Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

III
FÉLIX CAREY

 Ils ne parlèrent à personne de l'incident des marches de la pagode. Mais pourtant, lorsque, quelques jours plus tard, Adoniram passa chez Lanciego voir s'il lui avait trouvé un bureau, l'Espagnol lui dit avec rudesse :
- Vous vous êtes fait un ennemi de taille, Monsieur Judson. Si vous ne faites pas davantage attention, vous n'aurez très vite plus besoin d'un bureau. Vous avez osé braver le gaing-ôk l'autre jour, à la pagode.
- Et qui est-ce donc? demanda Adoniram. Je n'ai parlé qu'à un moine.
- C'est effectivement un moine, mais un moine qui régit tous les monastères du pays, une manière d'évêque, très puissant et très aimé dans tout le sud de la Birmanie. Jeune homme téméraire, vous feriez mieux de vous conformer à leurs usages, si vous voulez pénétrer dans leurs pagodes.
- Mais, Monsieur Lanciego, je suis ici pour lutter contre le Bouddha Gautama. Je ne vois pas pourquoi je m'en cacherais !
- Pourquoi ? s'écria Lanciego qui tirait sa barbe grisonnante d'une main, tandis qu'il faisait des gestes de dénégation de l'autre. Pourquoi ? Tout simplement parce que vous n'avez pas le droit de faire la guerre au Gautama. Vous êtes naïf. Certes, vous avez le droit de venir ici et de parler à tous de votre Dieu. Vous remarquez, n'est-ce pas, la différence ?
- Je la reconnais, dit Adoniram avec impatience. Mais je ne puis en tenir compte quand je vois ce pays perdu, et que je constate que je suis le seul homme sur terre qui essaie actuellement d'arracher ces pauvres êtres à leur destin de perdition.
- Vous êtes comme un enfant qui met sa main dans les replis d'un cobra, sans imaginer le danger qui le menace. Je ne puis vous écouter sans me mettre en colère. Vous valez trop pour vous dépenser ici inutilement.

Avec un regard plus pénétrant, il répéta :
- Vous valez trop ! Au nom du ciel, retournez dans quelque calme paroisse de votre pays où l'on saura apprécier en vous l'homme instruit et le gentleman.
L'image d'un beau clocher blanc sonnant à toute volée envahit soudain, douloureusement, l'esprit d'Adoniram. Mais il la repoussa et répondit avec douceur à l'Espagnol :
- Je vous ai paru bien impatient, Monsieur. Excusez-moi. Me croirez-vous quand je vous dirai que je sais que Dieu a voulu ma vie ici, pour les bons comme pour les mauvais jours ?

Le silence qui suivit était rythmé par les vagues qui venaient mourir mollement sur la plage.
- J'aimerais pour vous qu'il en fût autrement, répartit Lanciego, avant de reprendre ses comptes.

Adoniram rentra lentement chez lui. Il était troublé, bien qu'il sût absolument que son destin était en Birmanie. Il eût aimé connaître assez la langue pour s'enquérir auprès de Maung Shway-gnong de l'organisation du bouddhisme dans le pays.

Quelques semaines plus tard, quelqu'un qui, enfin, pouvait le renseigner, arriva à la mission : un grand homme mince, vêtu à l'européenne, sur lequel Ma Carey se jeta avec des larmes de joie. C'était Félix Carey.

Il fut abasourdi de trouver les missionnaires dans sa maison.
- Des Européens ! s'écria-t-il en se dégageant des bras de sa femme. Traversant la véranda, il vint baiser la main d'Anne.
- Monsieur Carey, vous n'avez jamais reçu la lettre de votre père ? demanda Adoniram. Ma Carey vous l'a envoyée au début de juillet.
- J'étais à Arracan pour le roi, répondit Félix qui fixait avec intensité Anne, en secouant la tête. Vous ne pouvez imaginer ce que c'est pour moi, de voir une femme blanche... Mais vous ne devez en aucun cas rester en Birmanie.
- Je le dois et je le veux, dit Anne, souriante. Nous sommes des missionnaires américains, Monsieur Carey.

Il répondit à son sourire.
- Vous savez, même une Américaine... Mais racontez-moi d'abord votre histoire.

Anne déclara qu'elle ne voulait pas l'ennuyer avec leur récit avant qu'il eût pu voir tranquillement Ma Carey et ses bébés.
- En effet. Merci.

Carey se retourna pour saisir dans ses bras sa petite fille couleur d'ivoire, qu'il dévora de baisers. Puis il suivit sa souriante femme dans la maison.
Quand les Judson eurent terminé leur dîner, Félix les rejoignit dans la véranda où ils se battaient contre les moustiques.
- Vous ne pouvez pas lutter si vous ne fumez pas. Ou alors, allumez un feu de bois vert. Vous en prendrez l'habitude, du reste.

