SPLENDEUR DE DIEU
V
LE GAING-ÔK
Derrière la nouvelle maison, le
réservoir occupait un site ravissant et
solitaire. Un bassin de brique rouge, de forme
rectangulaire, était enterré sous une
végétation moussue et rampante : un
escalier descendait dans l'eau à l'une de
ses extrémités. Des grenouilles et
des tortues foisonnaient à l'ombre des
bambous et des manguiers. Les Judson en firent
plusieurs fois le tour, avec l'idée de s'y
tremper. Anne y renonça à cause du
mystère effrayant de ses profondeurs vertes.
Mais un matin, Adoniram, qui souffrait beaucoup de
la chaleur, se baigna, ce qui lui parut
merveilleux. Les jours suivants, et pendant presque
une semaine, il y termina ses promenades
matinales.
Le matin du septième jour,
alors qu'il commençait à se
rhabiller, un prêtre accourut jusqu'à
lui et lui intima d'un ton courroucé,
l'ordre de s'en aller au plus vite.
Adoniram, qui boutonnait sa chemise
blanche, sourit et dit :
- C'est bien dommage, ô
gaing-ôk, que nous ne nous rencontrions que
pour que vous m'ordonniez de fuir. Maung
Shway-gnong m'a parlé de votre grande
érudition, et ce serait, pour un jeune
étranger avide de savoir, un grand
privilège de s'asseoir à vos
pieds.
Le gaing-ôk observait
Adoniram, avec un air d'intense curiosité;
ce dernier lui rendit un regard d'ardente
attention. L'homme, bien que très
âgé, ne montrait aucun signe de
décrépitude, Il portait même
allégrement son âge.
Les rides profondes de son front, et celles qui
rejoignaient le nez et la bouche, ne faisaient
qu'adoucir l'expression. Les ordres brutaux
donnés à Adoniram semblaient
inconciliables avec cet air de
bonté.
Après un long examen, le
prêtre dit enfin :
- Maung Shway-gnong a tort
d'associer nos noms.
- Mon maître vous
aime.
- Il le montre bien en vivant comme
un buffle dans les passions de la chair ! Je
l'interrogerai au sujet de son enseignement. Ceci
doit cesser. Et vous, animal étranger,
cessez de profaner ces eaux ! Elles sont
sacrées.
- Je l'ignorais complètement,
répondit Adoniram avec
sincérité. Je cesserai donc de me
baigner ici, Mais, je vous en prie, ô
gaing-ôk, laissez-moi mon
professeur!
- Pouvez-vous m'assurer que vous ne
tenterez rien pour le gagner au Dieu dont vous avez
parlé au vice-roi ?
Le moine parlait gravement, mais
maintenant sans colère.
- Je ne puis vous l'affirmer,
puisque c'est dans cette intention même que
mon Dieu m'a envoyé en Birmanie, reprit
Adoniram avec mélancolie.
- Dans ce cas, vous ne pourrez
rester ici. Il est de mon devoir d'avertir les
autorités, dès le moment où
vous commencerez à enseigner Maung
Shway-gnong ou tout autre.
- Ce sera tout à fait
inutile.
Adoniram mit sa veste de toile
blanche, monta les degrés moussus, et vint
se placer devant le vieillard.
- Parlez-en à n'importe
quelle personnalité importante ; Christ, et
Dieu Son Père ont élu domicile en
Birmanie pour y rester. Vous pouvez me tuer ou me
renvoyer. Mais, je Les ai amenés ici et Ils
n'abandonneront jamais un pays dans lequel Ils ont
pénétré.
- C'est impossible, nia froidement
le gaing-ôk.
- Vous êtes âgé,
reprit Adoniram, mais pas tellement que vous ne
puissiez vivre assez longtemps pour croire ce que
je vous dis.
Il salua alors, et regagna la
Mission à travers la jungle, plein de
regrets, car le prêtre exerçait sur
lui un grand attrait.
Il relata cet incident à
Maung Shway-gnong, qui en parut très
troublé.
