SPLENDEUR DE DIEU
XIX
LE NOUVEAU VOYAGE DE NOCES
Adoniram se déclara
entièrement satisfait des Wade; Anne l'avait
du reste prévu. La Birmanie avait besoin de
ces « moins de trente ans », de robuste
constitution, qui ne demandaient qu'à se
dévouer sans compter à la cause
qu'ils venaient servir.
Le lendemain de leur arrivée,
alors que les trois ménages étaient
réunis autour de la table du dîner,
Hough, s'adressant à son chef, lui dit avec
sa rudesse coutumière :
- Frère Judson, vous pouvez
partir demain pour Ava, si bon vous semble.
À nous quatre, nous nous en tirerons aussi
bien que n'importe qui d'autre, j'en suis
sûr.
- Moi aussi, approuva Adoniram en
souriant.
- Cette solution présente
pourtant un inconvénient. - Jonathan Wade se
frottait le menton. - Si les Anglais se trouvaient
dans l'obligation d'envoyer une expédition
punitive le long de l'Irrawaddy, le Docteur Carey
m'a affirmé que le roi de Birmanie serait
décidé à faire la guerre.
Bagyi-Daw aurait envoyé au gouverneur
général des Indes un message lui
annonçant son intention de prendre Calcutta,
et de pousser ensuite jusqu'en Angleterre pour y
établir son fils sur le trône ! Rien
ne pourra le faire changer d'avis. En septembre,
les soldats birmans ont massacré la garnison
britannique de l'île de Shapuri, qu'ils
occupent maintenant. Le gouverneur
a fait demander au roi ce que
cela signifiait, en lui suggérant de
désavouer l'acte de ses troupes. Les Anglais
ne veulent pas la guerre. Elle leur coûterait
infiniment plus qu'elle ne pourrait rapporter, et
l'Inde suffit pleinement à leurs aspirations
colonisatrices. Mais, au moment où nous
avons quitté Calcutta, le roi n'avait pas
encore présenté d'excuses.
Adoniram se remémorait le
personnage comique, aux jambes courtes, qui jouait
à saute-mouton dans la grande salle
d'audience : il frissonna.
- Dès le jour de notre
arrivée à Rangoon, nous avons
vécu en état constant d'alarme et
d'inquiétude. Mais rien de grave ne s'est
encore passé. Nous devons continuer notre
tâche de notre mieux. Mme Wade et vous devez
d'abord apprendre la langue - et ce n'est pas une
sinécure. Pendant ce temps, vous fermerez
votre porte à tous, sauf aux rares disciples
qui oseront se glisser hors de la
jungle.
- S'il en est ainsi, dit Anne avec
gaieté, il n'y a aucune raison pour que nous
ne partions pas tout de suite pour Ava. Plus vite
vous quitterez Rangoon, mieux cela
vaudra.
- J'aimerais mieux vous sentir sous
la surveillance du docteur Price, déclara
Mme Hough. Que pensez-vous de son mariage, Madame
Judson ?
- Je ne connais pas le
docteur.
- Nous nous étions tous
demandé si vous l'aviez vu avant son
départ, dit George Hough. Certes, c'est un
brave homme, mais depuis qu'il a été
appelé par le roi, il a perdu la tête
; et je ne pense pas qu'il la retrouve
jamais.
- Il a un coeur aussi grand que la
Birmanie...
- Oui, mais pas de tête,
répéta Hough.
Le regain d'activité de la
Mission agissait comme un puissant stimulant sur
Adoniram. Les préparatifs du départ
avancèrent si rapidement qu'une semaine
après le retour d'Anne, tout était
prêt.
Les Judson pensaient laisser leurs
serviteurs à Rangoon ;
mais Koo-chil déclara péremptoirement
qu'il était leur domestique, et ne
consentirait à servir personne d'autre.
Anne, qui désirait vivement le convertir,
consentit volontiers à ce qu'il les suivit.
Maung Ing réapparut la veille de
l'embarquement ; sa femme l'avait abandonné
parce qu'il était devenu chrétien ;
il supplia qu'on lui permît de venir pour
aider à établir l'Église
à l'ombre du Trône Doré. Sur le
conseil de George Hough, Adoniram accepta de le
prendre, d'autant plus qu'il laissait à
Rangoon la force agissante que représentait
Maung Nau. Pour entreprendre la Mission d'Ava, un
converti indigène serait
précieux.