Il demanda à Anne la permission d'allumer un cigare. Il leur apprit à maintenir un feu couvert dans la boîte fourneau. Quand ils furent plus confortablement installés, il aspira une grande bouffée, puis demanda :
- Malgré toutes les explications de ma femme, je ne sais toujours pas ce que vous faites ici.
- C'est très simple, répartit Adoniram. Il y a quelques années, plusieurs étudiants parmi mes camarades à Andover, en Amérique, ont décidé qu'il était temps de remédier à notre honteuse carence missionnaire. Nos efforts persévérants ont abouti, par la grâce de Dieu, à la création d'un Comité missionnaire fondé par les anciens de la Congrégation et par les Églises presbytériennes. Ma femme et moi avons été parmi les premiers à être envoyés par ce Comité. Nous pensions travailler d'abord aux Indes, à Serampore, sous la direction bienveillante de votre père. De chez nous, c'est un grand voyage et nous avons eu pendant la traversée l'occasion d'étudier très sérieusement la doctrine baptiste. Nous étions Congrégationnalistes. Votre père est Baptiste. Nous voulions être prêts à défendre notre foi contre les Baptistes anglais, si intelligents, dont votre père est, du reste, le plus distingué. C'est pourquoi nous avons étudié avec une attention toute particulière la question du baptême des enfants...

Adoniram s'arrêta. Il essayait de voir, à la lumière incertaine du feu, l'effet de son récit sur Félix. Mais le visage de l'Anglais demeurait dans l'ombre.
- Continue, mon chéri, pressa Anne.

Adoniram reprit :
- Il n'y a pas grand'chose à ajouter. Nous sommes arrivés peu à peu à la conviction que les Baptistes ont raison et, quand nous sommes arrivés à Serampore nous avons été baptisés dans leur Église.

L'extrémité du cigare de Carey se mit à luire.
- Tiens ! Et qu'en dit mon père ?
- Les choses les plus encourageantes, fit Anne vivement, tandis qu'Adoniram demeurait silencieux, refroidi par l'accueil de Félix à ce récit d'événements d'une importance si essentielle pour eux deux.
- Et même, il nous enverra dès fonds jusqu'au moment où nous recevrons quelque chose d'Amérique.
- C'est bien lui ! dit lentement Félix, qui ajouta au point de vue matériel, votre situation n'est pas meilleure. Il paraît que les Baptistes américains sont encore plus dépourvus des biens de ce monde que les Anglais.
- C'est vrai, hélas ! Ils sont même si mal organisés qu'aucun budget n'est prévu pour les missionnaires. Quoi qu'il en soit, je leur ai écrit une lettre qui, je l'espère, stimulera leur action ou leur réaction. J'ai envoyé le récit complet de mon évolution, voire de ma conversion, à un pasteur baptiste de Boston en lui disant bien que c'est la chose la plus lamentable qui me soit jamais arrivée !

Anne et Carey éclatèrent de rire.
Adoniram riait aussi. Il continua néanmoins avec le plus grand sérieux :
- Ce fut vraiment très dur d'abandonner la foi de notre enfance, la foi de l'Église dans laquelle mon père est pasteur, de renoncer à l'appui du Comité qui nous a envoyés ici et nous entoure de sa confiance et de ses prières, de savoir toutes ces amitiés perdues, et de n'avoir aucune raison positive de croire que les Églises Baptistes d'Amérique auront quelque compassion ou quelque intérêt pour nous. J'ai écrit tout cela au Dr Baldwin, en ajoutant qu'au cas où une société pour le soutien des missions baptistes en Asie se fonderait, je serais prêt à entrer à son service. Cette lettre, je l'ai écrite il y a une année environ, et je ne sais quand je recevrai une réponse. En attendant, votre père nous aide généreusement et nous avons un peu d'argent à nous.

Il s'arrêta un instant, hésitant.
- Le Dr Carey était certain que vous nous feriez bon accueil.
- Je ne puis pourtant vous accueillir avec enthousiasme dans ce pays maudit! s'écria Félix Carey avec passion. Monsieur Judson, le roi de Birmanie possède, à la lettre, chacun de ses sujets, corps et âme. Ce sont ses esclaves, son bétail. Il les vole, les torture, les tue selon son bon plaisir. Aucun souverain n'admettra de religion nouvelle dans cet empire, tant que le Bouddhisme maintiendra ses esclaves soumis à sa volonté.
- Chacune de vos Paroles prouve à quel point le christianisme leur est nécessaire.
- Un chrétien mort ne peut plus servir sa cause, reprit Félix. Pas plus qu'il ne peut empêcher sa femme de faire partie du harem royal, et Madame Judson est fort belle !