- Vous n'avez pas paru redouter les
menaces du vice-roi, dit Adoniram, un peu
ennuyé d'avoir parlé. Pourquoi les
paroles du gaing-ôk vous troubleraient-elles,
puisqu'il n'a aucun pouvoir temporel ?
- Il n'a pas plus besoin de pouvoirs
séculiers qu'un mille-pattes d'une patte de
plus, ô mon élève, murmura
Maung Shway-gnong. La meilleure chose serait que je
le vois bientôt.
Il termina sa leçon ce
jour-là, mais, de toute évidence, il
était mal à son aise et, à la
fin de la journée, il se sauva vers le
monastère.
Il n'apparut ni le lendemain, ni les
jours suivants. Les Judson étaient
persuadés que sa crainte du gaing-ôk
était la cause de son absence. Sa femme,
qu'Adoniram alla voir, déclara qu'elle
ignorait l'endroit où il se trouvait et les
raisons de sa fuite. Au bout de deux semaines,
Adoniram décida de chercher un autre
professeur. Lanciego étant à
Amarapura, Anne suggéra qu'on demandât
un maître au vice-roi.
Cette requête,
accompagnée d'un cadeau - en
l'espèce, des jumelles de
théâtre - eut pour effet
immédiat d'amener à la Mission, un
vieillard, scribe attitré du vice-roi.
Certes, il n'était pas aussi capable que
Maung Shway-gnong, mais il collabora avec ardeur
à la grammaire et au vocabulaire birmans
qu'Adoniram préparait ; il se montra
très gai et plein d'histoires amusantes.
Ainsi, pour les Judson, s'établissait un
contact très direct avec la vie du pays,
d'autant plus que la vice-reine faisait de
fréquentes visites à Anne.
Adoniram commençait à
se familiariser vraiment avec la vie spirituelle
des Birmans ; il lisait couramment le Pali, et
étudiait, avec un immense
intérêt, les enseignements du Gautama.
Le Bouddha avait, certes, une belle philosophie qui
s'accordait, en bien des points, avec la morale
chrétienne. Le Bouddha Gautama était
une âme belle et tendre ; si grande qu'aucun
chrétien intelligent n'eût jamais pu
la mépriser. La difficulté serait
extrême d'éloigner de lui ses
disciples.
Adoniram faisait de fréquents
efforts pour initier le scribe
aux idées essentielles du christianisme,
mais le vieillard se moquait de lui.
- Pourquoi jouer de la harpe
à un buffle, mon élève ? Mon
cerveau se refuse aux spéculations. La
doctrine du karma
(1) me suffit. La
pensée du karma est trop séduisante
pour que la vôtre ait du succès,
disait-il avec un sourire sournois.
Adoniram ripostait :
- La doctrine du karma perd tout
attrait pour celui qui sait qu'il y a un paradis
éternel.
Le scribe ne releva pas l'amorce de
discussion. Adoniram songeait avec
mélancolie à Maung Shway-gnong, qui
aimait tant les spéculations.
La saison des pluies s'installa pour la seconde
fois depuis leur arrivée. Il ne recevait
toujours aucune réponse d' Amérique
et ses inquiétudes pour la santé
d'Anne grandissaient. Elle perdait de plus en plus
sa blancheur de peau et devenait plus jaune qu'une
des beautés du pays, poudrée de
santal. Aucun médecin européen ne
pouvait être appelé. Adoniram lui
prescrivit du mercure pour son foie et la fit
transpirer pour éliminer le mercure
jusqu'à ce qu'elle ne fût plus qu'une
ombre couleur de safran.
Enfin, à l'automne,
après avoir livré une dure bataille
intérieure à l'égoïsme
inhérent même au meilleur des hommes,
Adoniram annonça. à Anne qu'elle
devait le quitter pour trois mois, afin d'aller
consulter le docteur de Serampore. Elle en fut
aussi frappée que s'il lui avait
annoncé une séparation
définitive. Elle ne se rendit
qu'après une journée entière
de bravades et de protestations. Mais, quand
l'idée de ce voyage fut acceptée,
elle fit ses préparatifs avec son esprit
pratique habituel. Même la fièvre de
Rangoon n'ébranlait pas son bon sens. Elle
combina son départ Sur le Georgiana, avec,
Ma Baik, la loucharde, comme
compagne. Elle donna des ordres très
précis à Ma Carey, au sujet du linge
de son mari, qu'il exigeait toujours
impeccable.
