SPLENDEUR DE DIEU
VIII
L'ÉCUREUIL VOLANT
Cette nuit-là, les maux de
tête d'Adoniram reprirent avec violence. Et,
le dimanche suivant, il gisait sur son lit, vaincu
par la douleur, n'ayant qu'un seul désir,
celui d'échapper à ce
martyre.
Hough, qui avait quelques notions
empiriques de médecine, émit
l'opinion que ces « névralgies »
étaient causées par les
émanations fétides des marais
environnants. Anne, qui partageait cette opinion,
projeta d'envoyer Adoniram à Serampore,
dès qu'il irait mieux.
Au bout de deux semaines, une
amélioration se produisit et, quand
Adoniram, affaibli mais heureux de voir que le mal
avait cédé plus vite cette fois-ci,
put de nouveau s'installer sous la véranda
avec son maître, Anne lui fit part de ses
intentions.
Il refusa cette proposition avec
véhémence. Pour lui, la Birmanie, et
rien que la Birmanie, toujours.
- Vous aimez ce sale trou !
s'écria Mme Hough, dont le premier
enthousiasme pour Rangoon, s'était
changé en haine et en mal du
pays.
- Je déteste Rangoon. Mais je
ne me pose pas en victime. La simple
vérité est que je suis actuellement
la seule personne au monde, prête à
prêcher le Christ aux Birmans. C'est mon seul
titre, celui qui justifie ma vie. Pourquoi
risquerais-je cette vie dans un voyage qui a ma
santé pour seul but ?
- N'avez-vous jamais le mal du pays,
Frère Judson ? demanda Hough, non sans envie
dans la voix.
- Oh ! mais si...
Adoniram ferma les yeux -
l'été à Plymouth - la maison
de paroisse, toute blanche, à Salem. Il
n'ajouta rien. Les Hough, déconcertés
et un peu irrités, retournèrent au
travail. Anne, qui les secondait dans leur effort
pour apprendre la langue, demeura en arrière
et vint poser un ferme baiser sur les lèvres
de son mari, dont elle savait la peine.
- C'est dur d'être sage. Mon
chéri, je ne puis penser au sort du pays
quand je te vois ainsi. Je t'aime trop. Mon amour
n'a-t-il pas le droit de compter parmi les
intentions de Dieu pour nous?
Adoniram ouvrit les yeux.
- Mon départ te
paraît-il si nécessaire ? Ne fais pas
appel à notre amour, je suis alors sans
défense. La décision doit être
prise en dehors de nos sentiments.
Il lui serra la main, lui sourit
avec toute sa passion de très jeune
homme.
- Aide-moi,
chérie!
Ils échangèrent un
long regard, chargé de tout ce que
signifiaient pour eux ces quatre années de
leur mariage. Anne sourit.
- Veux-tu me laisser t'aider, Don
chéri ?
- Avec joie.
- Voici ce que je te propose. Si tu
vas à Amarapura. Je resterai ici avec les
Hough. Hough ne pourra jamais être qu'un
imprimeur. Si quelque chose t'arrivait, tout ton
travail serait perdu. Te rappelles-tu ce que le Dr
Carey nous racontait de leur champ de Mission
à Chittagong, au nord-est de la Birmanie,
sur la côte du Bengale ?
- Oui, certes. Avant de quitter la
région, ils avaient fait de nombreux
convertis et un pasteur.
Anne approuva de la
tête.
- Félix Carey m'a dit qu'il
avait vu cet indigène, lors de son dernier
voyage à Chittagong ; il tentait de
maintenir et de continuer l'oeuvre entreprise, mais
était très découragé
par sa propre ignorance. Voici ma proposition.
Comme ces gens parlent le birman, tu pourrais me
laisser ici avec ce pasteur, pendant ton voyage
à Amarapura, et je suis sûre que cet
homme de la même race ferait plus de
convertis qu'un blanc. Nous
pourrions arriver à de bons
résultats, je le sens, et si... tu refuses
d'aller à Serampore pour ta santé,
fais d'abord cette navigation de trois semaines, et
ramène ce pasteur de Chittagong à
Rangoon. Cela calmera-t-il ta conscience ?
Les lèvres contractées
d'Adoniram se détendirent en un
sourire.
- Anne, ma chérie, si tu
avais été un homme, tu aurais
convaincu Benjamin Franklin lui-même par ta
faconde ! Chittagong! J'en serai revenu en moins
d'un mois. Quelle bonne idée ! Quand
crois-tu que je serai assez bien pour partir
?
