Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

V
LE GAING-ÔK

 Derrière la nouvelle maison, le réservoir occupait un site ravissant et solitaire. Un bassin de brique rouge, de forme rectangulaire, était enterré sous une végétation moussue et rampante : un escalier descendait dans l'eau à l'une de ses extrémités. Des grenouilles et des tortues foisonnaient à l'ombre des bambous et des manguiers. Les Judson en firent plusieurs fois le tour, avec l'idée de s'y tremper. Anne y renonça à cause du mystère effrayant de ses profondeurs vertes. Mais un matin, Adoniram, qui souffrait beaucoup de la chaleur, se baigna, ce qui lui parut merveilleux. Les jours suivants, et pendant presque une semaine, il y termina ses promenades matinales.
Le matin du septième jour, alors qu'il commençait à se rhabiller, un prêtre accourut jusqu'à lui et lui intima d'un ton courroucé, l'ordre de s'en aller au plus vite.
Adoniram, qui boutonnait sa chemise blanche, sourit et dit :
- C'est bien dommage, ô gaing-ôk, que nous ne nous rencontrions que pour que vous m'ordonniez de fuir. Maung Shway-gnong m'a parlé de votre grande érudition, et ce serait, pour un jeune étranger avide de savoir, un grand privilège de s'asseoir à vos pieds.

Le gaing-ôk observait Adoniram, avec un air d'intense curiosité; ce dernier lui rendit un regard d'ardente attention. L'homme, bien que très âgé, ne montrait aucun signe de décrépitude, Il portait même allégrement son âge. Les rides profondes de son front, et celles qui rejoignaient le nez et la bouche, ne faisaient qu'adoucir l'expression. Les ordres brutaux donnés à Adoniram semblaient inconciliables avec cet air de bonté.

Après un long examen, le prêtre dit enfin :
- Maung Shway-gnong a tort d'associer nos noms.
- Mon maître vous aime.
- Il le montre bien en vivant comme un buffle dans les passions de la chair ! Je l'interrogerai au sujet de son enseignement. Ceci doit cesser. Et vous, animal étranger, cessez de profaner ces eaux ! Elles sont sacrées.
- Je l'ignorais complètement, répondit Adoniram avec sincérité. Je cesserai donc de me baigner ici, Mais, je vous en prie, ô gaing-ôk, laissez-moi mon professeur!
- Pouvez-vous m'assurer que vous ne tenterez rien pour le gagner au Dieu dont vous avez parlé au vice-roi ?

Le moine parlait gravement, mais maintenant sans colère.
- Je ne puis vous l'affirmer, puisque c'est dans cette intention même que mon Dieu m'a envoyé en Birmanie, reprit Adoniram avec mélancolie.
- Dans ce cas, vous ne pourrez rester ici. Il est de mon devoir d'avertir les autorités, dès le moment où vous commencerez à enseigner Maung Shway-gnong ou tout autre.
- Ce sera tout à fait inutile.

Adoniram mit sa veste de toile blanche, monta les degrés moussus, et vint se placer devant le vieillard.
- Parlez-en à n'importe quelle personnalité importante ; Christ, et Dieu Son Père ont élu domicile en Birmanie pour y rester. Vous pouvez me tuer ou me renvoyer. Mais, je Les ai amenés ici et Ils n'abandonneront jamais un pays dans lequel Ils ont pénétré.
- C'est impossible, nia froidement le gaing-ôk.
- Vous êtes âgé, reprit Adoniram, mais pas tellement que vous ne puissiez vivre assez longtemps pour croire ce que je vous dis.

Il salua alors, et regagna la Mission à travers la jungle, plein de regrets, car le prêtre exerçait sur lui un grand attrait.
Il relata cet incident à Maung Shway-gnong, qui en parut très troublé.
- Vous n'avez pas paru redouter les menaces du vice-roi, dit Adoniram, un peu ennuyé d'avoir parlé. Pourquoi les paroles du gaing-ôk vous troubleraient-elles, puisqu'il n'a aucun pouvoir temporel ?
- Il n'a pas plus besoin de pouvoirs séculiers qu'un mille-pattes d'une patte de plus, ô mon élève, murmura Maung Shway-gnong. La meilleure chose serait que je le vois bientôt.

Il termina sa leçon ce jour-là, mais, de toute évidence, il était mal à son aise et, à la fin de la journée, il se sauva vers le monastère.

Il n'apparut ni le lendemain, ni les jours suivants. Les Judson étaient persuadés que sa crainte du gaing-ôk était la cause de son absence. Sa femme, qu'Adoniram alla voir, déclara qu'elle ignorait l'endroit où il se trouvait et les raisons de sa fuite. Au bout de deux semaines, Adoniram décida de chercher un autre professeur. Lanciego étant à Amarapura, Anne suggéra qu'on demandât un maître au vice-roi.

