SPLENDEUR DE DIEU
XIV
LA PETITE ÉGLISE
Le 6 février, les missionnaires
levèrent l'ancre.
Grâce au courant, le voyage de
retour durerait bien moins longtemps que l'aller.
Pour eux, le charme de la navigation sur
l'Irrawaddy s'était évanoui. Ils ne
mirent même pas pied à terre
lorsqu'une semaine après, le bateau
s'arrêta pour la nuit devant Prome. Là
plus belles pagodes ne les tentaient pas, Ils ne
posèrent aucune question à Koo-Chil
quand celui-ci ramena à bord un magnifique
rôti de buffle.
Le découragement d'Adoniram
était bien plus grand que celui de son
compagnon qui, lui, n'avait pas prépare six
années durant sa requête au roi !
Après plusieurs jours de tentatives
infructueuses Colman renonça à
égayer cette détresse totale qui le
désarmait. Mais il poussa une exclamation de
joie quand, derrière les cabines, apparut un
visage familier : Maung Shway-gnong !
Peut-être ce vieil ami pourrait-il apporter
quel, que réconfort.
Adoniram fut tout heureux de revoir
son ancien professeur. Il l'embrassa avec effusion
et lui demanda Se venir partager leur dîner.
Ses yeux brillaient de nouveau, tandis qu'il lui
servait une généreuse portion de
viande :
- Je sais bien que vous autres
Birmans, aimez manger la viande, lorsque c'est nous
qui avons tué l'animal !
Maung Shway-gnong sourit et
récita la phrase du
cérémonial
mortuaire de son pays : « Que les morts ainsi
que ceux qui sont présents puissent partager
le mérite de l'offrande! »
- Êtes-vous venu à
notre rencontre, ô mon maître
?
- Mon frère est malade ; je
suis allé le voir. Mais, si vous le
permettez, j'aimerais bien retourner avec vous
jusqu'à Rangoon. Racontez-moi ce qu'il vous
est advenu dans la ville dorée.
Adoniram soupira. Sa défaite
était encore trop récente pour qu'il
pût en parler facilement. Mais l'avis de
Maung Shway-gnong pouvait être
précieux. Aidé de Colman, qui
commençait à se débrouiller
dans le langage courant, il décrivit leur
réception à la cour.
- Et maintenant, il ne me reste
vraisemblablement qu'à abandonner la
Birmanie pour aller à Chittagong,
conclut-il.
- Vous a-t-on beaucoup parlé
de guerre avec les Anglais, là-bas
?
- Nous n'avons rien entendu de plus
que les vanteries habituelles. Mais en quoi un
conflit pourrait-il changer notre situation
?
- Je pensais que la Présence
Dorée n'oserait pas torturer un Anglais si
elle n'avait pas l'intention de déclarer la
guerre d'une manière imminente.
- Vous savez, aussi bien que moi,
mon maître, que suis américain et que
je ne crains pas pour moi seulement. Il y a Maung
Nau, un de nos convertis, et Maung Ing, qui
espère être bientôt
baptisé, et d'autres encore, pour lesquels
nous sommes remplis d'espérance.
- Vous n'avez rien à craindre
pour moi ! s'écria le Birman avec
défi.
- Pourquoi serions-nous inquiets
pour vous ? J'ai appris qu'avant de quitter
Rangoon, on vous avait vu au Shwé
Dagôn, priant ostensiblement.
Maung Shway-gnong grognait, l'air
angoissé.
- Vous êtes injuste. Depuis
votre départ, pas une seule fois je n'ai
croisé mes mains tendues vers une pagode. Il
est vrai que je suis parfois la foule, pour
éviter les soupçons ; mais je ne fais
que monter et descendre, sans m'arrêter.
Direz-vous encore que je ne suis pas l'un de vos
disciples ? Que me manque-t-il ?
- Vous ne serez véritablement
un disciple que quand vous aurez renoncé
à tenir le Christ caché dans votre
coeur, que vous ne le renierez plus devant les
hommes.
Le Birman ne répondit
pas.
Sur la grève, des jeunes
filles chantaient en vannant le riz. Après
un silence, Colman reprit :
- Y aura-t-il une seule personne
pour s'aventurer dans le zayat, quand on saura que
le roi nous refuse sa protection ?