Anne promit que, chaque soir, quand
les étoiles apparaîtraient au ciel,
elle penserait à lui, comme il penserait
à elle.
Cette communion de leurs esprits
à l'aide des étoiles serait, elle le
savait, d'un très grand réconfort
pour Adoniram. Ce fut le cas bien davantage qu'elle
ne le supposait. Une semaine après son
départ, le vice-roi et la vice-reine furent
appelés à Amarapura, et ils
emmenèrent avec eux le vieux scribe. Ce
dernier parut fort contrarié de quitter son
élève. Adoniram, de sa
véranda, le regarda s'éloigner sous
sa gaie ombrelle pourpre ; il maîtrisait avec
peine son découragement.
- Je suis l'être le plus
solitaire de toute la Birmanie,
pensa-t-il.
Le crépuscule descendait.
Près du portail, le figuier se penchait avec
mélancolie, et, de sa profondeur touffue
s'élevait le chant vibrant d'un rossignol.
Un caméléon bleu pâle lui passa
sur le pied. Un python, ombre redoutable, traversa
le chemin et disparut dans la jungle, au
delà de la hutte de Ma Baik.
Ma Carey, pieds nus, et sans faire
le moindre bruit, vint glisser un sou dans la
maison de M. Beg Pardon.
- Il y a une ombre
inquiétante ici. C'est l'heure où le
ciel se ferme. Vous devriez rentrer et fermer la
porte. Depuis le départ du vice-roi, les
Karens sauvages de la jungle entrent
partout.
Adoniram ne répondit pas.
Après un instant d'attente, elle
pénétra dans la maison, où il
l'entendit bientôt fredonner gravement
à ses enfants un chant du crépuscule.
Il demeura longtemps immobile, le dos au mur, les
pieds ramenés sous lui à la
manière indigène, conscient seulement
de sa douloureuse solitude. Il se sentait incapable
de la supporter. Il avait prié pour s'en
débarrasser, avait demandé à
Dieu de le remplir d'un zèle tel pour Sa
cause, que sa tristesse et son désir ne
trouveraient plus de place en lui. La
réflexion aiguisait son sentiment de
solitude; il eût fallu cesser de
réfléchir. Comme un soporifique qui
engourdirait ses sens jusqu'au
retour d'Anne, serait le bienvenu. Si seulement,
comme les moines, il pouvait s'absorber dans une
méditation si profonde, que ses
désirs humains fussent confondus dans
l'Univers, et qu'il connût la paix
!
Il tenta de faire abstraction de ce
merveilleux crépuscule. Les notes basses du
rossignol l'émouvaient encore, par leur
douceur déchirante. Un tigre miaulait dans
la jungle. L'odeur des figues fraîches
l'entêtait - il arrivait, il parvenait
presque, il atteignait presque l'inconnu,
l'inatteignable... Dans un rêve, une
apparition lumineuse monta au-dessus du figuier,
s'imposa à lui, sans qu'il pût la
chasser. Cela luisait au-dessus des branches, le
dérangeait, lui faisait signe, le
pressait...
Soudain, comme si un doigt l'avait
touché :
- Anne! s'écria-t-il,
l'étoile!
Anne priait pour lui. Adoniram
joignit les mains et leva son jeune visage vers le
ciel éclatant.
- Mon Dieu! Rends-moi digne d'elle.
Amen.
Il obéit ensuite aux
recommandations de Ma Carey. Il entra dans la
maison et ferma la porte. Et, comme devant la saine
présence d'Anne, il mangea le repas qu'il
avait refusé, un bon repas de poulet au
curry et de pain de froment, prépare par
Koo-chil. Quand il eut terminé, au lieu de
retourner à la véranda, il alla dans
la petite chambre dont il avait fait son
bureau.
