Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU


XVII
CHIRURGIEN DU ROI

 Le 28 août 1822, ils s'embarquèrent sur l'un des rapides canots du roi. Un mois plus tard exactement, ils jetaient l'ancre devant les rivages boisés d'Ava.

Le Roi des Éléphants Blancs faisait transporter la cour d'Amarapura à là ville reconstruite d'Ava, ce que nul autre que lui ne paraissait apprécier. Les riches comme les pauvres abandonnaient avec peine leurs demeures dans la ville ombragée de palmiers et de tamaris, pour s'installer par contrainte, et sans aucune compensation matérielle dans la nouvelle capitale, aux arbres récemment plantés. Il avait fallu toute une génération pour faire pousser les roses et les treilles d'Amarapura.

Sur la route du débarcadère au palais, où le roi les attendait dès leur arrivée, l'officier subalterne qui leur servait de guide se plaignit amèrement de ces nouvelles conditions de vie. Price, qui comprenait le sens de ces doléances grâce à la traduction d'Adoniram, s'étonnait du manque de respect de cet homme pour son roi. Le missionnaire sourit, mais garda le silence.

Le nouveau palais n'était pas achevé, et les Pieds Dorés séjournaient encore dans une construction contiguë qui avait l'air d'une grange. Les deux Américains retirèrent docilement leurs chaussures à la porte, et suivirent leur guide à travers la cour sablonneuse.
- Voici le roi, le seigneur de l'air, de l'eau et de je ne sais quoi encore, railla Adoniram, tandis qu'ils longeaient un bassin.
- Mais où donc ? s'enquit Price, qui scrutait tout autour de lui avec avidité.
- Là-bas. L'homme qui est à cheval sur l'autre.

La stupéfaction se peignit sur le visage du docteur. Un énorme Birman suant, un morceau d'étoffe entre les dents en guise de rênes, trottinait le long du bassin avec, sur le dos, un homme de petite taille, les jambes accrochées sous le menton de sa monture.
- Eh bien alors ! s'exclama Price d'un ton si penaud qu'Adoniram se sentit tout attristé pour lui.
- Ne vous laissez pas trop impressionner, docteur, vous vous souviendrez avec bonheur d'avoir contemplé Sa Majesté en pareille posture.

Il prit le bras de son ami jusqu'au palais. Le guide les abandonna dans une petite chambre nue, qui donnait sur la grande salle des audiences. Au bout d'un assez long moment, le roi parut avec sa suite. Il ne faisait plus le pitre; au contraire il s'avança en grande pompe et dignité vers les étrangers. Il portait un paso de soie rouge à carreaux, une veste de mousseline blanche ; à la main, un petit poignard. Les Américains saluèrent; puis, comme toute la suite se tenait debout, ils se levèrent. Sa Majesté, négligeant de reconnaître Adoniram, demanda lequel des étrangers était le docteur.
- Voici le médecin américain, Grand Roi, dit le missionnaire en posant sa main sur l'épaule de son compagnon.

Le souverain dévisageait Price, dont les traits ne durent pas lui paraître disgracieux, car il sourit avec amabilité et demanda :
- Pouvez-vous me donner un remède qui donne la vie éternelle ?
- Dites à Sa Majesté que je pense pouvoir prolonger la vie tout autant que n'importe quel docteur sur la terre, et que ma pile galvanique assure un progrès nouveau dans ce sens.

Les yeux du roi s'ouvrirent tout grands à cette réponse ; il demanda à voir immédiatement la pile. Maung Ing arriva. chargé de trousses de médicaments et d'instruments, ainsi que de la boîte noire contenant ce qu'Adoniram avait nommé « l'éclair à secousses ». Sa Majesté s'installa les jambes croisées sur un siège doré, tandis que l'assistance s'accroupissait sur le sol.

Price commença son exhibition. Durant une heure entière, l'auditoire demeura fasciné par la pile. Puis le roi demanda à voir les remèdes et les instruments de chirurgie. Une longue conversation s'amorça, avec force détails, sur le traitement des yeux, des tumeurs, des os brisés.
Adoniram traduisait avec le plus grand soin. L'expression du roi lui donnait confiance, la pile ne subirait pas le même sort que la Bible; deux ans auparavant!

