SPLENDEUR DE DIEU
X
LE ZAYAT
À minuit, ils parlaient encore. Les
récits d'Anne étaient aussi
émouvants que ceux d'Adoniram.
Durant quelque temps après
son départ, tout avait été
calme à la Mission. Mais, au moment
où Anne commençait à
espérer son retour, l'ancien vice-roi avait
été appelé à un poste
dans le conseil privé du roi, et le nouveau
ne devait arriver qu'en mars. Pendant
l'interrègne, les vols et les meurtres
s'étaient multipliés à tel
point que les Hough avaient pris peur. Hough se
tourmentait surtout au sujet des femmes.
Quand le nouveau vice-roi
était arrivé à Rangoon, il
avait presque aussitôt convoqué Hough
pour qu'il lui fournît des explications sur
sa présence et son activité dans le
pays.
- L'animal étranger viendra
à moi avec des paroles de
vérité; sinon j'écrirai ses
mensonges avec le sang de son coeur.
Hough se sentait d'autant plus
angoissé, qu'il lui fallait avoir recours
à Anne comme interprète, et il
était persuadé que le vice-roi serait
agressif. En fait, grâce à
l'habileté d'Anne, l'interrogatoire avait
dégénéré en
conversation d'affaires. La conclusion avait
consisté en de nouvelles redevances : un
lourd impôt de cinq ticals par mois, plus un
versement direct, de la Mission au vice-roi, de
cinq roupies sicca.
Une courte période de calme
avait suivi cette discussion.
Mais, peu après, le
choléra éclatait brusquement dans la
ville. Jour et nuit, l'air avait été
rempli du son des gongs destinés à
effrayer les esprits de mort. Anne pensait que ce
bourdonnement incessant était la principale
cause de la démoralisation des
Hough.
Adoniram, dès cet instant, se
mit à entendre l'obsédante
résonance...
- Ne crains-tu rien,
chérie?
- Oh si! Ma peur dure encore. Mais
laisse-moi finir mon histoire, pour que tu saches
quelle lâche je suis! Il y a un mois, Hough a
entendu dire qu'une guerre allait éclater
entre l'Angleterre et la Birmanie. Quand les
bateaux anglais quittèrent la
rivière, il me supplia de l'accompagner
à Serampore, jusqu'à ce que la
situation fût meilleure. Il parvint à
me persuader que nous en saurions plus sur ton sort
si nous quittions ce lieu de pestilences ».
Et, tu peux me croire, cette considération
m'a influencée plus que la peur du
choléra! Je résistai toutefois
pendant plus d'une semaine. Puis, nous
apprîmes qu'aucun bateau anglais ne pourrait
désormais pénétrer dans les
eaux birmanes, et je fus convaincue que, même
si tu étais vivant, tu ne pourrais revenir.
C'est ce qui me décida de partir à ta
recherche. Nous avons vendu tout ce que nous ne
pouvions mettre dans les malles, excepté la
table et la chaise de Félix Carey, et avons
remis la maison à Koo-Chil, à Ma
Baïk et à son mari. Le dernier bateau
anglais quittait le port le 5 juillet. Nous
montâmes à bord. J'ai abandonné
mon poste, Adoniram. C'est indéniable. J'ai
abandonné notre Mission en
Birmanie!
Adoniram l'embrassa. Elle secoua la
tête, et, avec un geste d'amour, lui passa la
main dans les cheveux.
- Plusieurs jours durant, nous avons
descendu la rivière. Mais quelque chose
d'étrange ralentissait la marche du bateau.
Avant de traverser la barre et de
pénétrer dans le golfe, le capitaine
découvrit que sa charge était mal
arrimée. Il fit jeter l'ancre et se disposa
à remettre la cargaison en place.