Cette requête, accompagnée d'un cadeau - en l'espèce, des jumelles de théâtre - eut pour effet immédiat d'amener à la Mission, un vieillard, scribe attitré du vice-roi. Certes, il n'était pas aussi capable que Maung Shway-gnong, mais il collabora avec ardeur à la grammaire et au vocabulaire birmans qu'Adoniram préparait ; il se montra très gai et plein d'histoires amusantes. Ainsi, pour les Judson, s'établissait un contact très direct avec la vie du pays, d'autant plus que la vice-reine faisait de fréquentes visites à Anne.

Adoniram commençait à se familiariser vraiment avec la vie spirituelle des Birmans ; il lisait couramment le Pali, et étudiait, avec un immense intérêt, les enseignements du Gautama. Le Bouddha avait, certes, une belle philosophie qui s'accordait, en bien des points, avec la morale chrétienne. Le Bouddha Gautama était une âme belle et tendre ; si grande qu'aucun chrétien intelligent n'eût jamais pu la mépriser. La difficulté serait extrême d'éloigner de lui ses disciples.

Adoniram faisait de fréquents efforts pour initier le scribe aux idées essentielles du christianisme, mais le vieillard se moquait de lui.
- Pourquoi jouer de la harpe à un buffle, mon élève ? Mon cerveau se refuse aux spéculations. La doctrine du karma (1) me suffit. La pensée du karma est trop séduisante pour que la vôtre ait du succès, disait-il avec un sourire sournois.

Adoniram ripostait :
- La doctrine du karma perd tout attrait pour celui qui sait qu'il y a un paradis éternel.

Le scribe ne releva pas l'amorce de discussion. Adoniram songeait avec mélancolie à Maung Shway-gnong, qui aimait tant les spéculations.

La saison des pluies s'installa pour la seconde fois depuis leur arrivée. Il ne recevait toujours aucune réponse d' Amérique et ses inquiétudes pour la santé d'Anne grandissaient. Elle perdait de plus en plus sa blancheur de peau et devenait plus jaune qu'une des beautés du pays, poudrée de santal. Aucun médecin européen ne pouvait être appelé. Adoniram lui prescrivit du mercure pour son foie et la fit transpirer pour éliminer le mercure jusqu'à ce qu'elle ne fût plus qu'une ombre couleur de safran.

Enfin, à l'automne, après avoir livré une dure bataille intérieure à l'égoïsme inhérent même au meilleur des hommes, Adoniram annonça. à Anne qu'elle devait le quitter pour trois mois, afin d'aller consulter le docteur de Serampore. Elle en fut aussi frappée que s'il lui avait annoncé une séparation définitive. Elle ne se rendit qu'après une journée entière de bravades et de protestations. Mais, quand l'idée de ce voyage fut acceptée, elle fit ses préparatifs avec son esprit pratique habituel. Même la fièvre de Rangoon n'ébranlait pas son bon sens. Elle combina son départ Sur le Georgiana, avec, Ma Baik, la loucharde, comme compagne. Elle donna des ordres très précis à Ma Carey, au sujet du linge de son mari, qu'il exigeait toujours impeccable.
Anne promit que, chaque soir, quand les étoiles apparaîtraient au ciel, elle penserait à lui, comme il penserait à elle.

Cette communion de leurs esprits à l'aide des étoiles serait, elle le savait, d'un très grand réconfort pour Adoniram. Ce fut le cas bien davantage qu'elle ne le supposait. Une semaine après son départ, le vice-roi et la vice-reine furent appelés à Amarapura, et ils emmenèrent avec eux le vieux scribe. Ce dernier parut fort contrarié de quitter son élève. Adoniram, de sa véranda, le regarda s'éloigner sous sa gaie ombrelle pourpre ; il maîtrisait avec peine son découragement.
- Je suis l'être le plus solitaire de toute la Birmanie, pensa-t-il.

Le crépuscule descendait. Près du portail, le figuier se penchait avec mélancolie, et, de sa profondeur touffue s'élevait le chant vibrant d'un rossignol. Un caméléon bleu pâle lui passa sur le pied. Un python, ombre redoutable, traversa le chemin et disparut dans la jungle, au delà de la hutte de Ma Baik.

Ma Carey, pieds nus, et sans faire le moindre bruit, vint glisser un sou dans la maison de M. Beg Pardon.
- Il y a une ombre inquiétante ici. C'est l'heure où le ciel se ferme. Vous devriez rentrer et fermer la porte. Depuis le départ du vice-roi, les Karens sauvages de la jungle entrent partout.

