Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

VII
DISCIPLINE

 

Maung Shway-gnong insista pour, qu'Adoniram reprît son travail.
- J'ai une grande expérience de la douleur, ô mon élève, dit-il, trois jours après l'enterrement de Roger. Et je sais qu'on peut vaincre ce désir constant de retrouver ses morts par un travail acharné. Nous entreprendrons l'étude d'un des plus beaux récits bouddhistes : le Béni avec le berger.

Il avait trouvé Adoniram sur la tombe de son fils. Il saisit de sa main osseuse le bras du missionnaire et le conduisit fermement vers le bureau.
- La vie est comme un vêtement tissé dont aucun fil ne peut être rompu sans provoquer une déchirure.

Il essuya la pluie qui ruisselait sur lui et prépara une chique en enveloppant dans une feuille de bétel la noix arrosée de limon et le tabac. Puis il la mit dans sa joue avec soin.
- Je pense à cela quand j'évoque le dialogue de Bouddha avec le berger. C'est le gaing-ôk qui me l'a fait connaître, au temps de notre intimité; c'était son morceau préféré...

Il ouvrit un livre magnifique, enfermé dans une couverture de bois sculpté en haut relief, avec pages de soie, et pria Adoniram de lire. Le jeune missionnaire obéit, la voix d'abord tremblante, s'affermissant après les premières phrases :
« J'ai bouilli le riz, j'ai trait la vache. - Ainsi parla Dhaniya, le berger. - Je vis avec mes compagnons sur les rives du grand fleuve Mahi : la maison est couverte, le feu brûle. Ciel, ta pluie peut tomber ! »

- Je lirai les paroles de Gautama, dit le professeur :
« Je suis délivré de la colère, délivré de l'obstination - Ainsi parla le Béni - Je demeure pour une nuit sur les berges du grand fleuve Mahi; ma maison n'a point de toit, le feu de la passion est éteint. Ciel, ta pluie peut tomber ! »

Le visage d'Adoniram s'animait. Il tourna la page et lut, d'une voix vibrante, la réponse du berger. De la porte, Anne rencontra le regard du professeur. Elle eut un sourire d'approbation. Elle soupçonnait Maung Shway-gnong de lâcheté, mais elle savait bien que l'attachement qu'il avait pour son mari était plus fort que cette faiblesse. Il pouvait mieux aider Adoniram qu'elle, quoique son mari lui eût rendu depuis la veille son contrôle d'elle-même.

Ce fut elle pourtant qui, quelques semaines plus tard, lorsqu'ils purent parler de nouveau de Roger sans larmes, prononça la seule parole réconfortante depuis la tragédie.

Un soir qu'ils étaient couchés, Adoniram remarqua:
- La chose insupportable devant le mystère de cette mort, c'est qu'on n'en peut concevoir la raison.
- Mais si, répondit Anne très vite, je suis sûre que Dieu te harcèlera sans relâche, jusqu'à ce que tu comprennes si parfaitement la souffrance humaine, que chacun des êtres que tu rencontreras, se confie à toi.
- Chérie, mais Roger... - Et toi!
- Ceci ne compte pas pour Dieu. Ce qui importe, c'est que tu sois fortifié pour l'oeuvre de salut dans ce pays.
- C'est une pensée terrible, murmura Adoniram, les yeux fixes dans la nuit, le coeur battant à grands coups.
- Une pensée magnifique si l'on parvient à la regarder sans qu'elle vous aveugle, répondit Anne avec douceur.

Le lendemain, Adoniram se remit à sa traduction avec des forces renouvelées. Et lorsque, au début de juillet, ils reçurent une lettre de la Société des Missions baptistes, annonçant l'arrivée prochaine de Georges Hough et de sa femme, imprimeurs missionnaires, ils y virent une indication de Dieu qui approuvait leur travail.

Tous les Birmans savaient lire. Dès que la traduction des Évangiles serait imprimée, Adoniram enseignerait avec mille bouches. Il fit part de la nouvelle au docteur Carey. Le grand homme répondit immédiatement que lorsque les Hough arriveraient à Serampore, il leur donnerait une presse et des caractères birmans.
- Voici maintenant le vrai début de ma tâche. Dans une année, je ne serai plus spectateur, mais bien pêcheur d'hommes. Anne, ma chérie, n'est-il pas surprenant qu'un homme aussi impatient que moi ait appris à accepter cette longue et morne période de préparation?
- Rien ne m'étonne dans ton ascension spirituelle.

