SPLENDEUR DE DIEU
IV
LES CHUTES DU NIAGARA
L'après-midi de ce même jour,
Anne parut sur la véranda, vêtue de sa
plus belle robe : de mousseline blanche,
très longue, la taille haute, avec des
fronces au cou et au bas de la jupe. Sur la
tête, une capote de paille blanche, avec un
bouton de rose sous le bord.
Adoniram, qui avait abandonné
son travail pour la voir partir, l'accompagna d'un
regard adorateur.
- Je parais bien frivole pour une
femme de missionnaire, dit Anne, avec une
légère anxiété.
À cause du bouton de rose, surtout. Mais, tu
te rappelles, n'est-ce pas, que je le portais
déjà avant de prendre mes grades
à l'Académie de Bradford, ce qui me
rend un peu sentimentale ? Et, si je l'enlevais, on
verrait la marque sur la paille à Cet
endroit.
- Chérie, tu sais bien que
personne n'aime mieux la beauté que Dieu.
Regarde les fleurs merveilleuses qu'Il
crée.
Il embrassa le charmant visage sous
le bouton de rose.
- Je suis sûr qu'Il aime
à te voir dans tous tes atours.
Les yeux bruns d'Anne
brillèrent de malice.
- M'as-tu dit récemment, oui
ou non, que toute beauté, en Birmanie,
recouvrait un sépulcre blanchi ? Il faut
être conséquent, Don !
- La source de ta beauté
n'est pas dans ce pays, répliqua Adoniram,
et, si tu le désires, je te dirai plus
encore...
Anne élevait ses mains
blanches en manière de protestation.
- Non, non, je n'arriverai jamais
jusqu'à la vice-reine, si tu commences
à expliquer...
Il rit.
- Anne très chérie, si
ma femme ne veut pas écouter mes sermons,
qui les écoutera ?
Ils demeurèrent un instant,
immobiles, souriant : tous deux beaux, jeunes,
pleins d'amour, de foi et d'espoir. Puis elle se
mit en route, suivie de Koo-chil qui portait le
tableau, enveloppé dans un morceau de soie
rouge de Bangkok.
Elle demeura absente près de deux heures.
Adoniram arpentait furieusement les alentours du
« palais » quand elle reparut.
- J'allais me ruer dans la maison
avec mes souliers, s'exclama-t-il en saisissant le
bras d'Anne sous le sien. Pourquoi as-tu
été retenue si longtemps, Anne ? J'en
étais presque arrivé à
désirer que tu ne fusses pas aussi charmante
!
- Je ne le suis, pas tant que
ça, tu sais. Mais écoute mon
histoire, dit-elle, en souriant.
Elle la lui raconta, tandis qu'ils
rentraient tranquillement chez eux, sous les
acacias roses.
La vice-reine était encore au
lit quand elle était arrivée ; mais
plusieurs des femmes de moindre rang avaient
accueilli avec entrain la visiteuse. Elles
l'avaient conduite jusqu'à une natte, et
s'étaient accroupies autour d'elle. Elles
lui avaient offert du thé au vinaigre
qu'elle avait bu, bien qu'elle le
détestât. Elles lui avaient
demandé la permission d'essayer son chapeau,
ses mitaines, ses escarpins.
Anne riait, et leur avait
prêté avec bonne grâce, tout ce
qu'elle avait pu enlever...
Adoniram l'interrompit. Il
frissonnait.
- Sais-tu qu'elles ont toutes des
poux, chérie ?
- Par bonheur, je n'en ai point vu.
Et, de toutes façons, ce serait un crime de
lèse-majesté de refuser de
prête ses habits à une vice-reine,
même si elle a de la vermine...
Les femmes avaient essayé les
vêtements avec des cris de plaisir. La reine
était alors apparue. Son teint de cire
était encore jauni par de la poudre de bois
de santal. Quand elle avait
pénétré dans la chambre les
épouses de moindre importance avaient rendu
ses effets à Anne et s'étaient
retirées à l'autre
extrémité de la pièce. La
vice-reine s'était excusée de l'avoir
fait attendre. Elle avait été
souffrante. Puis, une des femmes était venue
disposer les fleurs d'hibiscus dans les cheveux
d'Anne et dans ceux de la vice-reine. Cette
dernière commença à
questionner Anne.
Combien son mari avait-il de femmes
? Avait-elle des enfants ? Combien de temps
resteraient-ils à Rangoon ?
Anne causait de la façon la
plus agréable et la plus gaie, mais
commençait à se demander comment elle
parviendrait à voir le vice-roi, quand
celui-ci, en personne, pénétra dans
la chambre. Il portait une robe blanche; à
la main, une lance. Elle fut effrayée par sa
haute taille, son expression sombre et son air
farouche.
