SPLENDEUR DE DIEU
VII
DISCIPLINE
Maung Shway-gnong insista pour,
qu'Adoniram reprît son travail.
- J'ai une grande expérience
de la douleur, ô mon élève,
dit-il, trois jours après l'enterrement de
Roger. Et je sais qu'on peut vaincre ce
désir constant de retrouver ses morts par un
travail acharné. Nous entreprendrons
l'étude d'un des plus beaux récits
bouddhistes : le Béni avec le
berger.
Il avait trouvé Adoniram sur
la tombe de son fils. Il saisit de sa main osseuse
le bras du missionnaire et le conduisit fermement
vers le bureau.
- La vie est comme un vêtement
tissé dont aucun fil ne peut être
rompu sans provoquer une
déchirure.
Il essuya la pluie qui ruisselait
sur lui et prépara une chique en enveloppant
dans une feuille de bétel la noix
arrosée de limon et le tabac. Puis il la mit
dans sa joue avec soin.
- Je pense à cela quand
j'évoque le dialogue de Bouddha avec le
berger. C'est le gaing-ôk qui me l'a fait
connaître, au temps de notre intimité;
c'était son morceau
préféré...
Il ouvrit un livre magnifique,
enfermé dans une couverture de bois
sculpté en haut relief, avec pages de soie,
et pria Adoniram de lire. Le jeune missionnaire
obéit, la voix d'abord tremblante,
s'affermissant après les premières
phrases :
« J'ai bouilli le riz, j'ai
trait la vache. - Ainsi parla Dhaniya, le berger. -
Je vis avec mes compagnons sur les rives du grand
fleuve Mahi : la maison est couverte, le feu
brûle. Ciel, ta pluie peut tomber !
»
- Je lirai les paroles de Gautama,
dit le professeur :
« Je suis délivré
de la colère, délivré de
l'obstination - Ainsi parla le Béni - Je
demeure pour une nuit sur les berges du grand
fleuve Mahi; ma maison n'a point de toit, le feu de
la passion est éteint. Ciel, ta pluie peut
tomber ! »
Le visage d'Adoniram s'animait. Il
tourna la page et lut, d'une voix vibrante, la
réponse du berger. De la porte, Anne
rencontra le regard du professeur. Elle eut un
sourire d'approbation. Elle soupçonnait
Maung Shway-gnong de lâcheté, mais
elle savait bien que l'attachement qu'il avait pour
son mari était plus fort que cette
faiblesse. Il pouvait mieux aider Adoniram qu'elle,
quoique son mari lui eût rendu depuis la
veille son contrôle
d'elle-même.
Ce fut elle pourtant qui, quelques
semaines plus tard, lorsqu'ils purent parler de
nouveau de Roger sans larmes, prononça la
seule parole réconfortante depuis la
tragédie.
Un soir qu'ils étaient
couchés, Adoniram remarqua:
- La chose insupportable devant le
mystère de cette mort, c'est qu'on n'en peut
concevoir la raison.
- Mais si, répondit Anne
très vite, je suis sûre que Dieu te
harcèlera sans relâche, jusqu'à
ce que tu comprennes si parfaitement la souffrance
humaine, que chacun des êtres que tu
rencontreras, se confie à toi.
- Chérie, mais Roger... - Et
toi!
- Ceci ne compte pas pour Dieu. Ce
qui importe, c'est que tu sois fortifié pour
l'oeuvre de salut dans ce pays.
- C'est une pensée terrible,
murmura Adoniram, les yeux fixes dans la nuit, le
coeur battant à grands coups.
- Une pensée magnifique si
l'on parvient à la regarder sans qu'elle
vous aveugle, répondit Anne avec douceur.
Le lendemain, Adoniram se remit
à sa traduction avec des forces
renouvelées. Et lorsque, au début de
juillet, ils reçurent une lettre de la
Société des Missions baptistes,
annonçant l'arrivée prochaine de
Georges Hough et de sa femme, imprimeurs
missionnaires, ils y virent une indication de Dieu
qui approuvait leur travail.
