SPLENDEUR DE DIEU
VI
NOVICES DE LA DOULEUR
Anne apportait la lettre tant attendue des
Baptistes Américains. Elle contenait un
message encourageant au plus haut point.
En apprenant que les missionnaires
de l'Inde, dont on avait tant parlé,
s'étaient convertis à la foi
baptiste, l'organisation américaine,
dispersée jusqu'alors, avait
été comme électrisée,
amenée à une magnifique
cohésion, Il avait fallu beaucoup de temps
et de patience pour arriver à convoquer,
à Philadelphie, une conférence
constitutive. Une Société pour la
Mission à l'étranger s'y était
fondée, qui garantissait aux Judson un
certain revenu. Ceux-là même qui leur
assuraient ce revenu leur témoignaient
encore toute leur gratitude.
Ce message d'approbation et de
soutien fut infiniment précieux à
Anne comme à Adoniram. Pour un temps, tout
leur parut facile, même la conversion de
Maung Shway-gnong!
Mais l'intérêt d'Anne
pour l'étude du birman faiblit beaucoup
durant les mois suivants. Elle attendait un
bébé. Adoniram renonça aussi
à l'obligation qu'il s'était
imposée, d'entretenir chez sa femme une
véritable activité intellectuelle. Il
ne protesta même pas quand elle
déserta les leçons
de Maung Shway-gnong. Il y aurait bientôt un
enfant à la mission! Ma Carey, pleine
d'attentions, préparait la nourriture que,
dans le pays, on estimait convenable aux futures
mères. Ma Baik paya de sa poche un
astrologue pour prédire le sexe de l'enfant.
Ce devait être une fille. Koo-chil oublia
tout préjugé de caste et soigna Anne
comme une véritable infirmière. Maung
Shway-gnong composa une berceuse en musique qu'elle
ne réussit pas à
apprendre.
Adoniram se tourmentait beaucoup au
sujet de cette naissance. Il était
impossible d'avoir un secours médical, et il
se souvenait avec terreur des détails du
drame du Georgiana. Mais Anne avait reçu
à Serampore les conseils d'un docteur; et,
durant tout l'été, elle passa bien
des heures à mettre Ma Carey au courant des
méthodes d'accouchement
anglo-saxonnes.
Ce fut pour les Judson une
épreuve d'autant plus grande, à cause
de ces circonstances, de voir arriver Félix
Carey vers la fin d'août. Comme il
était aux ordres du roi, il emmena sa femme
et ses enfants immédiatement, à bord
d'un bateau, pour la longue remontée de
l'Irrawaddy, jusqu'à Amarapura. L'absence de
la petite Birmane se faisait encore cruellement
sentir lorsque de tragiques nouvelles parvinrent
à la Mission. Le bateau suivait la
rivière depuis dix jours quand il
s'était retourné et avait
coulé. Ma Carey et les enfants
étaient perdus. Félix écrivait
pour raconter qu'il avait essayé
désespérément de sauver son
petit garçon, mais que, se sentant couler,
il avait dû abandonner l'enfant.
Adoniram redouta les effets de ce
choc sur Anne. Mais ses préoccupations pour
la naissance du bébé
contrebalancèrent le chagrin qu'elle
ressentit de la mort de la chère petite Ma
Carey et de ses enfants d'ivoire.
Quelques jours après ces
tristes nouvelles, le 15 septembre 1815,
très exactement, Roger-William Judson fit,
normalement, et sans trop de souffrances, son
arrivée à la Mission. Adoniram
opéra comme médecin. L'aventure
était presque pire pour lui que pour Anne,
et son épuisement fut aussi grand que celui
de sa femme. Koo-chil habilla l'enfant, car il
obéissait strictement aux ordres
donnés, alors qu'on pouvait toujours
craindre quelque idée
saugrenue de Ma Baik. Ce fut lui aussi le visage
trempé de sueur, administra une tasse de
thé chaud à Adoniram, et le mit au
lit, quand celui-ci se fut assuré qu'Anne et
le bébé s'assoupissaient
paisiblement.
L'étude de la littérature Pali, et
la traduction du Nouveau Testament furent ralenties
par la présence du petit Roger. L'enfant aux
yeux bleus occupait une place
démesurée dans la vie de ses parents,
affamés de jeu, de détente mentale,
et ravis de ce nouveau compagnon. Anne savait bien
qu'Adoniram s'était usé au travail.
Elle l'encouragea délibérément
à passer chaque jour bien des heures avec
son enfant.
