SPLENDEUR DE DIEU
XVIII
LE SILENCE INTÉRIEUR
Le lendemain, la Présence
Dorée rentra à Ava et consentit, le
plus aimablement du monde, à l'achat du
terrain de l'ancien monastère. Elle
approuvait ainsi tacitement l'établissement
dans sa capitale d'un centre de mission
chrétienne.
Enfin, la Croix était
plantée à Ava.
Le même soir, comme Adoniram
rédigeait son journal, le docteur lui
présenta la femme de son choix.
- Voici Ma Noo, annonça-t-il
simplement.
Elle avançait les mains
tendues, la tête renversée, dans la
poignante attitude des nouveaux aveugles. Le
missionnaire se leva, le coeur serre, comme par un
remords, et conduisit avec douceur le petit
être mutilé vers une natte sous la
lampe, comme si cette chaude lumière pouvait
la réconforter.
- Assieds-toi ici, amie de mon ami,
et parlons ensemble.
Price, qui, de la porte, assistait
à la scène, éclata en
silencieux sanglots et s'enfuit.
Ils eurent un long entretien. Ma Noo
était une âme bonne et simple, elle
adorait le docteur et, à travers lui, le
Christ. Elle accepta avec enthousiasme l'offre que
lui fit le missionnaire de venir chaque jour chez
lui, pour son instruction religieuse. Un enfant
à la tête rasée vint la
chercher; après son départ, Adoniram
eut une grande conversation avec Price. Ce dernier
venait d'obtenir du Prince
Meng-myat-bo l'autorisation de se construire une
maison sur l'un de ses terrains, de l'autre
côté de la rivière, à
Sagaing. L'emplacement était trop
isolé pour y édifier la Mission, mais
sa situation élevée le rendait plus
salubre pour des blancs. Adoniram n'acceptait pas
que son éloignement et une simple question
de santé pussent compromettre les
résultats chèrement acquis. En
conséquence, il décida de
préparer une maison à Ava pour le
retour d'Anne.
- Toutes choses bien
considérées, c'est peut-être la
solution la plus sage, admit Price. Pour ma part,
je suis décidé à vivre
à Sagaing, car mes poumons me causent
quelque inquiétude. Il est du reste possible
que des installations séparées soient
préférables, pour vous comme poux
moi.
- J'ai l'intention, dès que
ma maison sera prête, de retourner à
Rangoon pour y attendre ma femme.
Le docteur examinait depuis un
instant le visage émacié du
missionnaire, les veines bleues sur les tempes, les
épais cheveux mouillés de sueur bien
que la nuit fût fraîche, les
lèvres desséchées par la
fièvre, les yeux
angoissés...
- Si vous voulez mon avis, Judson,
vous devriez venir à Sagaing et vous
débarrasser au plus vite de cette
fièvre. Sinon nous vous enterrerons
bientôt. Vous ne pouvez continuer à
travailler autant tout en souffrant, et c'est pure
folie de vouloir retourner à
Rangoon.
- Pourtant je vous affirme, Docteur,
que la mort seule pourrait m'empêcher d'aller
dans deux mois accueillir ma femme à
Rangoon.
Price émit un grognement
sourd puis, ouvrant un calepin, se mit à
dessiner des plans de maison.
Son avertissement se
révéla bientôt
entièrement justifié. Deux semaines
plus tard, aidé par Maung Ing, le docteur
transporta Adoniram, dévoré de
fièvre, dans sa nouvelle demeure de Sagaing;
celui-ci, grâce à sa robuste
constitution; résista à quinze jours
de saignées, de quinine et de calomel.
À la mi-janvier, Maung Ing retint pour lui
une place sur un bateau qui descendait la
rivière.
Il fit donc ses adieux aux nombreux
amis qu'il comptait maintenant à la cour.
Dans l'antichambre où Sa Majesté
recevait sans apparat, il rencontra Lanciego, fort
aimable. Comme les deux hommes conversaient avec
animation, le roi, curieux, demanda :
- Étrangers, de quoi
parlez-vous ?
- Majesté, le maître
m'annonce son prochain départ pour
Rangoon
- Pourquoi veut-il y retourner ?
Qu'il n'y aille pas. Que le Maître et le
Docteur restent ensemble. Si l'un des deux s'en va,
l'autre sera malheureux dans la
solitude.
- Il ne part que pour peu de temps,
Majesté. Il va chercher sa femme et ses
meubles, car il n'a encore rien amené ici.
Il sera très vite de retour.
Le roi dévisageait
Adoniram.
- Vous reviendrez, n'est-ce pas
?
- Oui, certainement, Grand
Roi.
- Lors de votre retour, ferez-vous
comme Gouger qui est constamment en route, ou
resterez-vous avec nous, d'une façon
définitive ?