Félix continua sans que les Judson, exaspérés, pussent placer un mot.
- Et comme si vous vouliez accélérer la marche de votre destin, ma femme me dit que vous avez pris Maung Shway-gnong comme professeur. Cet homme est haï par le vice-roi. Votre association doit fatalement indisposer ce dernier. C'est un vilain tour que Lanciego vous a joué. Si, dans votre ferveur ignorante, vous vous entêtez à rester ici, ce que je crains, je tâcherai de vous trouver quelqu'un de plus sûr avant de repartir.
- Merci beaucoup, Monsieur Carey, répondit Adoniram sur un ton décidé. J'aime Maung Shway-gnong. Je suis persuadé qu'il sera mon premier converti. Quant au reste, Lanciego m'avait laissé entendre les risques que je courais. Nous sommes ici pour les bons comme pour les mauvais jours... Mais, vous nous quittez ?
- Le roi m'a donné à choisir entre un départ définitif de Birmanie et une position à la cour, à Amarapura. Une femme indigène ne doit jamais quitter le pays. Ainsi, si je veux garder ma femme, il me faut entrer au service du roi, et c'est ce que j'ai fait. J'ai construit une maison à Amarapura où je m'installerai avec ma famille, dès que je serai rentré d'un voyage au Bengale où Sa Majesté m'envoie en mission.
- Quel dommage! s'exclama Adoniram
- Ne regrettez-vous rien, Monsieur Carey? demanda Anne. Cette décision a dû être terrible à prendre !
- Je serai franc, répondit Félix. J'étais complètement découragé du travail missionnaire, certain qu'il n'avait aucune chance de succès. De plus, j'aime ma femme.

Anne insista.
- Mais, pour votre père...
- Évidemment...

La voix tranchante arrêta les protestations d'Anne et ce fut un soulagement général quand Ma Carey apparut et rappela son mari dans la maison.
Ce soir-là, les Judson causèrent longuement avant de s'endormir. Ils étaient navrés de la défection de Félix. Tous deux avaient escompté de son retour infiniment plus qu'ils ne se l'étaient avoué. Malgré ce que Lanciego leur avait dit de lui, Adoniram avait gardé l'espoir de ramener Félix à ses devoirs. Mais il y avait dans son attitude une froideur qui excluait même toute possibilité de discussion.
Félix se rendit fort utile le lendemain. Il donna aux missionnaires, avec la meilleure grâce, toutes les instructions nécessaires sur les ressources de Rangoon, les avertissant du grand danger qu'il y avait à acheter de la viande au bazar. Les Birmans, ne devant tuer aucun animal, ne se nourrissaient que de ceux qui mouraient de maladie ou d'accident. Il promit de leur trouver un cuisinier bengali, que sa religion n'empêcherait pas de sacrifier une volaille quand, par hasard, on pouvait s'en procurer une. Il leur apprit aussi que Lanciego était fort bien vu de la présence tyrannique du « trône d'or » et qu'il était donc opportun de conserver de bonnes relations avec lui, à l'aide de quelques cadeaux.
- Rien ne peut se faire en Birmanie, si on ne paye, continua-t-il avec plus de sincérité qu'il n'en avait montré jusqu'alors. Si vous avez assez d'argent, vous pouvez acheter l'âme du roi. Le mot honneur n'a pas de sens pour eux. Ce qu'il y a de mieux chez les Birmans, ce sont leurs femmes. Elles sont intelligentes et dévouées ; et même elles possèdent la qualité la plus rare et la plus charmante : l'esprit.
- Je croyais que c'était un trait commun à tous les Birmans, dit Adoniram.
- Certainement. Mais les femmes particulièrement.
La mienne en est un type accompli.
Il s'inclina devant Ma Carey dont le visage brun trahissait un ardent effort pour comprendre.

Au fond, Félix était un personnage divertissant, malgré la grosse déception qu'il leur avait causée. Son départ fut aussi inattendu qu'amusant. Vers la fin de l'après-midi, un grand éléphant gris s'arrêta au portail. Félix fit ses adieux et grimpa pieds nus, avec toute la nonchalance d'un indigène, sur le large dos de l'animal. Un serviteur s'agenouilla derrière lui pour l'abriter avec un parasol. donna un ordre mystérieux à la masse vivante qui disparut tranquillement derrière les haies de bambous.