Adoniram la plaisanta doucement.
- Ta discipline n'est plus aussi sévère. Tu négliges beaucoup ton travail ces temps-ci.
- Je ne voulais pas faire par trop figure de maîtresse d'école; de toutes façons, je le deviens tellement! Don chéri, étais-je si fière de mon physique que j'aie mérité ce teint jaune pour m'en détacher?
- Mais ta peau n'est plus jaune du tout, s'écria Adoniram, indigné.

Anne le regarda de ses yeux bruns, tendres et amusés.
- Chéri, je te savonnerai la bouche si tu continues à dire de pareilles bêtises. Mais où donc sont tes yeux?
- À dire vrai, dit Adoniram d'un ton assez lamentable, mes yeux me font très mal. Je me demande s'il n'y a pas quelque chose à faire.
- Je craignais bien ce résultat de son travail excessif. Essayons les bains chauds et la chambre noire.
- Je n'ai pas le temps de me dorloter, protesta-t-il.
- Cela te prendra bien plus de temps encore si tu continues à négliger ces douleurs.

Mais Adoniram poursuivit son labeur toute une semaine, jusqu'au moment où le mal l'accabla tout entier. Brusquement, il ne put plus supporter la lumière du jour; même une lecture de Maung Shway-gnong était une trop grande fatigue pour lui. Il se retournait dans son lit, angoissé et douloureux.

Comme toujours, en cas de maladie, Ma Baïk s'empressa. D'ordinaire, cette petite guêpe divertissait Adoniram, mais maintenant l'odeur seule de son cigare le rendait à moitié fou. Un matin, il lui ordonna rudement de sortir.

Elle fut profondément offensée et se plaignit à Anne.
- S'il était mon mari, je le battrais.
- Ma Baïk, il souffre tellement! Si tu pouvais calmer sa douleur, il te demanderait de revenir pour le soigner.
- En s'adressant au bon endroit, on peut certainement obtenir un soulagement. Mais vous, étrangers sauvages, vous refusez nos remèdes.

Anne eût fait n'importe quoi pour consoler Ma Baïk. Elle lui donna un tical qui fut immédiatement englouti dans les profondeurs de son tamein. Ma Baïk sortit en hâte.
Anne oublia l'incident.

Le lendemain, elle y fut brutalement ramenée. Au coucher du soleil, des sons discordants éclatèrent dans la cour. Elle se précipita dans la véranda - un orchestre birman était installé devant la maison de Ma Baïk; tambours, flûtes, cymbales, gongs, retentissaient avec frénésie. Et, juste sous la fenêtre d'Adoniram, une vieille aux postures étranges pirouettait, encouragée par Ma Baik qui, apercevant Anne, la menaça du doigt:
- Ne parlez pas, surtout. Pour un tical, cela ne dure que le tiers d'une chique de bétel. Mais la sorcière promet qu'à ce moment-là le démon aura quitté Maung Judson pour entrer en elle.

Au même instant, la sorcière tomba en convulsions et les musiciens, en hâte, plièrent leurs instruments. Anne retourna vite vers son mari, s'attendant à le trouver hors de lui. Mais Adoniram riait!
- Dis à Ma Baïk que je me rends. Vraiment, je me sens mieux. Elle m'avait déjà menacé, il y a une semaine, de la guérison par la musique.

Dès ce jour, il commença à se remettre lentement, car les miasmes de Rangoon minaient peu à peu ses forces, et la souffrance ne cédait qu'à regret. Il demeura dans la chambre noire le reste de la saison des pluies, recevant seulement, de temps en temps, la visite de Maung Shway-gnong. Dans leur solitude profonde, il lui semblait parfois que la jungle ensevelissait toute la Mission. Il lutta durement contre le mal du pays. Mais quand arriva le mois d'octobre, le soleil ardent assécha les marécages et fit s'épanouir les lotus en une magnificence presque inquiétante. Le rossignol et le coucou commencèrent à chanter, et Maung Nau, le jardinier, se fit prêter un buffle pour les labourages.

La fin des pluies marquait aussi celle du long carême birman et la grande fête qui célèbre le retour à la joie. Chaque matin, Adoniram se traînait jusqu'à sa chaise longue, dans la véranda et, pendant la lecture que lui faisait Maung Shway-gnong, il observait la foule qui se rendait au Shwé-Dagôn. Il lui semblait que, nulle part au monde, il ne pouvait y avoir vision plus belle que cette foule, chantante et riante, pointillée de jupes roses, vertes, cramoisies ou pourpres, portant des offrandes de fruits et de fleurs. Un matin, il interrompit la lecture du professeur :
- J'aimerais les suivre et assister à leur culte.
- Pourquoi? demanda Maung Shway-gnong, les yeux brillants.
- Parce que ma résolution est ébranlée, consentit Adoniram. La beauté sous toutes ses formes m'attire toujours infiniment.

