SPLENDEUR DE DIEU
XVII
CHIRURGIEN DU ROI
Le 28 août 1822, ils
s'embarquèrent sur l'un des rapides canots
du roi. Un mois plus tard exactement, ils jetaient
l'ancre devant les rivages boisés
d'Ava.
Le Roi des Éléphants
Blancs faisait transporter la cour d'Amarapura
à là ville reconstruite d'Ava, ce que
nul autre que lui ne paraissait apprécier.
Les riches comme les pauvres abandonnaient avec
peine leurs demeures dans la ville ombragée
de palmiers et de tamaris, pour s'installer par
contrainte, et sans aucune compensation
matérielle dans la nouvelle capitale, aux
arbres récemment plantés. Il avait
fallu toute une génération pour faire
pousser les roses et les treilles
d'Amarapura.
Sur la route du
débarcadère au palais, où le
roi les attendait dès leur arrivée,
l'officier subalterne qui leur servait de guide se
plaignit amèrement de ces nouvelles
conditions de vie. Price, qui comprenait le sens de
ces doléances grâce à la
traduction d'Adoniram, s'étonnait du manque
de respect de cet homme pour son roi. Le
missionnaire sourit, mais garda le
silence.
Le nouveau palais n'était pas
achevé, et les Pieds Dorés
séjournaient encore dans une construction
contiguë qui avait l'air d'une grange. Les
deux Américains retirèrent docilement
leurs chaussures à la porte, et suivirent
leur guide à travers la cour
sablonneuse.
- Voici le roi, le seigneur de
l'air, de l'eau et de je ne sais quoi encore,
railla Adoniram, tandis qu'ils longeaient un
bassin.
- Mais où donc ? s'enquit
Price, qui scrutait tout autour de lui avec
avidité.
- Là-bas. L'homme qui est
à cheval sur l'autre.
La stupéfaction se peignit
sur le visage du docteur. Un énorme Birman
suant, un morceau d'étoffe entre les dents
en guise de rênes, trottinait le long du
bassin avec, sur le dos, un homme de petite taille,
les jambes accrochées sous le menton de sa
monture.
- Eh bien alors ! s'exclama Price
d'un ton si penaud qu'Adoniram se sentit tout
attristé pour lui.
- Ne vous laissez pas trop
impressionner, docteur, vous vous souviendrez avec
bonheur d'avoir contemplé Sa Majesté
en pareille posture.
Il prit le bras de son ami jusqu'au
palais. Le guide les abandonna dans une petite
chambre nue, qui donnait sur la grande salle des
audiences. Au bout d'un assez long moment, le roi
parut avec sa suite. Il ne faisait plus le pitre;
au contraire il s'avança en grande pompe et
dignité vers les étrangers. Il
portait un paso de soie rouge à carreaux,
une veste de mousseline blanche ; à la main,
un petit poignard. Les Américains
saluèrent; puis, comme toute la suite se
tenait debout, ils se levèrent. Sa
Majesté, négligeant de
reconnaître Adoniram, demanda lequel des
étrangers était le
docteur.
- Voici le médecin
américain, Grand Roi, dit le missionnaire en
posant sa main sur l'épaule de son
compagnon.
Le souverain dévisageait
Price, dont les traits ne durent pas lui
paraître disgracieux, car il sourit avec
amabilité et demanda :
- Pouvez-vous me donner un
remède qui donne la vie éternelle
?
- Dites à Sa Majesté
que je pense pouvoir prolonger la vie tout autant
que n'importe quel docteur sur la terre, et que ma
pile galvanique assure un progrès nouveau
dans ce sens.
Les yeux du roi s'ouvrirent tout
grands à cette réponse ; il demanda
à voir immédiatement la pile. Maung
Ing arriva. chargé de trousses de
médicaments et d'instruments, ainsi que de
la boîte noire contenant ce
qu'Adoniram avait nommé
« l'éclair à secousses ».
