SPLENDEUR DE DIEU
XI
L'HOMME DE JÉSUS-CHRIST
En revenant du bazar le lendemain,
Koo-chil annonça qu'on parlait beaucoup de
la maladie du roi, et qu'on semblait redouter
l'avenir. La succession au trône étant
toujours assurée au prétendant qui
avait assassiné tous ses rivaux, une vague
de barbarie menaçait le pays. L'anarchie
régnerait, certes, à Rangoon. En
attendant la mort du roi, la vie continuait morne
et calme, chacun ayant son épée
à portée et son coutelas suspendu au
cou.
À la Mission, on
espérait que les troubles politiques
empêcheraient l'attention de se porter sur le
zayat. Ces voeux paraissaient se réaliser :
Adoniram poursuivait en paix son
programme.
Avec une énergie farouche,
les Colman s'étaient mis à
l'étude de la langue, sous la direction
d'Anne. Le malheureux Weelock n'allait pas mieux et
l'on pensait que, seul un voyage en mer, pourrait
prolonger sa vie. Mais, tant qu'aucun bateau
anglais ne se hasarderait dans le port, ce projet
resterait irréalisable.
Adoniram passait toutes ses
journées au zayat. Les
événements extérieurs avaient
pour lui moins de réalité que son
sentiment d'entreprendre enfin cette mission
surhumaine : essayer de sauver de l'enfer ce peuple
de huit millions d'âmes. Seule, la conscience
permanente qu'il avait de ce fardeau lui permettait
de se maintenir, corps et âme, dans le zayat,
annonçant, de semaine en semaine, la Bonne
Nouvelle aux ombres de la jungle,
aux tigres furtifs, aux
païens indifférents, dont la horde
caquetante défilait sans arrêt, sous
les pluies interminables.
Durant ces longues heures d'averse,
pas une seule question, pas un être dont la
curiosité semblât
éveillée. Seul, Maung Shway-gnong
apparaissait parfois, de nuit, pour venir
l'interroger.
Un matin de juin, Ma Baïk, qui
marmonnait souvent des imprécations contre
le zayat, s'arrêta à la galerie, en
revenant du bazar. Sous son parapluie ruisselant,
elle avait un air acariâtre;
évidemment, elle voulait scandaliser
Adoniram, car elle vint se planter devant lui sans
enlever ses sandales!
- Maître étranger, nous
allons vous quitter, moi, mon mari, mes poules et
mon buffle. Nous retournerons à notre bateau
de pêche.
- Et pourquoi donc, Ma
Baïk?
- Parce que vous insultez le Bouddha
Gautama avec ce zayat. Il se passe de mauvaises
choses ici.
- Voyons, Ma Baïk, tu as
vécu trop longtemps avec nous et tu as
été trop bonne pour te borner
à nous menacer. Enlève tes sandales,
assieds-toi près de moi, et
discutons.
- Retirer mes souliers dans cette
maison de démons! Mais, vous ne comprenez
donc pas! Vous ne voyez pas l'esprit de mort qui
rôde sur nous tous? Pourquoi l'autre animal
blanc meurt-il en crachant du sang par la bouche?
Croyez-vous que nous allons rester tous ici, sans
rien tenter pour échapper à la
malédiction de cette maison que vous avez
construite pour votre Dieu?
Adoniram hésita avant de
répondre. Il voulait mesurer ses mots. Une
vieille femme, portant une corbeille de figues
vertes sur la tête, sans doute attirée
par la perspective d'une dispute, venait de
s'arrêter devant la
véranda.
Adoniram répondit à
son regard interrogateur:
- Ma Baïk se fâche parce
que j'essaie de faire ce que mon Dieu m'a
ordonné.
- Aye! dit la vieille qui scrutait
le visage du missionnaire. Ils m'ont tous dit que
vous étiez un sauvage, et vous parlez mieux
que bien des moines!
Ma Baïk menaça
l'arrivante de sa sandale boueuse :
- Va-t-en, Ma So!
Mais elle avait affaire à
forte partie! La vieille l'attrapa par une
cheville, et, d'un geste rapide comme
l'éclair, lui arracha son tamein.
- Rentre, Ma Baik, et voile ta
nudité.
Ma Baïk, outragée dans
sa pudeur et en larmes, alla se cacher. La vieille
souriait d'un air de connivence.
- Si mon fils avait du bon sens, il
réussirait vite à donner à ma
belle-fille un meilleur
caractère!