Le professeur ne répondit pas
directement
- Voici ce que je vais faire :
j'irai moi-même chez le gaing-ôk, et je
le ferai taire. C'est possible, puisque la
vérité est avec moi.
- Mon pauvre ami, dit Adoniram
doucement, touché par ce courage.
Peut-être réussirez-vous à le
faire taire, mais il a des chaînes et des
fers pour vous torturer.
Souvenez-vous...
- Hé ! Hé !
Croyez-vous que je puisse l'oublier ? N'est-ce pas
cette pensée qui me fait ramper comme le
serpent qui vole la proie du tigre ?
Adoniram lui donna une tape
amicale.
- Un jour... Dieu vous rendra
capable...
Colman, avec un juvénile
enthousiasme, se leva, disant ardemment
:
- Regardez l'étoile du soir,
qui monte, flamboyante et pure. Écoutez les
grenouilles. Tout de même, le monde est si
beau, mes amis.
- Jeunesse, jeunesse! soupira Maung
Shway-gnong. Je vais maintenant retourner chez mon
frère, mais je serai ici à l'aube
pour appareiller.
Il disparut dans le
crépuscule.
- Quelles perpétuelles
apparitions et disparitions je me demande si ses
amis ne l'accusent pas de sorcellerie.
- Ma So dit de lui : « Une puce
saute sans soulever de poussière »,
répondit Adoniram en souriant.
- En tout cas, il nous a distrait
dans notre tristesse.
- Mon cher Colman, je crains de vous
avoir fait peser tout cela bien lourdement sur les
épaules ; je tâcherai d'être un
peu plus gai dorénavant.
En effet, durant les derniers jours
du voyage, Adoniram fit des efforts immenses pour
s'arracher à son désespoir. La
présence du professeur avec qui
recommençaient les vieilles discussions sur
les questions religieuses, l'aida à
reprendre courage. Le refus du roi s'estompait
derrière les multiples explications qu'il
lui fallait donner sur les miracles du
Christ.
Ils atteignirent Rangoon le 18
février.
Tous furent d'accord : il fallait se
transporter à Chittagong. Quoique convaincu
de cette nécessité, Adoniram en tomba
malade. Il dut s'aliter. Le visage tourné
contre la paroi, il priait Dieu de le laisser
mourir.
Anne était à son
chevet, sans oser rien dire. Il gravissait un
calvaire qui dépassait son imagination.
Toute la nuit, il lutta contre une obsédante
vision : celle d'un Adoniram Judson, au visage
bouleversé, sur le pont d'un bateau. La mer
était d'une indescriptible beauté,
mais dans ses vagues dorées, des enfants,
par milliers, se noyaient, criant et suppliant :
« Adoniram, notre Maître, sauvez-nous!
» Éperdu, Adoniram répondait :
« Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! » Il
se sentait seul au monde, vivant encore
après la fin de toute humanité, au
delà des temps, cherchant toujours Dieu,
qu'il ne connaissait pas encore !
Ce fut seulement à l'aube
qu'il put se mettre à prier, en se couvrant
le visage de ses mains tremblantes : «
Père Céleste, montre-moi la route. Au
nom de Ton Fils qui monta sur la Croix pour frayer
un chemin à tous ceux qui luttent, qui
tombent, qui abandonnent ; fais-moi connaître
si les souffrances des Birmans font partie de Ton
grand plan ? Doivent-ils mourir pour vivre ensuite
? Faut-il qu'ils soient torturés pour
parvenir jusqu'à Toi ? Jésus,
portes-tu toi-même la coupe amère
à leurs lèvres ? Dois-je demeurer
dans ce pays et envoyer mes disciples à la
torture ? Est-ce là le chemin et la
vérité ? »
Il s'arrêta, retenant son
souffle, comme pour écouter avec son
âme elle-même. Mais il ne sentait que
le silence d'une mort totale...
Le lendemain, Colman partit à
la recherche d'un bateau. Sa femme et Anne
commencèrent les
emballages. Adoniram arpentait
la véranda, les mains derrière le
dos, le menton appuyé sur la poitrine,
luttant contre lui-même pour reprendre
contact avec le monde extérieur, le soleil,
les oiseaux, les cloches de la pagode et les
chansons presque heureuses des deux femmes
préparant leur départ de la ville
triste et chaude. Il marchait depuis une heure,
comme en cage, lorsqu'un appel l'arracha à
cette bataille :
- Maître !