Sa Majesté s'installa les jambes
croisées sur un siège doré,
tandis que l'assistance s'accroupissait sur le
sol.
Price commença son
exhibition. Durant une heure entière,
l'auditoire demeura fasciné par la pile.
Puis le roi demanda à voir les
remèdes et les instruments de chirurgie. Une
longue conversation s'amorça, avec force
détails, sur le traitement des yeux, des
tumeurs, des os brisés.
Adoniram traduisait avec le plus
grand soin. L'expression du roi lui donnait
confiance, la pile ne subirait pas le même
sort que la Bible; deux ans auparavant!
Lorsque les ressources de la trousse
américaine furent épuisées, le
souverain fit apporter la sienne, d'origine
portugaise. Comme le docteur s'extasiait sur son
contenu, Sa Majesté le pria d'accepter ces
instruments pour son usage personnel.
- Ceci équivaut à une
installation définitive ici, mon cher !
s'exclama Price, rouge de
reconnaissance.
- Peut-être. Espérons
que le roi n'oubliera pas qu'il nous faut une
maison pour abriter ces richesses.
Bagyi-Daw y pensait ; il appela un
fonctionnaire en paso vert.
- Fais le nécessaire pour
qu'une demeure soit réservée au
médecin près du palais. Que tous les
malades d'Ava et d'Amarapura s'y rendent pour
être examinés. Lanciego avait raison.
Cet homme est sûrement un grand
sage.
Il se leva alors comme un ressort,
et sortit de la salle si précipitamment que
sa suite, encombrée d'éventails en
plumes de paon, de crachoirs et de cigares, dut se
mettre au pas de course pour le suivre. Le
fonctionnaire au paso vert demeura seul avec les
Américains. Il s'approcha et dans le plus
pur anglais, avec une pointe d'ironie, fit une
remarque sur le beau temps.
Les missionnaires furent
stupéfaits. Ils avaient cru se trouver
devant un indigène : les cheveux gris
retenus dans un turban de mousseline, la barbe
taillée en pointe, tout semblait indiquer un
Birman aux environs de la soixantaine. Ils
s'aperçurent pourtant que, sous les
épais sourcils, se cachaient des yeux bleus.
- Je m'appelle Rodgers,
Messieurs.
- Vous êtes un demi-sang ?
interrogea Price.
- Certainement pas. - Il se
redressa. - Je suis un citoyen anglais, ancien
second sur un bateau de la Compagnie des Indes
Orientales.
- Mais alors, pourquoi vous habiller
à l'indigène ? insista le
docteur.
- Monsieur Rodgers doit
préférer ce costume, répondit
Adoniram abruptement. La curiosité de Price
l'irritait.
- N'avez-vous pas été
collecteur des douanes au port de Rangoon,
autrefois ?
- Et je le serai de nouveau, quand
Lanciego se sera assez rempli les poches.
Voilà quarante ans que je suis au service du
roi, et j'avoue que ses récompenses se font
attendre longtemps.
- Quarante ans ! s'étonna
Price. Si le roi précédent avait les
mêmes qualités que Bagyi-Daw, je ne
songerais pas à vous blâmer ; j'en
ferais bien autant.
- Hum ! grogna l'Anglais. - Son
regard allait du docteur à Adoniram ; il
souleva les sourcils. - La fièvre de cour,
déjà?
- Sa Majesté s'est
montrée particulièrement aimable avec
le docteur, dit le missionnaire en
souriant.
- Pour des vétilles son
amabilité se change en furie, mon ami. Je
vous le dis, nous rampons tous à ses pieds.
Dans ses fréquents accès de
colère il transpercerait de son poignard
n'importe lequel d'entre nous. Il faut donc
obéir à tous ses ordres. Mais nous
aurons de la peine à découvrir un
terrain pour vous.
En effet, la recherche fut
pénible. Et durant plusieurs jours, les
Américains durent retourner sur leur canot
pour la nuit. Fort à propos, le frère
du roi, le prince Meng-myat-bo, leur ouvrit son
coeur en même temps que les jardins de son
palais, où ils purent construire une hutte ;
ils s'y installèrent au début
d'octobre.
