens de Loïc n'était là pour me
retenir, j'en ferais de petits
égoïstes. J'ai besoin de me mettre
constamment en face de la responsabilité qui
pèse sur moi, pour ne pas m'abandonner
à ma faiblesse.
- Vous avez donc un plan
d'éducation, Loïc, et vous ne laissez
pas plus vos enfants que vos plantes croître
au hasard ?
- Nous nous efforçons
d'élever nos enfants selon les
préceptes divins 24 et en vue de ce qui les
attend dans leur vie à venir. Nous essayons
de les préparer à la vie
chrétienne, pour que lorsqu'ils deviendront
des rachetés du Seigneur, ils puissent
être suffisamment armés pour supporter
le bon combat. Quant à les élever en
projetant sur eux des rêves de
réussite dans le plan de ce monde, nous
tâchons de ne pas le faire ;
l'égoïsme y trouverait trop vite et
trop bien son compte. Que l'arbre soit bon, les
fruits le seront aussi.
- Loïc, reprit Melissa, a
posé comme principe essentiel dans
l'éducation, une obéissance de la
part des enfants. Parfois, il leur explique le
motif des défenses qu'il leur fait ou des
ordres qu'il leur donne; parfois il ne leur
explique pas, pour différentes raisons. Il
attend d'eux une soumission de confiance,
d'habitude, et ne permet ni qu'on discute
indéfiniment, ni qu'on murmure.
« Dieu agit ainsi envers
nous », dit-il. Tantôt il
soulève le voile qui couvre ses desseins
à notre égard, tantôt il
l'abaisse et ne nous montre plus qu'une chose, sa
volonté; il faut que les enfants
s'accoutument à rencontrer dans la famille
ce qu'ils trouveront plus tard dans la vie. Mais
attention, il leur apprend en même temps
à vérifier par la Parole de Dieu le
bien-fondé de leur obéissance. Mon
mari élève ses enfants dans la
vérité, voilà son second
principe; jamais de promesses ou de menaces faites
en vain, jamais de mensonges, toujours ce qui est,
rien de plus, rien de moins. En outre, Loïc
n'agit pas capricieusement à l'égard
de nos enfants, ce qu'il est aujourd'hui, il le
sera demain, il l'était hier. Si une
rébellion, une ruse, une
désobéissance de leur part l'ont
ému, il attend, pour gronder ou pour punir,
d'être calme. Il punit, non pas en proportion
du « résultat » de la faute, du
souci qu'elle nous a occasionné, des
dommages qu'elle nous a causés, mais en
proportion de sa gravité aux yeux de Dieu.
C'est parfois difficile pour moi, parce que j'ai
à lutter contre mon penchant de les excuser
facilement. Nous devons être deux dans
l'éducation de nos enfants, et je dois faire
attention à ne pas amoindrir
l'autorité de leur papa. Il prétend
que je fais d'eux des tyrans... mais je ne veux pas
que mes enfants soient des despotes ! Ils
apprendront de bonne heure à ne se placer
qu'en seconde, qu'en troisième ligne,
à préférer
l'intérêt ou le plaisir des autres au
leur.
- C'est encore une manière de
les faire passer avant moi! interrompit Loïc
en riant.
- Oh ! Chéri, tu sais
que tu es le chef de famille, reprit en riant
Melissa. Tu sais, Anne-Laure, j'ai le bonheur
d'avoir un merveilleux mari !
- Fais attention, interrompit
Anne-Laure, à ne pas aussi idolâtrer
ton mari.
- Tu as raison, Anne-Laure, c'est
parfois plus fort que moi. Je dis qu'on a des
défauts, mais j'oublie trop souvent d'avoir
de la réserve dans mes paroles quand je
parle de ceux que j'aime tendrement.
- Vous savez, Loïc, reprit
Anne-Laure, je n'ai jamais vu d'éducation
réussir sans l'autorité du mari
clairement établie, non plus que sans un
complet accord entre le père et la
mère.
