Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

XII
LE LAC DES LOTUS

 Le vieux roi mettait un temps infini à mourir... À la mi-juin, le vice-roi annonça un jour qu'il devait partir d'urgence pour Amarapura, appelé par des affaires d'État. Chacun pensa que c'était la fin.

Le départ bousculé de ce personnage officiel aurait réjoui l'Européen le plus morose : une foule sur la grève gesticulait et s'agitait ; des bateaux en quantité, dont la moitié certainement hors d'état de naviguer vides, sombraient dès qu'on commençait à les charger ; un mouvement continuel de messagers courant entre le palais et le port, des centaines de chiens parias, hurlant et se battant, des éléphants montés par les gens de la maison du vice-roi, des femmes apportant un à un les vêtements à emballer dans les coffres de laque, à bord des bateaux, des buffles chargés de bois et de provisions... Au milieu de cette confusion, le vice-roi jetant des ordres du haut de son howdah (1).

Peu de jours après ce départ mouvementé, un messager apporta à Rangoon la nouvelle que le roi était mort, et que son petit-fils, Bagyj-Daw, montait sur le trône.
Des troubles sanglants avaient éclaté, mais on espérait qu'ils ne s'étendraient pas jusqu'à Rangoon. Le vice-roi avait traversé la région insurgée sans incident, grâce à la protection de la rivière.

À la Mission, l'intérêt du moment était concentré sur Maung Nau. Sans le lui laisser deviner, on le surveillait de près. Les Judson connaissaient depuis longtemps sa grande bonté naturelle, et il ne leur fallut pas longtemps pour être sûrs que son désir de devenir chrétien était absolument sincère.

Sa femme et sa mère ne montraient guère d'enthousiasme pour cette conversion. Elles le méprisaient à cause de son ardeur candide et le trouvaient fort présomptueux de vouloir les devancer. Certes, l'épreuve était réelle pour lui de vivre un mois entier avec Ma Baïk, pour ne rien dire de Ma So !
Le baptême de Maung Nau pourrait avoir de grandes conséquences, Peut-être marquerait-il véritablement le début du règne de Christ en Birmanie. Mais il était possible aussi qu'il amenât mort et destruction sur la Mission...

Malgré les conseils de prudence, Adoniram refusait de se cacher plus longtemps. Il était décidé à baptiser le jardinier en un lieu où tout le monde pourrait assister à la cérémonie.
Dans la direction, de la grande pagode, un petit lac reposait entre les palmiers et les acacias, couvert, par endroits, de lotus roses. Sur l'une de ses rives s'élevait une admirable statue de Bouddha. C'était la seule eau claire aisément accessible, puisque le réservoir était interdit.

Le dimanche 27 juin 1819, à la fin de l'après-midi, toute la Mission se dirigea vers le lac des lotus. La pluie venait de cesser ; le soleil luisait à travers les acacias ruisselants et rosissait le Bouddha de marbre. La surface de l'eau se couvrait de reflets opalins. Les gongs du monastère s'étaient arrêtés ; les oiseaux se taisaient. Le tintement léger des cloches du Shwé Dagôn accompagna seul l'immersion de Maung Nau.
L'émotion altérait à tel point la voix d'Adoniram, que personne n'entendit même sa prière.
La cérémonie se déroula fort rapidement. Les passants qui y assistèrent n'en purent saisir le sens, mais au moment où le pasteur et son converti complètement mouillés regagnaient la rive, un prêtre se précipita vers eux, en criant avec indignation :
- Croyez-vous que j'ignore la signification de tout ceci, animal étranger ? Le prêtre portugais d'Amarapura m'a expliqué vos cérémonies. Toi - il tendait le doigt vers Maung Nau - tu répondras de tout ceci. Et vous - il désignait Adoniram, - vous venez d'en arriver à ce que nous attendions depuis longtemps. Je possède un ordre signé du Maître de la Vie, qui vous commande de quitter le pays.

Le missionnaire se plaça devant Maung Nau. Colman, rouge d'émotion, posa sa main sur le bras du pasteur, en signe d'encouragement. Mais ce dernier, qui vivait enfin ce moment tant redouté, ne ressentait aucune crainte :
- Cet ordre, ô gaing-ôk, ne peut être que de la main du vieux roi, qui est parti pour les régions célestes. Sa signature n'a maintenant plus d'autorité. On m'a dit que le nouveau Maître de la Vie aimait beaucoup les Européens. Aussi, je vous recommande la prudence n'agissez pas sans l'appui de l'Autorité dorée.