Rodgers avait exécuté
scrupuleusement tous les ordres de son souverain ;
aussi le bateau, puis la hutte furent-ils
assiégés par les infirmes, les
boiteux et les aveugles. Des foules
misérables se traînaient autour du
docteur Price, remplissaient le jardin, l'escalier,
la hutte même, dans
laquelle les missionnaires durent se barricader
pour avoir des nuits tranquilles.
Price était dans son
élément. Chaque matin il se rendait
auprès du roi pour l'entretenir
jusqu'à satiété de sujets
médicaux, par l'entremise d'Adoniram. Puis
il opérait les innombrables patients. Il
avait tant à faire que son compagnon lui
suggéra de prendre deux indigènes
comme apprentis-chirurgiens. Le roi approuva cette
décision avec enthousiasme.
Adoniram continuait à servir
d'interprète avec fidélité.
Mais il avait hâte dé se retrouver au
service du Maître, comme il l'écrivait
à Anne... Anne dont il ignorait tout, depuis
plus d'une année! Il pria Rodgers de bien
vouloir le remplacer auprès de Price, mais
l'Anglais ne voulut pas en entendre parler. Il
tramait de sombres machinations contre Lanciego,
qui se trouvait temporairement à Ava, et
cela ne lui laissait aucun répit. De toutes
façons, assurait-il, les missionnaires ne
l'intéressaient nullement.
Pendant plusieurs semaines, et tant
que la fièvre le laissa tranquille, Adoniram
traduisit les maux d'Ava en formules
américaines. Price était fort
considéré à la cour; il
soignait le roi, la reine et l'enfant royal. Cette
vie lui valait des satisfactions grandissantes. Il
se réjouissait avec naïveté de
compter parmi ses clients les plus grands noms du
pays.
Parmi la poignée
d'Européens résidant à Ava,
Price n'avait qu'un seul rival, un Anglais, Henry
Gouger. C'était un très jeune homme
qui avait gagné Amarapura au mois de
septembre, avec un canot chargé de
marchandises. L'irascible reine l'avait pris sous
sa protection et, quand il n'essayait pas
d'écouler ses produits, on le trouvait,
à dos de poney, avec la bande des enfants du
palais.
Mais le tour d'Adoniram devait
venir... Un matin de la fin d'octobre, après
un long entretien sur le traitement de la petite
vérole, le roi se tourna brusquement vers
l'interprète et, pour la première
fois, parut remarquer qu'il y avait là un
être humain.
- Qui êtes-vous, avec vos
habits noirs ? Un médecin aussi ?
- Non, Roi des
Éléphants Blancs, pas un
médecin, mais un maître de religion,
répartit le missionnaire, le coeur
battant.
- Quelqu'un a-t-il embrassé
cette religion, Maître étranger
?
Le roi fronçait les
sourcils.
- Quelques hommes, Majesté,
mais pas ici, à Rangoon.
Le silence était
retombé sur les trois hommes, très
lourd. Un paon traversa lentement la salle des
audiences et, s'arrêtant à la porte de
la petite chambre de réception, il fit la
roue. Un vieillard en robe de soie blanche le
chassa du pied. Adoniram frissonna. C'était
- il l'avait appris - l'homme qui autrefois avait
mené son oncle à la torture parce
qu'il s'était fait catholique!
Le roi reprit :
- Connaissez-vous quelque chose
à l'astronomie, maître étranger
?
- Je connais le système de
Copernic, Majesté.
- Expliquez-nous
ça.
Adoniram ne comprenait que
très imparfaitement la théorie des
étoiles, mais il fit un gros effort de
concentration, et parvint à charmer le roi
par une explication brillante.
Bagyi-Daw souriait.
- Vous avez une voix magnifique,
maître étranger, profonde et pourtant
douce. Je serais heureux de l'entendre
encore.