Tous les Birmans savaient lire.
Dès que la traduction des Évangiles
serait imprimée, Adoniram enseignerait avec
mille bouches. Il fit part de la nouvelle au
docteur Carey. Le grand homme répondit
immédiatement que lorsque les Hough
arriveraient à Serampore, il leur donnerait
une presse et des caractères
birmans.
- Voici maintenant le vrai
début de ma tâche. Dans une
année, je ne serai plus spectateur, mais
bien pêcheur d'hommes. Anne, ma
chérie, n'est-il pas surprenant qu'un homme
aussi impatient que moi ait appris à
accepter cette longue et morne période de
préparation?
- Rien ne m'étonne dans ton
ascension spirituelle.
Adoniram la plaisanta
doucement.
- Ta discipline n'est plus aussi
sévère. Tu négliges beaucoup
ton travail ces temps-ci.
- Je ne voulais pas faire par trop
figure de maîtresse d'école; de toutes
façons, je le deviens tellement! Don
chéri, étais-je si fière de
mon physique que j'aie mérité ce
teint jaune pour m'en détacher?
- Mais ta peau n'est plus jaune du
tout, s'écria Adoniram,
indigné.
Anne le regarda de ses yeux bruns,
tendres et amusés.
- Chéri, je te savonnerai la
bouche si tu continues à dire de pareilles
bêtises. Mais où donc sont tes
yeux?
- À dire vrai, dit Adoniram
d'un ton assez lamentable, mes yeux me font
très mal. Je me demande s'il n'y a pas
quelque chose à faire.
- Je craignais bien ce
résultat de son travail excessif. Essayons
les bains chauds et la chambre noire.
- Je n'ai pas le temps de me
dorloter, protesta-t-il.
- Cela te prendra bien plus de temps
encore si tu continues à négliger ces
douleurs.
Mais Adoniram poursuivit son labeur
toute une semaine, jusqu'au moment où le mal
l'accabla tout entier.
Brusquement, il ne put plus supporter la
lumière du jour; même une lecture de
Maung Shway-gnong était une trop grande
fatigue pour lui. Il se retournait dans son lit,
angoissé et douloureux.
Comme toujours, en cas de maladie,
Ma Baïk s'empressa. D'ordinaire, cette petite
guêpe divertissait Adoniram, mais maintenant
l'odeur seule de son cigare le rendait à
moitié fou. Un matin, il lui ordonna
rudement de sortir.
Elle fut profondément
offensée et se plaignit à
Anne.
- S'il était mon mari, je le
battrais.
- Ma Baïk, il souffre
tellement! Si tu pouvais calmer sa douleur, il te
demanderait de revenir pour le soigner.
- En s'adressant au bon endroit, on
peut certainement obtenir un soulagement. Mais
vous, étrangers sauvages, vous refusez nos
remèdes.
Anne eût fait n'importe quoi
pour consoler Ma Baïk. Elle lui donna un tical
qui fut immédiatement englouti dans les
profondeurs de son tamein. Ma Baïk sortit en
hâte.
Anne oublia l'incident.
Le lendemain, elle y fut brutalement
ramenée. Au coucher du soleil, des sons
discordants éclatèrent dans la cour.
Elle se précipita dans la véranda -
un orchestre birman était installé
devant la maison de Ma Baïk; tambours,
flûtes, cymbales, gongs, retentissaient avec
frénésie. Et, juste sous la
fenêtre d'Adoniram, une vieille aux postures
étranges pirouettait, encouragée par
Ma Baik qui, apercevant Anne, la menaça du
doigt:
- Ne parlez pas, surtout. Pour un
tical, cela ne dure que le tiers d'une chique de
bétel. Mais la sorcière promet
qu'à ce moment-là le démon
aura quitté Maung Judson pour entrer en
elle.
Au même instant, la
sorcière tomba en convulsions et les
musiciens, en hâte, plièrent leurs
instruments. Anne retourna vite vers son mari,
s'attendant à le trouver hors de lui. Mais
Adoniram riait!