Le professeur grogna, désapprobateur, et reprit sa lecture.

Ce fut à la fin de l'après-midi du dernier jour de fête que les Hough, robustes citoyens du New Hampshire, débarquèrent. Hough était petit, l'oeil gris très vif, le visage rasé de près, sauf une barbiche qu'il tiraillait constamment. Madame Hough, épaisse, blonde et silencieuse, traduisait, en toutes circonstances, sa perplexité par un « demandons à papa ». Ils incarnaient un type bien connu des Judson. Certes il ne pourrait y avoir grand échange intellectuel avec eux, mais on pouvait être sûr de leur bon sens et de leur empressement. Après quatre ans d'exil, Anne et Adoniram n'étaient guère critiques. Ils accueillirent les arrivants, comme les Israélites la manne dans le désert.

En un sens, ils arrivèrent à un moment inopportun. Aucune description des Judson, dans leurs lettres au pays natal, pas plus que les récits qu'on avait fait aux Hough, à Serampore, ne pouvaient correspondre avec la vision de Rangoon en fête pour la fin du carême. Quand leurs bagages eurent été amenés et qu'ils eurent du thé, les nouveaux venus regardèrent défiler ces foules avec ahurissement.
- Nous pensions que Rangoon était un endroit lamentable et solitaire, avec des tigres dans les rues! s'exclama Hough qui tourmentait sa barbe.

Il regardait Anne, comme avec reproche. Elle sourit.
- Le Rangoon d'aujourd'hui ne se compare pas avec celui du reste de l'année, hélas. D'habitude, nous vivons dans la solitude totale.
- Mon Dieu, quelles belles couleurs! Comme des mouches à feu dans une plate-bande de passeroses.

Des fidèles passaient, portant chacun un cierge qui éclairait un visage brun et heureux, une tresse entremêlée de fleurs, une soie flamboyante.
- Ne soyez pas trop enthousiastes, conseilla Anne. Le vrai Rangoon pourrait vous décevoir par trop.
- Je vous avouerai que ce qui me fait deviner les inconvénients de ce pays, dit Hough brusquement, c'est votre aspect. Sapristi ! vous avez l'air d'avoir passé l'année dans une cave.
- Tu veux dire qu'ils ont l'air d'avoir beaucoup souffert, s'écria Mme Hough. Quant à moi, je me retiens à grand'peine de pleurer.
- Ne soyez pas trop francs, nous pourrions nous attendrir, railla Adoniram.
- Nous ne sommes pas très polis, répartit Mme Hough d'un air contrit.
- Peut-être bien que non, admit Hough. Il faudra nous excuser. Vous savez, je ne suis qu'un imprimeur...
- Rien qu'un imprimeur! Cher ami, Dieu ne pourrait envoyer personne dans ce pays, maintenant, qui fût plus désirable qu'un imprimeur ! Dites sur nous tout ce que vous voulez, pourvu que vous imprimiez nos livres.

Chacun rit. Puis Anne décrivit la Birmanie, quand elle languit après un peu d'air frais, durant les brûlantes chaleurs d'avril et de mai. Mais ses mots étaient vains. Car, tandis qu'elle parlait, les palmiers qui bordaient la route se trouvèrent silhouettés d'une façon enchantée par un halo cramoisi, avant-coureur d'une lune incroyablement. grande pour les nouveaux venus, une lune en fusion qui détaillait les feuillages légers des palmiers, des manguiers et des bambous. On apercevait au travers la vision surnaturelle de la flèche du Shwé-Dagôn.

Adoniram éclaircit sa voix pour prévenir les nouveaux venus contre les pièges cachés sous toute cette splendeur. Mais, presque involontairement, il en vint plutôt à conter la merveilleuse histoire du Bouddha Gautama, qui abandonna femme et enfant pour rechercher la paix. Autant qu'il put en juger avec Anne, lorsque les Hough, un peu plus tard, allèrent se coucher, ces braves gens semblaient convaincus que leur conception première de l'entourage et du travail des Judson était singulièrement erronée et leur sympathie bien mal placée.

