SPLENDEUR DE DIEU
XIII
LE ROI
Dès leur arrivée à
Amarapura, les missionnaires furent entourés
par l'habituelle foule des curieux. Des femmes qui
lavaient leur linge levaient les yeux
ébahies. Un enfant qui ramenait un buffle
trempé sur la rive s'arrêta pour les
dévisager. On ne se gênait pas pour
énoncer à haute voix des commentaires
malveillants sur leur aspect. Des chiens
s'approchaient pour les flairer.
Adoniram commença par
questionner ceux qui l'entouraient. Quand on
découvrit que l'étranger s'exprimait
en birman, chacun voulut répondre, et il eut
grand'peine à obtenir quelques
renseignements utiles.
Les portes d'Amarapura se trouvaient
à quatre milles à l'intérieur
et la route y menait aisément, mais on
refusait de lui louer des chevaux ou un char
à buffles, par crainte des autorités.
Ce jour-là, la Présence dorée
était à Ava, la nouvelle capitale,
dans laquelle elle s'installerait
bientôt.
Le chef du village demanda la
permission de monter à bord avec sa femme et
quatre enfants. Il apportait en cadeau un paquet de
thé imprégné d'huile de
sésame. Mais il refusa de leur rendre le
moindre service, ne voulut vendre aucune
nourriture. Nul ne savait encore quel accueil le
roi réserverait aux nouveaux
venus.
Ce début n'était
guère encourageant.
Ils passèrent la nuit dans
leurs cabines, bercés par le tintement des
cloches, et furent réveillés par les
craquements des charrettes
à boeufs longeant le rivage, dans une aube
embrumée et mauve. Ils s'habillèrent
avec soin : costumes de toile blanche, aux
pantalons serrés, fixés sous les
pieds, cols et cravates immaculés, puis se
mirent en route, suivis de Maung Nau et de l'un des
membres de l'équipage, Maung Ing, portant
les cadeaux. Le jardinier était aussi sec et
long que son compagnon était trapu et gras,
ce qui valut de nombreux quolibets à la
petite caravane. Un grand trafic de chars et
d'éléphants soulevait des nuages de
poussière. Des femmes, chargées de
leurs achats de la matinée : ail,
légumes, lézards
séchés, poissons, fruits,
lançaient au passage des remarques
désagréables sur l'indécence
des pantalons. Des effluves étranges
flottaient dans le vent chaud.
Si le résultat de leur
démarche ne les avait tant
tourmentés, les missionnaires eussent
trouvé le trajet très
pittoresque.
Ils arrivèrent à la
porte orientale de la ville vers le milieu de la
matinée. Deux splendides tamaris
l'ombrageaient. Un garde au casque de cuir rouge en
forme de pagode examina en grognant leur passeport,
puis leur ouvrit la porte. Ils étaient enfin
dans Amarapura.
Ce n'était au fond qu'un
Rangoon plus grand et moins humide. Chaque maison
s'ornait d'une treille de vigne. Partout, l'on
tissait la soie. Même dans les plus pauvres
demeures, un métier étalait ses
flamboyantes couleurs. La rue principale
était bordée des deux
côtés par une haute barrière de
pieux blancs : c'était le chemin que prenait
le roi, et aucun homme ne devait être,
visible quand il y passait.
Ils rendirent leur première
visite au vice-roi de Rangoon, maintenant l'un des
quatre membres du conseil privé. Sa maison
s'élevait aux portes du palais. Les
missionnaires eurent la chance de rencontrer le
grand homme et sa femme au moment où ils
allaient monter dans une voiture à boeufs.
Le vice-roi portait une somptueuse robe de soie
rose, au-dessus de laquelle son visage apparaissait
plus sauvage et sombre encore que naguère.
Il ignora le salut d'Adoniram et se dirigea vers la
voiture. Mais sa femme s'arrêta et sourit
aimablement aux deux hommes. Maung Ing courut
s'agenouiller à ses pieds
et lui présenta une grande corbeille
à ouvrage, toute garnie. Les yeux de la
vice-reine étincelaient.