Le vieux prêtre fronça les sourcils ; il tenait serrée, autour de lui sa grande robe jaune, pour que le vent ne la mît pas en contact avec les vêtements d'Adoniram.
- Pourquoi ne pas nous laisser tranquilles ? continuait posément le missionnaire. Vous êtes un si grand personnage qu'il ne vous est pas nécessaire d'acquérir de nouveaux mérites en injuriant un étranger. Vous recherchez la paix. Pourquoi vous transformer en agent de répression du roi ? Bouddha ne vous a jamais demandé de persécuter les non-croyants. Rappelez-vous ce qu'il disait au berger Dhanyia : « Je ne suis le serviteur de personne, dit le Béni. Je n'ai pas besoin de servir. O ciel, ta pluie peut tomber ! »

Les yeux du vieillard s'adoucirent. Un instant, ses lèvres parurent prêtes à répéter la réponse du berger, mais il se retint et dit d'un ton hautain :
- J'ai entendu parler de votre érudition. Mais je ne me laisserai pas émouvoir, comme ce buffle de Maung Shway-gnong.

Il se retourna avec dignité et s'en fut, à travers les arbres, sa grande robe serrée autour de lui.
- Il ira vers la nouvelle Présence Dorée pour obtenir un nouvel ordre, remarqua Maung Nau qui tremblait.
- Moi aussi, j'irai à Amarapura, annonça Adoniram qui prit le bras de sa femme pour rentrer.
- As-tu vraiment cette intention, Don chéri ?
- Oui, je sens que l'heure de cette démarche a sonné.
- Tu as probablement raison. Mais que va devenir Maung Nau?
- Il restera à la Mission jusqu'au départ et viendra avec nous.
- J'espère bien que vous avez l'intention de m'emmener aussi ? demanda Colman avec ardeur.
- Oui, si nous pouvons assurer la sécurité de nos femmes.

La soirée durant laquelle on devait fêter ce premier baptême fut tout entière employée à discuter le projet de voyage. Tous étaient d'accord sur l'opportunité du moment et de la démarche, mais les difficultés d'organisation paraissaient presque insurmontables.

Il fallait s'occuper du malheureux Wheelock et des trois femmes, acheter un bateau, se procurer des passeports et trouver des cadeaux convenables pour le roi et les personnages officiels de la cour. Si l'on voulait réussir, il fallait agir vite. Mais en Birmanie, il est impossible de rien faire rapidement !
Maung Nau ne devait pas quitter la Mission. Pourtant, il eût été précieux pour dénicher un bateau, avec sa vieille expérience de pêcheur. Il assura que sa mère et sa femme s'acquitteraient très bien de cette tâche. Anne obtint que les deux femmes se missent en quête sans tarder.

Juillet se traîna languissamment sans même qu'on parvînt à acheter un bateau. Maung Shway-gnong, appelé à la rescousse, prit peur, et se barricada dans sa maison d'où il ne sortit pas de plusieurs semaines. Fort heureusement, les troubles dus à l'absence du vice-roi ne prirent aucune ampleur. Cela permit à Adoniram et Colman de quitter la Mission de longues heures durant, pour remettre en état le bateau qu'on avait enfin découvert.
Le pasteur continuait cependant à passer ses matinées au zayat.
Mais le gaing-ôk avait bien fait son devoir : après le mémorable dimanche du baptême, aucun indigène n'osa plus venir poser ses questions !

Malgré les projets qui soutenaient son courage, le missionnaire traversait des heures difficiles. Même son travail de traduction ne parvenait pas à détourner son esprit de cette pensée lancinante : était-il à la hauteur de la tâche que Dieu lui avait confiée ?

À bord de l'Ecureuil-Volant, il avait combattu cette idée comme une obsession de malade, mais elle persistait, maintenant qu'il avait recouvré la santé. L'enchaînement naturel des souvenirs l'amena, un jour, à évoquer la discussion de Madras, et la manière dont on lui avait présenté Madame Guyon. Depuis son retour, dans la fièvre des événements, il avait complètement oublié la Française. Un matin d'août, il prit l'Autobiographie et l'emporta au zayat.

Combien attachante l'histoire de cette femme, recherchant ce qui est éternel, de toute l'ardeur de son âme angoissée ! Toutes les phases de la lutte étaient soigneusement rapportées ; l'enfance d'abord, - au sortir de laquelle commençait l'aventure spirituelle, - entre une mère dure qui lui préférait son frère, et un père très attaché à sa petite Jeanne. Élevée dans un couvent, selon la rigide discipline d'un catholicisme encore presque médiéval, Jeanne-Marie avait cherché aveuglément une consolation à la rude indifférence maternelle. Sa vie de jeune fille, gaie et insouciante, avait été suivie très vite d'un mariage avec un vieillard qui aurait pu être son grand-père : la souffrance profonde qui devait engendrer cette explosion de mysticisme...