Le fonctionnement de la presse émerveilla tellement Maung Shway-gnong que, durant toute une semaine, il abandonna l'étude pour en admirer le prodige. Hough prépara d'abord l'Évangile de Matthieu. Dès que le premier exemplaire sortit de la presse, le professeur le saisit et se précipita chez Adoniram.
- Notre enfant, ô mon élève!

Adoniram prit la brochure avec tendresse entre ses mains. Après l'avoir longuement contemplée, il y inscrivit le nom de Maung Shway-gnong. Celui-ci la reçut, en tremblant d'émotion. Il répétait
- Notre enfant!

Puis, avec une expression d'une tristesse infinie, il la remit sur le bureau.
- Je n'ose pas la prendre. Si on la trouve chez moi, nous serons séparés à tout jamais.

Adoniram fixa le visage tragique, émacié, le front de l'intellectuel, le menton du lâche. Il sentait que le moment approchait où le Christ tendrait sa forte main à cet homme. Il adoucit sa voix pour dire :
- Homme sot et faible de coeur! Ne te rends-tu pas compte qu'après avoir travaillé pendant une année sur ce petit livre, chacun de ses mots est imprimé dans ton cerveau, d'où personne ne peut les arracher? Point n'est besoin du livre, si tu as peur. Mais, je t'admirerais davantage si tu savais montrer au monde que tu le portes inscrit dans ton coeur.

Maung Shway-gnong se frotta le menton, posa la brochure, la reprit, la feuilleta amoureusement, la mit encore sur le pupitre, en murmurant :
- Le maillet de fer !
- Veux-tu dire que tu crois chacune des paroles de Matthieu, et que tu parlerais à tous du Christ, si l'on te questionnait ?
- Je n'en crois pas un mot, affirma le professeur, avec véhémence.
- Alors, laisse-le où il est. Lâche!

Maung Shway-gnong se redressa, dé toute sa hauteur squelettique et se retira fièrement.
Adoniram prit sa tête entre ses mains. Il contemplait l'Évangile, avec tristesse. Trois ans... La route du Christ en Birmanie était bien longue à tracer ! Et pourtant, c'était Adoniram Judson et personne d'autre au monde qui devait ouvrir ce chemin.
La brochure resta toute la journée sur le bureau. Mais le lendemain elle avait disparu et Adoniram ne chercha jamais à savoir qui l'avait prise.
L'histoire du second exemplaire fut presque aussi mystérieuse.

Le jour suivant, durant sa promenade matinale, Adoniram le remit au premier indigène qu'il rencontra. C'était un homme d'âge moyen, accompagné d'un serviteur. Celui-ci prit l'opuscule, l'air surpris ; mais il demeura silencieux. Adoniram le vit continuer calmement sa route vers le Shwé-Dagôn ; il prononça mentalement une ardente prière.

Après le déjeuner, tandis qu'il se reposait quelques instants avant de retourner au. travail, l'homme et son serviteur montèrent posément à la véranda. Le maître s'assit. Le missionnaire attendait en silence. Le visiteur prépara lentement sa chique de bétel, l'inséra dans sa joue, plaça avec soin son crachoir de cuivre à ses côtés, fit signe au serviteur de les laisser, puis, regardant Adoniram :
- Écrivain étranger, qui est ce Jésus ?

Adoniram sentit son coeur se serrer d'émotion. Il quitta sa chaise pour venir s'asseoir sur une natte, aux côtés du visiteur.
- Le Fils de Dieu qui, par compassion des créatures humaines, vint dans ce monde et mourut pour elles.
- Qui est Dieu ?
- Un être sans commencement ni fin, qui ne vieillit ni ne meurt, mais qui demeure éternellement.

Un long silence suivit, durant, lequel le serviteur, demeuré sur les marches, se penchait vers Adoniram, en respirant pesamment. Son maître travaillait sa chique, les yeux au sol. Il demanda enfin :
- Combien de temps me faudra-t-il. pour apprendre la religion de Jésus ?

Adoniram, les joues brûlantes, répondit :
- Si Dieu vous donne la sagesse, la religion de Jésus sera tôt apprise.
- J'ai votre petit livre. Pouvez-vous m'en donner un autre, une nouvelle histoire ?
- Pas encore. Bientôt. Mais, mon ami, aucun autre livre ne vous est nécessaire pour apprendre la religion de Jésus. Tout est dans celui-ci. Parlons-en, voulez-vous?
- Pas maintenant. Ce que vous m'avez déjà dit sur votre Dieu donne beaucoup à penser. Tout le monde peut voir que ce n'est pas une religion pour les gens bêtes.

Il se levait, en parlant.
- Je m'en vais, maître étranger.
- Bien, allez en paix.