Quelqu'un était assis devant
le secrétaire. Ce secrétaire si
méticuleusement ordonné, qu'Anne
elle-même, ne devait pas y toucher. Adoniram
souleva avec indignation la lampe de terre,
à la hauteur du visage de l'intrus. Il la
posa immédiatement, et tendit les
bras.
- Maung Shway-gnong! Quelle bonne
surprise. Meilleur des maîtres, où
êtes-vous allé?
Maung Shway-gnong se leva, souriant
largement.
- Vous vous demandiez, ô le
meilleur des élèves, qui se
permettait de toucher à vos manuscrits
sacrés.
- Je m'apprêtais à
jeter quelqu'un hors d'ici, dit Adoniram en riant.
Mais pourquoi m'avoir négligé
ainsi?
- J'ai enduré une longue
maladie, et j'ai dû faire un voyage sur mer
pour me guérir.
- Mais, vous auriez pu me le dire,
reprit Adoniram sur un ton de
reproche, Je vous aurais amené ici et vous
aurais soigné, gaing-ôk ou pas
gaing-ôk.
Maung Shway-gnong le regarda avec
malaise.
Adoniram sentit aussitôt que
la disparition du maître était bien,
comme il l'avait pensé, en rapport
étroit avec les menaces du gaing-ôk.
Il comprit qu'il devait cesser, de poser des
questions quand l'autre reprit:
- Ce n'est pas aussi simple que
cela!
Après un silence, durant
lequel il examina les piles de papier bien
ordonnés et les livres de laque sur le
bureau, il demanda :
- Reprendrons-nous l'histoire de la
reine Shinsawbu là où nous l'avons
laissée?
- Il y a longtemps que je l'ai
terminée avec mon autre professeur,
répondit Adoniram.
- J'ai entendu parler du scribe.
Quel mal vous a-t-il fait?
- Aucun, mon maître. Seulement
il est bien moins savant que, vous, et c'est
pourquoi j'ai abandonné bien des choses et
consacré tout mon temps à mon essai
de récit de la vie du Christ en langue
birmane. Regardez!
Avec amour, il prit une petite
liasse de feuilles de papier et les passa à
Maung Shway-gnong, qui pencha sur elles, avec un
ardent intérêt, son visage
cadavérique.
Adoniram l'examinait avec une
intense attention. Il avait essayé de
traduire l'Évangile de Saint Matthieu,
directement du grec dans la langue du pays. Cela
lui avait coûté beaucoup de
peine.
Le visage du professeur n'exprima
d'abord qu'une vive curiosité. Puis, il se
mit à rire, d'un rire excessif. Adoniram lui
arracha le manuscrit des mains, muet
d'indignation.
- Pardonnez-moi, mon
élève. Mais vous avez employé
là une expression grossière qui
ridiculise les premiers versets.
- Une expression grossière!
Mais tout ceci a été revu par le
scribe qui m'a félicité de la
beauté du choix des mots!
- Sans doute, dit Maung
Shaway-gnong, en opinant de la
tête. Le mot qui m'a fait rire a une double
signification dont l'une est, du reste, fort belle.
Mais dans ce récit, elle devient
grossière. Je crois que votre professeur
vous a volontairement égaré. Ne soyez
pas fâché contre moi. Continuons cette
lecture, voulez-vous?
- C'est à peine croyable,
soupira Adoniram. Il s'assit à
côté du maître et
commença à lire les versets,
lentement, à voix haute.
Aucun doute n'était possible.
Le scribe lui avait joué un vilain tour, et
la traduction était semée de mots
stupides ou obscènes.
Adoniram était
atterré.
- Mais je ne vois pas quelle
satisfaction le scribe a pu retirer de cette
trahison.