Elle lui lança son tamein
:
- Va, ma fille, et raconte tout au
vice-roi
La seule réponse fut un
sanglot.
Adoniram pria la vieille de venir
à l'abri. Elle gravit les premières
marches, s'arrêta hésitante, puis
redescendit.
- Le risque est trop grand. Ne
pouvez-vous me dire d'ici, Maître
étranger, ce que votre Dieu vous commande de
faire?
- Il m'a ordonné,
répondit Adoniram d'une voix qui portait
loin, de dire aux Birmans qu'il y a un moyen
d'effacer tous les péchés et d'entrer
dans la paix éternelle, dès la fin de
cette vie.
- Aye!
Ma So avait gardé le panier
de figues en équilibre sur sa tête
blanchissante; elle le déposa par terre,
sans quitter des yeux le missionnaire vers lequel
elle se pencha.
- Votre visage est vrai et pur. Je
suis une femme aux nombreux péchés.
Mon karma est très mauvais. Vous
prétendez que ces péchés
peuvent être enlevés? Comment est-ce
possible, puisque la Loi prévoit une justice
immuable?
- Il en est bien ainsi de la Loi de
Bouddha Gautama. Mais la Loi à laquelle
j'essaie d'obéir n'a pas été
faite par un homme, elle est l'oeuvre du
Créateur de l'univers, qui a envoyé
son Fils sur la terre pour Ôter aux hommes le
fardeau de leurs péchés.
Sous la véranda, les sanglots
bruyants avaient cessé. Adoniram qui
essayait en vain, depuis des années, de
convaincre Ma Baik de
l'écouter, considérait cet incident
comme providentiel. Il continua :
- Ce Fils s'appelle
Jésus-Christ. Écoute, Ma So, pendant
que je te parle de lui!
Il commença le récit
de la vie la plus humaine, la plus divine qui ait
jamais été. Anne, qui rentrait
à la Mission, s'arrêta pour regarder
avec émotion le touchant spectacle de cet
homme, au visage pâle, à la voix
profonde, de cette vieille femme haletante, aux
vêtements trempés, dans la
lumière blafarde et triste de cette
journée tropicale...
Une heure plus tard, Adoniram
parlait encore:
« Puis, ayant fait quelques pas
en avant, il se jeta sur sa face et pria ainsi :
Mon Père, s'il est possible, que cette coupe
s'éloigne de moi! Toutefois, non pas ce que
je veux, mais ce que tu veux. »
Visiblement, Ma So était
touchée. Elle tortillait ses
doigts.
« Quand Jésus eut pris
le vinaigre, il dit : Tout est accompli. Et,
baissant, la tête, il rendit l'esprit.
»
Il s'arrêta. La vieille
pleurait. Elle se ressaisit, et appela d'un ton
adouci:
- Viens, ma fille!
Ma Baïk apparut, en
rampant.
- Tu as entendu le Maître
étranger? interrogea Ma So.
- Oui, et c'est vraiment la
première fois,
- Et tu vivais depuis si longtemps
dans son jardin, petite nigaude! Quelle est cette
façon de traiter le zayat de maison de
démons?
Ma Baïk tendit ses mains vers
le missionnaire
- Je ne connaissais pas l'histoire.
Que pouvais-je faire? Le moine m'avait
ordonné de parler ainsi.
- Va dire au moine que tu lui as
obéi, dit Adoniram avec bonté. Mais
que, dorénavant, il s'adresse directement
à moi.
- Dis-lui aussi que je te battrais
si tu quittais la Mission, ajouta Ma So.
- Méfiez-vous de la
parenté d'un homme comme de la piqûre
d'une guêpe, répartit Ma Baïk, le
visage tout plissé de malice. Pour une fois,
je t'obéirai, Ma So.
Elle ouvrit son parapluie chinois,
et disparut dans le jardin.
Avec un large sourire
édenté, Ma So s'apprêtait
à ramasser son panier de figues pour partir.
Au dernier moment, elle se rassit et dit
:
- Je suis une vieille femme pleine
de péchés, ô Maître. Mais
vous dites que le Seigneur jésus pourrait
les écarter de mon karma?
- Oui, si vous croyez en
lui.
Elle posa son fardeau sur sa
tête et disparut dans le jardin. Adoniram se
leva pour rentrer chez lui, mais il entendit des
pas s'approcher et le visage ridé de Ma So
se montra une fois encore :
- Ces mots du Seigneur Jésus
me tiennent aux entrailles. Puis, elle disparut,
cette fois définitivement.