- Au moment où l'ancre fit
jaillir l'eau rouge, je sus pourquoi le bateau
s'était arrêté. Dieu me
parlait. Je n'écoutai pas Hough, et priai le
capitaine de me ramener ici dans
un canot. Bien entendu, j'ai perdu le prix de mon
passage. Je rentrai à Rangoon le 20 juillet.
Les douaniers ont refusé de laisser passer
ma malle mais, fort heureusement, ne se sont
nullement préoccupés de moi. Je t'ai
attendu mon bien-aimé, aux ordres de Dieu.
Une fois encore, les Judson étaient seuls
en Birmanie. Très pauvres. L'argent
provenant de la vente des meubles avait
passé au voyage. Hough avait emporté
la presse et les fonds envoyés par les
Baptistes américains étaient en
retard de plus d'un an. Mais ils possédaient
le jardin de la Mission et les trois serviteurs
étaient si heureux de voir Anne et Adoniram
réunis, qu'ils proposèrent de ne
recevoir comme salaire que leur nourriture,
jusqu'en des temps meilleurs.
À Madras, Adoniram avait
pensé qu'après l'échec complet
de son voyage par mer, il tenterait de retourner
à Chittagong par terre, si tout allait bien
à Rangoon.
Mais maintenant, il ne pouvait pas
davantage entreprendre ce rude voyage avec Anne que
laisser celle-ci à la Mission. La visite au
roi fut ainsi remise à un avenir
lointain.
Anne poussait Adoniram à se
rendre sans elle à Chittagong. Mais il s'y
refusa formellement et proposa un nouveau
programme.
- Il nous faut absolument, quand
nous aurons de nouveau quelques meubles, trouver
assez d'argent pour acheter la parcelle de terrain
qui sépare la Mission du chemin de la
pagode. J'y construirai un zayat, et je
prêcherai aux fidèles qui passeront.
Sans me soucier des obstacles, je veux commencer ma
vraie mission.
Un zayat ou maison de repos
s'élevait à l'ombre de chaque pagode.
C'était un lieu de méditation et de
prière, où les moines et les
prêtres expliquaient Bouddha.
- Un zayat! s'exclama Anne. Quelle
bonne idée! Il n'y a que toi pour imaginer
d'utiliser une de ces forteresses de Gautama pour y
prêcher Christ! Nous
prendrons ce qui nous reste de
nos cadeaux : une centaine de dollars.
- J'ai bien peur que, pour le
terrain, le zayat et son mobilier, nos
réserves ne suffisent pas.
On se passera de meubles.
Peut-être aussi pourrions-nous vendre la
boîte en santal, bien que je déteste
me séparer des objets que tu m'as
donnés.
- Le vieux livre vaut-il quelque
chose?
- Oh oui! Je sais que quand mes yeux
seront remis et que nous en aurons le temps, nous y
découvrirons ensemble des trésors
insoupçonnés.
- Comme c'est intéressant!
fit Anne, distraite. Je pense, mon chéri,
que tu ferais bien d'aller voir l'entrepreneur pour
discuter les plans avec lui.
- J'aimerais tant avoir Maung
Shway-gnong pour me conseiller! N'a-t-on aucune
nouvelle de lui?
- Non. Et s'il était ici, il
te dirait sûrement de ne pas
construire.
- Je saurais bien le
convaincre!
- Qui sait?
Brusquement, Anne
pâlit
Adoniram, regarde! Des blancs au
portail!
Il se retourna. Deux hommes et deux
femmes semblaient hésiter à
pénétrer, dans la cour de la Mission.
C'était des blancs, des gens de leur
espèce !
Ils s'élancèrent
à leur rencontre. Les Baptistes
américains ne les avaient pas
oubliés!
Deux jeunes ménages de
missionnaires américains les James-Colman,
les Edward Wheelock. Deux pasteurs
consacrés... Ils apportaient des livres, des
vêtements, de l'argent et les messages -
combien précieux - des familles et des amis
des Judson. Ils furent accueillis comme une
réponse directe à tant de
prières...