Adoniram ne voulait pas presser l'indigène. Il ne faut pas, employer la force avec un papillon. Il vit le serviteur ramasser le crachoir et ouvrir le parasol et, quoique chacune des fibres de son être lui criât de courir après ce premier chercheur de Dieu, de le prendre par la main, de le retenir, il s'abstint.

Maung Shway-gnong sembla gêné par cet incident. L'homme était un sculpteur sur bois bien connu, qui n'oserait pas, disait-il, afficher le moindre intérêt pour des dieux étrangers. Ce devait être un espion.
- Le vice-roi est de retour. N'avez-vous pas peur qu'il ne vous fasse disparaître, vous ou, tout au moins, votre presse ?
- Mon corps stupide a peur, répondit Adoniram. Mais pas mon esprit, car il appartient à Dieu. Je t'en conjure, Maung Shway-gnong, allons ensemble demander sa protection au vice-roi, pour nous épargner ces frayeurs.
- Vous êtes fou ! Le professeur rongeait ses ongles et fixait, sans les voir, les bananiers du jardin.

Adoniram le plaignait, bien qu'il le méprisât un peu. Il devait. s'avouer que sa sympathie se fondait sur une terreur commune de ce qui arriverait quand l'Évangile commencerait à se répandre.
- Il va me falloir remonter l'Irrawaddy pour aller chez mon frère, près de Prome, murmura Maung Shway-gnong.
- À quelle distance Amarapura se trouve-t-il de Prome ? s'enquit Adoniram.
- Prome est à mi-chemin de la capitale.

Le sang monta aux joues du jeune homme. Son coeur se mit à battre rapidement. Une idée, une inspiration naissait en lui.
- Maung Shway-gnong, je vais remonter l'Irrawaddy avec vous, mais non pas pour rester à Prome. J'irai voir le roi, à Amarapura ; il est maître souverain en Birmanie, je lui demanderai la permission d'enseigner librement ma religion. Alors toutes ces terreurs cesseront.
- Vous iriez trouver la Présence Dorée pour lui adresser une pareille requête, après tout ce que vous avez entendu ? Vous délirez!
- Pourquoi pas ?

Le professeur se leva, furieux.
- Je ne puis plus vous écouter.
- Très bien. Revenons à des sujets inoffensifs.

Les lèvres serrées, le Birman se rassit et ramassa le livre qu'ils étudiaient alors.
Mais Adoniram n'avait pas renoncé à l'idée de s'adresser à l'autorité suprême. Il en fit part ce même soir à toute la Mission. Les Hough ne pouvaient encore émettre aucun avis circonstancié. Ils semblaient redouter par-dessus tout d'être laissés seuls.
- Pouvez-vous imaginer la solitude de notre arrivée ici, ma femme et moi ? dit Adoniram. Aucun mal ne nous est pourtant arrive.

L'imprimeur insista :
- Je n'y puis rien. Mais cela ne vaudrait vraiment pas la peine de nous faire assassiner par l'un de ces sauvages Karens de la jungle. Nous sommes ici pour imprimer des livres!

Il rit. Adoniram se sentit la gorge serrée. Ce ne serait jamais un zèle conquérant ! Il se tourna vers Anne.
- Et toi, chérie, qu'en dis-tu ?
- Que feras-tu s'il refuse ta requête et t'ordonne de ne pas prêcher ?
- Il ne le fera pas. J'ai le pressentiment qu'il écoutera avec avidité. Personne n'est encore allé à lui, honnêtement, dans cette intention. C'est ainsi que je le ferai. Je ne puis continuer à taire Jésus-Christ. Je veux commencer maintenant, publiquement.
- Mon bien-aimé, dit Anne en se penchant vers lui et en appuyant sa main sur son genou, comme s'ils étaient seuls - son beau visage était grave et sincère, dans la lumière de la lampe - prêche ton premier sermon avant de partir pour Amarapura. Peut-être ne pourras-tu plus jamais le faire ensuite...

Adoniram haletait. Des chauves-souris tournoyaient bruyamment sous les poutres. L'une d'elles vint frapper la mèche de la lampe qui s'éteignit.
- Là! s'exclama Mme Hough.

Hough ralluma. Adoniram ne broncha pas. Il n'avait pas remarqué l'extinction de la lumière. Le sentiment de sa destinée brisée, qui l'avait abandonné depuis un certain temps, retombait sur lui. Il posa sa main sur celle d'Anne.
- Dimanche prochain, je prêcherai mon premier sermon.


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