- C'est comme celle de Ma Judson !
s'écria-t-elle en saisissant avec
ravissement le cadeau.
Le vice-roi, accroupi sous le dais
de son étrange véhicule, garda les
yeux baissés jusqu'à ce que Maung
Nau, à genoux lui aussi, lui
présentât une trousse de toilette. Il
la prit d'un air morne, mais quand il en eut
examiné le contenu, il ne put retenir un
sourire qui découvrait ses dents
cassées et noircies par le
bétel.
- Que me voulez-vous, animal
étranger ?
- Une audience avec Sa
Majesté, Grand Conseiller.
- Pourquoi?
- Pour admirer la Face
Dorée.
Le vice-roi grogna
sentencieusement.
- Amé ! Le pou veut mordre
l'éléphant. Très bien! Si vous
le voulez, buvez l'eau amère, tous ceux qui
y touchent deviennent fous.
- Nous n'avons pas peur, affirma
Adoniram.
- Je m'en occuperai donc, reprit le
vice-roi en ricanant. Retournez à votre camp
et reposez-vous. On viendra vous chercher
demain.
Les missionnaires saluèrent
profondément.
- Allez, pauvres poux, leur
lança-t-il encore.
Le conducteur se plia sur l'avant de
la voiture, effleura les boeufs de sa cravache et,
dans un vacarme étourdissant de roues et de
clochettes, l'équipage s'ébranla sous
les palmiers.
Adoniram et Colman
échangèrent un sourire. Puis,
obéissants, ils reprirent le chemin de leur
bateau. Ils ne s'arrêtèrent qu'une
fois en route, près d'un zayat
ombragé d'un grand tamaris, au bord d'un
lac. Colman était fatigué. Ils se
reposèrent longuement, écoutant de
jeunes voix dans un monastère voisin.
Adoniram examinait son compagnon, avec
inquiétude. Certainement ce garçon
manquait d'endurance ; il avait les traits
tirés, les cheveux blanchis par la
poussière et la sueur. Mais quel ardent
optimisme !
- Je sais exactement ce que vous
pensez, mais ce n'est pas vrai. Je vais très
bien et le monde est une belle chose, assura
Colman.
- Oui, certes... Adoniram
n'était pas sûr de traduire
sincèrement sa pensée.
Quand ils arrivèrent au
bateau, Colman prit un léger repas et se mit
au lit. Adoniram, assis sur le pont, regardait la
lune se lever, mais il ne pouvait penser qu'a
l'entrevue toute proche. Il ne se coucha
qu'après minuit. En entrant dans la cabine,
il trouva son compagnon éveillé ; ils
causèrent et prièrent jusqu'à
l'aube.
Le messager royal arriva tandis
qu'ils déjeunaient de riz et de poisson. Il
intima aux missionnaires l'ordre de le suivre
immédiatement, ce qu'ils firent en courant
derrière le poney de leur guide. Maung Nau
les suivait portant un cadeau pour le roi : une
Bible en quatre volumes, spécialement
reliée dans une couverture d'or. Adoniram
avait insisté pour que ce présent
fût en rapport avec leurs moyens et surtout
avec leur activité. Ils parvinrent à
la porte du palais vers midi. Par une petite
poterne, ils furent admis dans une vaste cour,
entourée de constructions disparates. Le
messager les conduisit sous la véranda de
l'un des bâtiments de moindre importance.
C'est là qu'ils furent interrogés par
un vieillard au torse couvert de tatouages. Il
portait sur l'épaule gauche la cordelette de
soie qui indiquait ses fonctions
officielles.
- Étrangers
Américains, qu'avez-vous à demander
au roi, très exactement ?
- Nous venons lui présenter
une requête, afin qu'il nous permette
d'enseigner librement notre religion en
Birmanie.