Il chantait à Roger, de sa
voix profonde, les berceuses de Maung Shway-gnong,
ou, marchant de long en large, il murmurait les
cantiques les plus gais, tout en se plaignant
à Anne qu'ils fussent tous trop tristes. Il
fit, sur le modèle des voitures à
buffle indigènes, un chariot à deux
roues pour le petit homme. Dès le retour de
la vice-reine à Rangoon, il alla lui
présenter l'enfant.
Comme elle n'avait jamais vu de
bébé blanc, son excitation fut si
grande qu'elle fit appeler le vice-roi. Il
siégeait à la cour; mais, loin de se
formaliser de cette interruption, il s'amusa autant
que sa femme. Il ignora la présence
d'Adoniram, mais siffla et parla au
bébé, et lui donna une grosse balle
rouge, en osier tressé. La vice-reine
apporta elle-même son cadeau à la
Mission le lendemain : un berceau du pays finement
sculpté. Pour s'assurer qu'on l'utiliserait,
elle ordonna au jardinier de le suspendre à
une poutre, et attendit que l'on
plaçât l'enfant dans ce petit
nid.
Maung Shway-gnong portait un
austère intérêt à Roger.
Chaque jour il faisait une
cérémonieuse visite au berceau, le
menton dans la main, et semblait échanger
des idées avec quelque compagnon
philosophe.
Bien qu'il fut délicat, le
bébé était joyeux et souriait
à tous ces visages bruns et jaunes qui se
penchaient sur lui.
À huit mois, il eut la
fièvre de la jungle. La lutte fut courte,
malgré tous les efforts tentés pour
le sauver. Les indigènes mirent chacun une
roupie dans la maison de M. Beg Pardon. Koo-chil
composa une breloque de cheveux, de graine de
cardamone, d'huile de sésame et d'autres
ingrédients mystérieux qu'il cacha
sous l'oreiller de Roger. Le professeur surmonta sa
frayeur et amena, en plein jour, un médecin
sorcier. Mais le petit Roger mourut, avant
même que l'on pût discuter les
ordonnances magiques.
Anne était prostrée.
Après qu'ils eurent enterré l'enfant,
elle demeura sur son lit; dans un état
d'inertie complète, dont Adoniram essayait
en vain de la tirer.
Complètement
désespéré, il s'occupa
lui-même des soins funèbres,
écrivit à Bradford et à
Plymouth pour annoncer la triste nouvelle, mais il
cacha leur désespoir à sa mère
et à celle d'Anne. Il ne dévoila la
profondeur de sa misère qu'au docteur Carey,
à Serampore.
« Notre petit Roger est mort
samedi dernier, le 16 mai 1816. Nous l'avons
veillé durant la journée et, au
crépuscule, l'avons couché dans sa
tombe. Je suis novice dans la douleur. Si j'avais
perdu ma femme, je ne me lamenterais pas tant de la
mort d'un enfant de huit mois. Seule
l'expérience peut vous faire sentir la
douleur qui torture le coeur d'un père,
lorsqu'il se penche sur le visage de son unique
entant, pour écouter si un dernier souffle
ne s'en échappe pas encore. Et quand la
vérité devient évidente, quand
l'espoir disparaît avec la vie, il essaye de
faire monter la prière : « « 0
Dieu, je remets son esprit entre Tes mains. »
Où cet esprit a-t-il fui? Dans quel endroit
mystérieux? Qui peut soutenir et guider ses
pas dans la vallée si sombre? Ceci ne
pouvait-il nous être épargné?
Il était tout notre réconfort et
notre délassement dans cet affreux endroit.
Priez pour nous... »
Après avoir cacheté sa
lettre à Carey, Adoniram était en
train de fixer, sans le voir, le jardin
trempé de pluie lorsqu'il vit passer Anne.
Elle tordait ses mains, et quand il
s'élança vers elle, elle se jeta
à terre, le visage sur la tombe de Roger.
Anne avait bien besoin d'aide spirituelle.
C'était la première
fois, depuis leur union, que l'amant cédait
le pas au pasteur. Il vint s'agenouiller
auprès d'elle.
- Anne! Anne!
Elle ne fit aucune attention
à lui.
- Anne! mon amour!
Elle ne leva pas la tête. Son
petit corps était comme une chrysalide
vidée. Il la souleva dans ses bras, mais
elle lui frappa violemment la poitrine.
- Va-t-en. Et laisse-moi mourir.
Mourir...
