SPLENDEUR DE DIEU
III
FÉLIX CAREY
Ils ne parlèrent à personne
de l'incident des marches de la pagode. Mais
pourtant, lorsque, quelques jours plus tard,
Adoniram passa chez Lanciego voir s'il lui avait
trouvé un bureau, l'Espagnol lui dit avec
rudesse :
- Vous vous êtes fait un
ennemi de taille, Monsieur Judson. Si vous ne
faites pas davantage attention, vous n'aurez
très vite plus besoin d'un bureau. Vous avez
osé braver le gaing-ôk l'autre jour,
à la pagode.
- Et qui est-ce donc? demanda
Adoniram. Je n'ai parlé qu'à un
moine.
- C'est effectivement un moine, mais
un moine qui régit tous les
monastères du pays, une manière
d'évêque, très puissant et
très aimé dans tout le sud de la
Birmanie. Jeune homme téméraire, vous
feriez mieux de vous conformer à leurs
usages, si vous voulez pénétrer dans
leurs pagodes.
- Mais, Monsieur Lanciego, je suis
ici pour lutter contre le Bouddha Gautama. Je ne
vois pas pourquoi je m'en cacherais !
- Pourquoi ? s'écria Lanciego
qui tirait sa barbe grisonnante d'une main, tandis
qu'il faisait des gestes de
dénégation de l'autre. Pourquoi ?
Tout simplement parce que vous n'avez pas le droit
de faire la guerre au Gautama. Vous êtes
naïf. Certes, vous avez le droit de venir ici
et de parler à tous de votre Dieu. Vous
remarquez, n'est-ce pas, la différence ?
- Je la reconnais, dit Adoniram avec
impatience. Mais je ne puis en tenir compte quand
je vois ce pays perdu, et que je constate que je
suis le seul homme sur terre qui essaie
actuellement d'arracher ces pauvres êtres
à leur destin de perdition.
- Vous êtes comme un enfant
qui met sa main dans les replis d'un cobra, sans
imaginer le danger qui le menace. Je ne puis vous
écouter sans me mettre en colère.
Vous valez trop pour vous dépenser ici
inutilement.
Avec un regard plus
pénétrant, il répéta
:
- Vous valez trop ! Au nom du ciel,
retournez dans quelque calme paroisse de votre pays
où l'on saura apprécier en vous
l'homme instruit et le gentleman.
L'image d'un beau clocher blanc
sonnant à toute volée envahit
soudain, douloureusement, l'esprit d'Adoniram. Mais
il la repoussa et répondit avec douceur
à l'Espagnol :
- Je vous ai paru bien impatient,
Monsieur. Excusez-moi. Me croirez-vous quand je
vous dirai que je sais que Dieu a voulu ma vie ici,
pour les bons comme pour les mauvais jours
?
Le silence qui suivit était
rythmé par les vagues qui venaient mourir
mollement sur la plage.
- J'aimerais pour vous qu'il en
fût autrement, répartit Lanciego,
avant de reprendre ses comptes.
Adoniram rentra lentement chez lui.
Il était troublé, bien qu'il
sût absolument que son destin était en
Birmanie. Il eût aimé connaître
assez la langue pour s'enquérir
auprès de Maung Shway-gnong de
l'organisation du bouddhisme dans le
pays.
Quelques semaines plus tard,
quelqu'un qui, enfin, pouvait le renseigner, arriva
à la mission : un grand homme mince,
vêtu à l'européenne, sur lequel
Ma Carey se jeta avec des larmes de joie.
C'était Félix Carey.
Il fut abasourdi de trouver les
missionnaires dans sa maison.
- Des Européens !
s'écria-t-il en se dégageant des bras
de sa femme. Traversant la véranda, il vint
baiser la main d'Anne.
- Monsieur Carey, vous n'avez jamais
reçu la lettre de votre père ?
demanda Adoniram. Ma Carey vous l'a envoyée
au début de juillet.
- J'étais à Arracan
pour le roi, répondit Félix qui
fixait avec intensité Anne, en secouant la
tête. Vous ne pouvez imaginer ce que c'est
pour moi, de voir une femme blanche... Mais vous ne
devez en aucun cas rester en Birmanie.