Du regard, il fit le tour de ses
femmes, fronçant de plus en plus le sourcil,
jusqu'à ce qu'il aperçût la
visiteuse. Ses lèvres épaisses
s'ouvrirent alors en un sourire charmé ; il
l'examina comme un enfant fasciné par un
jouet nouveau. Personne n'éleva la parole,
jusqu'au moment où le vice-roi dit, avec
émotion :
- Amé, comme votre peau est
belle ! Une des femmes de l'animal étranger
? Prendrez-vous la tasse de rhum que goûtent
tous les étrangers ?
Anne lui affirma qu'elle ne le
permettait jamais. Il n'en fut nullement
offensé.
- Les vrais Bouddhistes n'en boivent
pas non plus. Que puis-je vous donner,
étrangère à la peau blanche
?
À l'étonnement de
tous, Anne se leva alors, et fit une profonde
révérence. Puis elle présenta
le cadeau à Sa Majesté.
Il retira la soie rouge et tint le
tableau à bras tendus, les yeux brillant de
joie.
- Comment a-t-on fait cela ? Est-ce
vous qui l'avez fait ? Où sont ces chutes
d'eau ? Tous les Américains savent-ils donc
peindre ? Les Birmans sculptent et travaillent la
laque, mais ils ne savent pas faire de tableaux!
Regardez ! C'est comme si on
entendait le grondement des grandes eaux ! Regardez
! Amé !
Ma Carey connaissait bien son
vice-roi !
Sa Majesté demanda encore,
avec une insistance nouvelle :
- Belle étrangère, que
puis-je faire pour vous?
- Altesse, permettez à mon
mari et à moi-même, de vivre en paix
dans notre maison de la jungle,
répondit-elle.
- Comment voulez-vous que ce soit
possible? s'écria-t-il. Votre maison est
ouverte à tous les voleurs qui passent. Vous
êtes à proximité du lieu des
exécutions, où les tigres font de
fréquentes incursions. Les trente-sept
esprits de Birmanie ne pourraient vous
protéger sûrement, là où
vous êtes. Mais, venez habiter dans l'enclos,
je m'occuperai de vous.
Avant qu'Anne pût prononcer un
mot de protestation, il appela son scribe et lui
dicta l'ordre qu'elle tendait maintenant à
Adoniram.
Celui-ci saisit le papyrus
huilé sur lequel était
consigné un message, qui ordonnait au
trésorier de la province de « vendre
à l'animal étranger la
propriété déserte du
prêtre portugais, près du vieux
réservoir ».
- Mais, nous n'avons pas la moindre
raison de déménager, s'exclama
Adoniram.
Maintenant, ils étaient assis
dans leur véranda, et contemplaient avec un
orgueil de propriétaires, le jardin bien
ordonné, la palissade réparée,
les arbres fruitiers nouvellement
plantés.
- Mais le lieu des
exécutions? soupira Anne. Tu ne peux savoir
à quel point je redoute la prochaine
séance de torture.
- Chérie, pourquoi ne me
l'as-tu pas dit?
- Parce que je savais bien que tu
ressentais la même chose et... tu n'y pouvais
rien. Mais maintenant - elle désigna du
menton l'ordre du vice-roi - maintenant je n'aurai
plus jamais à sentir l'horrible odeur. Elle
termina dans un sanglot.
Adoniram
l'étreignit.
- Nancy, pauvre amour, mon agneau !
Il la serrait dans ses bras et se mit à
rire.
- Je suis si heureux de savoir enfin
que tu as tant souffert de cette chose infecte !
C'est affreux pour un homme de se sentir moins fort
que sa femme. Et quelquefois, chérie, j'ai
peur d'être un peu maniaque...
Anne, très soulagée,
dit avec une pointe d'ironie :
- En tous cas, c'est un trait de
caractère dont ce pays te
guérira.
- En effet, tu peux le laisser agir,
admit Adoniram avec tristesse.
Avant le dîner, ils
allèrent reconnaître les lieux qui
leur avaient été
désignés. C'était, à
l'intérieur de la palissade, au bord du
chemin qui menait à l'est de la pagode, un
terrain planté d'arbres fruitiers
abandonnés, sans aucune maison. Au centre,
un magnifique figuier marquait l'endroit où
ils décidèrent de
construire.
L'état de leur budget les
inquiétait l'un et l'autre. Ils
étaient sûrs que les Baptistes
américains verraient un signe de Dieu dans
leur Mission, mais ils ne voulaient pas augmenter
leur dette envers le Dr Carey. Leur fortune
personnelle ne s'élevait pas à mille
dollars. Mais, après une soirée de
discussion, où Ma Carey les mit au courant
du prix de la construction, ils
décidèrent de recourir à leurs
ressources personnelles pour cette entreprise
hasardeuse.