Lorsque les ressources de la trousse américaine furent épuisées, le souverain fit apporter la sienne, d'origine portugaise. Comme le docteur s'extasiait sur son contenu, Sa Majesté le pria d'accepter ces instruments pour son usage personnel.
- Ceci équivaut à une installation définitive ici, mon cher ! s'exclama Price, rouge de reconnaissance.
- Peut-être. Espérons que le roi n'oubliera pas qu'il nous faut une maison pour abriter ces richesses.

Bagyi-Daw y pensait ; il appela un fonctionnaire en paso vert.
- Fais le nécessaire pour qu'une demeure soit réservée au médecin près du palais. Que tous les malades d'Ava et d'Amarapura s'y rendent pour être examinés. Lanciego avait raison. Cet homme est sûrement un grand sage.

Il se leva alors comme un ressort, et sortit de la salle si précipitamment que sa suite, encombrée d'éventails en plumes de paon, de crachoirs et de cigares, dut se mettre au pas de course pour le suivre. Le fonctionnaire au paso vert demeura seul avec les Américains. Il s'approcha et dans le plus pur anglais, avec une pointe d'ironie, fit une remarque sur le beau temps.

Les missionnaires furent stupéfaits. Ils avaient cru se trouver devant un indigène : les cheveux gris retenus dans un turban de mousseline, la barbe taillée en pointe, tout semblait indiquer un Birman aux environs de la soixantaine. Ils s'aperçurent pourtant que, sous les épais sourcils, se cachaient des yeux bleus.
- Je m'appelle Rodgers, Messieurs.
- Vous êtes un demi-sang ? interrogea Price.
- Certainement pas. - Il se redressa. - Je suis un citoyen anglais, ancien second sur un bateau de la Compagnie des Indes Orientales.
- Mais alors, pourquoi vous habiller à l'indigène ? insista le docteur.
- Monsieur Rodgers doit préférer ce costume, répondit Adoniram abruptement. La curiosité de Price l'irritait.
- N'avez-vous pas été collecteur des douanes au port de Rangoon, autrefois ?
- Et je le serai de nouveau, quand Lanciego se sera assez rempli les poches. Voilà quarante ans que je suis au service du roi, et j'avoue que ses récompenses se font attendre longtemps.
- Quarante ans ! s'étonna Price. Si le roi précédent avait les mêmes qualités que Bagyi-Daw, je ne songerais pas à vous blâmer ; j'en ferais bien autant.
- Hum ! grogna l'Anglais. - Son regard allait du docteur à Adoniram ; il souleva les sourcils. - La fièvre de cour, déjà?
- Sa Majesté s'est montrée particulièrement aimable avec le docteur, dit le missionnaire en souriant.
- Pour des vétilles son amabilité se change en furie, mon ami. Je vous le dis, nous rampons tous à ses pieds. Dans ses fréquents accès de colère il transpercerait de son poignard n'importe lequel d'entre nous. Il faut donc obéir à tous ses ordres. Mais nous aurons de la peine à découvrir un terrain pour vous.

En effet, la recherche fut pénible. Et durant plusieurs jours, les Américains durent retourner sur leur canot pour la nuit. Fort à propos, le frère du roi, le prince Meng-myat-bo, leur ouvrit son coeur en même temps que les jardins de son palais, où ils purent construire une hutte ; ils s'y installèrent au début d'octobre.

Rodgers avait exécuté scrupuleusement tous les ordres de son souverain ; aussi le bateau, puis la hutte furent-ils assiégés par les infirmes, les boiteux et les aveugles. Des foules misérables se traînaient autour du docteur Price, remplissaient le jardin, l'escalier, la hutte même, dans laquelle les missionnaires durent se barricader pour avoir des nuits tranquilles.

Price était dans son élément. Chaque matin il se rendait auprès du roi pour l'entretenir jusqu'à satiété de sujets médicaux, par l'entremise d'Adoniram. Puis il opérait les innombrables patients. Il avait tant à faire que son compagnon lui suggéra de prendre deux indigènes comme apprentis-chirurgiens. Le roi approuva cette décision avec enthousiasme.