Adoniram ne répondit pas. Après un instant d'attente, elle pénétra dans la maison, où il l'entendit bientôt fredonner gravement à ses enfants un chant du crépuscule. Il demeura longtemps immobile, le dos au mur, les pieds ramenés sous lui à la manière indigène, conscient seulement de sa douloureuse solitude. Il se sentait incapable de la supporter. Il avait prié pour s'en débarrasser, avait demandé à Dieu de le remplir d'un zèle tel pour Sa cause, que sa tristesse et son désir ne trouveraient plus de place en lui. La réflexion aiguisait son sentiment de solitude; il eût fallu cesser de réfléchir. Comme un soporifique qui engourdirait ses sens jusqu'au retour d'Anne, serait le bienvenu. Si seulement, comme les moines, il pouvait s'absorber dans une méditation si profonde, que ses désirs humains fussent confondus dans l'Univers, et qu'il connût la paix !

Il tenta de faire abstraction de ce merveilleux crépuscule. Les notes basses du rossignol l'émouvaient encore, par leur douceur déchirante. Un tigre miaulait dans la jungle. L'odeur des figues fraîches l'entêtait - il arrivait, il parvenait presque, il atteignait presque l'inconnu, l'inatteignable... Dans un rêve, une apparition lumineuse monta au-dessus du figuier, s'imposa à lui, sans qu'il pût la chasser. Cela luisait au-dessus des branches, le dérangeait, lui faisait signe, le pressait...

Soudain, comme si un doigt l'avait touché :
- Anne! s'écria-t-il, l'étoile!

Anne priait pour lui. Adoniram joignit les mains et leva son jeune visage vers le ciel éclatant.
- Mon Dieu! Rends-moi digne d'elle. Amen.

Il obéit ensuite aux recommandations de Ma Carey. Il entra dans la maison et ferma la porte. Et, comme devant la saine présence d'Anne, il mangea le repas qu'il avait refusé, un bon repas de poulet au curry et de pain de froment, prépare par Koo-chil. Quand il eut terminé, au lieu de retourner à la véranda, il alla dans la petite chambre dont il avait fait son bureau.

Quelqu'un était assis devant le secrétaire. Ce secrétaire si méticuleusement ordonné, qu'Anne elle-même, ne devait pas y toucher. Adoniram souleva avec indignation la lampe de terre, à la hauteur du visage de l'intrus. Il la posa immédiatement, et tendit les bras.
- Maung Shway-gnong! Quelle bonne surprise. Meilleur des maîtres, où êtes-vous allé?

Maung Shway-gnong se leva, souriant largement.
- Vous vous demandiez, ô le meilleur des élèves, qui se permettait de toucher à vos manuscrits sacrés.
- Je m'apprêtais à jeter quelqu'un hors d'ici, dit Adoniram en riant. Mais pourquoi m'avoir négligé ainsi?
- J'ai enduré une longue maladie, et j'ai dû faire un voyage sur mer pour me guérir.
- Mais, vous auriez pu me le dire, reprit Adoniram sur un ton de reproche, Je vous aurais amené ici et vous aurais soigné, gaing-ôk ou pas gaing-ôk.

Maung Shway-gnong le regarda avec malaise.
Adoniram sentit aussitôt que la disparition du maître était bien, comme il l'avait pensé, en rapport étroit avec les menaces du gaing-ôk. Il comprit qu'il devait cesser, de poser des questions quand l'autre reprit:
- Ce n'est pas aussi simple que cela!

Après un silence, durant lequel il examina les piles de papier bien ordonnés et les livres de laque sur le bureau, il demanda :
- Reprendrons-nous l'histoire de la reine Shinsawbu là où nous l'avons laissée?
- Il y a longtemps que je l'ai terminée avec mon autre professeur, répondit Adoniram.
- J'ai entendu parler du scribe. Quel mal vous a-t-il fait?
- Aucun, mon maître. Seulement il est bien moins savant que, vous, et c'est pourquoi j'ai abandonné bien des choses et consacré tout mon temps à mon essai de récit de la vie du Christ en langue birmane. Regardez!

Avec amour, il prit une petite liasse de feuilles de papier et les passa à Maung Shway-gnong, qui pencha sur elles, avec un ardent intérêt, son visage cadavérique.
Adoniram l'examinait avec une intense attention. Il avait essayé de traduire l'Évangile de Saint Matthieu, directement du grec dans la langue du pays. Cela lui avait coûté beaucoup de peine.