- Dis à Ma Baïk que je
me rends. Vraiment, je me sens mieux. Elle m'avait
déjà menacé, il y a une
semaine, de la guérison par la
musique.
Dès ce jour, il
commença à se remettre lentement,
car les miasmes de Rangoon
minaient peu à peu ses forces, et la
souffrance ne cédait qu'à regret. Il
demeura dans la chambre noire le reste de la saison
des pluies, recevant seulement, de temps en temps,
la visite de Maung Shway-gnong. Dans leur solitude
profonde, il lui semblait parfois que la jungle
ensevelissait toute la Mission. Il lutta durement
contre le mal du pays. Mais quand arriva le mois
d'octobre, le soleil ardent assécha les
marécages et fit s'épanouir les lotus
en une magnificence presque inquiétante. Le
rossignol et le coucou commencèrent à
chanter, et Maung Nau, le jardinier, se fit
prêter un buffle pour les
labourages.
La fin des pluies marquait aussi
celle du long carême birman et la grande
fête qui célèbre le retour
à la joie. Chaque matin, Adoniram se
traînait jusqu'à sa chaise longue,
dans la véranda et, pendant la lecture que
lui faisait Maung Shway-gnong, il observait la
foule qui se rendait au Shwé-Dagôn. Il
lui semblait que, nulle part au monde, il ne
pouvait y avoir vision plus belle que cette foule,
chantante et riante, pointillée de jupes
roses, vertes, cramoisies ou pourpres, portant des
offrandes de fruits et de fleurs. Un matin, il
interrompit la lecture du professeur :
- J'aimerais les suivre et assister
à leur culte.
- Pourquoi? demanda Maung
Shway-gnong, les yeux brillants.
- Parce que ma résolution est
ébranlée, consentit Adoniram. La
beauté sous toutes ses formes m'attire
toujours infiniment.
Le professeur grogna,
désapprobateur, et reprit sa lecture.
Ce fut à la fin de l'après-midi du
dernier jour de fête que les Hough, robustes
citoyens du New Hampshire,
débarquèrent. Hough était
petit, l'oeil gris très vif, le visage
rasé de près, sauf une barbiche qu'il
tiraillait constamment. Madame Hough,
épaisse, blonde et silencieuse, traduisait,
en toutes circonstances, sa
perplexité par un «
demandons à papa ». Ils incarnaient un
type bien connu des Judson. Certes il ne pourrait y
avoir grand échange intellectuel avec eux,
mais on pouvait être sûr de leur bon
sens et de leur empressement. Après quatre
ans d'exil, Anne et Adoniram n'étaient
guère critiques. Ils accueillirent les
arrivants, comme les Israélites la manne
dans le désert.
En un sens, ils arrivèrent
à un moment inopportun. Aucune description
des Judson, dans leurs lettres au pays natal, pas
plus que les récits qu'on avait fait aux
Hough, à Serampore, ne pouvaient
correspondre avec la vision de Rangoon en
fête pour la fin du carême. Quand leurs
bagages eurent été amenés et
qu'ils eurent du thé, les nouveaux venus
regardèrent défiler ces foules avec
ahurissement.
- Nous pensions que Rangoon
était un endroit lamentable et solitaire,
avec des tigres dans les rues! s'exclama Hough qui
tourmentait sa barbe.
Il regardait Anne, comme avec
reproche. Elle sourit.
- Le Rangoon d'aujourd'hui ne se
compare pas avec celui du reste de l'année,
hélas. D'habitude, nous vivons dans la
solitude totale.
- Mon Dieu, quelles belles couleurs!
Comme des mouches à feu dans une plate-bande
de passeroses.
Des fidèles passaient,
portant chacun un cierge qui éclairait un
visage brun et heureux, une tresse
entremêlée de fleurs, une soie
flamboyante.
- Ne soyez pas trop enthousiastes,
conseilla Anne. Le vrai Rangoon pourrait vous
décevoir par trop.