Adoniram tendit un papier
calligraphié que le vieillard
commença à lire.
- Il ne vous laissera jamais entrer.
Vous n'auriez pas dû être si franc, dit
Colman, en anglais.
- Je déteste tant les
subterfuges !
Ils examinaient le Birman avec
anxiété. Celui-ci leva les yeux au
bout d'un long moment et leur lança un
sombre regard :
- Et qui donc est-ce Dieu
?
À cet instant, un ordre
retentit:
- Les Pieds Dorés vont
avancer.
Le vieillard, jetant
hâtivement une grande robe verte sur ses
épaules, les entraîna.
- Saisissons cette occasion ! Mais
comment voulez-vous propager votre religion dans
cet empire ? ajouta-t-il, avec quelque pitié
dans l'intonation. Il n'attendit pas la
réponse :
- Venez, le roi,
célèbre aujourd'hui sa victoire sur
Cathay. Évidemment, vous n'avez pas choisi
le meilleur moment !
Les deux missionnaires se
hâtaient à la suite de ce guide peu
encourageant. Il les conduisit dans une immense
salle ouverte, en longeant un admirable bassin de
marbre. Ils traversèrent des couloirs aux
piliers dorés, aux treillages
d'albâtre délicatement
entrelacés, aux escaliers bordés
d'une balustrade d'esprits et de démons. La
salle était surélevée de plus
de deux mètres. Tandis qu'ils ôtaient
leurs souliers, le guide leur ordonna de se
prosterner pour saluer le palais.
La toiture était soutenue par
de nombreuses colonnes finement sculptées,
au-dessus de leurs bases rouges. Ces piliers, les
poutres et le dais luisaient, recouverts d'or. Le
sol était dallé de blanc. Adoniram et
Colman furent poussés au milieu de la salle,
avec une demi-douzaine d'autres suppliants. Ils
venaient de s'asseoir et inspectaient ce cadre
grandiose, quand tous les Birmans se
jetèrent la face contre terre. Les
Américains demeurèrent mi-assis,
mi-agenouillés, les mains devant les
yeux.
Le roi traversait lentement la
salle.
C'était un homme de
trente-cinq ans environ, petit de taille, les
jambes fortement arquées. Malgré un
front fuyant, son visage était
agréable. Il portait un paso de soie blanche
rehaussée de rouge, et une veste brillante
presque complètement cachée sous un
amoncellement de chaînes et de colliers d'or.
D'une main, il tenait une épée au
fourreau d'or, de l'autre, la queue d'une vache
blanche du Thibet.
Il avançait avec
dignité, voire avec arrogance. Il
s'arrêta au passage devant les deux
blancs.
- Qui est-ce ?
Personne ne paraissait oser
répondre. Adoniram parla de sa voix
profonde, plus profonde que d'ordinaire:
- Nous sommes des professeurs
étrangers, grand roi.
Bagyi-Daw sourit, non sans
bienveillance.
- Comment, vous parlez le birman ?
Seriez-vous les moines dont on m'a parlé
hier ?
- Nous sommes les professeurs,
ô grand roi.
- Quand êtes-vous
arrivés ?
- Au crépuscule, il y a deux
jours, grand roi.
- Vous enseignez une religion ?
demanda-t-il encore.
Son regard allait du visage
éthéré de Colman, à
celui de son compagnon, résolu et
fort.
- Oui, grand roi.
- Vous êtes donc des moines,
des célibataires ?
Adoniram expliqua qu'ils n'avaient
rien de monastique et décrivit leur vie
à la Mission. Le roi écoutait, tout
en lissant ses cheveux avec la queue de vache.
Aucun indigène n'avait encore osé
lever son visage de terre.
- Pourquoi vous autres Anglais,
portez-vous toujours ces vêtements
serrés sur vos jambes et sur vos têtes
?
- C'est notre usage, grand roi. Nous
ne sommes toutefois pas anglais, mais bien
américains.