- Je le dois et je le veux, dit
Anne, souriante. Nous sommes des missionnaires
américains, Monsieur Carey.
Il répondit à son
sourire.
- Vous savez, même une
Américaine... Mais racontez-moi d'abord
votre histoire.
Anne déclara qu'elle ne
voulait pas l'ennuyer avec leur récit avant
qu'il eût pu voir tranquillement Ma Carey et
ses bébés.
- En effet. Merci.
Carey se retourna pour saisir dans
ses bras sa petite fille couleur d'ivoire, qu'il
dévora de baisers. Puis il suivit sa
souriante femme dans la maison.
Quand les Judson eurent
terminé leur dîner, Félix les
rejoignit dans la véranda où ils se
battaient contre les moustiques.
- Vous ne pouvez pas lutter si vous
ne fumez pas. Ou alors, allumez un feu de bois
vert. Vous en prendrez l'habitude, du
reste.
Il demanda à Anne la
permission d'allumer un cigare. Il leur apprit
à maintenir un feu couvert dans la
boîte fourneau. Quand ils furent plus
confortablement installés, il aspira une
grande bouffée, puis demanda :
- Malgré toutes les
explications de ma femme, je ne sais toujours pas
ce que vous faites ici.
- C'est très simple,
répartit Adoniram. Il y a quelques
années, plusieurs étudiants parmi mes
camarades à Andover, en Amérique, ont
décidé qu'il était temps de
remédier à notre honteuse carence
missionnaire. Nos efforts
persévérants ont abouti, par la
grâce de Dieu, à la
création d'un Comité missionnaire
fondé par les anciens de la
Congrégation et par les Églises
presbytériennes. Ma femme et moi avons
été parmi les premiers à
être envoyés par ce Comité.
Nous pensions travailler d'abord aux Indes,
à Serampore, sous la direction bienveillante
de votre père. De chez nous, c'est un grand
voyage et nous avons eu pendant la traversée
l'occasion d'étudier très
sérieusement la doctrine baptiste. Nous
étions Congrégationnalistes. Votre
père est Baptiste. Nous voulions être
prêts à défendre notre foi
contre les Baptistes anglais, si intelligents, dont
votre père est, du reste, le plus
distingué. C'est pourquoi nous avons
étudié avec une attention toute
particulière la question du baptême
des enfants...
Adoniram s'arrêta. Il essayait
de voir, à la lumière incertaine du
feu, l'effet de son récit sur Félix.
Mais le visage de l'Anglais demeurait dans
l'ombre.
- Continue, mon chéri, pressa
Anne.
Adoniram reprit :
- Il n'y a pas grand'chose à
ajouter. Nous sommes arrivés peu à
peu à la conviction que les Baptistes ont
raison et, quand nous sommes arrivés
à Serampore nous avons été
baptisés dans leur Église.
L'extrémité du cigare
de Carey se mit à luire.
- Tiens ! Et qu'en dit mon
père ?
- Les choses les plus
encourageantes, fit Anne vivement, tandis
qu'Adoniram demeurait silencieux, refroidi par
l'accueil de Félix à ce récit
d'événements d'une importance si
essentielle pour eux deux.
- Et même, il nous enverra
dès fonds jusqu'au moment où nous
recevrons quelque chose
d'Amérique.
- C'est bien lui ! dit lentement
Félix, qui ajouta au point de vue
matériel, votre situation n'est pas
meilleure. Il paraît que les Baptistes
américains sont encore plus dépourvus
des biens de ce monde que les Anglais.
- C'est vrai, hélas ! Ils
sont même si mal organisés qu'aucun
budget n'est prévu pour les missionnaires.
Quoi qu'il en soit, je leur ai écrit une
lettre qui, je l'espère, stimulera leur
action ou leur réaction. J'ai envoyé
le récit complet de mon évolution,
voire de ma conversion, à un pasteur
baptiste de Boston en lui disant bien
que c'est la chose la plus
lamentable qui me soit jamais arrivée
!