Il releva sa tête alourdie. Un
groupe d'indigènes se tenait devant
l'escalier : Ma Baïk et Ma So, Maung Nau,
Maung Ing et quatre autres hommes et femmes qu'il
ne connaissait pas.
- Maître, répéta
Maung Nau, nous venons à vous, porteurs
d'une requête.
- Approchez, mes amis,
répondit Adoniram, surpris.
Ils ôtèrent leurs
sandales, saluèrent profondément et
vinrent s'accroupir sur les nattes. Le missionnaire
s'assit au milieu d'eux. Maung Nau ouvrait la
bouche, mais Ma So le devança :
- Maître, nous ne voulons pas
que vous nous quittiez !
- Il est inutile de rester, mes
amis. Nous ne pouvons ouvrir le zayat, dit
Adoniram, avec un triste sourire. Le culte public
nous est défendu. Personne n'ose
étudier la religion.
- Maître, reprit Maung Nau, le
visage contracté comme s'il retenait ses
larmes, je suis désespéré de
votre prochain départ, je ne dors ni ne
mange. J'ai fait le tour de mes voisins ; ceux qui
sont ici veulent apprendre la religion, quelles que
soient les conditions présentes. Voici mon
beau-frère, sa femme, des
cousins...
Les nouveaux-venus approuvaient de
la tête. Maung Ing, plus âgé que
ses compagnons, se pencha en avant, et de sa voix
chaude :
- Restez encore avec nous, mon
Maître ; quelques mois seulement
jusqu'à ce qu'il y ait dix disciples. Faites
alors de l'un d'entre eux le maître, nous
n'aurons plus de souci. Ce que je connais
déjà de la
nouvelle religion me fait croire
qu'elle continuera alors à s'étendre,
même après votre
départ.
Ma Baik, le visage inondé de
pleurs, murmurait:
- Amé ! Pourquoi ai-je
renvoyé mon baptême Qu'adviendra-t-il
de mon karma, maintenant ? J'irai dans le plus bas
des enfers.
Le coeur battant, Adoniram promenait
son regard du petit groupe de suppliant à sa
femme et à Mme Colman qui s'étaient
approchées pour écouter. Avant qu'il
eût pu leur dire sa joie, l'une des femmes
reprit :
- Maître, j'ai souvent
assisté aux réunions du zayat. Je
croyais que vous resteriez toujours ici et que donc
rien ne pressait. Est-ce bien de nous abandonner
ainsi ? N'avez-vous pas répété
souvent que ce travail de conversion n'était
pas le vôtre, mais celui de Dieu, et qu'Il le
poursuivrait en dépit de tous les dangers
?
- Prions tous, dit un des hommes,
d'une voix forte.
Une autre voix s'éleva
:
- J'ai construit une pagode pour
acquérir des mérites et
m'épargner quelques-unes de mes vies
futures. J'ai prélevé de lourds
impôts lorsque j'étais percepteur, et
j'ai élevé pour mes
pêchés une magnifique pagode, au bord
de la rivière. Mais cela ne m'a donné
aucune paix. Mon âme est demeurée
angoissée jusqu'à la dernière
saison des pluies, au moment où, pour la
première fois, je vous ai entendu parler de
Jésus-Christ. Si Maung Nau ne conservait pas
égoïstement son exemplaire de
l'Évangile, je serais probablement
prêt maintenant pour le
baptême.
Adoniram retint un sourire. Maung
Shway-Ba, ayant soulagé sa conscience,
l'assistance demeurait silencieuse, en attente. Un
instant plus tard, le missionnaire leva la
tête pour prier : « J'ai reçu ta
réponse, ô Éternel, et je
promets maintenant de ne pas quitter la Birmanie
avant que la Croix n'y soit plantée pour
toujours. Père, aide-nous, aide ta petite
église de Rangoon, Si la torture nous guette
et que nous nous rétractions, sois, patient,
ô mon Dieu, car ce seront seulement nos corps
misérables qui te seront infidèles.
Nos âmes t'appartiennent à jamais.
Amen. »
Quand il rouvrit les yeux, il vit
Anne qui lui souriait à travers ses
larmes.
Le soir, dès que Colman fut
rentré, un nouveau conciliabule
réunit les quatre missionnaires.