Les Judson, muets, le regardèrent disparaître, avec des sentiments très partagés.
Félix n'avait pas oublié de s'occuper du cuisinier. Le soir même de son départ, un Bengali au turban blanc, avec une veste et des pantalons de drap, arriva à la Mission et se présenta comme Koo-chil, mahométan. Il parlait la langue du pays et professait le plus grand mépris pour l'inconséquence des Birmans qui mangent de la viande, mais ne doivent pas tuer d'animaux.

Il demandait dix ticals, cinq dollars par mois, mais il se chargerait de sa nourriture. Il désirait se construire une maison dans le jardin de la Mission. D'âge moyen, il paraissait sérieux et poli. Anne en pleura presque de joie.

Maintenant les pluies diminuaient et Rangoon était lourde d'une richesse printanière. Adoniram, qui se promenait tous les matins avant le petit déjeuner, se familiarisa rapidement avec les environs. Il ne s'aventurait plus à visiter le Shwé-Dagôn, mais il en était conscient, comme d'une présence vivante, méditant sur la calme activité de la Mission. Lorsqu'il pourrait s'exprimer correctement, il viderait définitivement le débat des chaussures à quitter dans la pagode. Pour l'instant, il se contentait d'explorer les alentours d'un monastère dont Maung Shway-gnong lui avait dit qu'il contenait des manuscrits d'une valeur inestimable.

Adoniram désirait ardemment voir ces merveilles. À chacune de ses promenades, il errait autour de la palissade en bois de teck du couvent, examinant les toitures arrondies et les cloches, à travers les portails. Il eût aimé que sa conscience lui permît d'y pénétrer et de s'entretenir avec le vieux moine, gardien de la bibliothèque ; car Maung Shway-gnong lui avait assuré que c'était un véritable érudit.

Un matin, il en vit sortir le gaing-ôk, accompagné de ses frères aux bols à offrandes. Un vague regret l'effleura. Si seulement la question religieuse n'était pas en jeu, il s'en ferait bien un ami. Peut-être le gaing-ôk était-il lui-même ce bibliothécaire dont parlait Maung Shway-gnong. Peut-être...
Adoniram se reprit avec un sursaut. Il ne se croyait pas capable d'une pareille infidélité. Adoniram Judson se laisserait-il corrompre par la Birmanie, comme Félix Carey ? Il tourna le dos au monastère et regagna la route. Il se maudissait en silence.

C'était un matin parfumé où il faisait bon vivre. Tôt levés, les Birmans remplissaient déjà le bazar. Adoniram, mêlé à la foule bruissante, avait oublié sa colère contre lui-même. Il s'amusait des manoeuvres d'une petite vieille qui voulait absolument lui vendre un tamein bariolé de rose. Il était en train de lui répondre avec peine quelques mots, quand il se sentit saisi fortement par le bras. Il se retourna pour se trouver nez à nez avec un soldat indigène, au paso rouge et à la veste verte ; un être affreux, marqué de petite vérole.
- Le vice-roi vous envoie chercher, animal étranger, grogna le soldat.
- Lâchez-moi, je n'essayerai pas de m'enfuir.

L'homme sale dégageait une odeur repoussante.
- Ne jacassez pas comme un singe, et dépêchez-vous, commanda-t-il en tordant le bras d'Adoniram.

Ils n'étaient qu'à deux pas d'une hutte plus grande que les autres. On l'appelait pompeusement le Palais de justice.
Adoniram s'arrêta à la porte pour enlever ses souliers, tandis que son garde retirait ses sandales.- Ah! vous commencez à vous civiliser! railla le Birman.
- Merci, murmura Adoniram en le suivant dans la salle des jugements. C'était une grande pièce carrée et vide, avec une plateforme basse dans l'un des coins. Des indigènes, hommes et femmes, étaient accroupis sous l'estrade royale, sur laquelle trônait le vice-roi, un énorme Birman en robe, blanche. Adoniram fit un salut honorable, puis se mit à genoux. Ensuite, mi-assis, mi-prosterné, il attendit de connaître le motif de son arrestation.

Le vice-roi ne le laissa pas longtemps dans l'incertitude. Il écoutait un prisonnier enchaîné plaider sa cause et réclamer d'être acquitté. Mais après un moment de réflexion, il ordonna que le coupable fût piétiné par les éléphants. Le condamné poussa un grand cri d'appel. Un serviteur rampa alors dans la salle. Il s'approcha à quatre pattes de l'estrade où il vida aux pieds du vice, roi le contenu d'un sac de velours rouge : un tas de pièces de monnaie.