- Je vous avouerai que ce qui me
fait deviner les inconvénients de ce pays,
dit Hough brusquement, c'est votre aspect. Sapristi
! vous avez l'air d'avoir passé
l'année dans une cave.
- Tu veux dire qu'ils ont l'air
d'avoir beaucoup souffert, s'écria Mme
Hough. Quant à moi, je me retiens à
grand'peine de pleurer.
- Ne soyez pas trop francs, nous
pourrions nous attendrir, railla
Adoniram.
- Nous ne sommes pas très
polis, répartit Mme Hough d'un air contrit.
- Peut-être bien que non,
admit Hough. Il faudra nous excuser. Vous savez, je
ne suis qu'un imprimeur...
- Rien qu'un imprimeur! Cher ami,
Dieu ne pourrait envoyer personne dans ce pays,
maintenant, qui fût plus désirable
qu'un imprimeur ! Dites sur nous tout ce que vous
voulez, pourvu que vous imprimiez nos
livres.
Chacun rit. Puis Anne
décrivit la Birmanie, quand elle languit
après un peu d'air frais, durant les
brûlantes chaleurs d'avril et de mai. Mais
ses mots étaient vains. Car, tandis qu'elle
parlait, les palmiers qui bordaient la route se
trouvèrent silhouettés d'une
façon enchantée par un halo cramoisi,
avant-coureur d'une lune incroyablement. grande
pour les nouveaux venus, une lune en fusion qui
détaillait les feuillages légers des
palmiers, des manguiers et des bambous. On
apercevait au travers la vision surnaturelle de la
flèche du
Shwé-Dagôn.
Adoniram éclaircit sa voix
pour prévenir les nouveaux venus contre les
pièges cachés sous toute cette
splendeur. Mais, presque involontairement, il en
vint plutôt à conter la merveilleuse
histoire du Bouddha Gautama, qui abandonna femme et
enfant pour rechercher la paix. Autant qu'il put en
juger avec Anne, lorsque les Hough, un peu plus
tard, allèrent se coucher, ces braves gens
semblaient convaincus que leur conception
première de l'entourage et du travail des
Judson était singulièrement
erronée et leur sympathie bien mal
placée.
Le fonctionnement de la presse
émerveilla tellement Maung Shway-gnong que,
durant toute une semaine, il abandonna
l'étude pour en admirer le prodige. Hough
prépara d'abord l'Évangile de
Matthieu. Dès que le premier exemplaire
sortit de la presse, le professeur le saisit et se
précipita chez Adoniram.
- Notre enfant, ô mon
élève!
Adoniram prit la brochure avec
tendresse entre ses mains. Après l'avoir
longuement contemplée, il y inscrivit le nom
de Maung Shway-gnong. Celui-ci la reçut, en
tremblant d'émotion. Il
répétait
- Notre enfant!
Puis, avec une expression d'une
tristesse infinie, il la remit sur le
bureau.
- Je n'ose pas la prendre. Si on la
trouve chez moi, nous serons séparés
à tout jamais.
Adoniram fixa le visage tragique,
émacié, le front de l'intellectuel,
le menton du lâche. Il sentait que le moment
approchait où le Christ tendrait sa forte
main à cet homme. Il adoucit sa voix pour
dire :
- Homme sot et faible de coeur! Ne
te rends-tu pas compte qu'après avoir
travaillé pendant une année sur ce
petit livre, chacun de ses mots est imprimé
dans ton cerveau, d'où personne ne peut les
arracher? Point n'est besoin du livre, si tu as
peur. Mais, je t'admirerais davantage si tu savais
montrer au monde que tu le portes inscrit dans ton
coeur.
Maung Shway-gnong se frotta le
menton, posa la brochure, la reprit, la feuilleta
amoureusement, la mit encore sur le pupitre, en
murmurant :
- Le maillet de fer !
- Veux-tu dire que tu crois chacune
des paroles de Matthieu, et que tu parlerais
à tous du Christ, si l'on te questionnait
?