Le départ s'annonçait
sous d'heureux auspices ; aussi, la présence
d'un hôte pour le moins inattendu, ne
troubla-t-il pas outre mesure les missionnaires.
Comme ils attendaient sur le rivage que la
marée montât, Anne désigna du
doigt l'arrière du bateau : un énorme
python était enroulé à la
place du timonier. L'adoration des serpents est
chose courante en Birmanie. Adoniram fit cependant
appeler le capitaine celui qui, une fois
déjà, l'avait amené
jusqu'à Ava et lui demanda s'il
n'était pas possible de se passer de la
présence du python. Il eut l'air
abasourdi.
- Le serpent sacré,
maître étranger ? Il n'en est pas
question. Il appartient au bateau que j'ai
acheté à mon frère. Sa
puissance sur la rivière est telle qu'aucun
brigand n'osera nous attaquer ; on le connaît
aussi bien que le Shwé-Dagôn, car il a
fait le voyage d'Ava un très grand nombre de
fois.
- Comment pouvez-vous affirmer qu'il
ne s'attaquera pas à l'un d'entre nous?
demanda Anne. Je crains, capitaine...
L'indigène sourit, de
manière rassurante :
- Tant qu'il sera gavé de
riz, il ne sortira pas de sa méditation.
Croyez-moi, femme du maître étranger.
Du reste, le bateau ne partira pas sans le python
sacré.
Anne vit qu'Adoniram
s'apprêtait à poser un ultimatum ;
elle mit sa main sur son bras.
- Qu'importe après tout, mon
chéri ; je regrette même d'en avoir
parlé. Je ne compte pas devenir nerveuse
ici.
Du reste, je crois le python bien
moins dangereux sur la rivière que les
alligators.
Anne regarda en face les boucles
froides et immobiles du reptile ; elle retint un
frisson.
- Peut-être que je finirai par
l'aimer, comme tant d'autres choses ans ce pays.
Voici Koo-chil. Allons, nous monter à bord
?
Le Bengali préparait
déjà sa cuisine sur le pont. Maung
Ing paraissait fort occupe à accrocher un
petit objet contre l'un des supports de la
tente.
- Regarde, il a apporté M.
Beg Pardon
Ils éclatèrent de
rire.
- Anne chérie, pendant plus
de deux ans, j'ai compté les jours qui nous
séparaient de ce second voyage de noces,
où personne ne pourrait nous
déranger.
Elle mit sa main dans les
siennes.
- Je me demande si nous allons avoir
de nouvelles surprises avant le
départ.
La question ne resta pas longtemps
sans réponse. Une vieille femme se
précipitait sur le quai, un énorme
ballot enveloppé de soie rose sur la
tête, un gros cigare oscillant dans la
bouche.
- Attendez ! criait-elle. Je suis Ma
So, je viens !
Elle haletait. Je n'ai appris votre
départ qu'à l'aube. Qu'adviendra-t-il
de mon karma si Maung Judson n'y veille. Maung Ing,
prends mes habits !
La proue du bateau était
encore enfoncée dans le sable du rivage.
Maung Ing s'avança jusqu'à ce qu'il
dominât la petite vieille, mais il ne prit
pas son ballot.
- Seuls les baptisés partent
en voyage avec l'Homme de
Jésus-Christ.
- Koo-chil a-t-il reçu le
baptême, espèce de babouin
bâtard ? Ne m'irrite pas, ou je perdrai mon
sang-froid.
- Calme-toi, Ma So, conseilla
Adoniram. Maung Ing, prends son bagage, et pas de
scènes !
- Mais Maître...
commença-t-il de sa voix
traînante.
Ma So l'interrompit. Elle arracha
une de ses sandales pour le menacer. Le contact
d'une chaussure sur la tête constitue une
insulte mortelle. L'équipage, qui assistait
avec un intérêt ébahi aux
péripéties de cet embarquement,
poussa un cri d'avertissement unanime,
Maung Ing sursauta, au moment
où la sandale le frôlait ; il se
pencha alors mollement pour saisir le ballot de Ma
So.
- J'espère que nous sommes
maintenant au complet, dit Anne en souriant. La
marée monte. Embarquons.
Ils ne devaient jamais oublier cette navigation
sur l'Irrawaddy, les six plus belles semaines de
leur vie ; cette aventure plus profonde et plus
complète qu'un voyage de noces.
