SPLENDEUR DE DIEU
XV
LA SORCIÈRE
Dieu seul pouvait connaître la
solitude absolue d'Adoniram Judson en
Birmanie!
Aux semaines chaudes et humides de
la saison des pluies succédèrent de
radieuses journées d'automne. Le figuier
donna de nouveau asile à d'innombrables
pigeons verts, le rossignol bâtit son nid.
Adoniram vivait dans ce monde-là. Les
lointaines rumeurs de guerre ne l'atteignaient pas.
Même il cessa de redouter des
représailles et se mit ouvertement à
baptiser ses convertis dans le lac des lotus,
jusqu'à ce que sa petite église
comptât dix âmes. Il ne voyait jamais
de blancs. Il oublia qu'il existait autre chose que
des visages jaunes. Malgré toutes ses
occupations, il se sentait
désespérément seul, d'une
solitude totale, universelle.
Il cherchait une réponse.
Peut-être ne savait-il pas apprécier
assez son privilège et sa
responsabilité, quand il traduisait la Bible
pour les Birmans ; lui, Adoniram Judson, choisi
parmi tous les vivants et les morts pour ce travail
! Chacun de ces mots de Dieu, il l'approchait avec
une infinie délicatesse. Néanmoins,
après de longues heures de réflexion,
il se persuada qu'en toute honnêteté,
son tourment venait de ce perpétuel
sentiment de Dieu inconnaissable, qui ne lui
laissait aucune paix. Pourquoi alors ne pas
chercher le secours là où il
était certain de le trouver ?
Une nuit, à minuit, il se
leva, alluma la lampe à huile,
et chercha la boîte de
santal. Il ne l'avait pas ouverte depuis le jour
où Anne lui avait enlevé
l'Autobiographie. Il la trouva donc dans le haut
d'une armoire, à l'abri des fourmis
blanches, et s'installa pour lire.
« Je m'aperçus alors
d'un effet que me faisaient les Sermons de ce
Père, disait Mme Guyon. Ils m'absorbaient si
fort en Dieu que je ne pouvais ni ouvrir les yeux,
ni entendre ce qui se disait. Entendre nommer votre
Nom, ô mon Dieu, ou votre amour, était
capable de me mettre dans une profonde oraison, et
j'éprouvais que votre parole faisait une
impression sur mon coeur directement, et qu'elle
faisait tout son effet sans l'entremise de la
réflexion et de l'esprit, et j'ai toujours
éprouvé cela depuis, quoique d'une
manière différente, selon les
différents degrés et états par
où j'ai passé ! Cela m'était
alors plus sensible. Je ne pouvais presque plus
prononcer des prières vocales. Je restai
plus de cinq heures de suite à l'Eglise sans
rien avancer. Je fus pénétrée
d'un trait de pur amour si vif, que je ne pouvais
pas me résoudre d'abréger les peines
dues à mes péchés par les
indulgences : si elles avaient donné, des
peines et des croix, je les aurais gagnées.
Je vous disais, ô mon Amour : « Je veux
souffrir pour vous, n'abrégez point «
mes peines : ce serait abréger mes plaisirs
; je n'en « trouve qu'en souffrant pour vous.
» Je quittai toutes les compagnies : je
renonçai pour jamais aux jeux et aux
divertissements, à la danse, aux promenades
inutiles. Mon unique divertissement était de
dérober des moments pour être, seule
avec vous, ô mon unique Amour !
»
Il lut jusqu'à l'aube, puis
se leva pour faire sa promenade matinale. Il valait
mieux réfléchir de jour, sans la
passion de la nuit, dans l'immobilité de son
lit. Vraiment, cette Française avait
cherché Dieu comme lui-même. Elle
l'avait trouve en supprimant tous les liens
terrestres, sauf ceux de la discipline.
Mais Dieu voulait-il vraiment des
créatures oisives, inutiles socialement,
échos des désirs célestes,
mais sans aucun rôle actif ? Son esprit
positif refusait d'admettre cette pensée.
Peut-être l'opinion d'Anne sur Madame Guyon
était-elle la bonne ? Pourtant, il ne
pouvait abandonner cette
lecture. Plusieurs nuits durant, il rechercha moins
la méthode de culture spirituelle de
l'auteur que le secret de sa victoire finale. Mais
le résultat restait décevant : cette
femme avait usé sa vie en futilités
hystériques.