Adoniram continuait à servir d'interprète avec fidélité. Mais il avait hâte dé se retrouver au service du Maître, comme il l'écrivait à Anne... Anne dont il ignorait tout, depuis plus d'une année! Il pria Rodgers de bien vouloir le remplacer auprès de Price, mais l'Anglais ne voulut pas en entendre parler. Il tramait de sombres machinations contre Lanciego, qui se trouvait temporairement à Ava, et cela ne lui laissait aucun répit. De toutes façons, assurait-il, les missionnaires ne l'intéressaient nullement.

Pendant plusieurs semaines, et tant que la fièvre le laissa tranquille, Adoniram traduisit les maux d'Ava en formules américaines. Price était fort considéré à la cour; il soignait le roi, la reine et l'enfant royal. Cette vie lui valait des satisfactions grandissantes. Il se réjouissait avec naïveté de compter parmi ses clients les plus grands noms du pays.

Parmi la poignée d'Européens résidant à Ava, Price n'avait qu'un seul rival, un Anglais, Henry Gouger. C'était un très jeune homme qui avait gagné Amarapura au mois de septembre, avec un canot chargé de marchandises. L'irascible reine l'avait pris sous sa protection et, quand il n'essayait pas d'écouler ses produits, on le trouvait, à dos de poney, avec la bande des enfants du palais.

Mais le tour d'Adoniram devait venir... Un matin de la fin d'octobre, après un long entretien sur le traitement de la petite vérole, le roi se tourna brusquement vers l'interprète et, pour la première fois, parut remarquer qu'il y avait là un être humain.
- Qui êtes-vous, avec vos habits noirs ? Un médecin aussi ?
- Non, Roi des Éléphants Blancs, pas un médecin, mais un maître de religion, répartit le missionnaire, le coeur battant.
- Quelqu'un a-t-il embrassé cette religion, Maître étranger ?

Le roi fronçait les sourcils.
- Quelques hommes, Majesté, mais pas ici, à Rangoon.

Le silence était retombé sur les trois hommes, très lourd. Un paon traversa lentement la salle des audiences et, s'arrêtant à la porte de la petite chambre de réception, il fit la roue. Un vieillard en robe de soie blanche le chassa du pied. Adoniram frissonna. C'était - il l'avait appris - l'homme qui autrefois avait mené son oncle à la torture parce qu'il s'était fait catholique!

Le roi reprit :
- Connaissez-vous quelque chose à l'astronomie, maître étranger ?
- Je connais le système de Copernic, Majesté.
- Expliquez-nous ça.

Adoniram ne comprenait que très imparfaitement la théorie des étoiles, mais il fit un gros effort de concentration, et parvint à charmer le roi par une explication brillante.

Bagyi-Daw souriait.
- Vous avez une voix magnifique, maître étranger, profonde et pourtant douce. Je serais heureux de l'entendre encore.
Puis, avec sa brusquerie coutumière, il disparut.

Adoniram demeura interdit. Il découvrait un fait bouleversant : le roi avait appris sans courroux que plusieurs de ses sujets s'étaient convertis au christianisme. Quelles grâces ne fallait-il pas rendre à Dieu pour cette bénédiction !
Dès cet instant il jouit d'une grande considération au palais. Ava comptait des esprits curieux d'idées nouvelles; l'approbation tacite du roi permettait à de nombreux indigènes de venir s'enquérir auprès du Maître étranger de la nouvelle religion, dont on avait déjà beaucoup parlé.

Le Prince Meng-myat-bo, qui était infirme, fit appeler Adoniram. Après l'explication désormais classique du système de Copernic, il voulut qu'on lui parlât de Jésus-Christ dont un prêtre portugais l'avait entretenu autrefois. La soeur aînée du roi, femme fort intelligente, manda aussi le missionnaire. Celui-ci lui remit un exemplaire du catéchisme birman qu'Anne avait achevé avant de partir, et saisit cette occasion pour exprimer son désir de voir donner aux filles la même instruction qu'aux garçons.
- C'est dommage qu'elles ne sachent pas lire. Et il semble aussi fort injuste que personne ne puisse atteindre le nigban, sans avoir reçu le baptême bouddhique, lequel ne s'obtient qu'après un long séjour dans un monastère dont les femmes sont exclues.