Un seul point noir : Wheelock, un
garçon délicat, à la peau
translucide, aux yeux bleus enfoncés,
était si souffrant qu'il dut se mettre au
lit dès son arrivée. Colman, plus
résistant, malgré sa frêle
apparence, s'endormit, épuisé, en
buvant une tasse de thé.
Quand chacun se fut retiré
pour la nuit, Adoniram secoua la tête avec
tristesse :
- Ils sont envoyés de Dieu...
Tous deux remarquables... Mais tous deux malades de
la poitrine!
- J'ai bien peur que Wheelock n'en
ait pas pour plus d'une année, soupira Anne
qui brossait ses cheveux.
- J'écrirai en
Amérique pour avertir la
Société de ne plus envoyer de
missionnaires qui n'aient pas autant de
santé que de zèle. Colman est moins
atteint que Wheelock, il a plus de vitalité,
il résistera plus longtemps. Mais ils sont
condamnés l'un et l'autre.
- Pauvres enfants!
- Enfants! s'exclama Adoniram. Mais
ils ont le même âge que toi.
Anne se regarda dans le seul miroir
qui leur restât, un petit carré de
quelques centimètres de côté,
dont son mari se servait pour se raser :
- Si toute ma figure ressemble
à ce que j'en vois, mon chéri, c'en
est bien fait de ma beauté!
Adoniram souleva la lampe. À
la lumière vacillante, il examina gravement
le visage souriant :
- Anne aimée, je suis plus
convaincu que jamais de ton extraordinaire
beauté. Tu as la teinte du vieil ivoire, je
l'admets, mais tes traits sont admirables. Rien ne
peut en altérer l'expression.
- Tais-toi. Je t'en
supplie!
- C'est la pure vérité
et tu adores l'entendre! Payez-moi d'un baiser,
Madame Judson.
Elle l'embrassa
longuement.
- Je ne veux pas paraître trop
attachée aux biens de ce monde, mais tu ne
saurais comprendre le plaisir que me font ces
nouvelles robes. Ce sont les premières,
depuis notre mariage.
- Je le sais, ma chérie.
Aussi j'en ai honte envers mes ancêtres de la
Nouvelle-Angleterre!
Ils sourirent. Ils se comprenaient
parfaitement.
- Et je sais combien ces costumes de
toile blanche te réconfortent. Tu
détestes tant le mérinos
noir!
- J'ai lavé mes
vêtements blancs à bord de
l'Ecureuil-Volant jusqu'à ce qu'il n'y ait
plus d'eau douce, et que moi-même j'aie
capitulé. Ma malle était vide
quand on me porta à
terre. Est-ce de la vanité ou une manie de
vieille fille?
- Un peu des deux.
Ils terminèrent leur
toilette. Avant d'éteindre la
lumière, Adoniram reconnut :
- C'est bon de les sentir sous notre
toit! Nous sommes bénis en tant de
choses.
- Peut-être bien, murmura
Anne.
On construisit donc le zayat.
Wheelock restait souffrant; mais Colman fut vite
assez bien pour aider. Le nouveau bâtiment
qui mesurait environ huit mètres sur cinq
mètres cinquante, se dressait à
côté de petits monastères, de
sanctuaires d'esprits, de pagodes et de zayats
bouddhiques. Il était surélevé
d'un mètre, à la manière
birmane, et couvert de bambou. Le devant formait
véranda, et ouvrait directement sur le
chemin. Au milieu, une pièce servirait de
lieu de culte; à l'arrière, une
entrée donnait dans la cour de la
Mission.
Les autorités de Rangoon
semblaient ignorer tout de cette activité,
peut-être à cause du versement mensuel
de cinq roupies. Mais Colman se tourmentait de
cette protection intéressée; et il
communiqua son inquiétude à Adoniram.