- Plus vite tu quitteras Rangoon,
mieux cela vaudra. Nous demanderons à Maung
Nau, le pêcheur, de découvrir pour toi
un bateau faisant ce voyage.
- Quelle femme je possède
!
- Pas du tout. Anne courait
déjà chercher le
jardinier.
La décision prise,
l'impatience du départ gagna Adoniram. Mais
il fallut plusieurs jours pour découvrir,
non seulement un bateau qui fit ce trajet, mais qui
fût pourvu d'un rudiment de cabine.
C'était la saison froide, - un froid
très relatif pour un fils de la
Nouvelle-Angleterre - mais cependant dangereuse
pour Adoniram, dans ce déplorable
état de santé.
Durant les recherches de Maung Nau,
Maung Shway-gnong se trouvait dans un état
d'esprit voisin de l'hystérie. Il
désirait vivement accompagner son
élève, moitié par affection,
moitié parce qu'il avait envie de quitter le
pays avant que le vice-roi ou le gaing-ôk,
eussent vu ce qui sortait de la presse. Mais, en
même temps, il avait peur que son
activité ne fût confondue avec celle
du missionnaire, maintenant que le vrai travail
commençait. Adoniram, qui redoutait ce
voyage solitaire, souhaitait la compagnie de son
maître, mais il ne voulait pas influencer sa
décision.
Maung Shway-gnong continua à
hésiter jusqu'au jour où Maung Nau
découvrit un bateau convenable. Il
annonça alors qu'il partirait avec le mieux
aimé de ses
élèves, et s'en fut
emballer ses effets. Mais, au moment fixé
pour le départ, sur la rive, Adoniram
reçut, de la main d'un enfant, qui s'enfuit
aussitôt, un message écrit sur une
feuille de palmier. Ce mot, sans salutation ni
signature était, sans discussion possible,
de la main du professeur: « Le gaing-ôk
possède un exemplaire de l'Évangile.
Il a fait chercher celui qui a appris à
l'animal étranger à écrire
dans une si belle langue. Celui-ci ne verra pas de
longtemps son élève peut-être
plus jamais. »
Appuyé au bras de George
Hough, Adoniram lut à haute voix cette
missive, et soupira :
- Pauvre homme ! Je ne lui ai
apporté que des soucis qu'il ne veut pas me
laisser changer en joies.
- Vous lui avez donné bien
plus que vous ne croyez, Frère Judson.
Venez, il me faut du temps pour vous installer
confortablement à bord, sans quoi Mme Judson
Me fera des reproches.
Ils grimpèrent sur le
bateau.
C'était le jour de Noël
1816, et la première fois qu'Adoniram
quittait Rangoon depuis quatre ans. Il ne pouvait
apprécier le poignant contraste existant
entre le garçon aux joues pleines qui, du
pont du Georgiana, s'était
émerveillé à l'apparition du
Shwé Dagôn, et l'être usé
par la maladie, décharné, qui
contemplait maintenant cette même splendeur
avec l'effroi de celui qui sait.
Le bateau, au milieu de la
rivière, attendait que la marée
l'emportât. C'était une petite
embarcation, à moitié pontée,
la proue et la poupe surélevées,
à là manière birmane. Un
écureuil admirablement sculpté. en
ornait l'avant, et Hough, avec une fantaisie
inaccoutumée, l'avait baptisé
l'Ecureuil-Volant. Faible encore, Adoniram
demeurait accroupi sur le pont, parmi les grandes
jarres de terre contenant le «gnapi»,
poisson conserve qui répandait une odeur
innommable. Il y était endurci, comme
à bien d'autres pestilences de Rangoon.
Allongé sur un rouleau de cordages, il
observait la rivière encombrée,
spectacle divertissant pour un enterré de la
jungle. Des bateaux chargés de riz, de
gnapi, des embarcations de guerre dorées,
des canots de messagers du roi, dont les
équipages chantaient, composaient une
charmante distraction de
vacances. Il mangea de bon appétit le repas
que Koo-chil avait serré dans un panier de
jonc, et quand les moustiques devinrent
insupportables, il rentra dans sa minuscule
cabine.