Puis, avec sa brusquerie
coutumière, il disparut.
Adoniram demeura interdit. Il
découvrait un fait bouleversant : le roi
avait appris sans courroux que plusieurs de ses
sujets s'étaient convertis au christianisme.
Quelles grâces ne fallait-il pas rendre
à Dieu pour cette bénédiction
!
Dès cet instant il jouit
d'une grande considération au palais. Ava
comptait des esprits curieux d'idées
nouvelles; l'approbation tacite du roi permettait
à de nombreux indigènes de venir
s'enquérir auprès du Maître
étranger de la nouvelle religion, dont on
avait déjà beaucoup
parlé.
Le Prince Meng-myat-bo, qui
était infirme, fit
appeler Adoniram. Après l'explication
désormais classique du système de
Copernic, il voulut qu'on lui parlât de
Jésus-Christ dont un prêtre portugais
l'avait entretenu autrefois. La soeur
aînée du roi, femme fort intelligente,
manda aussi le missionnaire. Celui-ci lui remit un
exemplaire du catéchisme birman qu'Anne
avait achevé avant de partir, et saisit
cette occasion pour exprimer son désir de
voir donner aux filles la même instruction
qu'aux garçons.
- C'est dommage qu'elles ne sachent
pas lire. Et il semble aussi fort injuste que
personne ne puisse atteindre le nigban, sans avoir
reçu le baptême bouddhique, lequel ne
s'obtient qu'après un long séjour
dans un monastère dont les femmes sont
exclues.
La princesse posa un regard
inquisiteur sur le missionnaire avant de
répondre :
- Il n'y a point de femme dans le
nigban. Si nous nous conduisons bien dans la vie,
nous nous réincarnons en homme, et pouvons
ainsi tenter notre chance.
- Le Bouddha Gautama n'a jamais dit
chose pareille. Il comptait autant de femmes que
d'hommes parmi ses disciples... Ma femme a appris
à lire à plusieurs indigènes
de Rangoon qui peuvent ainsi, sinon atteindre
à vos lois sacrées, du moins
obéir aux nôtres.
- Vous voulez dire que Ma Judson a
appris aux femmes à lire l'Anglais
?
- Non, Altesse, le Birman. Mais
elles peuvent alors connaître ma traduction
dé la Parole de Dieu, et sont mises sur le
chemin du salut. Le christianisme ne s'occupe pas
des sexes.
- Je ne suis pas sûre que ce
soit une bonne chose.
Des fossettes se creusèrent
dans les joues pleines et poudrées de santal
de la princesse. Elle eut un froncement hardi et
significatif des sourcils. Le missionnaire au
regard brûlant paraissait si jeune encore...
Mais elle s'aperçut vite qu'elle faisait
fausse route et, parce qu'elle désirait
sincèrement s'instruire, elle reprit
:
- J'aimerais tant lire
moi-même. Amenez votre femme à Ava,
Maître étranger, et qu'elle m'apprenne
avec mes amies à déchiffrer vos
textes sacrés.
Adoniram se mit à arpenter la
pièce. Par-dessus les bâtiments
bigarrés du palais, il voyait les collines
de Sagaing constellées de pagodes. Des
larmes lui montaient aux yeux. Il s'assit de
nouveau, dominant son émotion.
- Altesse, quand ma femme reviendra,
c'est avec joie qu'elle vous apprendra à
lire.
- Je la prendrai sous ma protection,
dit-elle avec condescendance. Vous construirez un
monastère pour y vivre ; ce sera
étrange, avec une femme.
- Pouvez-vous me vendre du terrain,
Princesse Dorée ?
Adoniram n'entendait pas se laisser
désarçonner par les bizarreries de la
famille royale et voulait battre le fer tandis
qu'il était chaud.
- Hélas, Maître
étranger, je ne possède rien ici. Les
territoires qui me font vivre sont situés
très en aval, sur l'Irrawaddy. Mais demandez
au Prince Meng-myat-bo, il possède des
terres à Ava et à Sagaing. Ne perdez
pas de temps. J'ai soif de connaissance.