Le lendemain, accompagné par
Maung Shway-gnong comme conseiller, Adoniram acheta
le terrain pour cinquante roupies, et convint avec
l'entrepreneur qu'il lui construirait une maison
semblable à celle du Carey pour deux cents
roupies, ce qui élevait les frais à
la somme de 125 dollars environ.
Adoniram, pour la première
fois, eut une discussion avec son professeur,
lorsqu'ils eurent conclu le marché avec
l'entrepreneur. Il insistait pour choisir
lui-même les pilotis de teck qui devaient
soutenir sa maison.
- Je les veux symétriques,
non pas tordus et renflés comme ceux des
autres maisons.
- Leur conformation à la plus
haute importance, ô mon élève !
Regardez.
Maung Shway-gnong traversa la
cour.
- Chacun de ces pilotis a sa
fonction propre. Les mâles sont
symétriques, de bonne composition, mais un
seul d'entre eux suffira sous
votre maison. Les femelles ont la base large. Ils
portent chance. Il en faut trois. Les neutres sont
renflés au milieu, mais on ne les emploie
que dans des cas spéciaux que vous ne
pourriez comprendre.
- Je n'écouterai pas de
telles sornettes, et choisirai mes poteaux,
s'écria Adoniram.
- Si vous refusez de les choisir
selon l'usage du pays, aucun indigène ne
mettra les pieds dans votre demeure.
Adoniram observait le visage
émacié.
- Et vous êtes l'homme dont
j'admire l'intelligence! Ce que vous dites n'a
aucun sens !
Le Birman se redressa avec
arrogance:
- Vous feriez mieux de trouver un
maître qui ne dise pas de sornettes. Puis il
s'éloigna.
Adoniram, le visage rouge de
colère, suivait des yeux le dos squelettique
du professeur qui s'en allait ; pris de remords, il
courut après Maung Shway-gnong et le prit
par le bras.
- 0 mon maître, je regrette
mes paroles. Ne m'abandonnez pas. Vous êtes
mon seul ami dans ce pays.
Maung Shway-gnong examina Adoniram
de haut en bas. S'arrêtant aux yeux clairs
suppliants, il dit avec douceur :
- Je ne puis revenir que si vous me
permettez de choisir les pilotis soigneusement avec
l'entrepreneur.
- C'est bien, admit Adoniram,
à contre-coeur.
Il rentra chez lui tandis que le
professeur et l'entrepreneur se perdaient dans une
discussion violente et obscure.
Comme l'on sait, Adoniram avait peu
de patience. Aussi ces premiers contacts avec les
méthodes de travail du pays furent-ils
très usants pour lui. Bien que la maison
eût été commandée en
novembre, et que la construction eût pu en
être achevée en une quinzaine de
jours, les ouvriers furent retardés par de
multiples superstitions. En décembre, alors
que toutes les conditions semblaient bonnes pour
terminer la construction,
l'entrepreneur découvrit
que ce mois était malchanceux pour lui et
qu'il ne pouvait, par conséquent, rien
commencer à ce moment-là. La maison
ne devint habitable qu'à la
mi-janvier.
Toute une tribu s'installa dans les
nouveaux quartiers. Ma Carey voulait, à tout
prix, vivre avec eux jusqu'au retour de son mari.
Il y avait Koo-chil, naturellement, et le jardinier
avec sa femme, une petite loucharde qu'il venait
d'acheter. L'endroit était charmant,
à la fois paisible et agréablement
animé. Le figuier abritait des
quantités de pigeons verts. Les poules de
Koo-chil caquetaient sous la maison.
Ma Carey s'élança en
avant du reste de la maisonnée et,
gravissant rapidement les escaliers, ramena du fond
de son tamein une noix de coco qu'elle accrocha
sous le bord du toit, dans la partie sud de la
véranda. Adoniram lui demanda quelle
était la raison d'être de cet
étrange ornement.
- C'est une maison pour les esprits,
répondit-elle, avec une pointe de
défi dans le ton.
- Ami étranger, il faut
espérer qu'un bon esprit viendra l'habiter,
car cette demeure a besoin de la protection
magique. Si nous lui donnons un peu de riz bouilli
et, de temps en temps, un tical d'argent, tout ira
bien.
- Ceci résulte, sans doute,
du compromis au sujet des pilotis, dit Adoniram,
mécontent.
- Don chéri, n'oublie pas ton
sens de l'humour, fit Anne en passant, les bras
chargés de livres.
Adoniram la suivit.
- Mon sens de l'humour ne me fera
pas abandonner la partie cette fois-ci. Mais, je ne
discuterai pas, j'agirai.
Quand tout fut tranquille ce
soir-là, il exécuta sa menace. Il
rapporta la noix de coco dans la jungle d'où
elle venait, et la déposa sous un palmier.