- J'ai l'intention de m'installer
alors en permanence.
- C'est bien ainsi.
Bagyi-Daw approuva de la tête,
puis se retira.
Dans la soirée, Adoniram
baptisa Ma Noo dans les eaux peu profondes d'une
boucle de l'Irrawaddy et, un eu plus tard, l'unit
par le mariage au docteur Price. Il demanda ensuite
pardon à Dieu, car il avait peut-être
péché en bénissant ce
couple.
Le 22 janvier, il s'embarqua sur un
bateau lourdement chargé de combustible et
de nourriture. Les rives de l'Irrawaddy
étaient la proie des brigands depuis que le
roi se préoccupait surtout de
conquérir l'Assam. Les autorités
locales se défendaient de leur mieux et
faisaient des exemples : des cadavres
décapités gisaient fréquemment
sur le rivage. Il était prudent de se
maintenir au milieu du courant, et de ne pas jeter
l'ancre de nuit. Grâce à ces
précautions, le voyage s'accomplit
très rapidement et sans incidents. Le 2
février, le bateau atteignait Rangoon.
Adoniram retrouva la Mission dans
une fort précaire situation. Le nouveau
vice-roi levait des impôts tels qu'on sentait
gronder la révolte. À l'exception de
ceux qui logeaient dans l'enceinte de la Mission,
les convertis, menacés et malmenés,
s'étaient tous enfuis. Maung Shway-gnong
avait dû regagner l'armée. Les Hough
faisaient leur possible pour maintenir la petite
église ; mais décidément,
George était meilleur imprimeur que pasteur,
et sa connaissance de la langue demeurait
très imparfaite.
Le missionnaire ne se laissa pas
abattre par cette avalanche de mauvaises nouvelles
: un mois seulement le séparait du retour de
sa femme !
Cette unique perspective heureuse
devait lui être enlevée. Le lendemain
de son arrivée, il reçut une lettre
datée d'Angleterre : Anne s'embarquait pour
l'Amérique, et ne pourrait regagner la
Birmanie qu'au courant de l'été
1823.
Il rentra dans sa chambre pour
pleurer amèrement.
Quand il se fut calmé, il
examina la situation avec sang-froid. Tout d'abord,
il songea à regagner Ava, où il
pourrait développer l'activité
missionnaire et peut-être, obtenir du roi
qu'il protégeât l'église de
Rangoon. Dès son arrivée, le vice-roi
lui avait fait savoir qu'au cas où il
réunirait la moindre assemblée, des
soldats viendraient tout saccager et brûler
à la Mission. Mais il se souvint d'un
récit récent du prince Meng-myat-bo :
tant que les gouverneurs des provinces envoyaient
à Ava suffisamment d'hommes et d'argent, le
roi leur laissait toute liberté et
indépendance. Il était donc
complètement inutile d'en appeler à
l'autorité suprême, et la vie
précaire de la Mission de Rangoon
dépendait complètement de la
présence de son chef.
Adoniram décida de se plonger
dans la traduction de la Bible et d'attendre
patiemment les événements. Avec un
amer sourire intérieur, il se
remémorait une recommandation de sa
mère, alors qu'avec l'intolérance de
l'enfance, il s'impatientait de devoir attendre les
décisions des autres : « Mon fils, tu
apprendras un jour que la patience est un vieux
cheval rétif qui vous mène tout de
même au but ».
Il fit part de ce lointain souvenir
à Mme Hough.
- Je comprends qu'avec votre
énergie, ces perpétuelles entraves
vous irritent. Pourquoi ne vous consacrez-vous pas
à préparer Maung Nau au
ministère ?
- Maung Nau vous en a-t-il jamais
parlé ?
- Oui. Mais il craint que vous ne le
trouviez présomptueux. Vous devriez
l'entendre prêcher, c'est aussi beau qu'un
poème. Il s'en tire bien mieux que mon mari.
Mais vous aurez à lutter contre ses
nombreuses superstitions.
Elle éclata de
rire.
- Ce sera aussi pénible que
de lui arracher les dents, j'en suis certain.
Pourquoi cela vous fait-il rire ?
Mme Hough avait fini d'essuyer sa
vaisselle. Elle lavait maintenant des torchons, car
ni Ma So, ni Ma Baik ne parvenaient à faire
ce travail comme elle l'entendait.
- Eh bien, Monsieur Judson,
figurez-vous que peu de temps après votre
départ pour Ava, je constatai qu'une odeur
épouvantable remplissait toute la maison; je
finis par découvrir qu'elle émanait
de la demeure de M. Beg Pardon. Je l'ai
décrochée et j'ai commencé
à la vider de toutes les ordures dont elle
était pleine et qui emprisonnaient. Maung
Nau m'aperçut en train de procéder
à ce nettoyage; il se précipita pour
m'arracher la noix de coco et la remettre à
sa place. Puis il s'est répandu en
lamentations, m'accusant d'amener la
malédiction sur cette maison, et patati et
patata... Il était si effrayé qu'il
réussit à m'inquiéter; un seul
moyen, disait-il, nous restait pour nous rallier M.