Le lendemain matin, il constata
qu'ils avaient déjà traversé
le grand banc de sable et se trouvaient bien avant
dans le golfe de Martaban. L'air était
vivifiant. Adoniram l'aspira profondément,
son sang circulait mieux, son cerveau se
dégageait. Toute la journée, il
demeura étendu à l'ombre de la voile
latine, lisant ou parlant aux marins, et le soir,
il se sentait rajeuni de dix ans. Leur route
passait à l'ouest, puis au nord, le long de
la côte d'Arakan. À midi, le
troisième jour, il vit, pour la
première fois, les montagnes d'Arakan
à l'est desquelles s'étendait la
Birmanie. Il accomplissait un voyage record. S'il
découvrait rapidement les convertis,
Adoniram calcula qu'il serait vraisemblablement de
retour à Rangoon en moins de trois
semaines.
Mais le cinquième jour, un
vent du nord-est se mit à souffler. Les
montagnes disparurent dans les nuages. Durant
vingt-quatre heures, il n'y eut ni soleil, ni
étoiles, et l'embarcation ne put que courir
devant la tempête. Adoniram tenta de
communiquer au capitaine ses notions de navigation,
car celui-ci, comme tout Birman, était un
caboteur de rivière et de côte, mais
ignorait tout de la haute mer. Il dessina une carte
de la Baie du Bengale et essaya de le persuader de
prendre, au compas, la direction de Madras. Mais
rien n'y fit. L'orage devait être. Tous
à bord savaient que le vent et les vagues,
les sauts, du bateau, le danger, étaient
partie intégrante de leur karma. Alors,
pourquoi se tourmenter ?
Pourquoi?
Durant sept jours ils furent
ballottés au gré des flots. La
nourriture qu'Adoniram avait emportée
était épuisée; il fut
obligé de se rabattre sur le riz, moisi et
l'infect gnapi, à moitié pourri.
Après trois ou quatre jours de ce
régime, constamment mouillé, Adoniram
dut se mettre au lit avec une forte fièvre
et des maux de tête.
Quand, par hasard, le capitaine
pensait à lui, il se montrait plein
d'égards ; mais Adoniram demeurait
étendu solitaire, durant
des heures interminables, sur son lit de planches
et sa paillasse. Tantôt conscient de la
situation au milieu des grondements de l'orage, de
la chute échevelée des vagues, du
claquement des voiles tendues. Parfois, très
loin de la réalité, luttant contre la
douleur jusqu'au délire
libérateur.
Le douzième jour, ils
plongèrent dans un calme de feu. La
tranquillité et la chaleur rendirent
à Adoniram ses esprits, mais il était
trop faible pour bouger. Le capitaine qui pensa
à lui apporter de l'eau de pluie semblait
convaincu qu'ils naviguaient à
l'extrémité de la plus grande mer du
monde. Ceci faisait partie des rudes ordonnances de
la Loi. On attendait, en chiquant le bétel,
et en répétant les prières
à Bouddha.
Pendant deux semaines encore, le
calme persista. Puis c'était juste un mois
après qu'ils eussent quitté Rangoon -
un vent favorable se leva de l'est. Étendu
presqu'inconscient dans sa cabine, Adoniram fut
ramené à la réalité par
le claquement de l'eau contre le flanc du bateau.
Un instant après, le capitaine venait
annoncer que le vent les poussait vers
Calcutta.
Ils demeurèrent en mer un
temps interminable ! Ils auraient pu rejoindre la
côte des Indes en cinq ou six jours.
Adoniram, à demi-mourant, demeura encore
sept longues semaines sur l'Ecureuil-Volant. Il ne
reprenait conscience qu'à de rares moments.
Il comprit pourtant, à travers son
délire, quand ils parvinrent en vue de la
côte de Coromandel, qu'ils ne pourraient
aborder, à cause du vent et des courants
hostiles. Il savait qu'à la faveur de
rencontres en mer, ils obtenaient un peu de riz et
d'eau douce. Pour le reste, la faim, la
saleté et les souffrances l'absorbaient
entièrement.
Dans ses moments de lucidité,
il priait comme jamais encore il n'avait
prié, non seulement pour avoir de l'aide et
pour obtenir un soulagement de ses maux, mais pour
comprendre avec plus de foi les desseins
mystérieux de Dieu. Il priait afin de
trouver plus de force pour atteindre les coeurs,
pour mettre la Croix sur chacun des fronts bruns du
bord. Mais sa faiblesse ne cessait d'augmenter La
maladie ne voulait pas le lâcher.
