SPLENDEUR DE DIEU
IX
ORIGINES COMMUNES
Quand les Anglais
pénétrèrent dans sa cabine,
Adoniram avait retrouvé son calme.
L'expression de pitié et d'horreur qui se
peignit sur leurs visages le renseigna sur
l'affreux spectacle qu'il présentait. Il
demanda instamment qu'on lui envoyât un
infirmier pour le nettoyer. Mais ils n'y
consentirent pas. Avec mille précautions,
ils le couchèrent sur une natte propre et,
en évitant le plus possible les secousses
à son corps meurtri, ils l'amenèrent
à terre, dans leur bateau.
Le capitaine Leigh, de
l'armée de terre, le mit dans un palanquin
et le porta à son bungalow. Il le coucha,
fit venir un médecin et un infirmier, et lui
prêta du linge.
En peu de jours, Adoniram retrouva
ses esprits et quand, après une semaine de
traitement, sa dysenterie et ses maux de tête
diminuèrent, il commença, très
vite, à regagner des forces.
Quel merveilleux bien-être de
se trouver dans cette maison bien ordonnée,
avec des serviteurs parfaits et une substantielle
nourriture anglaise ! Chaque jour, la diane et le
couvre-feu rappelaient, de façon
réconfortante, l'autorité anglaise
maintenant la discipline dans cet Orient
tumultueux. Comme il était bon aussi de
pouvoir reprendre contact avec les
événements mondiaux ! Il apprit que
l'Europe avait été entièrement
remaniée par le Congrès de Vienne,
que Napoléon avait subi un échec
définitif à Waterloo et que, par le
traité de Gand, les
Etats-Unis étaient fortifiés dans
leur nationalisme. Ce ne fut que lorsque la
conversation tomba sur la Birmanie, qu'il reprit
conscience de sa situation.
Son hôte lui raconta que le
vieux roi de Birmanie prétendait
régner sur le Bengale jusqu'au-delà
même de Calcutta et, qu'à moins que
les Anglais ne reconnussent cette
souveraineté, il enverrait des forces, par
terre et par mer, pour prendre et détruire
tous les établissements anglais.
- Mais l'Angleterre veut-elle la
guerre avec la Birmanie ?
- Dieu nous en garde !
s'écria le capitaine. Le gouvernement
anglais fait tout son possible pour
l'éviter. Le prix d'une campagne de
soumission et du maintien de la paix en Birmanie
serait énorme. Mais, à franchement
parler, Judson, j'ai bien peur que la guerre
n'éclate, d'un moment à l'autre. Nous
ne pouvons tout de même pas laisser les
Birmans traverser le Bengale, en saccageant tout,
à leur manière.
Quelque chose se déclencha
dans le cerveau d'Adoniram. Anne ! Ce
n'était pas qu'il n'eût constamment
pensé à elle, depuis son
départ de Rangoon. Mais, bien qu'il
eût ardemment désire sa
présence, il l'avait sentie bien en
sûreté, sous la rude protection de
George Hough. Rangoon serait le premier point
d'attaque si les Anglais se voyaient forcés
d'envoyer une flotte en Birmanie ! Et, dans ce cas,
vingt Hough seraient impuissants à la
protéger.
Dès cet instant, il perdit
toute paix de l'esprit. Le capitaine lui assura,
mais sans le convaincre, que l'ouverture des
hostilités n'était pas imminente et,
qu'au cas où la ville subirait un
bombardement, on donnerait aux blancs, toutes
chances de s'échapper.
- Vous ne connaissez pas les
Birmans! L'Ecureuil-Volant est-il reparti ?
Le capitaine Leigh sourit
malicieusement.
- Mon cher Judson, heureusement pour
vous il a levé l'ancre depuis plusieurs
jours, et je pense qu'aucun bateau ne quittera plus
le port de plusieurs mois. Vous voyez que les
circonstances vous forcent à demeurer ici,
pour consolider votre santé.
Mais le capitaine ne connaissait pas
mieux Adoniram que les Birmans.
- J'ai un peu d'argent, environ
trois cents roupies. Croyez-vous que cela me
suffise pour louer un palanquin jusqu'à
Madras ? demanda-t-il, les yeux suppliants.
N'essayez pas de me dissuader. Vous avez
été pour moi un véritable
Samaritain. Ajoutez encore à vos bienfaits
celui de me faciliter mon départ pour
Madras.