Pourtant, celui-ci ne voulut écouter ni les
protestations de son compagnon, ni celles, plus
secrètes, de sa conscience. Il commencerait
à prêcher sans se préoccuper de
rien d'autre. Il n'admettrait plus de faire
dépendre ses projets des caprices brutaux du
gouvernement de Rangoon.
Les retards inévitables
à toute entreprise birmane reculèrent
au printemps suivant l'inauguration du zayat. Elle
eut lieu le 4 avril.
C'était un jour de Sabbat,
une aube torride sur la jungle immobile.
Après le petit déjeuner, la Mission
au grand complet suivit Adoniram jusqu'au zayat
où le culte fut célébré
dans la salle centrale.
Puis Adoniram s'installa seul sur
une natte, sous la véranda.
De nombreux fidèles
passaient, allant à la pagode
ou en revenant. Le jeune pasteur
demeura silencieux un instant, la bouche
sèche, le coeur battant.
Une vieille femme à la
chevelure fleurie lui jeta, au passage, un mot
grossier. Adoniram redressa la tête. Et,
d'une voix basse, en birman, commença la
grandiose invitation d'Ésaïe : «
Vous tous qui avez soif, venez aux eaux. Même
celui qui n'a pas d'argent! Venez, achetez et
mangez. Venez, achetez du vin et du lait, sans
argent, sans rien payer! - Prêtez l'oreille,
et venez à moi, Écoutez et votre
âme vivra : je traiterai avec vous une
alliance éternelle... - Cherchez
l'Éternel pendant qu'il se trouve;
Invoquez-le tandis qu'il est près...
»
Il s'interrompit.
Dans la tranquillité
étale de la jungle, les voix d'enfants,
répétant les paroles de Bouddha,
arrivaient du monastère. Un groupe se forma
à l'ombre du figuier, de l'autre
côté lu chemin et se mit à
discuter longuement sur l'obscénité
des vêtements de l'animal étranger. Un
indigène de classe élevée
donna un ordre au serviteur qui tenait au-dessus de
sa tête une ombrelle frangée de rose,
et hâta le pas. Mais avant d'avoir
passé, il lui fallut encore entendre une
autre promesse d'Ésaïe : « Que le
méchant abandonne sa voie, Et l'homme
d'iniquité ses pensées, Qu'il
retourne à l'Éternel, qui aura
pitié de lui. À notre Dieu qui ne se
lasse pas de pardonner.»
Ainsi s'écoula la
matinée.
Dans l'après-midi, lorsque
les ombres en forme d'épée des
palmiers vinrent jouer sur les marches du zayat, la
famille de la Mission vint écouter le
premier sermon birman d'Adoniram. Wheelock avait
tenu à quitter son lit. Les yeux brillants
de fièvre, il essayait de
répéter les quelques mots qu'il
comprenait déjà. Il serrait les mains
de sa femme dans les siennes. Quand le dernier
cantique eut été chanté, ses
lèvres pâles se teintèrent
brusquement de rouge et Mme Wheelock le ramena vite
à la maison.
Tout le monde les suivit. Il eut une
terrible hémorragie que leurs efforts
réunis ne purent arrêter avant la nuit
tombée.
Quand tout fut tranquille à
la Mission, Adoniram sortit dans le
jardin.
Cette journée lui avait
coûté un effort
énorme.
Le Shwé Dagôn luisait,
admirable, dans le clair de lune.
Adoniram secoua la
tête
- Prince Gautama! les hommes ne
peuvent vivre et mourir avec une philosophie
seulement. C'est pourquoi on a inventé les
esprits, M. Beg Pardon dans chaque maison. Si l'on
ne donne Dieu aux hommes, il faut qu'ils se
créent des démons..
- Mais comment connaissez-vous Dieu?
demanda une voix familière.
Adoniram s'arrêta. Un visage
d'ivoire, les traits hagards, se dessina à
côté de la maison de M. Beg Pardon.
Maung Shway gnong! À pas de velours, il
traversa la véranda et vint s'asseoir aux
côtés de son élève, avec
autant de naturel que s'ils s'étaient
quitté la veille.