- C'est vrai, répondit
Loïc, quant à l'accord entre nous, nous
le maintenons de toutes nos forces. Si j'ai une
remarque à faire à Melissa, je ne la
lui adresse que lorsque nous sommes seuls. Les
enfants nous voient constamment unis, et à
part de petites différences qui
disparaissent vite en causant, en priant ensemble,
nous agissons comme si nous étions un devant
nos enfants. Nous nous efforçons aussi de
combattre tout égoïsme chez nous afin
de montrer l'exemple à nos enfants dans ce
domaine.
- Vous faites bien de combattre de
cette manière l'égoïsme chez vos
enfants, reprit Anne-Laure.
- L'orgueil aussi, répondit
Loïc, qui n'est qu'une autre forme de la
personnalité. Si on n'y prend garde, il
grossit et devient très difficile à
vaincre!
- L'orgueil est la bête noire
de mon mari, s'écria Melissa. Il ne m'a
jamais permis de réveiller
l'émulation de mes filles en les comparant
à leurs amies; leur allure ne se distingue
de celle de leurs compagnes ni par une
simplicité affectée, ni par de
l'élégance. Nos enfants sont
intelligents, nous pourrions les pousser vers une
réussite sociale. Ma voisine, Yvonne Delmar,
y est toute décidée pour son fils.
Loïc, au contraire, veut qu'à moins
d'une direction particulière du Seigneur,
ses enfants n'ambitionnent pas une haute position
dans la société. Il pense qu'en
agissant de la sorte nous entrons mieux dans les
vues de Dieu, nous assurons à nos enfants un
bonheur plus solide que si nous les élevions
à une place qui ne leur était pas
destinée.
- Dites-moi, mes amis, depuis quand
avez-vous commencé l'éducation de vos
enfants ?
- Dès les premiers mois de
leur existence !
- Pourquoi pas dès le premier
jour ! dit Loïc, que la vivacité de
Melissa faisait sourire.
- Eh ! Chéri, ce serait
peut-être plus juste ! Te rappelles-tu la
petite Naomi ? Lorsque je la nourrissais, elle
pleurait souvent de colère. Une maman
distingue vite les pleurs qu'arrache à son
enfant la faim ou la souffrance, des pleurs que lui
fait verser l'impatience ou la violence des
volontés. La petite criait-elle par
dépit ou par entêtement, tu me disais
de la poser doucement dans son berceau; je la
laissais là à contre coeur, sans la
regarder. Et tu m'obligeais à la laisser
aussi longtemps que durait l'accès de
mauvaise humeur; bientôt elle se calmait et
dès l'âge de huit mois, son
caractère s'était
considérablement adouci.
- Melissa dit vrai, reprit
Loïc, et ce qui est aussi vrai, c'est qu'il
n'est jamais trop tôt pour commencer
l'éducation chrétienne d'un
enfant.
La pensée de Dieu n'a rien
qui étonne ces jeunes âmes, mais notre
science humaine complique les vérités
du salut, tandis que la candeur de l'enfant les lui
rend faciles à comprendre. Dès que sa
petite bouche balbutie le nom de son père
terrestre, on peut lui apprendre le nom du
Père céleste; on peut de bonne heure
prononcer auprès de lui des prières
courtes et simples, on peut lui enseigner à
aimer le Sauveur Jésus, on peut lui donner
ses premières leçons de lecture dans
la Bible, et le familiariser de la sorte avec les
Saintes Écritures. Quant à la
connaissance du bien et du mal, de notre
méchanceté naturelle, il n'est pas
besoin de beaucoup de discours pour la lui faire
acquérir. Ses premières
révoltes lui apprennent vite qu'il est
pécheur et qu'il a besoin de
pardon.
- Je vois avec plaisir que vous vous
occupez ensemble de l'éducation de vos
enfants. Que cela n'est pas départi à
l'un ou à l'autre.