- Judson ! Comment un mari
protégera-t-il sa femme, s'il meurt en route
?
- Je ne mourrai pas, capitaine. Je
dois souffrir jusqu'à ce que je sois apte
à remplir ma mission. Ma femme est une si
petite chose, sans défense...
Il se laissa de nouveau tomber sur
l'oreiller, la gorge serrée.
Leigh, lui-même, dut
éclaircir sa voix.
- Je verrai ce qu'on peut faire au
sujet du palanquin, dit-il d'un ton
contrarié.
Le dixième jour après
son arrivée à Masulipatam, par les
soins excellents du capitaine Leigh, Adoniram fut
installé dans un palanquin à quatre
porteurs, commodément aménagé,
et partit pour ce voyage de trois cent
milles.
Durant ces journées,
l'inquiétude qui ne l'avait pas
quitté depuis sa conversation avec Leigh,
s'apaisa. Le palanquin était vraiment
très confortable. Un lit de huit pieds de
long et de quatre de large, entouré de
volets qui laissaient passer l'air mais retenaient
la chaleur et la poussière. Pendant les
trois semaines du trajet, il s'appliqua à
guérir. Ses yeux ne lui permettant ni de
lire, ni d'observer le paysage de la côte
indienne, il dormit, mangea, et chassa de son
esprit toutes les pensées troublantes. Les
porteurs procurés par le capitaine Leigh
étaient de braves gens. Et quand le
palanquin fut enfin posé dans la cour de la
Mission anglaise de Madras, Adoniram avait
recouvré la santé, sauf en ce qui
concernait ses yeux.
C'était le 8 avril
1818.
Dès le jour de son
arrivée, il chercha un passage pour Rangoon.
Mais en ce temps-là, personne ne partait
pour cette dangereuse destination. Le paisible
Anglais de la Mission ne put
l'aider, et le gouvernement fit semblant d'ignorer
les projets de l'Américain.
Comme les jours se passaient en
tentatives stériles, l'impatience gagnait
Adoniram, et son angoisse croissait de sentir Anne
en danger.
Son goût des entretiens
intellectuels - dont il avait été
sevré si longtemps, - ne parvenait pas
à modérer son inquiétude
grandissante.
Tout le jour, il parcourait le port,
s'entretenant avec les marins, jusqu'à ce
que chaque Anglais ou indigène de Madras
à Calcutta fut informé qu'Adoniram
Judson voulait regagner Rangoon
Une fois seulement, son
intérêt intellectuel domina, pour un
moment, son impatience. Un après-midi de la
fin de juillet, alors que la chaleur l'avait
chassé du quai vers la Mission, il trouva
ses hôtes, MM. Thompson et Loveless,
engagés dans une âpre discussion
devant la table à thé.
Adoniram se glissa mollement
jusqu'à sa place, et but une
rafraîchissante tasse de thé. Il ne
tendit d'abord qu'une oreille distraite à la
conversation qui devait l'intéresser de plus
en plus.
- Elle était française
jusqu'au coeur, hystérique et
blasphématrice ! s'écriait le pasteur
Thompson.
- Mais non, vous êtes
terriblement injuste, mon cher, protesta Loveless.
Elle avait un esprit rare, une âme
transportée par Dieu.
- Quelles bêtises, s'exclama
Thompson, le visage plus congestionné que
jamais. Cette pauvre loque, pleine de convoitises
et trop folle pour retrouver aucun mari,
après qu'elle eût conduit le sien
à la tombe, a commis un des pires
sacrilèges qu'il m'ait été
donné de connaître ; elle a fait de
Jésus-Christ son amant, son époux.
N'est-ce pas énorme ? Et...
- Son amant spirituel, voyons !
interrompit Loveless. Il essuya ses moustaches
tombantes. Tâchez donc d'user d'autant
d'impartialité qu'il vous est possible, en
face d'une Catholique !
Thompson se pencha vers Loveless,
suffoqué. Adoniram, fortement
intéressé et amusé aussi, vint
à leur secours.
- Mes chers hôtes, de
grâce, dites-moi qui bouleverse ainsi votre
entente cordiale ? Je suis dévoré de
curiosité.
- Madame Guyon, la malheureuse et
innocente Madame Guyon!
- Innocente ! Cette vieille
sorcière du Moyen-Age! rugit
Thompson.