Il la porta, sous les bananiers
mouillés, à travers le jardin, monta
l'escalier de la véranda et la posa sur son
lit. Puis il la regarda sévèrement,
en pasteur. Mais le mari, étouffé de
pleurs, se reprochait l'avoir emmenée, elle,
l'heureuse et jolie Anne Hasseltine, de sa
Nouvelle-Angleterre dans cette jungle
étrangère, empoisonnée, qui
minait sa vitalité et avait tué son
entant.
Comme mari, il était
responsable de tout cela; comme pasteur, il
était responsable de cet effondrement dans
la douleur.
- Il allait avoir vingt-huit ans.
Les belles joues naguère pleines
étaient creuses et jaunes, les yeux noisette
plus enfoncés et plus avides, la bouche plus
ferme. Vingt-huit ans, pensait-il, six ans
écoulés depuis la fin de ses
études; et maintenant seulement, il
commençait son ministère!
Il ravala ses larmes et, d'une voix
que, tout d'abord, Anne n'entendit pas à
travers ses sanglots :
- Jésus a dit : « Celui
qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura
jamais soif, et l'eau que je lui donnerai deviendra
en lui comme une source d'eau qui jaillira jusque
dans la vie éternelle. » Anne, ma
chérie, Je tiens Sa coupe parfaite devant
tes lèvres et tu dois la boire.
Sa belle voix, pleine et basse,
révélait une tendresse infinie, mais
demeurait, résolue et confiante.
Anne se retourna lentement et se mit
sur le côté. De ses doigts tremblants
elle pressait ses lèvres, comme pour y
refouler ses sanglots.
- Jésus a dit : « Celui
lui croit en Celui qui m'a envoyé a la vie
éternelle. L'heure vient, et elle est
déjà venue,
où les morts entendront la voix du Fils de
Dieu, et ceux qui l'auront entendue vivront.
»
Il ne s'approchait pas d'elle.
Seules, les paroles divines devaient
l'aider.
- Anne, ma chérie, notre
enfant vit. La mort n'existe pas. C'est une
nouvelle Vie. L'âme de Roger est
immortelle.
Anne se mit sur le dos et leva ses
yeux bruns, aveuglés de larmes, vers le
visage transporté d'Adoniram. Une
lumière grise assombrissait la chambre, le
lézard familier appelait « taktu »
au pied du lit. Du monastère proche
parvenaient les sons adoucis des gongs du
soir.
- « En vérité, en
vérité, je vous le dis, celui qui
croit en moi a la vie éternelle. C'est ici
le pain qui descend du ciel, afin que celui qui en
mange ne meure point. » 0 Dieu! Père
Éternel, regarde à cette mère
et console-la, au nom de la Mère qui a
porté dans la douleur et dans la joie Ton
Fils pour les hommes. Montre-lui qu'il n'y a pas de
mort, que l'âme de Roger est née
à nouveau pour vivre dans un plus grand
bonheur. Donne-lui, ô Dieu, un autre enfant,
au nom de la compréhension parfaite que Ton
Fils a eue de toutes les douleurs des
hommes.
Anne se redressa lentement, en
fixant le visage de son mari. Elle ne pleurait plus
et l'égarement avait disparu de son regard.
Adoniram, avec son mouchoir, essuya les pauvres
joues, et écarta les boucles sur son front.
Au bout d'un instant de silence, elle demanda
:
- Mais où est-il maintenant,
Adoniram? Où donc est mon
bébé?
Adoniram se sentit pâlir. Sa
foi devait soutenir celle d'Anne, ses connaissances
spirituelles lui porter secours. Pas de
spéculations maintenant, la
vérité.
Mais, quelle était cette
vérité? Où donc était
Roger? Une sueur froide le gagnait tandis qu'il
cherchait à percer le mystère,
à sonder l'inconnu.
Très lentement, avec peine,
il parvint à traduire en mots ce pour quoi
il n'y pas de mots.
- L'âme de Roger est fondue
dans celle de Dieu.
Si Dieu le veut, il peut
naître à nouveau. Seulement si c'est
la volonté de Dieu.
Il s'arrêta, car il avait dit
tout ce qu'il savait.
On entendait faiblement tinter les
cloches, à travers la pluie.
Où donc était
Dieu?
Levant les yeux vers le visage qui,
désormais, était toute sa vie, Anne
saisit la main d'Adoniram pour la mettre sur son
coeur. Il posa son autre main sur ses cheveux et la
bénit.
|