- Vous êtes tous les
mêmes, espèces d'Européens
grogna le roi qui, brusquement, piqua de son
épée le large chapeau de paille
d'Adoniram, l'examina avec soin, puis le posa sur
son propre chef.
Aucun des spectateurs rampants
n'osait esquisser le moindre sourire. Au bout d'un
instant, Bagyi-Daw jeta le chapeau à terre,
et se remit à questionner les missionnaires
: avaient-ils des enfants, buvaient-ils du rhum,
s'enivraient-ils comme tous les étrangers ?
Avaient-ils des théories contraires à
celles des Birmans sur le système des
étoiles et tuaient-ils des animaux pour les
manger ?
Quand Adoniram eut répondu
à chacune de ces questions, Bagyi-Daw
sourit, l'air satisfait, et se mit à
déambuler tranquillement jusqu'à son
trône. Il l'épousseta soigneusement de
sa queue de vache et s'assit.
- Maintenant, je suis prêt
à entendre votre requête.
Le guide souleva alors son visage de
terre, juste assez pour pouvoir lire :
« Les professeurs
américains sont présents pour
solliciter la faveur du Roi très excellent,
souverain de la terre et de la mer. Ayant appris
que le pays était calme
et prospère sous
l'autorité royale, nous sommes
arrivés dans la ville de Rangoon, dans le
territoire de Sa Majesté. Nous avons obtenu
du gouverneur de la ville la permission de venir
jusqu'ici contempler la Figure Dorée. Nous
avons atteint maintenant les Pieds Dorés.
Nous souhaitons ardemment que cette permission nous
soit accordée, qu'à l'abri du pouvoir
royal, nous puissions propager notre religion, que
ceux que satisfait notre enseignement puissent le
suivre sans être molestés, qu'ils
soient Birmans ou étrangers. C'est la
grâce pour laquelle nous nous
présentons devant l'excellent Roi, souverain
de la terre et de la mer. »
Le roi écoutait, les yeux
attentivement fixés sur les missionnaires.
Il tendit la main. Le guide rampa jusqu'à
lui et lui remit la requête. Il la lut
tranquillement. Pendant qu'il était
absorbé dans sa lecture, Adoniram s'approcha
du guide et lui donna une petite brochure contenant
les principes élémentaires de la
doctrine chrétienne Quand le roi eut
terminé sa lecture, il tendit le papier sans
un mot et prit la brochure.
Adoniram, les lèvres
sèches, priait silencieusement:
« 0 Dieu, aie pitié du
pays, aie pitié de son roi !
»
Bagyi-Daw parcourut les
premières lignes où était
affirmée l'existence d'un Dieu unique,
éternel, étranger aux vicissitudes de
la mortalité, hors duquel il n'est pas
d'autre dieu. Il jeta alors la brochure à
terre, avec mépris. Le guide la ramassa et
la rendit au missionnaire.
Le roi regardait fixement à
travers les colonnes, dans la direction du palais
d'où parvenait un faible roulement de
tambour.
Le guide retira alors la couverture
de l'un des livres de la Bible et le
présenta au roi. Celui-ci n'y prêta
pas la moindre attention. Adoniram avait la gorge
serrée.
Au bout de quelques instants, durant
lesquels il avait examiné avec attention le
profil de son roi, le guide interpréta ainsi
l'auguste décision :
- Le Roi se demande pourquoi vous
sollicitez une semblable autorisation. Les
Portugais, les Anglais, les Musulmans et gens de
toutes autres religions n'ont-ils pas le droit
d'adorer, chacun selon son rite ? Quant à
votre requête, le Roi ne
donne pas d'ordre. Vos livres sacrés ne
l'intéressent pas. Emportez-les.
Il s'arrêta. Bagyi-Daw ne
bougeait pas.
- Dites au grand roi, tenta
Adoniram, en désespoir de cause, que Maung
Colman est un habile médecin.