Le lendemain matin, quand Adoniram
pénétra dans le zayat, il y trouva Ma
So avec trois ou quatre hommes.
- Nous sommes venus pour entendre
parler du Seigneur Jésus, avec mon mari et
mes deux frères. Ils vont vous
écouter.
Peut-être avaient-ils
été amenés par contrainte.
Mais ils demeurèrent parce qu'ils
étaient charmés et
intéressés. Ils passèrent
toute la journée avec Adoniram, l'accablant
avidement de questions.
Le missionnaire se sentait
comblé. Après ces années
d'apparente stérilité, ces brusques
perspectives de récolte
spirituelle...
Et, comme chaque jour l'assistance
grandissait, jusqu'à ce qu'un cercle complet
d'hommes et de femmes l'entourât, aucun doute
ne subsistait en lui sur l'accueil qui serait fait
à la nouvelle doctrine.
Une seule chose l'inquiétait
: l'assistance changeait constamment. Il semblait
même, qu'excepté Ma So, son fils,
Maung Nau, et Ma Baïk, personne
n'assistât plus de deux fois aux
réunions du zayat. Et, comme les jours
passaient, l'assemblée changeait de
caractère; au lieu des braves gens du
début, sincèrement désireux de
s'instruire, une foule d'oisifs bruyants et
moqueurs venaient y occuper les longues heures
pluvieuses. Adoniram refusait de parler à
cette racaille. Parfois même, il rentrait
à la Mission, épuisé et
découragé.
En juin, Ma So vint s'installer
auprès de ses enfants. Elle s'attacha
beaucoup à Anne et obtint qu'elle lui apprit
à lire. Mais son ardeur pour le
christianisme diminua lorsqu'elle s'aperçut
que la rigueur des principes de la nouvelle
doctrine était plus grande encore que celle
du bouddhisme.
L'absence d'esprit de suite des
Birmans était vraiment décourageante.
Durant les semaines de ce printemps, Adoniram
connut toute la gamme des sentiments : de la
certitude éblouissante d'un succès
immédiat au doute que, même un seul
converti, pût être baptisé dans
l'année. Seul, Maung Nau montrait un
intérêt persistant.
Dans Rangoon, on commençait
à appeler Adoniram : l'homme de
Jésus-Christ. Ce nom lui fut du reste
décerné par un être
étrange.
Un matin, parmi les premiers
visiteurs, arriva l'un des bourreaux du vice-roi.
Il salua et dit:
- Maître étranger, je
suis bourreau.
Adoniram, qui l'avait vite reconnu
aux stigmates de son visage, essayait de cacher son
horreur.
- Ce Jésus dont vous parlez
pourrait-il effacer ces lettres gravées au
feu sur la peau de mes joues et de mon front, si je
lui offrais d'assez belles offrandes ?
Puis, comme le missionnaire
hésitait :
- Vous êtes bien l'homme de
Jésus-Christ ? Vous savez donc ce qu'il faut
faire.
- Si Jésus-Christ venait
aujourd'hui à Rangoon, et que vous alliez
à lui, vous, bourreau, avec un coeur
humilié et repentant, et une foi absolue, il
enlèverait certainement vos marques. Il le
ferait encore, bien qu'il soit au ciel, si vous
aviez maintenant une foi et un repentir suffisants.
Mais, vous repentez-vous vraiment ? N'avez-vous
aucun espoir hors de lui ? Croyez-vous vraiment en
Christ, ou en Gautama ?
- Je ne puis croire ce que je ne
vois pas, répondit l'homme, avec
tristesse.
Il s'en alla. Bien qu'Adoniram
tentât plusieurs fois, par la suite, de lui
parler, alors qu'il se terrait comme les chiens
parias dans la ville, le bourreau ne voulut rien
entendre. Ce cas obsédait le missionnaire
qui sentait que sa foi avait
été insuffisante en cette occasion.