- Allons, elle est morte ! Je vous
en prie, cessez de vous battre et racontez-moi
tout.
Les deux Anglais se regardaient
férocement. Adoniram éclata d'un rire
franc.
- Que diraient vos paroissiens s'ils
vous entendaient vous disputer au sujet-ci une
femme? Monsieur Thompson, auriez-vous la
gentillesse de me raconter l'histoire ? Monsieur
Loveless pourra ensuite vous contredire.
Les interlocuteurs qui
commençaient à se calmer ne
souriaient pourtant qu'à contre-coeur.
Thompson se versa une tasse de thé bouillant
et commença :
- Madame Guyon est une
Française morte, il y a une centaine
d'années. Elle n'approuvait pas les rites de
l'Église Catholique, bien qu'elle eût
toujours avec elle un Père confesseur. Elle
développa une méthode très
obscure de communion avec le Tout-Puissant. Elle
nomma cette méthode quiétisme et
écrivit à ce sujet une
quantité de bêtises - pardon, Loveless
- dans son autobiographie. Un bel exemplaire nous
en a été envoyé
récemment, nous l'avons lu tous deux, et
voilà le sujet de notre dispute.
Le pasteur avait recouvré en
parlant sa bonne humeur habituelle. Il demanda
:
- Ai-je exposé le cas
honnêtement, Loveless ?
- Tout à fait. Puis, se
tournant vers Adoniram, Loveless expliqua
:
- Elle est excessive,
hystérique même, par moments, mais
néanmoins, j'estime qu'elle a
prêché une grande doctrine. Je la
laisserai parler.
Il prit, sur le bord de la
fenêtre, un livre relié de cuir, et en
feuilleta les pages.
- Voici le passage où elle
relate la naissance de sa nouvelle conception de
l'adoration. Elle recherchait le contact avec Dieu
dans la prière mais ne pouvait y
parvenir.
Désespérée, elle alla voir un
prêtre, récemment sorti d'une retraite
de cinq ans, à qui elle fit part de ses
peines. Voici ce qu'elle dit : « Il me
répliqua aussitôt : « C'est,
Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous
avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher
Dieu dans votre coeur, et vous l'y trouverez.
» En achevant ces paroles, il me quitta. - Ces
paroles furent pour moi un coup de flèche
qui percèrent mon coeur de part en part. -
0, mon Seigneur, vous étiez dans mon coeur
et vous ne demandiez de moi qu'un simple retour
au-dedans pour me faire sentir votre
présence! 0 bonté infinie, vous
étiez si proche, et j'allais courant
là pour vous chercher, et je ne vous
trouvais pas. La vie était misérable
et mon bonheur était au-dedans de moi! - 0
Beauté ancienne et nouvelle, pourquoi vous
ai-je connue si tard? - Puisque, dès lors,
vous fûtes mon Roi, et mon coeur devint votre
royaume, où vous commandiez en souverain et
où vous faisiez toutes vos volontés
».
Loveless ferma le livre.
- Je vous le demande, mon ami, en
toute impartialité, ces paroles sont-elles
celles d'une vieille folle?
- Non, certes pas, répondit
Adoniram avec chaleur. Il tendait la main pour
prendre le livre, mais le pasteur le
devança.
- Un instant ! je n'aime pas qu'on
m'accuse de médisance. Laissez-moi vous lire
un autre passage.
À son tour, il feuilleta le
livre.
- Écoutez-moi ça ! Mme
Guyon presse le prêtre qui lui avait
donné de bons conseils à devenir son
directeur spirituel et son confesseur. Avec
sagesse, ce dernier hésite et prie pour
connaître le parti qu'il doit prendre. Il
entend Dieu lui dire : « Ne crains point de te
charger d'elle; c'est mon épouse. ». Il
retourne donc vers Mme Guyon et accepte
d'être son conducteur spirituel. Elle est
subjuguée. « Quoi ! votre
épouse, ce monstre effroyable, d'ordure et
d'iniquité qui n'avait fait que vous
offenser, abuser de vos grâces et payer vos
bontés d'ingratitude! - Mon mari se
fâcha de ma dévotion : et elle lui
était insupportable. Il disait, que vous
aimant, ô mon Dieu, si fortement, je ne
l'aimerais plus : car il ne
comprenait pas que le vrai amour conjugal est celui
que vous formez vous-même dans le coeur qui
vous aime ».
Le pasteur jeta le livre par
terre.