- Mon cher maître, où
donc avez-vous disparu si longtemps? Vous
ressemblez à un esprit.
- J'ai eu de grands malheurs... J'ai
fait un long voyage... du commerce avec les
Shans...
- Mais quels malheurs?
- Vous les connaissez tous, ô
mon élève. Ils viennent du trop grand
intérêt que je vous porte. Le vice-roi
et le gaing-ôk ont monté le roi contre
moi. La Présence Dorée m'a poursuivi
comme le tigre le buffle malade. Je suis
allé au nord, jusqu'aux montagnes neigeuses
des Kachins, au sud, jusqu'aux grèves de
corail de Malaisie, à l'est, jusqu'aux
jungles du Cambodge. Mais, me voici...
- Le roi a donc renonce à
vous poursuivre?
- Les Pieds Dorés, à
ce que l'on croit, vont entre, prendre
bientôt un voyage de plaisir dans les
régions célestes.
- Le vieux roi est
mourant?
- Il y a longtemps
déjà, je vous ai dit que le roi de la
vie et de l'espace était immortel. Nous
considérons simplement qu'il quitte le monde
visible. Mais, ô mon élève,
j'ai appris la nouvelle ce soir seulement. Ce n'est
pas cela qui m'a fait revenir.
Malgré le danger, je suis arrivé pour
vous poser une question : Qui est Dieu? Et voici,
je vous trouve opposant des arguments à
Bouddha!
Adoniram retournait ces paroles dans
son esprit. Il doutait beaucoup que Maung
Shway-gnong eût surmonté ses craintes
et fût parti pour Rangoon avant d'apprendre
que le roi allait mourir. Sa joie de retrouver son
vieil ami était profonde, bien qu'il
n'eût plus besoin, maintenant, de ses
services. Il renonça à poser aucune
question gênante.
- Voulez-vous connaître mes
aventures durant votre absence?
- Plus tard. Je suis venu de loin,
méprisant les dangers, pour vous poser cette
question : Qui est Dieu?
Il était
sincère!
- Qui donc est-ce Dieu? Cette
pensée me poursuit sans trêve. Un
être sans commencement ni fin, c'est
impossible!
Adoniram pesa longuement sa
réponse.
- S'il n'y a pas d'être
éternel, que faites-vous du monde et de tout
ce que vous voyez?
- La destinée...
- La destinée? Mais, ô
mon maître, la cause doit égaler
l'effet. Sous cette natte que je soulève,
une fourmi se promène. Si j'étais
moi-même invisible, diriez-vous que c'est la
fourmi qui a soulevé la natte? Le destin est
moins qu'une fourmi, c'est un mot. Pour vous,
qu'est-ce que le destin?
- C'est l'influence que les actions
des hommes bonnes ou mauvaises, peuvent avoir sur
leurs existences futures.
- Pour qu'il y ait une influence, il
faut une cause déterminante.
Maung Shway-gnong se concentra pour
exprimer sa pensée.
- Cette cause n'existe pas; donc il
n'y a rien d'éternel.
- Mon maître,
considérez ceci, c'est un gage de sagesse :
à chaque but qu'on se propose correspond une
cause.
- Si vous acceptez l'idée de
but, vous admettez Dieu. Mais je nie le
but.
- Quels sont les critères par
lesquels vous distinguez les bonnes des mauvaises
actions?
- Les préceptes de Bouddha
décident pour tous les cas de la vie. C'est
là où notre religion dépasse
la vôtre.
Montrant le Shwé Dagôn,
il poursuivit :
- Il est là, le roi de la
compassion avec lequel le plus misérable
d'entre nous peut communier. Le Bouddha est
là. Comment l'âme pourrait-elle
s'entretenir avec un intermédiaire? Dans le
recueillement, pouvez-vous voir votre Dieu? Non,
certes pas. C'est pourquoi vous avez dû faire
descendre Dieu sur la terre, en la personne du
Christ que vous nommez Fils de Dieu.