- Cela vous étonne! gronda
Maung Shway-gnong. Ne comprenez-vous pas avec
quelle intelligence le vice-roi s'y est pris pour
ridiculiser votre prédication et votre
Christ? Rien d'étonnant à ce qu'il
vous ait laissé tranquille ces temps-ci! Je
suis tombé assez bas pour devenir percepteur
des impôts, mais, même pour le roi, je
n'aurais pas fait une chose aussi vile.
Adoniram se mit à arpenter la
chambre, le visage cramoisi, le regard
fulgurant.
- Et moi qui me croyais prêt
à prêcher ! Ce n'est pas l'affront qui
m'a été fait, mon maître, mais
cet homme a blasphémé le Christ. Si
un chrétien avait fait cela pour le Bouddha
Gautama?
- Je sais, je sais bien ! - Maung
Shaway-gnong mordait furieusement le bout de son
cigare.
Adoniram continua à marcher
de long en large. Il ne pensait pas au temps ainsi
stupidement perdu, mais à cette profanation
horrible.
- Après tout, dit-il avec un
léger sourire, c'est peut-être la
manière dont Dieu veut vous amener à
Lui, mon maître. Commençons-nous,
dès maintenant, à réparer les
dégâts?
- Demain, répondit Maung
Shway-gnong. On ne peut se promener tard dans la
nuit, quand le représentant de
l'autorité est à Amarapura. je vais
rentrer maintenant, et reviendrai au lever du
soleil. Ce sera fort intéressant de corriger
ce texte. Je m'en vais maintenant.
- Et bien, au revoir. Adoniram
utilisa l'expression du pays, consacrée aux
adieux.
Le coup était rude. Tout au
moins, avec cette tâche à accomplir,
il ne pouvait se permettre aucune méditation
solitaire. Il pressa beaucoup Maung Shway-gnong,
craignant qu'au retour du vice-roi, il n'y
eût, pour lui, plus de raisons que jamais, de
disparaître à nouveau. Ainsi, sauf
pour sa promenade de l'aube et ses repas, Adoniram
ne quittait-il plus son travail.
Il lui semblait, à mesure que
passaient les semaines, que le professeur
n'était que trop content de l'abri qu'il
recevait à la Mission. Plus d'une fois,
Adoniram fut tenté de lui poser la question
: Maung Shway-gnong êtes-vous espionné
? - Il se glissait si furtivement par la porte de
derrière, ne sortant qu'à l'aube ou
au crépuscule. Mais, comme il savait que le
maître lui mentirait, il ne demanda
rien.
Quand approcha le moment du retour
d'Anne, le travail de remise au point était
terminé et Adoniram poussa vivement le
Birman à entreprendre de copier la
traduction en plusieurs exemplaires, pour les
distribuer aux indigènes.
- Vous dites vous-même que
c'est l'histoire la plus émouvante que vous
ayez jamais entendue. Pourquoi garder pour vous
toute cette joie de l'esprit?
- Parce que le gaing-ôk me
fera éventrer si je ne la garde pas pour moi
seul, répondit-il simplement.
- N'êtes-vous pas trop
craintif ? Un prêtre ne tuerait pas une
mouche.
- Mais, il permettrait à
quelqu'un d'autre de la tuer. Le gaing-ôk et
le vice-roi ont exactement la même opinion,
en ce qui nous concerne, vous et moi. Et maintenant
qu'ils sont à Amarapura, je ne doute pas
qu'ils fassent partager leur point de vue au roi.
Je suis persuadé, sans en avoir la preuve
absolue, que nous sommes constamment
espionnés.
- Par quelqu'un de ma
maisonnée? demanda Adoniram, non sans
inquiétude.
- Je ne puis rien affirmer et ne
citerai de nom que quand je serai
sûr.
- Voilà qui est gai! Mais je
ne me soucierai pas de ce spectre
qui plane sur moi depuis deux ans, et qui
n'apparaît jamais.
- Il fera son apparition quand vous
commencerez à éloigner de Bouddha
certains de ses adeptes. La forme de religion d'un
étranger les laisse indifférents,
tant qu'il ne cherche pas à propager sa
foi.
- Le gaing-ôk n'a pas la
modération de son Bouddha.