Anne, qui venait un matin apporter à son mari une tasse de thé, le trouva en larmes, le livre ouvert sur ses genoux.
- Je n'aime pas cette femme, Don. Une hystérique!

Répondant au regard surpris d'Adoniram, elle ajouta:
- Oui, j'ai lu ce livre. Il contient de magnifiques pensées. Mais il oublie complètement la joie spontanée de la vie. Cette femme aime trop les mortifications de la chair ; elle a même exigé qu'on la tourmentât physiquement.
- C'était une fanatique, mais certes pas une folle. Son oeuvre contient une nourriture précieuse pour quiconque cherche Dieu.
- Peut-être, répondit Anne, réticente. Mais ce n'est pas de cette nourriture-là que tu as besoin.
- Tu sais bien que ma trop grande confiance en moi-même est l'un de mes péchés les plus tenaces. Mme Guyon m'aurait dit, avec raison, que je ne suis qu'un ver.
- Quelles bêtises!

Anne se pencha pour rattacher le foulard d'Adoniram et lui caresser les cheveux avec tendresse.
- Si tu te considères comme un ver, comment pourras-tu te présenter avec dignité devant le roi des Birmans ? Tu auras, au contraire, besoin de tout ton orgueil de chrétien et d'Américain pour l'impressionner favorablement. Un ver! Vraiment, mon chéri...

Elle le regardait ironiquement et comme avec défi.
- Tu sais bien qu'en réalité je suis bien loin de me sentir pareil au ver de terre !

Anne éclata d'un rire communicatif.
- Quelle discussion profonde !

Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, tout détendus par ce grand rire.
Quand Anne franchit le seuil de la Mission, quelques minutes plus tard, elle portait « Madame Guyon » sous le bras.

Au début de septembre, les événements se précipitèrent.
Un caboteur français, L'Ile-de-France, jeta l'ancre dans le port. Les Wheelock y prirent passage pour gagner Madras où ils trouveraient un bateau qui les ramènerait dans leur pays. Le départ fut déchirant. On installa le malade à bord avec sa jeune femme ; il avait fallu toute son insistance pour qu'on le laissât partir dans l'état où il était. Mais, après tout, peut-être sa vie serait-elle prolongée par le voyage... Le grand et pâle garçon s'en alla donc, à la merci des flots...

Trois semaines plus tard, on apprit que, huit jours après avoir quitté Rangoon, Wheelock s'était jeté à la mer et qu'on ne l'avait plus revu.

Le vice-roi, maintenu dans ses fonctions, revint en octobre, accompagné de Lanciego, plus aimable que jamais. Le nouveau roi l'avait comblé de faveurs. Dans son opulence, il consentit à donner à Adoniram un mot de recommandation. Ce billet, renforcé par un riche cadeau de soieries, aboutit à faire octroyer aux missionnaires, vers la fin de novembre, les passeports tant attendus.
Lanciego se décida, en outre, à assurer la protection des femmes durant l'absence de leurs maris, lorsqu'on lui eût donné quelques fort beaux livres rapportés d'Amérique par les Colman. Le 21 décembre, ils furent enfin prêts à partir, au moment d'ailleurs où leur voyage menaçait d'être complètement inutile, si le gaing-ôk avait réussi à influencer le roi.

Adoniram et Colman, comme tous les propriétaires de bateaux, étaient très fiers de leur embarcation. Elle ressemblait à celles qu'emploient les Birmans de condition modeste pour leurs voyages. La coque était creusée dans un tronc de teck de 13 mètres de long et de 2 mètres de large.. Elle était entièrement pontée, et sur la poupe, relevée comme la proue au-dessus de l'eau, se trouvait la place du timonier. À l'arrière, deux minuscules cabines de bambou étaient aménagées, et derrière elles on avait réservé un emplacement pour la cuisine.

Les voyageurs ne permirent pas à leurs épouses d'assister au départ. Les adieux eurent donc lieu à l'aube, à la Mission. Le quai était désert quand ils appareillèrent, mais Maung Shway-gnong apparut à la dernière minute.
- Ah! voilà celui qui se cache toujours ! s'exclama Adoniram. Venez-vous avec nous ?
- C'est impossible.
- Pauvre homme, murmura Colman.
- Pauvre homme, en effet, répéta son compagnon qui garda les yeux fixés sur le maigre visage de son ami, jusqu'à ce qu'une boucle de la rivière le lui dérobât. Il se tourna alors vers Colman, avec un sourire las :
- Eh bien, nous voilà en route, enfin ! Et nous allons officiellement proposer Dieu au monarque le plus despotique de toute la terre. Sinistre mission !
- Je ne puis imaginer comment nous ferons cette démarche.
- Moi non plus...