Elle paraissait sincère.
Adoniram n'avait nul besoin d'un stimulant ; il
courut jusqu'à l'infirmerie où Price
s'évertuait à enseigner les rudiments
de l'antisepsie à ses deux aides, et le pria
de l'accompagner dans son ambassade auprès
du prince. Le docteur semblait ravi.
- Ne vous ai-je pas
répété mille fois,
Frère Judson, que c'est en soignant d'abord
les corps que l'on peut gagner les âmes au
Christ ? Je vous dis, ce séjour à Ava
enracine notre cause, et la développe en
même temps.
- Vous avez peut-être
raison...
Price déclara qu'il
était si bien en cour, que mieux valait
s'adresser directement au roi. En cas
d'insuccès, on pourrait chercher plus
bas.
Adoniram le suivit jusqu'au palais
dont les portes lui demeuraient toujours ouvertes.
Ils trouvèrent le Roi des
Éléphants Blancs jouant à
saute-mouton avec plusieurs membres de sa suite
dans la grande salle des audiences. Sa
Majesté témoignait ainsi sa joie, car
il venait de recevoir de bonnes nouvelles du
général Bandula, vainqueur des
Anglais en Assam. Le moment paraissait en tous
points favorable. Bagyi-Daw frappa
familièrement le docteur
sur l'épaule, lui arracha son foulard ;
puis, s'adressant à Adoniram :
- Que quelqu'un vous vende du
terrain, s'il existe une parcelle
inoccupée.
Ils ne purent obtenir de promesse
plus précise, et s'adressèrent au
prince qui Se montra fort aimable et très
intéressé par le projet de couvent.
Il conseilla aux missionnaires de chercher un
terrain convenable qu'il forcerait le
propriétaire à vendre. Ces
démarches incombèrent à
Adoniram, car Price était trop
occupé. Après une semaine de
recherches, il découvrit un emplacement au
bord de la rivière, sur les ruines d'un
monastère birman. Mais on ne pouvait
l'acquérir qu'avec la permission du roi,
bien qu'il appartînt au prince Meng-myat-bo.
Cependant toute la cour avait déserté
Ava et faisait un séjour dans l'ancien
palais, aux eaux d'Amarapura. Adoniram qui
craignait un revirement des bonnes dispositions du
roi, ne voulut pas attendre. Il loua donc un char
à boeufs et partit pour la capitale, dans un
tintamarre de roues de bois et de grelots.
C'était la même route bordée de
palmiers que, tant de fois, il avait suivie avec
Colman, tantôt heureux et tantôt
désespéré. Le souvenir de son
jeune compagnon le poursuivait souvent; il avait eu
raison d'affirmer que, malgré tout, le monde
était beau.
Il passa devant le zayat, au bord du
lac, puis le long du monastère où il
savait que le gaing-ôk résidait de
force pour instruire les enfants royaux. Trois
moines balayaient la cour plantée d'acacias
et de tamaris.
Il traversa Amarapura dans un nuage
de poussière, tandis que le conducteur du
véhicule ne cessait de s'adresser avec
affection aux deux boeufs gras qui trottinaient. Le
roi rendait visite à son co-souverain :
l'éléphant blanc. Le moment
était mal choisi pour l'approcher. Le
lendemain, il serait possible de courber la
tête sous les Pieds-Dorés, - c'est
tout au moins ce qu'affirma le gardien des portes
du palais.
Adoniram soupira impatienté,
et fit tourner bride.
Comme il passait devant le zayat, un
moine s'élança pour barrer la
route... Le conducteur parvint à freiner
son équipage juste
à temps pour éviter le contact
sacré de la robe jaune. C'était le
gaing-ôk.
Adoniram sauta de voiture et
affronta le regard du moine, bien en
face.
- Vous avez dû m'attendre ;
c'est fort courtois de votre part.