Beg Pardon. J'aurais consenti à n'importe
quoi, à ce moment-là. Et que
croyez-vous qu'il s'agissait de faire? J'ai
dû mettre un roupie sicca dans l'ouverture et
pendant un quart d'heure, gratter sur la même
corde de la guitare de M Baik J'ai obéi
comme une idiote. Et j'étais à peine
moins sincère que Maung Nau! Depuis lors,
nous sommes les meilleurs amis du monde.
- Chère Madame Hough, est-ce
une confession que vous me faites là ?
demanda Adoniram avec un clignement d'oeil.
- Eh bien, j'en ai beaucoup ri, mais
au fond, je suis un peu honteuse, et je voulais
vous raconter...
Son regard semblait un peu
anxieux.
Adoniram examinait l'honnête
visage, déjà usé par la vie
coloniale.
- Je suis bien sûr que le
Nazaréen avait le sens de l'humour, et qu'il
eût fort bien compris cette petite
scène. Mais quel drôle de spectacle
vous avez dû offrir !
Ils éclatèrent tous
deux d'un rire franc qui secouait encore le
missionnaire, quand il se mit à la recherche
de Maung Nau. Il se sentait mieux. La
gaîté d'Anne lui manquait tellement !
Grâce à l'instruction de Maung Nau,
à la traduction de la Bible, les
journées s'écoulaient vite. Le
printemps céda le pas à
l'été. Mais, aucune nouvelle d'Anne.
Dès le début d'août, Adoniram
se rendait au quai à chacune de ses
promenades. Les employés de Lanciego
portaient un intérêt sympathique
à cette attente, et le renseignaient sur
tous les mouvements de bateaux.
Au début de septembre, quand
les touchantes attentions des Hough devinrent
incapables de soutenir son courage, quand elles
commencèrent même à l'irriter,
il ressortit Madame Guyon ; elle seule pouvait
détacher son esprit de l'inquiétude
qui le dévorait.
Les allusions
réitérées de la
Française à son mariage
céleste le choquèrent moins
qu'à la première lecture.
Après tout, il était légitime
qu'elle tournât son coeur passionné
vers la source de tout amour puisqu'elle avait
été, humainement, sevrée de
tout. L'amour étant le seul vrai bien,
pourquoi une telle union dans la plus humble
soumission serait-elle sacrilège ? Cette
soumission est complète dans la
prière, entretien de l'âme avec Dieu.
Il faut donc savoir les prières qui peuvent
être dites en tout temps, prières qui
viennent du coeur lui-même : prières
qui sont le suprême silence intérieur,
où l'âme se trouve
délivrée de tous les
éléments extérieurs où,
dans la paix saine et l'humble foi, elle attend de
recevoir la Présence divine. Les
raisonnements se taisent. Que toute la terre fasse
silence, Dieu est dans Son Saint Temple.
- ... On l'aime autant qu'on s'oublie
- Et se regarder toujours
- Est une étrange manie
- Le coeur est trop petit pour deux amours
Adoniram se plongeait dans cette mystique.
- ...Un amour tendre et sincère
- S'est emparé de mon coeur ;
- Mon Dieu seul en est l'auteur,
- Je n'en fais pas un' mystère :
- L'amour m'occupe aujourd'hui,
- Je ne veux penser qu'à lui.
-
- Éloigné de tout le monde
- Je suis seul avec mon Dieu;
- Il me brûle de son feu,
- Et ma paix est sans seconde
- Mon Dieu fait tout mon bonheur
- Lui seul possède mon coeur.
Lui qui aimait tellement toutes les formes de la
beauté - la beauté d'Anne, celle du
monde birman - dont il redoutait pourtant la
séduction à cause de sa vocation
même, il adoptait pleinement l'idée de
trouver en Dieu seul la perfection de la
beauté.
Mais là, ne retombait-il pas
dans le bouddhisme ? « Le désir est
mort, dit le Béni ; comme un calice vide,
aux confins du nigban, j'attends que la perfection
et la paix viennent me remplir ».
Il répéta ces paroles,
secoua la tête. Le caractère du
bouddhisme était essentiellement dans
l'inaction ; tandis que Jeanne-Marie Guyon
était tout feu, toute action, sauf dans la
prière. Elle conseillait ce vide seulement
pour parvenir à Dieu. Il fallait tenter de
refaire l'expérience de la
Française.