Anne et Carey
éclatèrent de rire.
Adoniram riait aussi. Il continua
néanmoins avec le plus grand sérieux
:
- Ce fut vraiment très dur
d'abandonner la foi de notre enfance, la foi de
l'Église dans laquelle mon père est
pasteur, de renoncer à l'appui du
Comité qui nous a envoyés ici et nous
entoure de sa confiance et de ses prières,
de savoir toutes ces amitiés perdues, et de
n'avoir aucune raison positive de croire que les
Églises Baptistes d'Amérique auront
quelque compassion ou quelque intérêt
pour nous. J'ai écrit tout cela au Dr
Baldwin, en ajoutant qu'au cas où une
société pour le soutien des missions
baptistes en Asie se fonderait, je serais
prêt à entrer à son service.
Cette lettre, je l'ai écrite il y a une
année environ, et je ne sais quand je
recevrai une réponse. En attendant, votre
père nous aide généreusement
et nous avons un peu d'argent à
nous.
Il s'arrêta un instant,
hésitant.
- Le Dr Carey était certain
que vous nous feriez bon accueil.
- Je ne puis pourtant vous
accueillir avec enthousiasme dans ce pays maudit!
s'écria Félix Carey avec passion.
Monsieur Judson, le roi de Birmanie possède,
à la lettre, chacun de ses sujets, corps et
âme. Ce sont ses esclaves, son bétail.
Il les vole, les torture, les tue selon son bon
plaisir. Aucun souverain n'admettra de religion
nouvelle dans cet empire, tant que le Bouddhisme
maintiendra ses esclaves soumis à sa
volonté.
- Chacune de vos Paroles prouve
à quel point le christianisme leur est
nécessaire.
- Un chrétien mort ne peut
plus servir sa cause, reprit Félix. Pas plus
qu'il ne peut empêcher sa femme de faire
partie du harem royal, et Madame Judson est fort
belle !
Félix continua sans que les
Judson, exaspérés, pussent placer un
mot.
- Et comme si vous vouliez
accélérer la marche de votre destin,
ma femme me dit que vous avez pris Maung
Shway-gnong comme professeur. Cet homme est
haï par le vice-roi. Votre
association doit fatalement indisposer ce dernier.
C'est un vilain tour que Lanciego vous a
joué. Si, dans votre ferveur ignorante, vous
vous entêtez à rester ici, ce que je
crains, je tâcherai de vous trouver quelqu'un
de plus sûr avant de repartir.
- Merci beaucoup, Monsieur Carey,
répondit Adoniram sur un ton
décidé. J'aime Maung Shway-gnong. Je
suis persuadé qu'il sera mon premier
converti. Quant au reste, Lanciego m'avait
laissé entendre les risques que je courais.
Nous sommes ici pour les bons comme pour les
mauvais jours... Mais, vous nous quittez ?
- Le roi m'a donné à
choisir entre un départ définitif de
Birmanie et une position à la cour, à
Amarapura. Une femme indigène ne doit jamais
quitter le pays. Ainsi, si je veux garder ma femme,
il me faut entrer au service du roi, et c'est ce
que j'ai fait. J'ai construit une maison à
Amarapura où je m'installerai avec ma
famille, dès que je serai rentré d'un
voyage au Bengale où Sa Majesté
m'envoie en mission.
- Quel dommage! s'exclama
Adoniram
- Ne regrettez-vous rien, Monsieur
Carey? demanda Anne. Cette décision a
dû être terrible à prendre
!
- Je serai franc, répondit
Félix. J'étais complètement
découragé du travail missionnaire,
certain qu'il n'avait aucune chance de
succès. De plus, j'aime ma femme.
Anne insista.
- Mais, pour votre
père...
- Évidemment...
La voix tranchante arrêta les
protestations d'Anne et ce fut un soulagement
général quand Ma Carey apparut et
rappela son mari dans la maison.
Ce soir-là, les Judson
causèrent longuement avant de s'endormir.