Il était tout abattu quand il entendait les
enfants crier sur son passage : « l'homme de
Jésus-Christ » ;
Maung Shway-gnong le décevait
aussi. Après sa belle explosion de franchise
et de confiance, il était revenu à
ses anciens doutes, à ses questions,
à ses polémiques. Il ne se
rétractait pas quant à sa foi en
Dieu, mais il rejetait tous les autres
éléments du christianisme. Pourtant,
il continuait à être sensible à
la force de persuasion du raisonnement d'Adoniram,
et lorsqu'il entendait ce dernier réfuter
les arguments d'un indigène, il
applaudissait et murmurait entre ses dents : «
J'ai la connaissance, mais ceci est de pure
sagesse. »
Un soir, Maung Nau et Maung
Shway-gnong demeuraient seuls dans le zayat avec
Adoniram. L'ancien maître discutait avec
âpreté la question de l'expiation.
Découragé, le missionnaire restait
souvent silencieux. Son attitude finit par
impressionner Maung Shway-gnong, qui se tut, l'air
gêné.
C'est alors que Maung Nau
éleva la voix, pour la première fois
:
- Mon Maître, aidez-moi! Je ne
mange, ni ne dors, tant je pense à mes
péchés. Bouddha ne peut les enlever
de mon karma. Dans la nuit et la souillure de toute
ma vie, je ne puis voir qu'une aide :
Jésus-Christ. Comme j'aimerais, de tout mon
coeur, lui appartenir
Maung Shway-gnong frissonna
:
- Si l'on n'avait pas aussi peur de
l'exécution!
Les grosses joues brunes de Maung
Nau se contractèrent, ses yeux se remplirent
d'angoisse, mais il dit posément
:
- Je serai sûrement
torturé. J'en ai pris mon parti. Si le
Maître veut bien me montrer comment il faut
faire, j'appartiendrai à Christ.
Les lèvres pâles, mais
le regard ferme, Adoniram répondit
:
- Il est terrible pour moi de penser
que vous devrez peut-être souffrir. Je vous
épargnerai en tous cas le pire ; car, si
vous en venez à confesser Dieu et Christ
publiquement, et que l'on vous arrête, je
m'offrirai à votre place.
Les deux indigènes le
regardaient fixement, leurs esprits
pénétrant lentement le sens
incroyable de ces paroles. Puis, Maung Shway-gnong
eut un petit rire :
- Personne ne comprendrait.
Simplement, on vous crucifierait tous
deux.
- Pourquoi ris-tu, espèce de
gabelou et de déserteur ? s'écria
Maung Nau indigné. Est-ce comique, vraiment,
que le Maître étranger m'aime
tellement qu'il donnerait son corps à la
place du mien et souffrirait comme le Christ ?
Ricanes-tu parce qu'il vit sa religion et se
comporte comme seul l'un de nos plus grands moines
le ferait ? Et même, as-tu jamais entendu
parler de l'un d'eux qui mourrait pour un disciple
?
- Le Maître étranger
n'est pas encore mort!
- Et il ne mourra pas pour moi. Je
ne le permettrais pas. Mais, tant que je vivrai, je
n'oublierai jamais qu'il me l'a
proposé.
- Ne t'émeus pas autant de
tout cela, dit Adoniram avec douceur. En fait, j'ai
tout aussi peur que Maung Shway-gnong, et ce serait
pour moi un effort surhumain de tenir ma promesse.
Dieu seul pourrait me le permettre. Pas plus que
vous, je ne suis un héros.
Maung Nau lui lança un long
regard reconnaissant.
- Je suis décidé, mon
Maître, montrez-moi comment je puis me donner
à Dieu.
- J'essaierai, dit Adoniram
humblement.
- Comment peut-on se donner à
l'Inconnu ? questionna Maung Shway-gnong, avec
perfidie.
- Jésus-Christ nous l'a
montré.
Le jardinier semblait avoir vaincu
toute crainte. Il articula, non sans ironie
:
- Le tigre ne gronde que quand il a
peur !
Adoniram retint un sourire, puis,
s'adressant à Maung Nau :
- Mon ami, avant de pouvoir te
baptiser, il faut que je te sache désireux
de suivre les enseignements du Christ. Je te
mettrai donc à l'épreuve pendant un
mois. Pour que je puisse juger si tu as vraiment
compris, tu répondras, par
l'intermédiaire de Ma Judson, aux questions
que te posera Maung Colman.
Le jardinier se leva. Avant de
partir, il demanda, avec un clignement d'oeil
malicieux :
- Si je vis en paix avec Ma
Baïk, la meilleure des femmes, pendant un mois
entier, ne sera-ce pas déjà une
preuve ?
- Presque, dit Adoniram en riant.
Seulement, on m'a raconté que tu voulais
rendre une seconde femme...
Maung Nau sortit rapidement du
zayat.
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