Il parvint à cette conclusion
par une aube dorée. Il ferma alors le livre,
le remit dans sa boîte et dit, à haute
voix : Voilà, Anne chérie, je sais
que tu te sens mieux.
Puis, il sortit faire sa promenade
matinale.
Le même jour, il baptisa Ma
Baïk. Et, ce soir-là, dans l'ombre
solitaire de son bureau, il formula pour
lui-même de nouvelles règles de vie :
1. Être fidèle dans la
prière de chaque jour, matin et
soir.
2. Ne jamais perdre un instant dans
l'oisiveté.
3. Contenir tous les appétits
naturels dans les limites de la tempérance
et de la pureté : « Garde-toi pur.
»
4. Supprimer toute colère et
mauvaise volonté.
5. Ne rien entreprendre par ambition
ou goût de la
célébrité.
(Note : Ne pas écrire pour
l'éditeur Blackwood une traduction du «
Béni avec le berger Dhanyia,
»).
6. Ne jamais entreprendre quelque
chose qui paraît ne pas devoir plaire
à Dieu (sujet de
méditation),
7. M'efforcer de me réjouir
de chaque souffrance et de chaque perte subies pour
l'amour de Christ et de l'Évangile, en me
souvenant que, comme pour la mort, il ne faut pas
s'y exposer volontairement, quoique, comme la mort,
elles soient un grand gain.
8. Me lever avec le
soleil.
9. Supprimer toute pensée,
tout regard impurs.
Il relut ces commandements avec soin. Il pensait
qu'Anne décèlerait en eux la double
influence de Bouddha et de Mme Guyon. Mais il lui
répondrait avec les paroles mêmes du
Gautama : « Un homme est le résultat de
toutes ses pensées. » En tous cas, ce
programme concret l'aiderait à vaincre son
tourment.
Anne était absente depuis six
mois quand Maung Shway-gnong revint. Il n'avait
assisté à aucun combat, car il
était resté à Prome comme
officier de recrutement ; il relevait d'une grave
maladie et se trouvait en
congé de convalescence,
avant d'être envoyé en Assam.
Dès qu'il eut raconté ses aventures,
il supplia Adoniram de bien vouloir le
baptiser
- J'ai vaincu tous mes doutes,
ô mon Maître. Je suis prêt
à affirmer devant le Maître des
Éléphants blancs que je suis
chrétien.
- Quelle bonne nouvelle, mon ami!
lui dit le missionnaire avec gravité.
Êtes-vous prêt à subir la
période d'épreuve que j'exige de tous
ceux qui me demandent le baptême: voulez-vous
vivre, un mois durant, exactement comme le Christ
aimerait que vous viviez? Demeurez près de
moi pendant ce temps.
Le professeur sourit avec
réticence
- Jésus n'est pas à
son aise dans une maison birmane, mon
Maître.
- Il est chez lui partout où
on désire l'accueillir.
- Alors, je veux bien
essayer.
Par un retour inattendu, ce mois
d'épreuve sembla ôter à Maung
Shway-gnong toute la confiance en lui, même
et le courage qu'il avait pu avoir. Il semblait
redouter le moindre mouvement qui eût pu
mécontenter le Tout-Puissant et s'accrochait
à Adoniram comme un petit enfant. Pour le
missionnaire, cette présence dans sa
solitude était réconfortante. Le
professeur, complètement dépendant,
partageait toutes ses promenades et, le soir,
s'installait dans son bureau.
La période d'épreuve
durait depuis quinze jours environ quand, lors
d'une promenade vespérale, ils furent
témoins d'une scène étrange,
sur les rives du lac des lotus. Les rayons
horizontaux du soleil doraient le Gautama, ainsi
qu'une femme qui contemplait les traits impassibles
de la statue. Elle pleurait. En s'approchant,
Adoniram et Maung Shway-gnong constatèrent
qu'elle avait les mains et les pieds liés.
Un moine, plusieurs soldats et un fonctionnaire en
robe blanche, se tenaient derrière
elle.
- Que font-ils ? questionna le
missionnaire.
- Jugement par l'eau. Si elle coule,
c'est qu'elle est coupable.
- Mais elle s'enfoncera
sûrement. Elle ne peut nager avec ses
entraves.