Après une longue discussion, on
décida que les Colman partiraient pour
Chittagong, où ils établiraient la
Mission projetée. Ainsi, si Rangoon devait
disparaître, Chittagong constituerait une
réserve de forces vives. Les Colman eussent
préféré demeurer sur place,
mais les décisions d'Adoniram avaient force
de loi.
Comme toujours dans le pays, le
bateau ne partit que deux semaines après le
jour annoncé. Durant cette attente, Colman
mit à l'épreuve sa connaissance de la
langue en essayant de répondre aux questions
du petit groupe de fidèles qui, chaque soir,
se réunissait au zayat, toutes portes
closes. Il n'avait pas fait beaucoup de
progrès, mais il savait gagner les coeurs de
son auditoire en riant lui-même de ses
erreurs. Il avait vraiment l'âme d'un
missionnaire-né. Ce fut, pour les Judson, un
terrible sacrifice de le voir partir avec sa jeune
femme. Ils s'embarquèrent en
mars.
Après leur départ,
Adoniram s'astreignit à un nouveau
programme. Il travaillait tout le jour à sa
traduction de la Bible, et consacrait ses
soirées aux réunions secrètes
du zayat. Cette dissimulation nécessaire lui
pesait lourdement.
Les fidèles craignaient sans
cesse d'être attaqués et vivaient dans
une extrême tension nerveuse, comme des
assiégés. Cependant, mars et avril,
brûlants, se traînèrent sans
qu'ils fussent molestés. Cette
liberté même paraissait
inquiétante ; peut-être fallait-il
l'attribuer à l'enfantillage des Birmans,
qui n'agissent que par impulsions violentes ;
peut-être leur désir de tourmenter les
Américains s'était-il simplement
évanoui...
Ils apprirent que le gaing-ôk
avait été retenu à Amarapura
pour instruire quelques-uns des enfants royaux.
Tant que le zayat paraîtrait inactif, on
oublierait vraisemblablement les
missionnaires.
De très graves
préoccupations pesaient, d'autre part, sur
le gouvernement. Le Grand Roi, Maître des
Éléphants blancs, guerroyait en
Assam, et parlait ouvertement de
conquérir tout le territoire hindou, au sud
des Himalayas, et jusqu'à Calcutta. Pour la
Présence Dorée, les possessions
britanniques des Indes n'avaient aucune importance.
Comme ses sujets, il ignorait tout de la
géographie.
Selon la croyance birmane, en effet,
le monde est constitué par une montagne
haute de cinq millions de milles, entourée
de quatre grandes îles. L'île la plus
méridionale est le fief des hommes, Birmans
et autres bouddhistes. Les Anglais et tous les
autres peuples sont cantonnés dans les cinq
cents petites îles qui entourent l'île
méridionale.
Il était donc absurde, de la
part des Anglais, de prétendre s'aventurer
sur l'île du Sud, comme ils le faisaient, et
il incombait évidemment à Bagyi-Daw,
Roi de grandes vertus, Arbitre de la vie, de
ramener celle-ci tout entière sous
l'autorité des Pieds
Dorés.
C'est pourquoi le roi tendait ses
filets jusqu'aux plus lointaines frontières
: il s'agissait de recruter le maximum de soldats.
Beaucoup d'indigènes
préféraient à cet
enrôlement la perte de tous leurs
biens,
Il y avait donc bien autre chose
à faire dans le royaume que d'espionner la
Mission étrangère !
Des expéditions de pillage,
mal organisées et incapables de
conquérir le pays, étaient
fréquemment envoyées dans le
protectorat britannique d'Assam. Le temps
approchait où l'Angleterre, lasse d'envoyer
des protestations écrites, recourrait
à des moyens plus
énergiques.
Les Birmans qui fréquentaient
le zayat passèrent entre les mailles du
filet des recruteurs jusqu'au début de
l'été. Mais alors, Maung Shway-gnong
fut pris; on l'envoya rejoindre les armées
sur le Brahmapoutra, bien loin au nord. Sa femme et
sa fille acceptèrent l'offre d'Adoniram, et
vinrent habiter une hutte qu'elles construisirent
dans le jardin de la Mission. Maung Ing fut
baptisé ainsi que le voisin riche qui avait
construit une pagode.
Au début de mai, Anne fut
prise à nouveau par des douleurs de foie qui
devinrent vite inquiétantes. Pour un temps,
son mari ne songea plus qu'à lutter pour
cette précieuse vie. Il
lui administrait du mercure et du calomel. Il finit
par écrire au docteur de Serampore pour lui
demander conseil.