Ils se retrouvaient, plus
passionnément voués l'un à
l'autre, après cette séparation de
deux ans ; leur amour inaltéré
faisait partie de l'essence même de leur
existence. Durant cette période, rien
d'autre n'exista réellement
qu'eux-mêmes.
La chaleur n'avait pas encore
commencé, et l'air était sain. Le
bateau, bien que sans cargaison, avançait
avec une lenteur extrême, car
l'équipage profitait de la distraction de
ces deux blancs, plus évidemment amoureux
que n'importe quel garçon avec n'importe
quelle fille dans la jungle.
La présence du python parut,
en effet, efficace, car la marche du bateau ne fut
interrompue qu'une seule fois par un obstacle plus
important qu'un banc de sable dans la
rivière. Près de Prome, les voyageurs
rencontrèrent une flottille de canots de
guerre dorés ; l'un d'eux se détacha
rapidement du groupe, et les aborda. Un officier en
paso et tunique verts interrogea :
- Êtes-vous Anglais
?
- Au nom de qui posez-vous cette
question ?
- Au nom du grand soutien du
Trône Doré, le général
Bandula.
Adoniram sortit son
laisser-passer.
- Nous sommes Américains et
non pas Anglais, et nous nous rendons à Ava,
pour obéir au Roi des
Éléphants Blancs.
L'officier examina le papier,
sourit, et le rendit.
- Vous pouvez aller.
Il salua le python et sauta dans son
canot.
Plus loin, ils aperçurent,
sur la rive occidentale,
l'armée du
général Bandula, qui paraissait faire
route sur Chittagong. Les Judson se demandaient
avec angoisse si Maung Shway-gnong faisait partie
de cette horde ambulante, à la tête de
laquelle défilait noblement un officier sur
un éléphant, abrité par un
parasol doré. Derrière lui, deux
serviteurs, agenouillés sur la croupe,
tenaient l'un la boîte à bétel
et le crachoir, l'autre un éventail. Une
vingtaine d'éléphants suivaient,
portant des notables, dont le rang se reconnaissait
à la magnificence du parasol. Puis cinq cent
cavaliers environ, sans étriers,
vêtus; de tuniques pourpres, vertes ou
bleues, et armés de poignards rouges.
Ensuite, une longue théorie de soldats
à pied, avec de larges couteaux suspendus
autour du cou, précédant des chars
à boeufs, aux grincements discordants. On
entendait des coups de gong frappés au
hasard, et les chants des danseurs ondoyant parmi
la troupe. Une horde hétéroclite
suivait ce cortège : commerçants
Shans, très corrects dans leurs redingotes
noires, Chinois en bleu délavé,
Karens nus, sortant de leur jungle, montagnards
Chins, esclaves enchaînés du Siam et
de l'Arakan, emmenés comme otages, et une
tourbe des deux sexes qui semblait
évadée de toutes les prisons du
pays.
- Crois-tu vraiment qu'on va se
battre en Birmanie proprement dite ? s'enquit Anne,
dont le regard suivait cet étrange
défilé.
-Oui certes, si les Anglais se
sentent obligés d'envoyer une
expédition punitive. Mais ne
prévoyons pas le pire.
L'armée de Bandula ne
constitua qu'un épisode
éphémère. Ils
l'oublièrent vite en contemplant les pagodes
qui émergeaient de collines au vert cru, et
les montagnes d'Arakan, enflammées, au
soleil couchant. Grâce à la
présence protectrice du python, ils
passèrent leurs nuits à l'ancre, tout
près des villages aux rumeurs
familières. Parfois, Adoniram distribuait
des brochures ou, s'asseyant au milieu des paysans,
leur parlait de sa mission en Birmanie. Mais le
plus souvent, ils oubliaient tout devoir, ils
étaient gais, insouciants, ils
plaisantaient, enfin pleinement heureux.
Le docteur Price vint à leur
rencontre, quelques heures avant
l'arrivée à Ava, et leur conseilla de
venir tout d'abord s'installer dans sa maison de
Sagaing.
- Ce sera préférable
pour votre santé et... et je suis mal en
cour actuellement et prévois que vous le
serez aussi.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
demanda Adoniram consterné.
- Je l'ignore. Le roi n'a pas
expressément refusé de me voir, mais
il ne me fait plus jamais appeler, et je n'ai pour
ainsi dire plus un client.
- Avez-vous eu des cas de mort parmi
vos patients ?