Puis il rentra et se mit au lit.
Au matin, quand ils voulurent
s'installer dans leur véranda où ils
avaient ordonné à Koo-chil de leur
servir leur déjeuner, il n'y avait pas plus
de Koo-chil que de déjeuner.
Anne explora la maison et revint
dire qu'elle était complètement
déserte.
- La maison à esprits,
comprit Adoniram.
- Je t'ai bien dit que cela nous
créerait des difficultés, dit Anne.
Même Koo-chil, qui méprise les
Birmans, n'admet pas de travailler pour de sauvages
étrangers qui insultent les esprits du
pays.
- Anne, s'écria Adoniram,
avec indignation, crois-tu que je puisse
prêcher la doctrine du Christ avec une maison
à esprits suspendue sur ma tête ? Sois
donc raisonnable, ma chérie.
- C'est à ce but que tendent
mes efforts, Don.
Anne pelait une banane.
- D'abord, tu es encore très
loin du moment où tu pourras prêcher.
Tu dis toi-même qu'il te faudra deux ou trois
ans avant de parler assez bien la langue pour ne
pas couvrir ta foi de ridicule. Tu ne peux vraiment
vouloir supprimer leurs esprits avant de leur
donner Dieu. Ils sont humains, et ils ont besoin de
se cramponner à quelque chose, au-dessus
d'eux.
- Ils ont Bouddha, s'écria
Adoniram, qui fixait sans la voir la banane qu'Anne
avait déposée sur son assiette. Elle
ne répondit pas. Il continua à
méditer tout haut.
- Comme je l'ai toujours dit,
Bouddha est froid. Il personnifie la théorie
: oeil pour oeil, dent pour dent. Il n'offre ni
espoir, ni consolation. C'est vraiment absurde,
Anne chérie, d'avoir ce ridicule objet
suspendu dans notre véranda.
- C'est vrai, concéda-t-elle.
Mais je ne ris pas plus de me passer de cuisinier
que toi de Maung Shway-gnong.
Adoniram soupira
profondément.
- Il faudra donc que j'ajoute cette
nouvelle offense à l'énorme poids de
toutes celles qui pèsent déjà
sur ma conscience... Et, comme homme de Dieu, je
n'ai guère d'excuse...
Il se leva et descendit lentement
les escaliers.
- Tu seras un très grand
homme de Dieu, dit-elle tendrement à la
forme qui s'éloignait. D'un esprit tellement
plus grand que je ne pourrais jamais
l'être.
Il secoua tristement la tête.
Dans le jardin, il se dirigea vers la porte qui
s'ouvrait sur la jungle, vers le
vieux réservoir. Ce
matin-là, elle apparaissait dans toute sa
séduction. Les fleurs de sambur retombaient
en grappes des taillis de bambous. Les chants des
loriots et des pinsons animaient
l'atmosphère de leur jaillissement
spontané.
Adoniram ramassa délicatement
la maison des esprits et revint à la
véranda où il l'accrocha à une
poutre. Puis il se hâta vers la petite maison
de Koo-chil pour aider Anne à
préparer le déjeuner.
- Il faudra que je m'excuse devant
tous les Européens qui viendront nous voir,
dit-il, en tisonnant le feu.
- Espérons que l'esprit
familier qui s'y installera saura apprécier
le sacrifice que sa demeure impose à tes
sentiments, laissa tomber Anne,
ironiquement.
- Il profitera plutôt de ma
faiblesse, et viendra s'installer avec une
nombreuse famille, répondit Adoniram. Et
voici l'un de ses adorateurs.
Koo-chil traversait en hâte le
jardin, les bras chargés de fruits et de
légumes, comme s'il venait tout droit du
bazar.
Ma Baik, la femme du jardinier,
balayait sa galerie, sans avoir l'air de rien, et
Ma Carey apparut, à l'angle de la maison,
avec ses enfants qui, comme elle, fumaient
d'énormes cigares. Un peu plus tard, Anne et
Adoniram s'installèrent pour le
déjeuner dans une atmosphère
d'approbation et de gaîté.
On ne reparla pas de l'incident,
sauf quand Ma Carey, après avoir introduit
un peu de riz dans le trou de la noix de coco,
appuya une oreille attentive contre la coque et
affirma qu'un cousin du roi des esprits y avait
élu domicile.
- Comment l'appelle-t-on ? demanda
Anne solennellement.
- Donnez-lui vous-même un nom,
répondit Ma Carey.
- M. Beg Everybody's Pardon,
suggéra Anne.
Ma Carey se donna une peine
touchante pour prononcer les syllabes aux
consonances étrangères. M. Beg Pardon
pénétra ainsi dans la famille de la
Mission, comme l'un de ses membres de condition
inférieure.
|