Sa Majesté jeta un regard distrait sur l'argent.
- Libère le prisonnier, grogna-t-il.

Puis, se tournant vers un vieillard qui se traînait près de la porte, il cria :
- Quant à toi, il est grand temps que tu rejoignes tes amis en enfer. En même temps, il jeta sa lance qui empala le vieux à travers la cuisse contre le montant de la porte.
- Et toi, demanda le vice-roi en lançant un regard terrible vers Adoniram, que fais-tu dans l'empire doré ?
- J'apprends la langue dorée, Majesté, répondit Adoniram d'une voix qu'il cherchait à rendre humble.
- Pourquoi?

Les yeux de l'indigène était ardent et interrogateurs.
- Afin de pouvoir parler aux Birmans de ma religion.

Le vice-roi, surpris, examina Adoniram plus attentivement.
- Animal étranger, écoute ! Le jour même tu persuaderas un homme de penser au nom de ta religion, cet homme sera torturé et tu seras chassé du pays. Qu'en dis-tu, mon beau singe blanc ?
- Je dis que j'espère bien qu'aucun Birman ne sera torturé à cause de moi. Mais Dieu seul peut m'empêcher d'annoncer Sa parole.
- Prends garde ! insista le vice-roi : Tu parles bien, pour quelqu'un qui n'a passé que si peu de temps ici. Qui est ton maître ?

L'avertissement de Félix Carey ! Adoniram se sentit chanceler intérieurement. Mais il répondit avec fermeté:
- Maung Shway-gnong, Monseigneur.
- Ce buffle ! s'exclama le vice-roi.

Adoniram attendait la suite de cette explosion, mais rien ne vint. Le vice-roi le regardait avec haine. Puis il se leva et sortit dignement.

Ce fut le signal du départ général. Adoniram suivit la foule qui passait, sans un regard, devant l'homme cloué par la lance. C'était plus que le jeune Américain n'en pouvait supporter.
- Je vais la retirer, murmura-t-il.

Le vieillard était affaissé, évanoui ou mort. Il ne donna pas le moindre signe de vie quand Adoniram retira la lance et la posa à terre. Lorsqu'il sortit, dans le matin ensoleillé, il se sentait le coeur soulevé.
Personne ne faisait attention à lui. Il reprit le chemin de la maison où Anne l'attendait, avec une angoisse grandissante.
- Mon chéri, où donc es-tu allé ? s'écria-t-elle, quand il vint s'asseoir à la table du déjeuner.
- J'ai été arrêté, condamné et gracié depuis l'aube. Et j'ai terriblement besoin des conseils de la plus aimable des femmes, comme nos amis anglais t'appelaient.
- As-tu vraiment été en danger ?

Il la rassura, et raconta son aventure.
- Ne vaudrait-il pas mieux abandonner Maung Shway-gnong ? lui demanda-t-elle avec une tendre inquiétude, quand il eut terminé son récit.
- Non, certes pas. Je refuse à ces païens le droit de me donner des ordres. Où n'en viendrions-nous pas si je cédais sur ce point ! Ils me diraient ensuite que Koo-chil est un traître et le renverraient.
- Et à quoi en serais-je réduite ? - Anne sourit en opinant de la tête. - Très bien, mon homme lige, votre femme vous approuve. Mais elle vous suggère aussi de faire un cadeau au vice-roi.
- Je hais la corruption, dit Adoniram, en serrant ses mâchoires volontaires.

Mais elle continuait avec ardeur :
- Moi aussi, Don, mais nous devons savoir céder là où la chose est possible. Si un petit cadeau nous permet d'enseigner librement ces gens-là, sachons le faire.
- Un petit cadeau ne servirait à rien.

Cela dépend, mon chéri. Ma Carey et moi, nous avons discuté ce problème ; elle est sûre que si j'apporte au vice-roi le tableau des chutes du Niagara qu'Elnathan nous a donné pour notre mariage, il sera notre ami pour bien des mois.
- Tu l'apporteras toi-même, chérie? dit-il en lui jetant un coup d'oeil désapprobateur.
- Oui, Monsieur Judson ! Vous comprenez bien que vous n'avez rien de très remarquable. Les Birmans ont vu des quantités de blancs. Mais votre femme ! Elle est la huitième merveille du monde, la seule blanche de tout le pays! Permet-moi donc de rendre visite à la vice-reine avec, pour son mari, les chutes du Niagara sous mon bras.

Adoniram rit.
- Ce sera curieux ! Je viendrai aussi, bien sûr, pour voir...
- En aucun cas. Ma Carey affirme que je ne risque rien en y allant seule. Laisse-moi faire cette expérience.


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