La princesse posa un regard inquisiteur sur le missionnaire avant de répondre :
- Il n'y a point de femme dans le nigban. Si nous nous conduisons bien dans la vie, nous nous réincarnons en homme, et pouvons ainsi tenter notre chance.
- Le Bouddha Gautama n'a jamais dit chose pareille. Il comptait autant de femmes que d'hommes parmi ses disciples... Ma femme a appris à lire à plusieurs indigènes de Rangoon qui peuvent ainsi, sinon atteindre à vos lois sacrées, du moins obéir aux nôtres.
- Vous voulez dire que Ma Judson a appris aux femmes à lire l'Anglais ?
- Non, Altesse, le Birman. Mais elles peuvent alors connaître ma traduction dé la Parole de Dieu, et sont mises sur le chemin du salut. Le christianisme ne s'occupe pas des sexes.
- Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne chose.

Des fossettes se creusèrent dans les joues pleines et poudrées de santal de la princesse. Elle eut un froncement hardi et significatif des sourcils. Le missionnaire au regard brûlant paraissait si jeune encore... Mais elle s'aperçut vite qu'elle faisait fausse route et, parce qu'elle désirait sincèrement s'instruire, elle reprit :

- J'aimerais tant lire moi-même. Amenez votre femme à Ava, Maître étranger, et qu'elle m'apprenne avec mes amies à déchiffrer vos textes sacrés.

Adoniram se mit à arpenter la pièce. Par-dessus les bâtiments bigarrés du palais, il voyait les collines de Sagaing constellées de pagodes. Des larmes lui montaient aux yeux. Il s'assit de nouveau, dominant son émotion.
- Altesse, quand ma femme reviendra, c'est avec joie qu'elle vous apprendra à lire.
- Je la prendrai sous ma protection, dit-elle avec condescendance. Vous construirez un monastère pour y vivre ; ce sera étrange, avec une femme.
- Pouvez-vous me vendre du terrain, Princesse Dorée ?

Adoniram n'entendait pas se laisser désarçonner par les bizarreries de la famille royale et voulait battre le fer tandis qu'il était chaud.
- Hélas, Maître étranger, je ne possède rien ici. Les territoires qui me font vivre sont situés très en aval, sur l'Irrawaddy. Mais demandez au Prince Meng-myat-bo, il possède des terres à Ava et à Sagaing. Ne perdez pas de temps. J'ai soif de connaissance.

Elle paraissait sincère. Adoniram n'avait nul besoin d'un stimulant ; il courut jusqu'à l'infirmerie où Price s'évertuait à enseigner les rudiments de l'antisepsie à ses deux aides, et le pria de l'accompagner dans son ambassade auprès du prince. Le docteur semblait ravi.
- Ne vous ai-je pas répété mille fois, Frère Judson, que c'est en soignant d'abord les corps que l'on peut gagner les âmes au Christ ? Je vous dis, ce séjour à Ava enracine notre cause, et la développe en même temps.
- Vous avez peut-être raison...
Price déclara qu'il était si bien en cour, que mieux valait s'adresser directement au roi. En cas d'insuccès, on pourrait chercher plus bas.

Adoniram le suivit jusqu'au palais dont les portes lui demeuraient toujours ouvertes. Ils trouvèrent le Roi des Éléphants Blancs jouant à saute-mouton avec plusieurs membres de sa suite dans la grande salle des audiences. Sa Majesté témoignait ainsi sa joie, car il venait de recevoir de bonnes nouvelles du général Bandula, vainqueur des Anglais en Assam. Le moment paraissait en tous points favorable. Bagyi-Daw frappa familièrement le docteur sur l'épaule, lui arracha son foulard ; puis, s'adressant à Adoniram :
- Que quelqu'un vous vende du terrain, s'il existe une parcelle inoccupée.

Ils ne purent obtenir de promesse plus précise, et s'adressèrent au prince qui Se montra fort aimable et très intéressé par le projet de couvent. Il conseilla aux missionnaires de chercher un terrain convenable qu'il forcerait le propriétaire à vendre. Ces démarches incombèrent à Adoniram, car Price était trop occupé. Après une semaine de recherches, il découvrit un emplacement au bord de la rivière, sur les ruines d'un monastère birman. Mais on ne pouvait l'acquérir qu'avec la permission du roi, bien qu'il appartînt au prince Meng-myat-bo. Cependant toute la cour avait déserté Ava et faisait un séjour dans l'ancien palais, aux eaux d'Amarapura. Adoniram qui craignait un revirement des bonnes dispositions du roi, ne voulut pas attendre. Il loua donc un char à boeufs et partit pour la capitale, dans un tintamarre de roues de bois et de grelots. C'était la même route bordée de palmiers que, tant de fois, il avait suivie avec Colman, tantôt heureux et tantôt désespéré. Le souvenir de son jeune compagnon le poursuivait souvent; il avait eu raison d'affirmer que, malgré tout, le monde était beau.