- Venez au zayat, animal
étranger, commanda le moine. Ici le soleil
brûle et nous avons à
parler.
Stupéfait, le missionnaire
retira ses souliers et le suivit dans le zayat. Ils
s'assirent par terre, face à face, dans un
violent courant d'air.
Le Birman déposa son grand
éventail de plumes et dit gravement
:
- Vous portez en vous des signes
sacrés. Dès votre arrivée, je
les ai reconnus sur votre visage. Je ne puis
admettre que vous ayez un karma, mais certainement,
si vous étiez un bouddhiste aussi convaincu
que vous êtes un homme de
Jésus-Christ, vous auriez un grand
mérite.
Adoniram était
stupéfait, Cet aveu devait coûter un
effort considérable au vieux
moine.
- Votre religion - le missionnaire
s'inclina - est magnifique, mais elle n'est pas
faite pour moi.
- Pas plus que la vôtre ne
pourrait me convenir. À Prome, j'ai
longuement étudié le cas de Maung
Shway-gnong, et je dois avouer qu'une religion qui
a fait un homme de mon ancien disciple, ne doit pas
être méprisée. La lecture qu'il
m'a faite de vos textes sacrés n'a pas
été sans m'émouvoir. Mais
c'est une triste histoire, dont la conclusion est
trop malheureuse pour un peuple simple comme le
nôtre. En prononçant ces paroles, je
vous ai dit tout ce que je pouvais. Maintenant,
Maître étranger, je vous demande, au
nom même de l'élévation de vos
enseignements, de retourner dans votre pays et de
nous laisser tranquilles.
Son visage était
crispé, ses yeux suppliants.
- Mais, puisque vous avez
été ému, pourquoi ne pas
pousser plus loin vos investigations ? Laissez-moi
vous expliquer mieux.
Le gaing-ôk cacha son visage
derrière l'éventail.
- Non, cria-t-il, je
n'écouterai rien. Retournez dans votre
pays.
- Vous n'êtes pas un peuple
libéral comme vous le prétendez,
ô gaing-ôk. Si vous veniez dans mon
pays, vous pourriez y propager votre religion sans
rencontrer d'autres entraves que celles des lois du
gouvernement. Voyez-vous, mon pays a
été fondé par des hommes qui
ont traversé des mers inconnues pour
s'établir sur une terre où aucun
souverain, aucune loi, ne pourrait les
empêcher de rendre le culte qu'ils estimaient
le meilleur.
- Laquelle des cinq cents îles
ont-ils abandonnée ?
Adoniram demeura un instant perplexe
devant cette question; puis il comprit.
- Le monde n'est pas comme vous le
croyez. Je vais vous dessiner une carte des pays
que j'ai moi-même vue.
Il sortit de sa poche la craie avec
laquelle il esquissait le système de
Copernic. Il dessina le profil de la côte est
de l'Amérique et y plaça Boston et
Plymouth, villes de son adolescence ; puis,
laissant un large espace pour l'Atlantique, il
traça les contours de l'Angleterre, et la
côte française.
Le Birman se penchait pour suivre de
ses yeux myopes la ligne de craie qu'indiquaient
les doigts bruns. Quand il eut dessiné les
contours de l'Afrique et des Indes, Adoniram revint
à l'Amérique pour raconter lentement
et avec soin l'histoire des pèlerins du
« Mayflower ». Le soleil passait au
zénith; boeufs s'assoupissaient sous leur
joug. Le conducteur s'était approche en
rampant et suivait l'explication, avec une pesante
respiration attentive. L'ombre du zayat s'allongea
vers l'est et se perdit dans les longues palmes
agitées par le vent. Un homme monté
sur un éléphant qui se traînait
dans la torpeur de l'après-midi
s'arrêta, bouche bée, pour observer
l'étrange trio...
Mais rien n'interrompit le murmure
grave de la voix du missionnaire jusqu'à ce
qu'un aigle, lancé du ciel comme un
météore, plongeât dans le lac
pour remonter, avec un serpent ruisselant entre ses
serres.