Le visage du professeur n'exprima d'abord qu'une vive curiosité. Puis, il se mit à rire, d'un rire excessif. Adoniram lui arracha le manuscrit des mains, muet d'indignation.
- Pardonnez-moi, mon élève. Mais vous avez employé là une expression grossière qui ridiculise les premiers versets.
- Une expression grossière! Mais tout ceci a été revu par le scribe qui m'a félicité de la beauté du choix des mots!
- Sans doute, dit Maung Shaway-gnong, en opinant de la tête. Le mot qui m'a fait rire a une double signification dont l'une est, du reste, fort belle. Mais dans ce récit, elle devient grossière. Je crois que votre professeur vous a volontairement égaré. Ne soyez pas fâché contre moi. Continuons cette lecture, voulez-vous?
- C'est à peine croyable, soupira Adoniram. Il s'assit à côté du maître et commença à lire les versets, lentement, à voix haute.

Aucun doute n'était possible. Le scribe lui avait joué un vilain tour, et la traduction était semée de mots stupides ou obscènes.

Adoniram était atterré.
- Mais je ne vois pas quelle satisfaction le scribe a pu retirer de cette trahison.
- Cela vous étonne! gronda Maung Shway-gnong. Ne comprenez-vous pas avec quelle intelligence le vice-roi s'y est pris pour ridiculiser votre prédication et votre Christ? Rien d'étonnant à ce qu'il vous ait laissé tranquille ces temps-ci! Je suis tombé assez bas pour devenir percepteur des impôts, mais, même pour le roi, je n'aurais pas fait une chose aussi vile.

Adoniram se mit à arpenter la chambre, le visage cramoisi, le regard fulgurant.
- Et moi qui me croyais prêt à prêcher ! Ce n'est pas l'affront qui m'a été fait, mon maître, mais cet homme a blasphémé le Christ. Si un chrétien avait fait cela pour le Bouddha Gautama?
- Je sais, je sais bien ! - Maung Shaway-gnong mordait furieusement le bout de son cigare.

Adoniram continua à marcher de long en large. Il ne pensait pas au temps ainsi stupidement perdu, mais à cette profanation horrible.
- Après tout, dit-il avec un léger sourire, c'est peut-être la manière dont Dieu veut vous amener à Lui, mon maître. Commençons-nous, dès maintenant, à réparer les dégâts?
- Demain, répondit Maung Shway-gnong. On ne peut se promener tard dans la nuit, quand le représentant de l'autorité est à Amarapura. je vais rentrer maintenant, et reviendrai au lever du soleil. Ce sera fort intéressant de corriger ce texte. Je m'en vais maintenant.
- Et bien, au revoir. Adoniram utilisa l'expression du pays, consacrée aux adieux.

Le coup était rude. Tout au moins, avec cette tâche à accomplir, il ne pouvait se permettre aucune méditation solitaire. Il pressa beaucoup Maung Shway-gnong, craignant qu'au retour du vice-roi, il n'y eût, pour lui, plus de raisons que jamais, de disparaître à nouveau. Ainsi, sauf pour sa promenade de l'aube et ses repas, Adoniram ne quittait-il plus son travail.
Il lui semblait, à mesure que passaient les semaines, que le professeur n'était que trop content de l'abri qu'il recevait à la Mission. Plus d'une fois, Adoniram fut tenté de lui poser la question : Maung Shway-gnong êtes-vous espionné ? - Il se glissait si furtivement par la porte de derrière, ne sortant qu'à l'aube ou au crépuscule. Mais, comme il savait que le maître lui mentirait, il ne demanda rien.

Quand approcha le moment du retour d'Anne, le travail de remise au point était terminé et Adoniram poussa vivement le Birman à entreprendre de copier la traduction en plusieurs exemplaires, pour les distribuer aux indigènes.
- Vous dites vous-même que c'est l'histoire la plus émouvante que vous ayez jamais entendue. Pourquoi garder pour vous toute cette joie de l'esprit?
- Parce que le gaing-ôk me fera éventrer si je ne la garde pas pour moi seul, répondit-il simplement.
- N'êtes-vous pas trop craintif ? Un prêtre ne tuerait pas une mouche.
- Mais, il permettrait à quelqu'un d'autre de la tuer. Le gaing-ôk et le vice-roi ont exactement la même opinion, en ce qui nous concerne, vous et moi. Et maintenant qu'ils sont à Amarapura, je ne doute pas qu'ils fassent partager leur point de vue au roi. Je suis persuadé, sans en avoir la preuve absolue, que nous sommes constamment espionnés.
- Par quelqu'un de ma maisonnée? demanda Adoniram, non sans inquiétude.
- Je ne puis rien affirmer et ne citerai de nom que quand je serai sûr.
- Voilà qui est gai! Mais je ne me soucierai pas de ce spectre qui plane sur moi depuis deux ans, et qui n'apparaît jamais.
- Il fera son apparition quand vous commencerez à éloigner de Bouddha certains de ses adeptes. La forme de religion d'un étranger les laisse indifférents, tant qu'il ne cherche pas à propager sa foi.
- Le gaing-ôk n'a pas la modération de son Bouddha.