Il passa devant le zayat, au bord du lac, puis le long du monastère où il savait que le gaing-ôk résidait de force pour instruire les enfants royaux. Trois moines balayaient la cour plantée d'acacias et de tamaris.

Il traversa Amarapura dans un nuage de poussière, tandis que le conducteur du véhicule ne cessait de s'adresser avec affection aux deux boeufs gras qui trottinaient. Le roi rendait visite à son co-souverain : l'éléphant blanc. Le moment était mal choisi pour l'approcher. Le lendemain, il serait possible de courber la tête sous les Pieds-Dorés, - c'est tout au moins ce qu'affirma le gardien des portes du palais.
Adoniram soupira impatienté, et fit tourner bride.

Comme il passait devant le zayat, un moine s'élança pour barrer la route... Le conducteur parvint à freiner son équipage juste à temps pour éviter le contact sacré de la robe jaune. C'était le gaing-ôk.

Adoniram sauta de voiture et affronta le regard du moine, bien en face.
- Vous avez dû m'attendre ; c'est fort courtois de votre part.
- Venez au zayat, animal étranger, commanda le moine. Ici le soleil brûle et nous avons à parler.

Stupéfait, le missionnaire retira ses souliers et le suivit dans le zayat. Ils s'assirent par terre, face à face, dans un violent courant d'air.
Le Birman déposa son grand éventail de plumes et dit gravement :
- Vous portez en vous des signes sacrés. Dès votre arrivée, je les ai reconnus sur votre visage. Je ne puis admettre que vous ayez un karma, mais certainement, si vous étiez un bouddhiste aussi convaincu que vous êtes un homme de Jésus-Christ, vous auriez un grand mérite.

Adoniram était stupéfait, Cet aveu devait coûter un effort considérable au vieux moine.
- Votre religion - le missionnaire s'inclina - est magnifique, mais elle n'est pas faite pour moi.
- Pas plus que la vôtre ne pourrait me convenir. À Prome, j'ai longuement étudié le cas de Maung Shway-gnong, et je dois avouer qu'une religion qui a fait un homme de mon ancien disciple, ne doit pas être méprisée. La lecture qu'il m'a faite de vos textes sacrés n'a pas été sans m'émouvoir. Mais c'est une triste histoire, dont la conclusion est trop malheureuse pour un peuple simple comme le nôtre. En prononçant ces paroles, je vous ai dit tout ce que je pouvais. Maintenant, Maître étranger, je vous demande, au nom même de l'élévation de vos enseignements, de retourner dans votre pays et de nous laisser tranquilles.
Son visage était crispé, ses yeux suppliants.

- Mais, puisque vous avez été ému, pourquoi ne pas pousser plus loin vos investigations ? Laissez-moi vous expliquer mieux.

Le gaing-ôk cacha son visage derrière l'éventail.
- Non, cria-t-il, je n'écouterai rien. Retournez dans votre pays.
- Vous n'êtes pas un peuple libéral comme vous le prétendez, ô gaing-ôk. Si vous veniez dans mon pays, vous pourriez y propager votre religion sans rencontrer d'autres entraves que celles des lois du gouvernement. Voyez-vous, mon pays a été fondé par des hommes qui ont traversé des mers inconnues pour s'établir sur une terre où aucun souverain, aucune loi, ne pourrait les empêcher de rendre le culte qu'ils estimaient le meilleur.
- Laquelle des cinq cents îles ont-ils abandonnée ?

Adoniram demeura un instant perplexe devant cette question; puis il comprit.
- Le monde n'est pas comme vous le croyez. Je vais vous dessiner une carte des pays que j'ai moi-même vue.

Il sortit de sa poche la craie avec laquelle il esquissait le système de Copernic. Il dessina le profil de la côte est de l'Amérique et y plaça Boston et Plymouth, villes de son adolescence ; puis, laissant un large espace pour l'Atlantique, il traça les contours de l'Angleterre, et la côte française.