Adoniram allait s'élancer
vers le groupe,
- Attendez ! Ne bougez pas ! cria le
professeur. Il ne faut pas intervenir dans son
karma. C'est une épreuve véritable.
J'y ai assisté bien souvent.
- Que fait le moine ?
- Il lit la formule sacrée,
murmura Maung Shway-gnong l'air très
gêné ; puis il éclata avec
colère : Jésus ne nous a jamais dit
d'intervenir pour contrarier l'application de la
loi !
Adoniram avait le coeur battant. Il
tremblait à la pensée de ce qu'il
savait devoir faire. Il boutonna sa veste de toile
et s'élança à grandes
enjambées vers la femme que les soldats
poussaient maintenant à l'eau. Maung
Shway-gnong grogna sourdement :
- Mon Maître, ils vont vous
tuer!
- Que ferait le Christ ? lui
lança Adoniram sans se retourner.
Le professeur ne répondit
pas. Tout en courant, Adoniram calculait son
affaire. Il ne fallait à aucun prix toucher
la personne sacrée du moine. Pas davantage
la femme. Mais pourtant les soldats la poussaient :
il pourrait donc la prendre par la taille. Maung
Shway-gnong le dépassa alors, comme un
éclair, en criant : « Jésus,
Jésus ! » Ses longs cheveux et son paso
rouge flottaient derrière lui.
Adoniram continuait de courir. Les
deux hommes n'étaient plus qu'à cinq
pas de la femme, lorsqu'on la jeta à l'eau,
hurlante. Maung Shway-gnong sauta derrière
elle. Il mit un certain temps à la tirer sur
le rivage. Adoniram l'aidait à la
hâler. Elle demeura étendue,
gémissante.
Le moine et les soldats restaient
pétrifiés. Mais quand le missionnaire
se baissa pour couper les liens qui entravaient la
femme, le fonctionnaire cria :
- Qu'on les jette tous deux en
prison.
Maung Shway-gnong se redressa avec
un regard de lion :
- Pas le maître
étranger, ô juge. C'est moi, et moi
seul ; il m'a seulement aidé.
- C'est faux, rectifia Adoniram. Le
premier, j'ai voulu la secourir.
Ma religion m'interdit d'assister à un
pareil spectacle sans intervenir, ô juge
!
- La mienne aussi, dit très
haut le professeur.
Le moine prit la parole. Il
paraissait jeune et effrayé.
- On nous a dit que la
Présence Dorée avait refusé sa
protection au Maître étranger et que
celui-ci ne cherchait plus à propager sa
religion. Mais voici un converti !
- Il faut aller au fond de tout
ceci, reprit le juge. Qu'on les emprisonne
!
- Que ferez-vous de la femme ?
demanda Adoniram tandis que les soldats
s'approchaient.
- Que vous importe cette
meurtrière qui a même avoué son
crime ?
- Je ne crois pas à cet aveu.
De toutes façons, je vous offre dix roupies
pour sa vie.
- Elle n'en vaut pas la peine,
grogna le Juge. Peut-être que j'examinerai
votre offre, mais cela ne vous sauvera pas, vous,
vous irez en prison.
Il faisait nuit quand ils parvinrent
dans la rue principale, si bien que peu de gens
virent passer le petit cortège. Le
missionnaire fut tout de même soulagé
d'arriver dans l'enceinte vide du
tribunal.
Un des soldats alluma une lampe et
la posa sur un trépied, près de
l'estrade où le juge venait de
s'installer.
Adoniram, accroupi, demanda une fois
encore
- Que je sois seul puni, Ô
juge.
- Pourquoi?
- Parce que c'est moi qui ai
propagé la religion qui a fait agir mon ami
comme il l'a fait.
- Entendez-vous par là que
vous êtes prêt à subir le
maillet de fer à sa place ?
Adoniram sentit ses cheveux se
dresser sur sa tête, mils il parvint à
répondre, avec un calme apparent
:
- Oui, c'est bien là ce que
je veux dire. Ceci est en plein accord avec la
religion du Christ. Par moi-même, je suis
sans force.
Maung Shway-gnong gémissait
et se tordait par terre.
Le juge se pencha vers le
missionnaire et le regarda dans les yeux : ce
visage était plus attachant que jamais,
marqué par les luttes et les sacrifices.