Ils étaient navrés de la
défection de Félix. Tous deux avaient
escompté de son retour infiniment plus
qu'ils ne se l'étaient avoué.
Malgré ce que Lanciego leur avait dit de
lui, Adoniram avait gardé l'espoir de
ramener Félix à ses devoirs. Mais il
y avait dans son attitude une froideur qui excluait
même toute possibilité de discussion.
Félix se rendit fort utile le
lendemain. Il donna aux missionnaires, avec la
meilleure grâce, toutes les instructions
nécessaires sur les ressources de Rangoon,
les avertissant du grand danger qu'il y avait
à acheter de la viande au bazar. Les
Birmans, ne devant tuer aucun animal, ne se
nourrissaient que de ceux qui mouraient de maladie
ou d'accident. Il promit de leur trouver un
cuisinier bengali, que sa religion
n'empêcherait pas de sacrifier une volaille
quand, par hasard, on pouvait s'en procurer une. Il
leur apprit aussi que Lanciego était fort
bien vu de la présence tyrannique du «
trône d'or » et qu'il était donc
opportun de conserver de bonnes relations avec lui,
à l'aide de quelques cadeaux.
- Rien ne peut se faire en Birmanie,
si on ne paye, continua-t-il avec plus de
sincérité qu'il n'en avait
montré jusqu'alors. Si vous avez assez
d'argent, vous pouvez acheter l'âme du roi.
Le mot honneur n'a pas de sens pour eux. Ce qu'il y
a de mieux chez les Birmans, ce sont leurs femmes.
Elles sont intelligentes et dévouées
; et même elles possèdent la
qualité la plus rare et la plus charmante :
l'esprit.
- Je croyais que c'était un
trait commun à tous les Birmans, dit
Adoniram.
- Certainement. Mais les femmes
particulièrement.
La mienne en est un type
accompli.
Il s'inclina devant Ma Carey dont le
visage brun trahissait un ardent effort pour
comprendre.
Au fond, Félix était
un personnage divertissant, malgré la grosse
déception qu'il leur avait causée.
Son départ fut aussi inattendu qu'amusant.
Vers la fin de l'après-midi, un grand
éléphant gris s'arrêta au
portail. Félix fit ses adieux et grimpa
pieds nus, avec toute la nonchalance d'un
indigène, sur le large dos de l'animal. Un
serviteur s'agenouilla derrière lui pour
l'abriter avec un parasol. donna un ordre
mystérieux à la masse vivante qui
disparut tranquillement derrière les haies
de bambous.
Les Judson, muets, le
regardèrent disparaître, avec des
sentiments très partagés.
Félix n'avait pas
oublié de s'occuper du cuisinier. Le soir
même de son départ, un Bengali au
turban blanc, avec une veste et
des pantalons de drap, arriva à la Mission
et se présenta comme Koo-chil,
mahométan. Il parlait la langue du pays et
professait le plus grand mépris pour
l'inconséquence des Birmans qui mangent de
la viande, mais ne doivent pas tuer
d'animaux.
Il demandait dix ticals, cinq
dollars par mois, mais il se chargerait de sa
nourriture. Il désirait se construire une
maison dans le jardin de la Mission. D'âge
moyen, il paraissait sérieux et poli. Anne
en pleura presque de joie.
Maintenant les pluies diminuaient et
Rangoon était lourde d'une richesse
printanière. Adoniram, qui se promenait tous
les matins avant le petit déjeuner, se
familiarisa rapidement avec les environs. Il ne
s'aventurait plus à visiter le
Shwé-Dagôn, mais il en était
conscient, comme d'une présence vivante,
méditant sur la calme activité de la
Mission. Lorsqu'il pourrait s'exprimer
correctement, il viderait définitivement le
débat des chaussures à quitter dans
la pagode. Pour l'instant, il se contentait
d'explorer les alentours d'un monastère dont
Maung Shway-gnong lui avait dit qu'il contenait des
manuscrits d'une valeur inestimable.