Le Birman se penchait pour suivre de ses yeux myopes la ligne de craie qu'indiquaient les doigts bruns. Quand il eut dessiné les contours de l'Afrique et des Indes, Adoniram revint à l'Amérique pour raconter lentement et avec soin l'histoire des pèlerins du « Mayflower ». Le soleil passait au zénith; boeufs s'assoupissaient sous leur joug. Le conducteur s'était approche en rampant et suivait l'explication, avec une pesante respiration attentive. L'ombre du zayat s'allongea vers l'est et se perdit dans les longues palmes agitées par le vent. Un homme monté sur un éléphant qui se traînait dans la torpeur de l'après-midi s'arrêta, bouche bée, pour observer l'étrange trio...
Mais rien n'interrompit le murmure grave de la voix du missionnaire jusqu'à ce qu'un aigle, lancé du ciel comme un météore, plongeât dans le lac pour remonter, avec un serpent ruisselant entre ses serres.

Les trois hommes se levèrent.
- C'est une magnifique histoire, dit le moine.
- Une histoire absolument vraie.
- Je vous crois, Maître.

Le gaing-ôk regardait Adoniram en face. Puis il baissa le nouveau la tête pour étudier la carte. Quand il releva les yeux, on y lisait un sentiment nouveau, fait de respect et de supplication.
- Je vous dois aussi l'absolue vérité, homme de Jésus-Christ. Le moine qui commande à tous les autres en Birmanie m'a ordonné de vous chasser du pays. Si je ne puis y parvenir, je serai dégradé, et tomberai, personne ne sait jusqu'où. Aussi, je vous le demande une fois encore : ne voulez-vous pas regagner votre pays heureux et libre ?
- C'est impossible, répondit Adoniram profondément bouleversé. Quand je vous assure que mon Dieu ne me permettrait pas de quitter le pays, c'est la vérité.
- Alors nous sommes perdus, l'un comme l'autre.

Le vieillard paraissait désespéré; il se redressa lentement, tandis que le conducteur du char se glissait jusqu'à son attelage.
- Non, il ne faut pas qu'il en soit ainsi. Laissez, moi vous expliquer
- J'ai déjà perdu aujourd'hui le mérite d'une vie entière, en écoutant votre histoire.

Le moine se serra dans sa robe jaune et s'éloigna rapidement sur la route.
Adoniram reprit le chemin d'Ava, très abattu.

À son retour, il trouva des lettres, réexpédiées de Rangoon par les Hough. L'une d'elles était d'Anne, la première depuis son départ de Madras. Elle datait de près d'un an et avait été écrite au moment du passage de l'équateur. Anne était déjà complètement remise, et déplorait cette longue séparation, désormais superflue.
Elle serait certainement de retour à Rangoon au début printemps 1823. Le printemps: mars! Moins de trois mois de solitude maintenant. Quel bonheur ! Il voulut faire partager sa joie à Price, mais se rappela à temps son deuil, encore si récent.

L'autre lettre, très brève, était de Mme Colman. Elle lui apprenait la mort de James, survenue au début de l'été précédent une fièvre intermittente s'ajoutant à la tuberculose, l'avait terrassé à vingt-quatre ans

Adoniram demeurait atterré, une lettre dans chaque main. Tant de joie et tant de douleur, tant de succès et tant de défaites, coup sur coup !
Price, qui entrait au même moment dans la chambre, ne diminua pas cette impression en annonçant, avec sa rudesse coutumière :
- J'ai du travail pour vous, Frère Judson !

Adoniram qui tenait encore à la main la lettre de Mme Colman, questionna
- Qu'est-ce, Docteur ?
- Eh bien, vous rappelez-vous la petite indigène mi-siamoise dont j'ai opéré les yeux, il y a un mois ?
- Oui certes, sa laideur si touchante la rend inoubliable.
- Elle est complètement aveugle maintenant ; je pense que j'ai raté mon affaire.