Ils étaient l'un et l'autre usés par le travail et les soucis. Aussi, le bateau commençait-il à peine à remonter le courant, que Colman se glissa dans sa cabine pour dormir, tandis qu'Adoniram s'étendait à l'ombre de la grande voile et laissait errer ses pensées. Il éprouvait un immense besoin du repos que lui procurerait la lente navigation dans le paysage plat et incolore du delta. Le ciel bleu foncé, le fleuve rouge, les rizières vertes composaient un spectacle familier. Il ferma les yeux et s'endormit presqu'aussitôt.

Ce ne fut que trois jours plus tard, en pénétrant dans les eaux de l'Irrawaddy, que les deux hommes reprirent contact avec la réalité. Un nouvel aspect de la Birmanie se déroulait devant eux. Des forêts de manguiers et de teck poussaient leurs épaisseurs jusque dans l'eau. Sur chaque rive, des canaux, rouges de vase et bleus des reflets du ciel, s'enfonçaient dans un pays de riches cultures. Les moustiques étaient plus insupportables encore que dans le delta !

Il y avait davantage de villages aussi, dont les maisons sur pilotis s'élevaient sur l'eau ou semblaient gravir les berges. C'était le commencement de la région des pirates. Chaque soir, ils amarraient donc leur embarcation à la rive, près d'un village, et payaient au chef une petite taxe qui garantissait leur sécurité. Les indigènes appréciaient fort cette occasion inattendue de voir des blancs de près. Ils grimpaient à bord en hordes, et posaient d'innombrables questions. Les enfants, plus craintifs, se jetaient à l'eau, à la moindre menace, comme des goujons effarés. Les femmes s'aventuraient sans hésiter. À Prome, à mi-route d'Amarapura, une jolie fille de seize ans fit l'inventaire du contenu de la malle d'Adoniram, et, au milieu des éclats de rire, se promena triomphalement, vêtue seulement d'une paire de caleçons blancs sur sa peau brune. Le missionnaire eut grand'peine à rentrer en possession de cet accessoire.

En amont de Prome, d'admirables champs d'indigo bordaient le fleuve. Des vêtements fraîchement teints séchaient au soleil, parmi les grandes jarres de couleur. Des collines commençaient à apparaître, chacune couronnée de sa pagode. L'Irrawaddy roulait maintenant avec puissance entre des promontoires boisés. Des îles vertes en parsemaient le lit. Souvent, à la tombée de la nuit, on voyait de jeunes garçons ramener un troupeau de buffles à la nage à travers le fleuve. Spectacle étonnant que ces enfants, sautant d'une croupe à l'autre, poursuivant les retardataires, forçant les énormes bêtes à maintenir leur tête contre le courant, et ramenant leur troupe au complet sur la rive.

Deux fois, les voyageurs jetèrent l'ancre près d'un camp de Shans et s'amusèrent à considérer le trafic de ces marchands aux longs manteaux noirs. Ils vendaient les objets les plus hétéroclites : de la laque, du mercure, de la rhubarbe, des parapluies, des ustensiles de cuivre, des faisans vivants, des oignons, du safran et des gâteaux au sucre. Les deux hommes se divertissaient à apprendre les noms suaves de ces étranges marchandises.

Voyage de rêve : les pagodes, les bateaux de riz, le troupeau des éléphants royaux s'abreuvant, en ligne au pied d'une falaise rouge, la flotte de guerre aux trente bateaux dorés, manoeuvrés par mille marins aux cheveux emmêlés de rouge, qui chantaient et ramaient avec un ensemble parfait ; les paons sacrés se pavanant sur les murs bruns d'une pagode en ruines...

Un mois après avoir quitté Rangoon, le bateau, qui avait suivi une boucle du fleuve vers l'est, passa devant l'ancienne ville de Sagaing, dont les pagodes de marbre blanc émergeaient d'une épaisse verdure, puis devant Ava-la-Vieille, sur la rive opposée, cachée dans les tamaris et les palmiers.

Six milles plus haut, les missionnaires jetèrent l'ancre, devant une longue plage de sable et de vase. À quelque distance à l'intérieur des terres, ils voyaient briller les blancs monuments d'Amarapura.


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(1) Siège recouvert d'un dais que l'on installe mur le dos d'un éléphant.

 

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