Pourquoi?
Il observait longuement la mer bleu
foncé. Son seul désir était
d'obéir aux ordres du Christ, d'apporter son
enseignement à tous. Avait-il mal compris le
commandement ? N'était-il qu'un
égoïste surmené, infidèle
à son Dieu ? Prenait-il la place de
quelqu'un d'autre, mieux préparé pour
cette tâche ? Était-il puni pour sa
présomption ? Où était Dieu
pour le Lui demander ? Où donc
était-Il ?
La question la plus terrible qu'un
homme puisse se poser.
Dans ses moments de moindre
lucidité, le Bouddha Gautama faisait
irruption dans ses prières ; le visage calme
et magnifique, désormais aussi familier que
le sien propre, apparaissait au pied du lit
d'Adoniram, obstruant la lumière de la lune
ou des étoiles, disant doucement : « Ce
sont les fous qui se demandent si j'ai
été, dans les temps passés, si
je serai dans les temps à venir, si je suis
vraiment, comment je suis. C'est un être
humain, d'où vient-il, où va-t-il ?
Insensés! Insensés !
»
Des heures durant, la pensée
d'Adoniram se débattait avec cet
avertissement, le répétait à
l'ombre du capitaine qui se penchait vers lui avec
une gourde pleine d'eau, le murmurait à
l'écureuil perché sur la proue.
D'où vient-il ? Où va-t-il
?
Le Bouddha revenait constamment le
harceler:
« Voici les choses auxquelles
on devrait penser - ceci est la souffrance, voici
l'origine de cette souffrance, voici le chemin qui
mène hors de la souffrance.
»
- Où donc est-ce chemin ?
s'écriait Adoniram.
Point de réponse. Une nuit
chaude, pourtant, après que Bouddha
l'eût poursuivi plus que de coutume, une
pensée du gaing-ôk vint le secourir.
C'était l'une des phrases du dialogue entre
le Béni et le berger qui le soulagea de
cette question éternelle.
« La pluie tomba alors, et
remplit la mer et la terre. En entendant l'eau du
ciel, Dhaniya dit : « Pour nous le profit est
grand d'avoir pu voir le Béni ; en toi, nous
trouvons un refuge, en toi, doué de l'oeil
de la sagesse sois donc notre maître, Ô
grand Sage ! »
Se réfugier en Bouddha, dans
la paix du néant. Était-ce la
réponse ?
Alors, avec un effort immense, il
tendit ses mains affaiblies vers quelque chose - la
robe du Christ, tachée de sang.
Un jour, de longues semaines plus tard, il
s'aperçut que le tiraillement qu'il
ressentait à l'épaule n'était
pas un tigre qui cherchait à l'arracher au
bambou sur lequel on le crucifiait, mais bien le
capitaine qui lui répétait cette
question : voulait-il être porté
à terre ?
Mais, ce fut seulement après
avoir bu ses premières gorgées d'eau
potable depuis des mois, que son esprit
s'éclaircit, et qu'il se rendit compte que
le bateau avait jeté l'ancre devant
Masulipatam, au nord de la province de
Madras.
- Voulez-vous aller à terre ?
demanda le capitaine, pour la centième
fois.
- Il le faut, murmura Adoniram. Pour
que ma femme puisse retrouver ma tombe. Donne-moi
de quoi écrire, capitaine.
Avec un effort
démesuré, il parvint à tracer
quelques mots.
« Pour un Anglais, à
Masulipatam. Je suis un missionnaire
américain désespérément
malade à bord d'un bateau indigène.
Je vous supplie, au nom de nos ancêtres
communs, de m'aider à trouver à
terre, un endroit où je puisse mourir et
être enterré décemment. »
« A. JUDSON. »
Le capitaine partit avec le message.
Beaucoup plus tard, un marin vint
l'avertir qu'un bateau anglais approchait. Adoniram
se retourna pour tâcher de le voir.
L'Ecureuil-Volant était à l'ancre,
à deux ou trois milles d'une côte
plate et ingrate. Il vit approcher, à forces
de rames, une embarcation dans laquelle il
distingua la capote rouge d'un militaire et le
manteau blanc d'un civil. Il les regardait, comme
on voit venir des messagers du ciel. Et, quand il
entendit le son infiniment précieux de la
langue anglaise: - Ohé du bateau, Monsieur
Judson! - c'en fut trop. Il retomba sur sa
paillasse, en larmes.
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