Adoniram désirait ardemment
voir ces merveilles. À chacune de ses
promenades, il errait autour de la palissade en
bois de teck du couvent, examinant les toitures
arrondies et les cloches, à travers les
portails. Il eût aimé que sa
conscience lui permît d'y
pénétrer et de s'entretenir avec le
vieux moine, gardien de la bibliothèque ;
car Maung Shway-gnong lui avait assuré que
c'était un véritable
érudit.
Un matin, il en vit sortir le
gaing-ôk, accompagné de ses
frères aux bols à offrandes. Un vague
regret l'effleura. Si seulement la question
religieuse n'était pas en jeu, il s'en
ferait bien un ami. Peut-être le
gaing-ôk était-il lui-même ce
bibliothécaire dont parlait Maung
Shway-gnong. Peut-être...
Adoniram se reprit avec un sursaut.
Il ne se croyait pas capable d'une pareille
infidélité. Adoniram Judson
se laisserait-il corrompre par la
Birmanie, comme Félix Carey ? Il tourna le
dos au monastère et regagna la route. Il se
maudissait en silence.
C'était un matin
parfumé où il faisait bon vivre.
Tôt levés, les Birmans remplissaient
déjà le bazar. Adoniram,
mêlé à la foule bruissante,
avait oublié sa colère contre
lui-même. Il s'amusait des manoeuvres d'une
petite vieille qui voulait absolument lui vendre un
tamein bariolé de rose. Il était en
train de lui répondre avec peine quelques
mots, quand il se sentit saisi fortement par le
bras. Il se retourna pour se trouver nez à
nez avec un soldat indigène, au paso rouge
et à la veste verte ; un être affreux,
marqué de petite vérole.
- Le vice-roi vous envoie chercher,
animal étranger, grogna le
soldat.
- Lâchez-moi, je n'essayerai
pas de m'enfuir.
L'homme sale dégageait une
odeur repoussante.
- Ne jacassez pas comme un singe, et
dépêchez-vous, commanda-t-il en
tordant le bras d'Adoniram.
Ils n'étaient qu'à
deux pas d'une hutte plus grande que les autres. On
l'appelait pompeusement le Palais de
justice.
Adoniram s'arrêta à la
porte pour enlever ses souliers, tandis que son
garde retirait ses sandales.- Ah! vous commencez
à vous civiliser! railla le
Birman.
- Merci, murmura Adoniram en le
suivant dans la salle des jugements. C'était
une grande pièce carrée et vide, avec
une plateforme basse dans l'un des coins. Des
indigènes, hommes et femmes, étaient
accroupis sous l'estrade royale, sur laquelle
trônait le vice-roi, un énorme Birman
en robe, blanche. Adoniram fit un salut honorable,
puis se mit à genoux. Ensuite, mi-assis,
mi-prosterné, il attendit de connaître
le motif de son arrestation.
Le vice-roi ne le laissa pas
longtemps dans l'incertitude. Il écoutait un
prisonnier enchaîné plaider sa cause
et réclamer d'être acquitté.
Mais après un moment de réflexion, il
ordonna que le coupable fût
piétiné par les
éléphants. Le condamné poussa
un grand cri d'appel. Un serviteur rampa alors dans
la salle. Il s'approcha à
quatre pattes de l'estrade
où il vida aux pieds du vice, roi le contenu
d'un sac de velours rouge : un tas de pièces
de monnaie.
Sa Majesté jeta un regard
distrait sur l'argent.
- Libère le prisonnier,
grogna-t-il.
Puis, se tournant vers un vieillard
qui se traînait près de la porte, il
cria :
- Quant à toi, il est grand
temps que tu rejoignes tes amis en enfer. En
même temps, il jeta sa lance qui empala le
vieux à travers la cuisse contre le montant
de la porte.
- Et toi, demanda le vice-roi en
lançant un regard terrible vers Adoniram,
que fais-tu dans l'empire doré ?
- J'apprends la langue dorée,
Majesté, répondit Adoniram d'une voix
qu'il cherchait à rendre humble.
- Pourquoi?
Les yeux de l'indigène
était ardent et interrogateurs.
- Afin de pouvoir parler aux Birmans
de ma religion.