- Je n'en crois pas un mot, affirma
le professeur, avec
véhémence.
- Alors, laisse-le où il est.
Lâche!
Maung Shway-gnong se redressa,
dé toute sa hauteur squelettique et se
retira fièrement.
Adoniram prit sa tête entre
ses mains. Il contemplait l'Évangile, avec
tristesse. Trois ans... La route du Christ en
Birmanie était bien longue à tracer !
Et pourtant, c'était Adoniram Judson et
personne d'autre au monde qui devait ouvrir ce
chemin.
La brochure resta toute la
journée sur le bureau. Mais le lendemain
elle avait disparu et Adoniram ne chercha jamais
à savoir qui l'avait prise.
L'histoire du second exemplaire fut
presque aussi mystérieuse.
Le jour suivant, durant sa promenade
matinale, Adoniram le remit au premier
indigène qu'il rencontra. C'était un
homme d'âge moyen, accompagné d'un
serviteur. Celui-ci prit l'opuscule, l'air surpris
; mais il demeura silencieux.
Adoniram le vit continuer calmement sa route vers
le Shwé-Dagôn ; il prononça
mentalement une ardente prière.
Après le déjeuner,
tandis qu'il se reposait quelques instants avant de
retourner au. travail, l'homme et son serviteur
montèrent posément à la
véranda. Le maître s'assit. Le
missionnaire attendait en silence. Le visiteur
prépara lentement sa chique de bétel,
l'inséra dans sa joue, plaça avec
soin son crachoir de cuivre à ses
côtés, fit signe au serviteur de les
laisser, puis, regardant Adoniram :
- Écrivain étranger,
qui est ce Jésus ?
Adoniram sentit son coeur se serrer
d'émotion. Il quitta sa chaise pour venir
s'asseoir sur une natte, aux côtés du
visiteur.
- Le Fils de Dieu qui, par
compassion des créatures humaines, vint dans
ce monde et mourut pour elles.
- Qui est Dieu ?
- Un être sans commencement ni
fin, qui ne vieillit ni ne meurt, mais qui demeure
éternellement.
Un long silence suivit, durant,
lequel le serviteur, demeuré sur les
marches, se penchait vers Adoniram, en respirant
pesamment. Son maître travaillait sa chique,
les yeux au sol. Il demanda enfin :
- Combien de temps me faudra-t-il.
pour apprendre la religion de Jésus
?
Adoniram, les joues brûlantes,
répondit :
- Si Dieu vous donne la sagesse, la
religion de Jésus sera tôt
apprise.
- J'ai votre petit livre.
Pouvez-vous m'en donner un autre, une nouvelle
histoire ?
- Pas encore. Bientôt. Mais,
mon ami, aucun autre livre ne vous est
nécessaire pour apprendre la religion de
Jésus. Tout est dans celui-ci. Parlons-en,
voulez-vous?
- Pas maintenant. Ce que vous m'avez
déjà dit sur votre Dieu donne
beaucoup à penser. Tout le monde peut voir
que ce n'est pas une religion pour les gens
bêtes.
Il se levait, en parlant.
- Je m'en vais, maître
étranger.
- Bien, allez en paix.
Adoniram ne voulait pas presser
l'indigène. Il ne faut pas, employer la
force avec un papillon. Il vit le serviteur
ramasser le crachoir et ouvrir le parasol et,
quoique chacune des fibres de son être lui
criât de courir après ce premier
chercheur de Dieu, de le prendre par la main, de le
retenir, il s'abstint.
Maung Shway-gnong sembla
gêné par cet incident. L'homme
était un sculpteur sur bois bien connu, qui
n'oserait pas, disait-il, afficher le moindre
intérêt pour des dieux
étrangers. Ce devait être un
espion.
- Le vice-roi est de retour.
N'avez-vous pas peur qu'il ne vous fasse
disparaître, vous ou, tout au moins, votre
presse ?