Pour ne pas être
dérangé et pour échapper aux
regards curieux de Mme Hough, Adoniram se retira au
zayat. La pluie ne cessait de tomber. Depuis de
nombreux mois, la jungle avait
envahi le petit édifice, où les
lézards et les serpents vivaient
tranquilles. Contre la barrière du jardin,
le vice-roi avait fait crucifier un voleur ; le
missionnaire n'osa pas faire enlever le corps.
Aucun passant n'eût pu imaginer qu'un blanc
vivait dans ce zayat, cherchant la réponse
à ces mêmes questions que le Gautama
s'était posées.
Et pourtant, malgré les
jeûnes épuisants, la constante
concentration de pensée, le missionnaire ne
pouvait chasser, fût-ce un instant, la
douleur qui le rongeait. Où était
Dieu ? Plus encore, où était Anne ?
Chair de sa chair, bien le plus
précieux...
Les pluies de septembre
cessèrent. Octobre ramena les fêtes
admirables de la fin du carême
indigène. La ville triste et chaude
était illuminée de torches et de
lanternes chinoises ; partout l'on donnait des
repas et des représentations publiques.
Dès le crépuscule, d'innombrables
radeaux aux bougies allumées dansaient au
bord du quai, suppliques d'indulgence pour tant de
karmas différents. Après tout,
c'était aussi un monde d'âmes
inquiètes ; Adoniram ne cherchait pas
seul.
Novembre apporta sa douce
lumière et son abondance de
fruits.
La femme de Maung Nau divorça
à cause de la conversion de son mari, et le
renvoya de sa maison. Sa vocation n'en fut
heureusement pas ébranlée, et chaque
jour le missionnaire continuait à l'initier
à la discipline du
ministère.
Vers la fin du mois, George Hough
déclara à sa femme que si cette
tension devait durer longtemps encore pour
Frère Judson, il y aurait bientôt une
troisième tombe sous le même
arbre...
Le 5 décembre au matin,
Adoniram, qui errait sur le quai, vit une
embarcation s'éloigner d'un bateau
indigène qui avait jeté l'ancre
pendant la nuit. Par désoeuvrement, il la
suivit des yeux jusqu'à ce qu'il pût
distinguer la silhouette des passagers,
derrière les rameurs : un blanc et deux
femmes en costume européen. Des blancs !...
ils approchaient... Anne!
Après une interminable
attente, un être merveilleux, à la
peau claire se jeta dans ses bras ; tout le reste
du monde cessa d'exister. Il ne
se rappela que beaucoup plus tard avoir
été présenté à
Deborah et Jonathan Wade. Il tenait serrée
la main d'Anne - la main délicate de ses
rêves. - Le reste du monde dansait une
sarabande ivre devant ses yeux.
Plus tard - les détails lui
échappaient - il se retrouva à la
maison, seul avec elle, l'aidant à
déballer ses effets ou plutôt assis
sur le lit, la contemplant gravement. Elle lui
paraissait complètement
irréelle.
- Tu as tout de même dû
recevoir certaines de mes lettres. je t'ai
écrit chaque jour et, quand l'occasion s'en
présentait, je t'envoyais en paquets ces
messages de ma tendresse.
- J'ai reçu deux lettres en
tout, la dernière m'est parvenue il y a un
mois... Hier soir j'avais décidé de
te considérer comme morte.
Anne se serra contre sa
poitrine.
- Mon bien-aimé ! je t'avais
dit que je ne devais pas partir. Je voulais rentrer
directement d'Angleterre, mais j'y reçus une
lettre qui m'assurait que ma présence en
Amérique fortifierait, d'une manière
durable, l'existence de la Société
des Missions à l'Étranger.
Là-bas, j'ai encore dû prolonger mon
séjour pour y écrire une histoire de
notre Mission, dont le bénéfice sera
directement attribué à
l'église de Rangoon.
- Je sais, ma chérie, je
sais, dit-il avec un pâle sourire. Je ne te
blâme pas. Mais laisse-moi le temps de
reprendre l'habitude de mon bonheur.
Elle le regardait avec
inquiétude, mais continuait à lui
parler gaiement, comme à un
malade.
Plus tard, elle conclut devant Mme
Hough qui s'étonnait de l'abattement
d'Adoniram, après l'extase du
débarquement :
- Je pense que cette longue attente
toujours déçue l'a condamné
à une tristesse sans espoir. Je vais
m'ingénier à refaire de lui ce qu'il
a toujours été.
- C'est sûrement cela, appuya
Mme Hough. Et puis, cette constante lecture d'un
livre écrit par une Française sur ses
crises religieuses ne l'a certes pas
aidé.
- Madame Guyon ! Je comprends ; mais
je suis là maintenant, Madame Hough.
- Oui, et nous en remercions notre
Père Céleste pour plus d'une
raison.
Elles se firent un petit signe
d'intelligence. Elles venaient toutes deux de la
Nouvelle Angleterre.
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