Price suivait attentivement son compagnon des yeux.
- Eh bien, Frère Judson, je vais l'épouser.
- Quoi, mais vous êtes fou, Price ?
- Pas le moins du monde, mon ami. J'aime beaucoup cette petite femme, et je vais la faire mienne. La Birmanie n'est pas faite pour les blanches, vous devez le savoir mieux que personne. Et puis, je suis un homme. Je pense que je ne puis faire autrement que de me marier.
- Ne croyez-vous pas que le célibat soit la meilleure solution pour les hommes de votre profession, Price ? Feriez-vous cela par altruisme mal placé, pour tenter de racheter l'insuccès de votre intervention ?
- Certainement pas. Cette femme me plaît; elle me promet qu'elle se fera chrétienne. Vos protestations sont vaines, Judson ; cette affaire me regarde.

Adoniram le suivait des yeux, cherchant comment il pourrait exprimer ce qu'il ressentait, sans paraître étroit ou amer.
- Docteur, je vis en Orient depuis neuf ans, et vous depuis une année seulement. Croyez-moi, je n'ai pas encore vu un seul blanc ayant épousé une indigène qui puisse éviter ce cruel dilemme : abandonner sa femme, ou devenir lui-même birman.
- Je ne l'ignore pas; mais je pense demeurer à Ava pour le reste de mes jours. Nulle part au monde je n'aurais une situation pareille; je suis l'ami intime du roi et des membres de sa suite. Nulle part, je ne serais aussi utile. Vous-même ne désirez pas la conversion de ce peuple avec plus d'ardeur que moi. Je supplie Christ de venir les sauver; je prie pour ces hommes autant que vous. Pas un jour, je n'oublierai de faire mon possible pour avancer Son Règne à Ava.

- Comme vous oubliez facilement que vous êtes Américain! Vous ne savez pas encore qu'avec les années, chacun des bateaux que vous verrez faire voile vers l'ouest, emportera un peu de votre coeur.

Le docteur ne répondit pas tout de suite ; Adoniram suivit son regard. Le crépuscule tombait sur l'Irrawaddy et ses dernières lueurs frappaient les blanches pagodes de Sagaing. Des éléphants remontaient lentement de l'abreuvoir. Un bateau chargé de riz, le vent gonflant ses voiles latines, passait, avec une douceur de rêve. Un rossignol chantait dans le jardin du' prince.
- Et les enfants que vous pourriez avoir, Price ?
- Dieu prend soin de toutes les âmes qu'il tient en réserve pour vivre sur la terre. Je désire que vous nous mariiez aujourd'hui, Frère Judson.
- C'est impossible; un tel mariage constitue une faute. Que diront nos frères d'Amérique ? Et la famille de votre femme ? Elle est depuis si peu de temps là-bas, dans sa tombe.
- Vous ne devez pas me parler ainsi, Judson.
- Au contraire, et c'est ainsi que je parlerai. Je suis votre conseiller spirituel, très inférieur à ma tâche, je le sais bien. Mais je ne puis consentir à cette union de races différentes.

Price rougit :
- Frère Judson, la loi américaine et celle de la nature aussi suffisent à remplacer un prêtre, si l'on n'en peut trouver.

Adoniram tendit les mains en manière de supplication :
- Que Dieu vous aide, Price. L'Orient vous tient, et Lui seul peut vous délivrer.
- N'est-ce pas, vous consentirez à nous marier? insista-t-il.
- Je n'ai pas le droit de continuer à vous le refuser. Mais il faut d'abord que la femme devienne chrétienne.
- Tel est son désir, je vous l'ai dit. Le docteur triomphait. Je l'ai instruite dès l'opération, et pour autant que ma connaissance de la langue me le permettait. Vous pourrez la voir demain pour la baptiser.

Adoniram ramassa ses lettres qui étaient tombées à terre.
- Elle ne sera baptisée que lorsqu'elle sera prête à recevoir ce sacrement.

Il s'assit pour écrire à la veuve de Colman.
Mais comme il était difficile de se concentrer... Le visage tragique du gaing-ôk apparaissait sans cesse sur le papier. Ses menaces n'étaient plus capables de l'effrayer; mais cette tristesse du moine lui pesait, car il ressentait une forte sympathie à son égard. Peut-être leur grande conversation était-elle le premier pas, voulu par Dieu, vers une conversion comparable à celle de Maung Shway-gnong ?... Le monde était beau, plein d'espérance... Pauvre Colman, ce beau garçon, plein de joie et de ferveur...
Il reprit sa plume.


Table des matières

Page précédente:
Page suivante:
 

- haut de page -