Un air de raillerie flottait sur les lèvres d'Adoniram.
- Il est un prêtre fidèle s'il protège Bouddha et s'il ne transgresse pas ses voeux. Son karma sera complet, et de cette vie, il entrera tout droit dans le nigban (2)
- En êtes-vous sûr?

Adoniram fit effort pour ne montrer aucun mépris par son intonation.
- Croyez-vous que vous gagniez votre paradis si vous gardez fidèlement les enseignements de votre religion? contrefit le maître.
- Oui, certainement. Mais les enseignements de ma religion sont inspirés par Dieu Lui-même. Ils donnent de l'espoir et des consolations aux pécheurs. Je m'étonne de ce que, vous autres Birmans, agissiez toujours avec l'idée d'autres naissances, avec cette croyance affreuse que vous appelez votre karma!

Maung Shway-gnong regarda son élève avec tristesse:
- Vous n'avez pas encore compris ce que c'est que la vie. Vous comprendrez un jour que les chrétiens, comme les bouddhistes, passent le plus clair de leur temps à tâcher d'éviter les conséquences funestes de leur convoitise.

Adoniram écoutait avec un profond intérêt. Il y avait une logique irréductible dans les paroles du maître, mais qui n'atteignait nullement sa foi. Il fit légèrement dévier le sens de la discussion.
- Je ne m'aime pas moi-même au point de désirer renaître à des quantités de vies nouvelles; je ne supporterais pas cette vie corporelle indéfinie.
- Vous ne comprenez toujours pas! À ma mort, les composantes de mon moi sont reformées en une nouvelle personnalité, dont la plus ou moins grande perfection dépendra de mes bonnes et de mes mauvaises actions dans ma vie précédente. Mon moi futur est donc le fils direct de mes actions dans cette vie. N'est-ce pas beaucoup plus équitable que votre doctrine du pardon par grâce?
- Je ne crois pas que votre croyance soit la bonne, Dieu étant le Tout-Puissant.

Le Birman secoua la tête.
- Vous comprendrez... Un jour... Quand vous aurez beaucoup souffert. Quand vous verrez quelqu'un que vous aimez étendu dans le froid de la mort, et que vous désirerez follement que le bien-aimé reprenne sa place dans les cadres de votre vie.

Adoniram se sentait ému et angoissé.
- Vous me faites souhaiter plus ardemment encore que ma femme bien-aimée soit avec moi, de nouveau dans notre maison.
- Je souhaite qu'il en soit bientôt ainsi, dit Maung Shway-gnong avec sympathie. Mais, ne vous évadez pas de mon raisonnement.
- Je ne puis vous répondre qu'en affirmant ma propre foi, dit Adoniram avec honnêteté. Et que c'est vous qui, maintenant, n'êtes pas prêt à me comprendre.

Les deux hommes échangèrent un regard de respect et d'affection et, comme les ombres de la jungle avaient atteint les degrés de la véranda, le Birman se glissa sans bruit dans la nuit. Mais cette conversation resta gravée dans l'esprit d'Adoniram, comme rendue plus lancinante par une appréhension qui ne le quittait pas. Durant toute cette semaine, il enleva Maung Nau, le mari de Ma Baik, à ses travaux de jardinage, et le posta en sentinelle, sur la rive, en lui promettant un tical d'argent aussitôt qu'il apporterait la nouvelle de l'arrivée du Georgiana.

Et quand, par une chaude après-midi d'avril, Maung Nau arriva tout essoufflé à la véranda, pour annoncer que le vieux bateau avait jeté l'ancre, les jambes tremblantes d'Adoniram le soutinrent avec peine jusqu'au quai. Mais, quand il eut serré Anne dans ses bras, et qu'il eut embrassé le cher visage rendu à la santé, l'appréhension s'apaisa. Elle demeura cependant vivante dans le fond de son esprit.


Table des matières

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(1) Karma, l'une des doctrines du bouddhisme : effet des bonnes ou des mauvaises actions sur la Condition des existences futures.
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(2) Nigban, état de béatitude parfaite auquel tend le Bouddhiste.

 

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