Les trois hommes se
levèrent.
- C'est une magnifique histoire, dit
le moine.
- Une histoire absolument vraie.
- Je vous crois,
Maître.
Le gaing-ôk regardait Adoniram
en face. Puis il baissa le nouveau la tête
pour étudier la carte. Quand il releva les
yeux, on y lisait un sentiment nouveau, fait de
respect et de supplication.
- Je vous dois aussi l'absolue
vérité, homme de Jésus-Christ.
Le moine qui commande à tous les autres en
Birmanie m'a ordonné de vous chasser du
pays. Si je ne puis y parvenir, je serai
dégradé, et tomberai, personne ne
sait jusqu'où. Aussi, je vous le demande une
fois encore : ne voulez-vous pas regagner votre
pays heureux et libre ?
- C'est impossible, répondit
Adoniram profondément bouleversé.
Quand je vous assure que mon Dieu ne me permettrait
pas de quitter le pays, c'est la
vérité.
- Alors nous sommes perdus, l'un
comme l'autre.
Le vieillard paraissait
désespéré; il se redressa
lentement, tandis que le conducteur du char se
glissait jusqu'à son attelage.
- Non, il ne faut pas qu'il en soit
ainsi. Laissez, moi vous expliquer
- J'ai déjà perdu
aujourd'hui le mérite d'une vie
entière, en écoutant votre
histoire.
Le moine se serra dans sa robe jaune
et s'éloigna rapidement sur la
route.
Adoniram reprit le chemin d'Ava,
très abattu.
À son retour, il trouva des
lettres, réexpédiées de
Rangoon par les Hough. L'une d'elles était
d'Anne, la première depuis son départ
de Madras. Elle datait de près d'un an et
avait été écrite au moment du
passage de l'équateur. Anne était
déjà complètement remise, et
déplorait cette longue séparation,
désormais superflue.
Elle serait certainement de retour
à Rangoon au début printemps 1823. Le
printemps: mars! Moins de trois mois de solitude
maintenant. Quel bonheur ! Il voulut faire partager
sa joie à Price, mais se rappela à
temps son deuil, encore si
récent.
L'autre lettre, très
brève, était de Mme Colman. Elle lui
apprenait la mort de James, survenue au
début de l'été
précédent une fièvre
intermittente s'ajoutant à la tuberculose,
l'avait terrassé à vingt-quatre ans
Adoniram demeurait atterré,
une lettre dans chaque main. Tant de joie et tant
de douleur, tant de succès et tant de
défaites, coup sur coup !
Price, qui entrait au même
moment dans la chambre, ne diminua pas cette
impression en annonçant, avec sa rudesse
coutumière :
- J'ai du travail pour vous,
Frère Judson !
Adoniram qui tenait encore à
la main la lettre de Mme Colman,
questionna
- Qu'est-ce, Docteur ?
- Eh bien, vous rappelez-vous la
petite indigène mi-siamoise dont j'ai
opéré les yeux, il y a un mois
?
- Oui certes, sa laideur si
touchante la rend inoubliable.
- Elle est complètement
aveugle maintenant ; je pense que j'ai raté
mon affaire.
Price suivait attentivement son
compagnon des yeux.
- Eh bien, Frère Judson, je
vais l'épouser.
- Quoi, mais vous êtes fou,
Price ?
- Pas le moins du monde, mon ami.
J'aime beaucoup cette petite femme, et je vais la
faire mienne. La Birmanie n'est pas faite pour les
blanches, vous devez le savoir mieux que personne.
Et puis, je suis un homme. Je pense que je ne puis
faire autrement que de me marier.
- Ne croyez-vous pas que le
célibat soit la meilleure solution pour les
hommes de votre profession, Price ? Feriez-vous
cela par altruisme mal placé, pour tenter de
racheter l'insuccès de votre intervention
?
- Certainement pas. Cette femme me
plaît; elle me promet qu'elle se fera
chrétienne. Vos protestations sont vaines,
Judson ; cette affaire me regarde.