- Quelques-uns évidemment,
mais sans dépasser la moyenne, et aucun
membre de la famille royale. Je crois plutôt
que les probabilités croissantes de guerre,
alliées à l'incapacité des
indigènes de distinguer Anglais et
Américains, en sont la cause.
C'étaient de mauvaises
nouvelles. Deux mois auparavant, Adoniram en eut
été bouleversé et
découragé ; mais maintenant, il
sentait plutôt monter en lui une vague de
colère agissante. Désormais, il ne
laisserait personne contrecarrer ses
projets.
- Dès que Mme Judson aura
rencontré la reine, tout ira bien, reprit le
docteur. Les femmes du palais rivalisent de
curiosité et d'impatience, car elles n'ont
jamais vu de blanche. Si la souveraine est
gagnée à notre cause, le roi ne
tardera pas à partager son avis, car elle le
domine entièrement.
Anne le regardait avec une
expression de doute.
- Je me demande si mon amie, la
femme de l'ancien vice-roi, est bien
considérée à la
cour.
Price secoua la
tête.
- Elle n'a plus la moindre influence
depuis la mort de son mari. Henry Gouger, le jeune
commerçant dont j'espérais que
l'amitié me regagnerait la faveur de la
cour, se trouve lui-même en disgrâce,
pour des raisons qu'il ignore.
- Eh bien, conclut Adoniram, nous
n'allons plus penser qu'au jour présent et
remettre entièrement notre avenir entre les
mains de notre Père Céleste. Il fait
si beau aujourd'hui.
Ils s'installèrent donc
à Sagaing.
La maison de brique du docteur
demeurait inachevée. Bien qu'elle parut un
palais à la petite Mme Price qui y circulait
déjà avec une habileté
surprenante, Anne la trouva humide et triste. Elle
y prit froid dès la première nuit et
dut s'aliter. Price attribua son malaise à
la brique mal séchée et conseilla
à Adoniram de se construire une maison de
bambou, sur le terrain de la Mission d'Ava. Ce
projet fut mis à exécution sans
tarder ; le missionnaire aidé de Maung Ing,
surveilla de si près les ouvriers que deux
semaines plus tard, Anne put être
transportée dans sa nouvelle demeure du bord
de la rivière. Tout de suite, elle s'y
sentit mieux.
Adoniram ne négligeait pas
les visites au palais, malgré ses multiples
occupations. Muni de l'indispensable cadeau, - en
l'espèce une paire de jumelles de
théâtre - il s'était rendu
à l'audience publique. Mais il n'y retrouva
aucun visage familier, et rares furent ceux qui le
reconnurent. Il attendit fort longtemps avant de
pouvoir remettre son cadeau au roi, avec lequel il
ne put lier conversation. Il rentra fort
découragé, n'ayant pu avancer d'un
pas.
Le prince Meng-myat-bo le
reçut avec cordialité, mais lui
apprit que la reine cherchait n'importe quelle
occasion de faire attacher dans un sac de peluche
rouge quelqu'un de ses parents pour le jeter dans
l'Irrawaddy. Cette pensée seule l'occupait.
Il manifesta, par contre, un grand désir de
faire la connaissance de Mme Judson.
Adoniram connaissait trop bien la
Birmanie pour se laisser rebuter par cet accueil :
rien de grave ne s'était encore produit en
dépit des menaces violentes. La grande cause
de la Mission avancerait quand
même...
Dès qu'Anne fut
rétablie, il alla avec elle rendre visite au
couple princier qui montra le plus naïf des
émerveillements. Toute la famille royale fut
convoquée pour voir la femme blanche.
Personne n'était plus capable quelle de
tirer parti d'une situation de ce genre : peu de
temps après, on se la disputait
partout.
Adoniram encourageait Ma So et Maung
Ing à se laisser instruire plus
complètement dans la religion
chrétienne. Le dimanche, il priait en birman
à la maison du docteur, où quelques
anciens patients osaient se
risquer. Il jouissait d'avoir abandonné
provisoirement les multiples activités
sociales de ses dernières
années.
Pour la saison chaude, une maison en
brique devenait indispensable ; aussi en fit-il
entreprendre la construction sans
tarder.
Anne avait pris sous sa protection
deux fillettes indigènes que Maung Ing lui
avait amenées : leur père les
confiait à la Mission, car leur, mère
était devenue folle. On les baptisa des noms
de Abby et Mary Hasseltine, et leur
éducation fut entreprise sans
délai.