- Je vous ai déjà
entendu appeler l'homme de Jésus-Christ. Que
dit-il votre Christ au sujet du
supplice?
- Il n'a pas parlé
expressément du maillet de fer. Il n'a connu
que la croix. Mais il a dit : « Il n'y a pas
de plus grand amour que de donner sa vie pour ses
amis. »
Adoniram souriait au juge qui
continuait à le fixer avec une lourde
insistance. Le vent traversait les palmiers et
apportait dans la salle les odeurs fétides
de Rangoon. La sentinelle, à la porte, se
penchait aussi pour écouter.
- Christ a-t-il fait cela ou
l'a-t-il dit seulement ?
- Il s'est laissé crucifier
pour ses amis.
- Et vous subiriez le maillet de fer
pour ce misérable chacal ? demanda le juge
en désignant Maung Shway-gnong.
- Le chacal a été
héroïque, ce soir. Plus courageux que
moi, puisqu'il a rejeté toutes ses
traditions, alors que je n'ai fait qu'obéir
aux miennes.
Le juge tourna son regard avec
mépris vers le professeur, puis il sourit.
- Ce ne peut être qu'une
très grande foi qui a transformé ce
ver en un taureau de combat. Mais,
répétez-moi les mots que vous avez
cités.
Adoniram redit la phrase
incomparable et les lèvres du juge
s'appliquaient à en suivre les
mots.
Des moustiques en nuages se posaient
sur le visage et les mains du missionnaire. Le juge
tiraillait sa lèvre
inférieure.
- Une foi qui a fait un taureau d'un
pauvre chacal ! - Il sourit. - Le Maître de
la vie ferait bien d'en nourrir ses armées.
- Garde, cria-t-il à la sentinelle, allez
vous enquérir de l'endroit où l'on a
mis la sorcière.
- J'y vais, ô juge.
On entendit s'éloigner le
bruit mat des pieds nus.
Des chauves-souris voletaient dans
la salle et chassaient le brouillard des moustiques
autour de la lampe. Sous le plancher, les porcs
ronflaient dans leur lourd sommeil. Au loin, un
tigre miaulait. Le juge prépara avec soin
une chique de bétel, se leva, et disparut
sans un mot, par une petite porte, derrière
l'estrade.
Plus de cinq minutes
s'écoulèrent sans qu'il
réapparut. Maung Shway-gnong souleva
prudemment sa tête, puis ses épaules.
Dix minutes. Il s'accroupit. Adoniram le
surveillait. Vingt minutes. Le professeur se leva
et remit son turban.
- Nous pouvons retourner à
notre traduction, dit-il, d'un air
détaché.
Adoniram, tout raide, se
redressa.
- Qu'est-ce que cela signifie, mon
ami?
- Cela veut dire que l'homme de
Jésus-Christ a procuré au juge un
grand sujet de réflexion. Nous sommes
libres.
Le Birman plongeait son regard dans
celui du missionnaire. Pour la seconde fois depuis
le début de leur étrange
amitié, il se prosterna devant
lui.
- Non, mon frère, dit
Adoniram, je ne mérite pas cela. Mes
péchés sont nombreux, et vous ne les
connaissez pas.
- Vous êtes sage. Cette
religion est grande qui ne se borne pas à
attirer des ennuis à ses fidèles,
mais qui encore, les en délivre. Venez,
Maître.
Il prit Adoniram par le bras. Comme
deux enfants indiciblement heureux d'avoir
échappé au fouet, ils sortirent dans
la nuit.
En traversant le bazar, ils se
heurtèrent au soldat qui reconnut
immédiatement le missionnaire à ses
vêtements blancs.
- Comment, vous êtes sortis?
Qu'est-ce que cela veut dire, homme de
Jésus-Christ?
- Le juge nous a autorisés
à partir. Qu'en est-il de la sorcière
?
- Pendant que nous parlementions au
bord du lac, elle a rampé jusqu'à la
jungle. Le moine qui l'a poursuivie croit qu'un
tigre l'a enlevée. Maître, peut-on
maintenant aller librement au zayat ?
- Venez et vous verrez par
vous-même, répondit Adoniram qui
continua sa route dans la nuit, méditant sur
les voies impénétrables de Dieu...
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