Un air de raillerie flottait sur les
lèvres d'Adoniram.
- Il est un prêtre
fidèle s'il protège Bouddha et s'il
ne transgresse pas ses voeux. Son karma sera
complet, et de cette vie, il entrera tout droit
dans le nigban
(2)
- En êtes-vous
sûr?
Adoniram fit effort pour ne montrer
aucun mépris par son intonation.
- Croyez-vous que vous gagniez votre
paradis si vous gardez fidèlement les
enseignements de votre religion? contrefit le
maître.
- Oui, certainement. Mais les
enseignements de ma religion sont inspirés
par Dieu Lui-même. Ils donnent de l'espoir et
des consolations aux pécheurs. Je
m'étonne de ce que, vous autres Birmans,
agissiez toujours avec l'idée d'autres
naissances, avec cette croyance affreuse que vous
appelez votre karma!
Maung Shway-gnong regarda son
élève avec tristesse:
- Vous n'avez pas encore compris ce
que c'est que la vie. Vous comprendrez un jour que
les chrétiens, comme les bouddhistes,
passent le plus clair de leur temps à
tâcher d'éviter les
conséquences funestes de leur
convoitise.
Adoniram écoutait avec un
profond intérêt. Il y avait une
logique irréductible dans les paroles du
maître, mais qui n'atteignait nullement sa
foi. Il fit légèrement dévier
le sens de la discussion.
- Je ne m'aime pas moi-même au
point de désirer renaître à des
quantités de vies nouvelles; je ne
supporterais pas cette vie corporelle
indéfinie.
- Vous ne comprenez toujours pas!
À ma mort, les composantes
de mon moi sont reformées en une nouvelle
personnalité, dont la plus ou moins grande
perfection dépendra de mes bonnes et de mes
mauvaises actions dans ma vie
précédente. Mon moi futur est donc le
fils direct de mes actions dans cette vie. N'est-ce
pas beaucoup plus équitable que votre
doctrine du pardon par grâce?
- Je ne crois pas que votre croyance
soit la bonne, Dieu étant le
Tout-Puissant.
Le Birman secoua la
tête.
- Vous comprendrez... Un jour...
Quand vous aurez beaucoup souffert. Quand vous
verrez quelqu'un que vous aimez étendu dans
le froid de la mort, et que vous désirerez
follement que le bien-aimé reprenne sa place
dans les cadres de votre vie.
Adoniram se sentait ému et
angoissé.
- Vous me faites souhaiter plus
ardemment encore que ma femme bien-aimée
soit avec moi, de nouveau dans notre
maison.
- Je souhaite qu'il en soit
bientôt ainsi, dit Maung Shway-gnong avec
sympathie. Mais, ne vous évadez pas de mon
raisonnement.
- Je ne puis vous répondre
qu'en affirmant ma propre foi, dit Adoniram avec
honnêteté. Et que c'est vous qui,
maintenant, n'êtes pas prêt à me
comprendre.
Les deux hommes
échangèrent un regard de respect et
d'affection et, comme les ombres de la jungle
avaient atteint les degrés de la
véranda, le Birman se glissa sans bruit dans
la nuit. Mais cette conversation resta
gravée dans l'esprit d'Adoniram, comme
rendue plus lancinante par une appréhension
qui ne le quittait pas. Durant toute cette semaine,
il enleva Maung Nau, le mari de Ma Baik, à
ses travaux de jardinage, et le posta en
sentinelle, sur la rive, en lui promettant un tical
d'argent aussitôt qu'il apporterait la
nouvelle de l'arrivée du
Georgiana.
Et quand, par une chaude
après-midi d'avril, Maung Nau arriva tout
essoufflé à la véranda, pour
annoncer que le vieux bateau avait jeté
l'ancre, les jambes tremblantes d'Adoniram le
soutinrent avec peine jusqu'au
quai. Mais, quand il eut
serré Anne dans ses bras, et qu'il eut
embrassé le cher visage rendu à la
santé, l'appréhension s'apaisa. Elle
demeura cependant vivante dans le fond de son
esprit.
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