Sans daigner regarder les
missionnaires, le roi répondit :
- Qu'ils aillent chez mon docteur,
le prêtre portugais, que celui-ci examine
s'ils peuvent m'être de quelque
utilité, et que l'on me fasse un
rapport.
Puis, il descendit brusquement de
son trône et alla s'asseoir sur un coussin,
de l'autre côté de la salle, les yeux
fixés sur la procession qui
s'avançait maintenant dans la
cour.
Le guide se leva.
- Suivez-moi, vite !
Ils descendirent en hâte les
escaliers. Dans un éclair, ils
aperçurent un éléphant blanc
abrité de parasols dorés, une longue
file de dignitaires en rouge, des lanciers en
uniformes verts, des danseuses, des astrologues
vêtus de robes blanches, étincelantes
d'étoiles d'or, des mousquetaires en bleu...
Ils passèrent la petite poterne dont
n'ouvrait - à ce que leur apprit leur guide
avec un sourire cruel - que pour sortir les
cadavres, et suivirent un serviteur jusque chez le
prêtre portugais.
C'était un vieillard au
visage grave, complètement rasé. Ils
le trouvèrent à deux milles au sud du
palais, sur le seuil de son église, une
petite construction en bois de teck, au milieu d'un
terrain planté de cocotiers, au bord de
l'Irrawaddy. Le prêtre les invita à
s'asseoir sous le porche et écouta sans
commentaires les explications du serviteur. Puis,
il se tourna vers les missionnaires :
- Quoique je suppose que vous
parliez le français comme moi, je crois plus
sage que nous nous exprimions en birman afin
d'être compris. Je ne vous poserai pas une
seule question qui n'ait trait à la
médecine. Je ne vous donnerai aucun conseil.
Je ne demeure dans ce pays que pour officier
auprès des demi-sang, descendants des
catholiques français, amenés
prisonniers de Syrie, il y a de nombreuses
générations. Ma présence ici
est tolérée, car je ne m'occupe pas
de politique, ni d'aucune foi,
sauf de la mienne, ni de personne que des
catholiques. Le roi désire ardemment trouver
un remède qui le garantisse contre toutes
les maladies, et le rende immortel. Si vous ne lui
apportez pas cette panacée, vous lui
êtes inutiles.
Les trois blancs se regardaient avec
un profond sérieux. Les tourterelles
roucoulaient. Une porte se referma bruyamment. On
entendait chanter. Colman sourit avec douceur et
dit en anglais :
- Mon cher Judson, pourquoi
prolonger ce supplice ?
- Mon ami me conseille de ne pas
vous importuner plus longtemps, traduisit
Adoniram.
- Je regrette...
- Merci.
Ils saluèrent et reprirent le
chemin du bateau, leur Bible sous le
bras.
Ils ne se tiendraient pas encore
pour battus ! De par sa race, le roi devait
être vénal. Puisqu'ils n'avaient pas
d'argent pour le tenter, il faudrait trouver un
autre moyen.
Ils apprirent par le chef du village
que leur guide n'était rien moins que le
premier ministre, dont l'autorité n'avait,
au-dessus d'elle, que celle du roi. Après
une nuit de réflexion, ils
décidèrent d'essayer de faire plus
ample connaissance avec cet important personnage.
Ils retournèrent donc le lendemain à
la ville, suivis de Maung Nau et de Maung Ing
chargés de cadeaux, et se rendirent à
la maison du haut dignitaire. Grâce à
une pièce de soie et à une boite de
thé de Chine, une audience leur fut
immédiatement accordée.
Le ministre était à
moitié étendu sur une natte, un
cigare à la bouche, ridé comme un
singe nouveau-né, mais l'air très
intelligent.
- Monseigneur, commença
Adoniram, nous croyons comprendre que votre grand
roi décourage le commerce entre son pays et
ses voisins, car il craint que la richesse de
Birmanie ne soit exportée hors du
territoire.