- Vous ne trouvez pas cela
choquant?
- Peut-être prenez-vous le
texte trop littéralement, suggéra
Adoniram. Je n'approuve pas ce que vous venez de
lire, mais les paroles que M. Loveless a
citées ont, je dois l'avouer, atteint chez
moi, une corde très sensible. J'aimerais
beaucoup connaître le livre
intégralement.
- Je vous en céderai bien
volontiers ma part, répondit Thompson, en se
versant une quatrième tasse de thé.
Il avait, plus que jamais, l'air de friser une
crise d'apoplexie. J'espère seulement que
Madame Judson ne mettra pas obstacle à la
présence de ce livre dans sa
maison.
Adoniram sourit.
- Et vous Loveless?
- Bien sûr, Judson, mais
à une condition. C'est que, lors de notre
prochaine rencontre, vous ne direz franchement ce
que cette femme vous a procuré de
réconfort moral. Elle m'a beaucoup
donné!
Le pasteur gronda :
- Laissez-moi vous verser encore du
thé, Loveless. C'est souverain quand le sang
vous monte à la tête. Et vous, Judson,
prenez-en à titre
préventif.
- Hélas, mes yeux ne me
permettent pas encore de lire; mais je reprendrai
volontiers du thé.
Tout se termina donc par de francs
rires, et Adoniram mit « Madame Guyon »
dans le coffre en bois de santal qu'il rapportait
à Anne. Il était certain qu'un
trésor insoupçonné l'attendait
entre les couvertures de cuir du livre. Il pria
qu'Anne et lui pussent en faire ensemble la
découverte.
Il eût aimé
s'entretenir encore longuement du quiétisme
avec Loveless, si le passage tant attendu pour
Rangoon ne s'était brusquement
présenté. Le capitaine anglais d'un
petit bateau de commerce vint assister à la
Mission aux prières du matin. Après
le service, Adoniram se précipita vers lui.
Le capitaine qui ne faisait pas son métier
pour l'amour de l'art, demanda un prix
exorbitant : 17 roupies pour la
traversée. Adoniram ne sourcilla même
pas. Il lui donna tout de suite la moitié de
la somme, et bondit dans sa chambre pour emballer
ses modestes effets. Ce jour-là, le 20
juillet, le bateau appareilla à
midi.
Le voyage fut sans histoire et, le 2
août, ils jetèrent l'ancre à
l'embouchure de la rivière, à 25
milles en aval de Rangoon. Le lendemain matin,
quand le pilote monta à bord, Adoniram le
pressa de questions sur la Mission.
- Il n'y a pas de Mission, ô
étranger, grogna le pilote. Ils sont tous
partis pour Calcutta depuis trois semaines. Ils
craignaient le choléra et l'imprimeur ne
voulait pas travailler pour le vice-roi. S'ils
avaient attendu un peu plus, les choses se seraient
améliorées. L'ancien vice-roi a
été rappelé à
Amarapura.
- Qui est le nouveau
vice-roi?
- Je ne le connais pas,
répondit le Birman
évasivement.
Il n'y avait rien d'autre à
faire qu'à arpenter le pont, jusqu'à
ce qu'apparût le Shwé Dagôn,
immuable dans un monde de changement. Il le vit
luire dans la douceur du crépuscule. Le
bateau s'immobilisa. Comme Adoniram, impatient,
attendait que l'inspecteur indigène
eût lentement préparé sa chique
de bétel et commençât à
examiner son maigre bagage, il aperçut
soudain, dans la pénombre, sous une pile de
caisses, la malle en cuir de cheval qu'Anne et lui
avaient emportée en voyage de
noces.
- Mais, c'est le bagage de Ma
Judson!
- Oui, elle est revenue, depuis
quinze jours. Elle a quitté le
bateau.
- Elle est revenue!
Le Birman commença une longue
explication qu'Adoniram ne put écouter. Il
abandonna son sac entre les mains du fonctionnaire,
et courut le long du quai vers les chemins
familiers. Il traversa, en toute hâte, le
bazar désert, monta vers la pagode, et
ouvrit le portail. Il y avait de la lumière!
Il sauta de pierre en pierre, jusqu'à la
véranda où il s'arrêta, parce
que son coeur battait trop fort. La lampe
silhouettait M. Beg Pardon, elle luisait sur la
table bien connue, elle éclairait le visage
d'Anne, soudain extasié.
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