Adoniram souffrait lui-même
d'un accès de fièvre, il était
couché à côté de sa
femme quand Maung Nau apporta la réponse du
médecin. Il la lut avidement, puis
s'étendit de nouveau, avec un grognement
sourd.
- Que dit-il, Don chéri
?
- Il m'ordonne de m'amputer le bras
droit et de m'arracher l'oeil droit pour deux
ans.
Anne essaya de lever la tête
pour le regarder, mais elle était sans
forces.
- Sois sérieux, je t'en prie.
Que dit-il ?
- Je te le répète, ma
chérie. Il m'assure qu'il peut
améliorer ton état pour quelque
temps. Mais que la seule chance de te conserver en
vie est de te faire quitter le pays pour deux ans
au moins. Ce sera l'Amérique.
- Ce ne sera rien du tout, assura
Anne, avec un faible essai d'autorité. Je ne
quitterai pas ce pays.
Adoniram ferma les yeux et grogna -
Il savait bien que, lorsque la fièvre le
quitterait, il devrait renvoyer Anne, mais pour le
moment il n'osait même pas y
penser.
Les médicaments du docteur de
Serampore permirent à Anne de se lever avant
son mari. Mais, la première fois qu'il eut
la force de se traîner jusqu'à la
véranda, il lui dit avec un sourire
forcé :
- Eh bien ! ma chère femme,
je m'apprête à signer mon propre
arrêt de mort.
Anne prit sa main amaigrie entre les
siennes et murmura :
- Je ne puis te laisser seul. C'est
impossible. Je préfère rester ici et
y mourir.
Elle se penchait vers lui. Son
visage était une vision de cauchemar, les
yeux complètement jaunes, les cheveux
décolorés. Adoniram serra les dents
:
- Je veux bien affronter n'importe
quel sacrifice pour sauver les Birmans, sauf celui
qui t'attend et que je ne puis éviter. Il
faut donc que tu partes, ma bien-aimée.
Elle rentra précipitamment
dans la maison où il l'entendit pleurer.
Mais, par crainte de faiblir dans sa
résolution, il ne tenta pas de la
rejoindre.
Elle finit pourtant par céder
et commença ses préparatifs avec
autant de tristesse que si elle allait mourir. Les
Hough s'étaient installés à
Serampore et Adoniram leur écrivit de
retenir une place pour Anne à bord d'un
bateau pour l'Amérique, ou, tout au moins,
pour l'Angleterre. Ma Baïk et Maung Nau
l'accompagneraient jusqu'à Calcutta sur un
vaisseau portugais.
Anne retrouva son sens pratique pour
faire ses emballages ; mais quand elle fut
installée dans sa petite cabine, elle
plongea son regard dans les yeux de son mari et lui
dit, avec une tristesse infinie :
- Comment peux-tu croire que je me
remettrai et serai heureuse en Amérique,
alors que tu restes ici ? Je ne comprends pas
pourquoi tu es si cruel, Adoniram. Ce n'est pas
encore trop tard. Ramène-moi dans notre
chère Mission. Si je dois mourir, que ce
soit dans tes bras... Ou ne veux-tu pas
que...
Il lui ferma la bouche de sa
main.
- Anne, ma chérie, ne me
brise pas le coeur. Que deviendrais-je si tu devais
mourir ? Cette horrible séparation n'a qu'un
but : te permettre de vivre. C'est parce que j'en
suis certain que j'ai la force de te laisser
partir.
Elle écarta la main de son
mari :
- Comment pourrai-je me reposer
quand je me demanderai ce que tu deviens ? Qui
baignera tes yeux quand ils te feront mal ? Qui
veillera à ce que tu n'oublies pas de manger
?
- N'importe quel serviteur s'en
chargera. Mais ce que personne au monde que toi ne
peut faire, c'est de soutenir mes pas quand Dieu
paraît trop lointain. Tu prieras pour moi,
toujours, n'est-ce pas ?
Il tomba à genoux près
du lit et la serra sur son coeur.
Ils ne pleurèrent pas et ne
s'adressèrent plus la parole. Quand il se
sentit assez fort, il reposa tendrement Anne sur
ses coussins et, avec un grand-soupir, il sortit de
la cabine.
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