- Mon corps stupide a peur,
répondit Adoniram. Mais pas mon esprit, car
il appartient à Dieu. Je t'en conjure, Maung
Shway-gnong, allons ensemble demander sa protection
au vice-roi, pour nous épargner ces
frayeurs.
- Vous êtes fou ! Le
professeur rongeait ses ongles et fixait, sans les
voir, les bananiers du jardin.
Adoniram le plaignait, bien qu'il le
méprisât un peu. Il devait. s'avouer
que sa sympathie se fondait sur une terreur commune
de ce qui arriverait quand l'Évangile
commencerait à se
répandre.
- Il va me falloir remonter
l'Irrawaddy pour aller chez mon frère,
près de Prome, murmura Maung
Shway-gnong.
- À quelle distance Amarapura
se trouve-t-il de Prome ? s'enquit
Adoniram.
- Prome est à mi-chemin de la
capitale.
Le sang monta aux joues du jeune
homme. Son coeur se mit à battre rapidement.
Une idée, une inspiration naissait en
lui.
- Maung Shway-gnong, je vais
remonter l'Irrawaddy avec vous, mais non pas pour
rester à Prome. J'irai voir le roi, à
Amarapura ; il est maître souverain en
Birmanie, je lui demanderai la permission
d'enseigner librement ma religion. Alors toutes ces
terreurs cesseront.
- Vous iriez trouver la
Présence Dorée pour lui
adresser une pareille
requête, après tout ce que vous avez
entendu ? Vous délirez!
- Pourquoi pas ?
Le professeur se leva,
furieux.
- Je ne puis plus vous
écouter.
- Très bien. Revenons
à des sujets inoffensifs.
Les lèvres serrées, le
Birman se rassit et ramassa le livre qu'ils
étudiaient alors.
Mais Adoniram n'avait pas
renoncé à l'idée de s'adresser
à l'autorité suprême. Il en fit
part ce même soir à toute la Mission.
Les Hough ne pouvaient encore émettre aucun
avis circonstancié. Ils semblaient redouter
par-dessus tout d'être laissés
seuls.
- Pouvez-vous imaginer la solitude
de notre arrivée ici, ma femme et moi ? dit
Adoniram. Aucun mal ne nous est pourtant
arrive.
L'imprimeur insista :
- Je n'y puis rien. Mais cela ne
vaudrait vraiment pas la peine de nous faire
assassiner par l'un de ces sauvages Karens de la
jungle. Nous sommes ici pour imprimer des
livres!
Il rit. Adoniram se sentit la gorge
serrée. Ce ne serait jamais un zèle
conquérant ! Il se tourna vers
Anne.
- Et toi, chérie, qu'en
dis-tu ?
- Que feras-tu s'il refuse ta
requête et t'ordonne de ne pas prêcher
?
- Il ne le fera pas. J'ai le
pressentiment qu'il écoutera avec
avidité. Personne n'est encore allé
à lui, honnêtement, dans cette
intention. C'est ainsi que je le ferai. Je ne puis
continuer à taire Jésus-Christ. Je
veux commencer maintenant, publiquement.
- Mon bien-aimé, dit Anne en
se penchant vers lui et en appuyant sa main sur son
genou, comme s'ils étaient seuls - son beau
visage était grave et sincère, dans
la lumière de la lampe - prêche ton
premier sermon avant de partir pour Amarapura.
Peut-être ne pourras-tu plus jamais le faire
ensuite...
Adoniram haletait. Des
chauves-souris tournoyaient bruyamment sous les
poutres. L'une d'elles vint frapper la mèche
de la lampe qui s'éteignit.
- Là! s'exclama Mme Hough.
Hough ralluma. Adoniram ne broncha
pas. Il n'avait pas remarqué l'extinction de
la lumière. Le sentiment de sa
destinée brisée, qui l'avait
abandonné depuis un certain temps, retombait
sur lui. Il posa sa main sur celle
d'Anne.
- Dimanche prochain, je
prêcherai mon premier sermon.
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