Les yeux enfoncés du ministre
s'allumèrent.
- C'est vrai, animal
étranger. Mais où donc voulez-vous en
venir ?
- Si le commerce augmentait, votre
peuple ne serait-il pas plus fortement imposable,
ne construirait-on pas davantage de pagodes, la
prospérité ne serait-elle pas
infiniment plus grande ?
- C'est bien certain. Asseyez-vous,
maîtres étrangers. Mais comment vous
proposez-vous d'amener cette
prospérité ?
Adoniram n'osait pas regarder son
compagnon qui s'efforçait de suivre la
conversation. Il ne voulait pas lui laisser voir
encore l'espoir dont il sentait bien qu'on pouvait
le lire dans ses yeux.
Ils prirent place à droite et
à gauche du ministre, en ayant soin de ne
pas tourner vers lui la pointe de leurs pieds. Il
ne s'agissait pas, en un pareil moment, de manquer
aux usages !
- Monseigneur, si l'on savait que
les faveurs de votre roi s'étendent aux
étrangers ; si l'on apprenait qu'il permet
au christianisme de se propager dans son empire,
beaucoup de chrétiens viendraient
s'établir ici, et chacun sait que le
commerce est actif là où s'installent
nos communautés.
Le Birman tira plusieurs fois sur
son cigare avant de répondre.
- Si vous demeurez quelque temps
encore à Amarapura, j'essaierai de trouver
un moment favorable pour présenter cette
idée à la Présence
Dorée.
- Nous vous enverrons une
explication écrite et
détaillée de notre proposition.
- Vous pouvez le faire. Mais ne vous
y trompez pas, le roi a été mal
disposé contre vous, avant même de
vous voir. Vous avez offensé l'un des moines
les plus révérés.
Personnellement, je n'y attache que fort peu
d'importance. Vous pouvez revoir le roi mais
souvenez-vous qu'il y a trois chances de vous
sauver si un serpent vous fascine, mais il n'y en a
qu'une avec le roi... Allez maintenant.
- Nous partons,
Monseigneur.
Une fois de plus, ils reprirent,
découragés, le même chemin,
suivis de leurs serviteurs. Seul Colman trouva
assez de forces pour dire avec un triste sourire :
- Après tout, le monde est
beau ... pour les Birmans.
Le soir même, ils firent
parvenir le texte de leur proposition au ministre.
Le lendemain, qui était un dimanche, ils se
reposèrent. Le lundi se passa à
attendre une audience. La lune était haute
quand le dignitaire vint leur dire, sans aucune
dureté d'ailleurs :
- Quelle que soit la longueur de
votre attente, il ne subsiste aucune chance pour
que vous obteniez ce que vous demandez. Le danger
est grand pour vous de demeurer ici. Retournez
à vos affaires.
Il les quitta sur ces
mots.
Malgré toutes les
prières, les interminables
préparatifs, l'expédition à
Amarapura s'avérait un complet échec
! Les missionnaires étaient même trop
abattus pour causer.
Durant la soirée,
après qu'un bon dîner de Koo-Chil leur
eût rendu quelques forces, ils s'entretinrent
longuement de la volonté
incompréhensible de Dieu qui s'acharnait
à anéantir tous leurs espoirs.
Colman, aussi simple dans sa foi que Maung Nau,
conclut en disant que certainement le sens de leur
voyage apparaîtrait clairement si, comme
Dieu, ils connaissaient le commencement et la fin
de toutes choses. Mais le visage de son compagnon
restait fermé, malgré ces paroles
d'espoir. Il ajouta :
- Nous devons avoir pleine confiance
en Jésus-Christ.
- J'ai bien confiance en lui. Il
demeure présent dans mon coeur. Mais
où donc est Dieu? demanda Adoniram, avec une
angoisse indicible.
Colman se tut. Un peu plus tard, ils
allèrent se coucher.
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