- Oh ! Je ne voudrais me
décharger sur personne du soin de leur
âme, continua Loïc. Je ne puis leur
donner qu'une ou deux leçons, mais je tiens
à le faire, car ce n'est qu'en travaillant
avec ses enfants qu'un père comprend leur
caractère. S'il se contente de les
surveiller de loin, il ne les connaît qu'en
partie et risque fort d'appliquer le remède
à côté du mal. A mon grand
regret, Melissa est obligée de tenir le
magasin et est ainsi moins disponible les mercredis
après-midi et les samedis lorsque les
enfants ne sont pas à l'école. Bien
sûr, ma mère les surveille, mais cela
ne remplace pas les soins d'une maman
attentionnée. Nous faisons tout pour ne pas
négliger nos enfants.
- Je voudrais que tu entendes les
leçons que donne mon mari ! s'écria
Melissa. Le soir, lorsque nous sommes réunis
dans le salon, c'est un plaisir que de
l'écouter. Il a l'air de s'amuser autant
qu'elles; les petites répondent assez bien,
le gamin s'en mêle aussi.... et puis il est
d'une patience !
Loïc a aussi l'art
d'intéresser ses enfants à ce qu'il
fait ! Quand ils travaillent bien, il leur donne
alors quelques pièces, et les enfants les
mettent dans leur tirelire ou s'achètent un
bonbon. Chaque mois on regarde ce qu'elles
contiennent. Naomi et Adèle dépensent
leur argent comme elles l'entendent, mais la grosse
part va souvent aux pauvres, tandis que Paul
dépenserait tout en chocolat, si on
l'écoutait !
- Melissa, interrompit Loïc, tu
vas faire croire que tout marche ici comme dans le
ciel.
Et se tournant vers Mme Vivien, il
poursuivit :
- Il n'en est rien malheureusement.
Nos principes, grâce à Dieu, sont
évangéliques, ils sont fermes comme
tout ce qui s'appuie sur le « rocher »,
mais la pratique n'y répond pas assez. Ma
chère épouse parle bien plus de ce
que nous voudrions être que de ce que nous
sommes.... nous avons de grands défauts...
les enfants aussi, et nous, faisons souvent de
lourdes chutes. Toutefois nous ne perdons pas
l'espoir. Le Seigneur est là, il nous
aidera. Si le mal vient de nous, le bien vient de
Dieu... Il est plus riche en miséricorde que
nous ne le sommes .... même en
péchés.
Anne-Laure se leva, car
l'après-midi se terminait.
- Où en sont vos voisins ?
demanda-t-elle, pouvez-vous quelque chose pour le
salut de leur âme ?
- Nos voisins ! s'écria
Melissa, tout en regardant s'ils étaient
dans leur jardin, ils nous ont longtemps
tourmentés. Tout chez nous les scandalisait;
notre vie retirée d'abord, ils
prétendaient que cette
sévérité n'était que de
l'hypocrisie ou de l'orgueil; l'éducation de
nos enfants ensuite, ils assuraient, tantôt
que nous en ferions des idiots, tantôt que
nous développions beaucoup trop leur esprit
et que nos filles ne seraient que des «
savantes ». A la suite de leurs
médisances, mon mari avait perdu quelques
clients, mais peu à peu on s'est
aperçu qu'il travaillait bien et qu'il
était honnête. On commence aussi
à remarquer que nos filles ne sont ni des
imbéciles, ni de vaniteuses petites
pédantes, et l'on nous épargne un
peu. Cependant le coeur de ces pauvres gens n'est
pas encore changé, loin de là!
- Cela viendra, Melissa, cela
viendra, interrompit Anne-Laure. Avant que le Saint
Esprit eût touché notre coeur, nous
étions en tout pareils à nos
voisins.... même plus endurcis
peut-être ? Le Saint Esprit n'a pas
perdu sa puissance; prions pour eux afin qu'il les
change comme il nous a changés.
Anne-Laure quitta cette chère
famille le coeur tout réjoui, malgré
le fait qu'ils travaillent le dimanche. Elle
n'avait pas cru bon de relever ce point. Le
Seigneur lui donnerait sûrement l'occasion
d'en parler par la suite. Elle prit alors le chemin
de la maison de Zoé Giraud, sans avoir eu le
temps de demander à Melissa plus de
renseignements que son adresse.
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