Les missionnaires étaient
à peine installés dans leur nouvelle
maison que Henry Gouger, vint les voir. Ce charmant
garçon de vingt-trois ans vivait, depuis
deux ans, une aventure magnifique : il vendait de
tout aux Birmans, et comme il travaillait sans
concurrent, il avait amassé une fortune
d'environ vingt mille livres. Mais il ne savait
comment faire sortir cet argent du pays, car les
exportations de métaux précieux
étaient formellement interdites. Il
redoutait la guerre, et eût
déjà quitté le pays, s'il
avait su comment sauvegarder sa fortune. Il
conseilla aux Judson de s'enfuir.
- Vous ne savez pas comment on parle
dans les milieux officiels et au sein de la famille
royale. Tous veulent la guerre, des esclaves
blancs, et l'annexion du Bengale. Ils ne
connaissent que les luttes de tribus, et attribuent
la patience de mes concitoyens à la
lâcheté. Je vous en prie, emmenez Mme
Judson dans un endroit sûr.
Ce fut Anne qui lui
répondit
- Nous ne sommes pas des
commerçants, Monsieur Gouger, mais bien des
missionnaires ; et nous devons accepter le meilleur
comme le pire. Nous sommes Américains : ils
ne nous feront point de mal. Ce sont tous des
fanfarons, comme vous l'apprendrez si vous restez
ici quelques années de plus. Simplement,
nous nous tiendrons éloignés du
palais pour quelque temps.
Gouger se passa la main dans les
cheveux, et regarda son interlocutrice avec
gêne et admiration. Puis il se mit à
rire :
- Notre ami, Jonathan David Price,
n'est pas aussi diplomate que vous, Madame Judson.
Hier, il s'est approché
de Sa Majesté pour lui adresser la parole.
Mais le roi a détourné la tête.
Price est demeuré sur place, l'air
abasourdi.
- C'est tout de même un
très brave homme, dit Adoniram pour le
défendre. Je n'aime pas qu'on se moque de
lui.
- Mais on ne peut s'empêcher
de rire, rien qu'à le regarder ! Cela lui
est du reste indifférent. Avec le vieux
Rodgers, ils forment vraiment un couple
comique.
- Comment ce dernier se
comporte-t-il en période de défaveur
? s'informa Anne.
- Il ignore les étrangers, et
ne paraît même pas me
reconnaître. Lanciego m'a prié de ne
plus pénétrer dans sa maison. Je suis
un danger public !
Le jeune homme secouait la
tête avec tristesse, bien que, dans ses yeux,
on put lire le goût du risque. Adoniram n'eut
pas le courage de lui dire que ses
fréquentes visites constituaient une menace
pour la Mission.
Avril et mai
s'écoulèrent paisiblement.
Malgré le danger de guerre, les
missionnaires vivaient heureux et confiants dans
l'avenir. Bien qu'un nombre croissant
d'indigènes se rassemblât au zayat, le
roi n'intervenait pas. Les services religieux du
dimanche matin dans la maison du docteur ne
comptaient, par contre, qu'un auditoire très
restreint, car tout le monde connaissait la
disgrâce de Price.
Le dimanche 23 mai, Adoniram venait
de terminer son sermon quand un ami de Maung Ing se
précipita dans la maison pour annoncer une
nouvelle qui ne pouvait pas attendre.
- Rangoon avait été
pris par les Anglais!
Le silence de la stupéfaction
fut suivi d'une réaction joyeuse. Enfin,
l'on pourrait prêcher le Christ ouvertement
à Rangoon ! Mais l'anxiété
succéda vite à ce mouvement de joie.
Quelles seraient les conséquences de tout
ceci pour les blancs d'Ava? Henry Gouger se
hâta d'aller mettre en sécurité
ses biens car, sans nul doute, la colère des
Birmans serait redoutable. Les missionnaires
rentrèrent chez eux. Dans la soirée,
Gouger vint leur dire qu'il avait vu le prince
Meng-myat-bo, et que celui-ci
garantissait l'impunité des blancs d'Ava,
totalement étrangers à la
guerre.
Anne se sentit aussi rassurée
que Gouger, mais Adoniram conservait dans son
esprit la vision du roi de la vie jouant à
saute-mouton. Les enfants sont souvent versatiles
et cruels..
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