Le vice-roi, surpris, examina
Adoniram plus attentivement.
- Animal étranger,
écoute ! Le jour même tu persuaderas
un homme de penser au nom de ta religion, cet homme
sera torturé et tu seras chassé du
pays. Qu'en dis-tu, mon beau singe blanc
?
- Je dis que j'espère bien
qu'aucun Birman ne sera torturé à
cause de moi. Mais Dieu seul peut m'empêcher
d'annoncer Sa parole.
- Prends garde ! insista le vice-roi
: Tu parles bien, pour quelqu'un qui n'a
passé que si peu de temps ici. Qui est ton
maître ?
L'avertissement de Félix
Carey ! Adoniram se sentit chanceler
intérieurement. Mais il répondit avec
fermeté:
- Maung Shway-gnong,
Monseigneur.
- Ce buffle ! s'exclama le
vice-roi.
Adoniram attendait la suite de cette
explosion, mais rien ne vint. Le vice-roi le
regardait avec haine. Puis il se leva et sortit
dignement.
Ce fut le signal du départ
général. Adoniram suivit
la foule qui passait, sans un
regard, devant l'homme cloué par la lance.
C'était plus que le jeune Américain
n'en pouvait supporter.
- Je vais la retirer,
murmura-t-il.
Le vieillard était
affaissé, évanoui ou mort. Il ne
donna pas le moindre signe de vie quand Adoniram
retira la lance et la posa à terre.
Lorsqu'il sortit, dans le matin ensoleillé,
il se sentait le coeur soulevé.
Personne ne faisait attention
à lui. Il reprit le chemin de la maison
où Anne l'attendait, avec une angoisse
grandissante.
- Mon chéri, où donc
es-tu allé ? s'écria-t-elle, quand il
vint s'asseoir à la table du
déjeuner.
- J'ai été
arrêté, condamné et
gracié depuis l'aube. Et j'ai terriblement
besoin des conseils de la plus aimable des femmes,
comme nos amis anglais t'appelaient.
- As-tu vraiment été
en danger ?
Il la rassura, et raconta son
aventure.
- Ne vaudrait-il pas mieux
abandonner Maung Shway-gnong ? lui demanda-t-elle
avec une tendre inquiétude, quand il eut
terminé son récit.
- Non, certes pas. Je refuse
à ces païens le droit de me donner des
ordres. Où n'en viendrions-nous pas si je
cédais sur ce point ! Ils me diraient
ensuite que Koo-chil est un traître et le
renverraient.
- Et à quoi en serais-je
réduite ? - Anne sourit en opinant de la
tête. - Très bien, mon homme lige,
votre femme vous approuve. Mais elle vous
suggère aussi de faire un cadeau au
vice-roi.
- Je hais la corruption, dit
Adoniram, en serrant ses mâchoires
volontaires.
Mais elle continuait avec ardeur
:
- Moi aussi, Don, mais nous devons
savoir céder là où la chose
est possible. Si un petit cadeau nous permet
d'enseigner librement ces gens-là, sachons
le faire.
- Un petit cadeau ne servirait
à rien.
Cela dépend, mon
chéri. Ma Carey et moi, nous avons
discuté ce problème ; elle est
sûre que si j'apporte au vice-roi le tableau
des chutes du Niagara qu'Elnathan nous a
donné pour notre mariage, il sera notre ami
pour bien des mois.
- Tu l'apporteras toi-même,
chérie? dit-il en lui jetant un coup d'oeil
désapprobateur.
- Oui, Monsieur Judson ! Vous
comprenez bien que vous n'avez rien de très
remarquable. Les Birmans ont vu des
quantités de blancs. Mais votre femme ! Elle
est la huitième merveille du monde, la seule
blanche de tout le pays! Permet-moi donc de rendre
visite à la vice-reine avec, pour son mari,
les chutes du Niagara sous mon bras.
Adoniram rit.
- Ce sera curieux ! Je viendrai
aussi, bien sûr, pour voir...
- En aucun cas. Ma Carey affirme que
je ne risque rien en y allant seule. Laisse-moi
faire cette expérience.
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