- Le Bouddha lui-même n'est
pas dans son sanctuaire, vous le savez bien. Huit
de ses cheveux sont cachés dans la
maçonnerie de son autel; n'est pas un peu
ridicule d'adorer huit des cheveux de la tête
d'un homme?
- C'est bien plus ridicule encore de
penser qu'un Dieu comme le vôtre peut entrer
dans les flancs d'une femme, et naître comme
n'importe quel enfant. Mais, du reste, des
suppositions de cet ordre ne sont pas dignes de
nous.
- C'est vrai, admit
Adoniram.
Le professeur plongea ses yeux
sombres dans ceux de son élève
:
- En toute sincérité,
votre âme s'entretient-elle directement avec
Dieu?
Toutes les forces d'Adoniram se
tendirent vers une réponse honnête.
Dans la maison, Anne parlait à quelqu'un
avec douceur. Le rossignol chantait. De temps en
temps, on entendait le cri rude d'un
corbeau.
- Maung Shway-gnong, je crois en
Dieu absolument. Je crois sans doute et sans
hésitation. Mais pour moi, Il est le grand
Inconnu. Je ne puis Le trouver... Il
s'arrêta, la voix brisée.
- Amé, comme vous êtes
sincère! Seul un grand maître peut
être aussi véridique.
Le visage illuminé, Maung
Shway-gnong se prosterna devant Adoniram comme un
Birman ne le fait que devant un
prêtre illustre. Adoniram tendit les bras
pour le relever mais le professeur demeura
prosterné.
- Mon Seigneur (il utilisa le mot
par lequel on s'adresse à un prêtre).
Vous avez levé mes derniers doutes quant
à la possibilité de croire en Dieu.
Si vous croyez sans comprendre, je puis aussi le
faire. Mais, pour ce qui est de Jésus-Christ
et de son enseignement, mon Seigneur, je ne puis le
considérer comme Dieu. Comme Gautama, il fut
un homme.
Adoniram ne put répondre
aussitôt. Après six ans d'attente et
d'espoir, ce début de conversion d'une si
belle âme, était trop émouvant
pour qu'il pût garder toute sa
sérénité. Après un
silence, durant lequel Maung Shway-gnong
prépara l'inévitable chique, le
missionnaire poursuivit avec douceur :
- Oui, mon maître, ils ont eu
de nombreux traits communs : la pureté, la
bonté, leur grande sagesse et leur
compassion. Mais Bouddha n'a pas aimé les
hommes comme le Christ. Jésus est mort sur
la croix pour les sauver!
- C'est impossible, dit simplement
Maung Shway-gnong.
- Tout homme est plein de
péché.
Le professeur approuva avec
force.
Adoniram continua, la voix
altérée par
l'émotion
- L'homme pèche parce qu'il
est éloigné de Dieu. Christ est venu
au monde pour abolir la distance. Il l'a fait avec
mon infinie sagesse, une obéissance si
grande aux commandements de Dieu qu'il est mort sur
la croix. Depuis lors, ceux qui deviennent
disciples, de Christ sont affranchis du
châtiment mortel qu'ils
méritent.
- Non. Je ne croirai jamais cela! Je
suis certain que toute vie porte, en
elle-même, les principes de sa misère
et de sa destruction. L'univers entier n'est que
reproduction et destruction.
- Tout l'univers, c'est
Dieu.
Le Birman se frotta le menton et se
secoua comme pour chasser la gênante
pensée :
- Ceci est trop grand pour moi, mon
esprit déborde. Je reviendrai, mon Seigneur.
Mais, si vous le permettez, je vais maintenant me
retirer.
- Allez.
Adoniram lui sourit.
Il se prosterna, une fois encore,
puis disparut comme il était venu en se
glissant derrière la maison.
Adoniram se leva, et rejoignit Anne.
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