Adoniram le suivait des yeux,
cherchant comment il pourrait exprimer ce qu'il
ressentait, sans paraître étroit ou
amer.
- Docteur, je vis en Orient depuis
neuf ans, et vous depuis une année
seulement. Croyez-moi, je n'ai pas encore vu un
seul blanc ayant épousé une
indigène qui puisse éviter ce cruel
dilemme : abandonner sa femme, ou devenir
lui-même birman.
- Je ne l'ignore pas; mais je pense
demeurer à Ava pour le
reste de mes jours. Nulle part au monde je n'aurais
une situation pareille; je suis l'ami intime du roi
et des membres de sa suite. Nulle part, je ne
serais aussi utile. Vous-même ne
désirez pas la conversion de ce peuple avec
plus d'ardeur que moi. Je supplie Christ de venir
les sauver; je prie pour ces hommes autant que
vous. Pas un jour, je n'oublierai de faire mon
possible pour avancer Son Règne à
Ava.
- Comme vous oubliez facilement que
vous êtes Américain! Vous ne savez pas
encore qu'avec les années, chacun des
bateaux que vous verrez faire voile vers l'ouest,
emportera un peu de votre coeur.
Le docteur ne répondit pas
tout de suite ; Adoniram suivit son regard. Le
crépuscule tombait sur l'Irrawaddy et ses
dernières lueurs frappaient les blanches
pagodes de Sagaing. Des éléphants
remontaient lentement de l'abreuvoir. Un bateau
chargé de riz, le vent gonflant ses voiles
latines, passait, avec une douceur de rêve.
Un rossignol chantait dans le jardin du'
prince.
- Et les enfants que vous pourriez
avoir, Price ?
- Dieu prend soin de toutes les
âmes qu'il tient en réserve pour vivre
sur la terre. Je désire que vous nous
mariiez aujourd'hui, Frère
Judson.
- C'est impossible; un tel mariage
constitue une faute. Que diront nos frères
d'Amérique ? Et la famille de votre femme ?
Elle est depuis si peu de temps là-bas, dans
sa tombe.
- Vous ne devez pas me parler ainsi,
Judson.
- Au contraire, et c'est ainsi que
je parlerai. Je suis votre conseiller spirituel,
très inférieur à ma
tâche, je le sais bien. Mais je ne puis
consentir à cette union de races
différentes.
Price rougit :
- Frère Judson, la loi
américaine et celle de la nature aussi
suffisent à remplacer un prêtre, si
l'on n'en peut trouver.
Adoniram tendit les mains en
manière de supplication :
- Que Dieu vous aide, Price.
L'Orient vous tient, et Lui seul peut vous
délivrer.
- N'est-ce pas, vous consentirez
à nous marier? insista-t-il.
- Je n'ai pas le droit de continuer
à vous le refuser. Mais il faut d'abord que
la femme devienne chrétienne.
- Tel est son désir, je vous
l'ai dit. Le docteur triomphait. Je l'ai instruite
dès l'opération, et pour autant que
ma connaissance de la langue me le permettait. Vous
pourrez la voir demain pour la baptiser.
Adoniram ramassa ses lettres qui
étaient tombées à
terre.
- Elle ne sera baptisée que
lorsqu'elle sera prête à recevoir ce
sacrement.
Il s'assit pour écrire
à la veuve de Colman.
Mais comme il était difficile
de se concentrer... Le visage tragique du
gaing-ôk apparaissait sans cesse sur le
papier. Ses menaces n'étaient plus capables
de l'effrayer; mais cette tristesse du moine lui
pesait, car il ressentait une forte sympathie
à son égard. Peut-être leur
grande conversation était-elle le premier
pas, voulu par Dieu, vers une conversion comparable
à celle de Maung Shway-gnong ?... Le monde
était beau, plein d'espérance...
Pauvre Colman, ce beau garçon, plein de joie
et de ferveur...
Il reprit sa plume.
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