Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

XX
LA MAIN QUI TUE

 Durant plus d'une semaine, rien ne vint confirmer la nouvelle de la prise de Rangoon. Mais une activité fébrile régnait à Ava, où le roi levait une grande armée. Au début de juin, dix mille hommes partirent, sous les ordres du nouveau vice-roi de Rangoon. Adoniram vit passer devant la Mission plus de mille canots chargés de guerriers.

Dès le départ de la troupe, le gouvernement s'appliqua à découvrir les espions qui avaient incité les Anglais à entrer en Birmanie. On interrogea Henry Gouger et un Écossais du nom de Laird, qui venait d'arriver à Ava. Ce dernier avait été capitaine sur un bateau marchand, mais depuis, il était entré au service du prince Meng-myat-bo pour s'occuper du commerce du teck à Rangoon. Il avait apporté de Calcutta un journal annonçant le départ imminent d'une expédition punitive pour Rangoon, et l'avait montré à Gouger. Celui-ci, au cours de son interrogatoire, fut sommé d'expliquer pourquoi, ayant eu vent de ce qui se préparait, il n'en avait pas averti le roi. Il fut accusé, de relever des cartes pour l'ennemi, de subvenir aux besoins des missionnaires, de vivre dans un luxe que seul un haut fonctionnaire pouvait se permettre; enfin, d'être le beau-frère de l'un des directeurs de la Compagnie des Indes Orientales !

Ces charges étaient d'autant plus graves pour le prévenu qu'elles contenaient une large part de vérité. Gouger avait fait de nombreuses esquisses et dessins de temples, de monastères, de paysages des environs d'Ava, pour le plus grand amusement ses clients indigènes, et les avaient ensuite envoyés à des amis anglais au Bengale. Il avait aussi remis de l'argent aux Judson, après avoir encaissé leurs chèques de la Société des Missions. Mais il ne put fournir aucune explication satisfaisante à ses enquêteurs, et fut enfermé dans la prison de la caserne royale.

John Laird, rude marin au visage marqué des cicatrices de la petite vérole, fut accusé d'avoir encouragé les Anglais à entrer à Rangoon, et d'avoir menti au prince en négligeant de lui faire part de ce qu'il connaissait des intentions britanniques. Il fut incarcéré dans la même prison que Gouger, mais dans une cellule séparée.

Maung Ing assista aux interrogatoires qui furent conduits avec un calme remarquable. Il revint en faire le récit aux missionnaires. Ces derniers n'étaient nullement inquiétés. Quelques jours après ces premières incarcérations, Adoniram et Jonathan David furent convoqués pour fournir des explications, après que le médecin, ayant cédé aux instances de Gouger, fût allé le voir dans sa cellule. Le seul point sur lequel ils ne purent fournir de réponse satisfaisante fut l'encaissement des chèques, opération inintelligible aux Birmans.
Ils furent traités très correctement et autorisés à rentrer chez eux.

Ava redevenait calme. Les femmes avaient repris leurs interminables tissages. Les enfants travaillaient la terre à la place des soldats absents. Les moines sortaient dès l'aube et recueillaient d'innombrables offrandes dans leurs coupes. Les murs de la nouvelle Mission s'élevaient rapidement ; Anne surveillait les travaux du jardin. Comme chaque année, le roi annonça la fête du labour printanier, essentielle pour assurer d'abondantes récoltes en haute Birmanie.

Un matin du début de juin, Sa Majesté inaugura la cérémonie auprès des paysans. Derrière les hautes barrières blanchies à la chaux dressées sur son passage, la population tout entière d'Ava était prosternée. Après l'éléphant blanc sacré portant le roi couvert de pierreries, venaient tous les princes et les ministres en robes cramoisies. Après le tracé du double sillon royal, ils devaient labourer, aussi longtemps que Sa Majesté le jugerait bon.

Les missionnaires dissimulés derrière la palissade suivirent des yeux le spectacle, avec une admiration amusée. Pour le trajet du retour, le pachyderme, sans doute fatigué, ne portait plus son royal fardeau; il passa, soufflant bruyamment, comme un vieux souverain asthmatique, tandis qu'une foule d'esclaves l'éventaient et l'abritaient du soleil. Dans un vieux carrosse européen aux couleurs criardes, Bagyi-Daw suivait, tiré par seize dignitaires de la cour. Il paraissait d'excellente humeur, et fit au passage de flatteuses remarques sur le jardin de la Mission.

Mais une heure plus tard, alors qu'Anne et Adoniram se lavaient les mains avant le dîner, un fonctionnaire pénétra en coup de vent dans leur chambre, sans s'annoncer.
- Où est le maître étranger, rugit-il ?
- Ici même.

Adoniram se plaça devant Anne.
- Le Roi vous attend. Viens ici, Face Grêlée.

Un bourreau, le visage marqué des signes distinctifs, passa sa tête ébouriffée à la porte ; une douzaine d'êtres hirsutes se pressaient derrière lui.
- Saisissez-vous de lui !

Face Grêlée bondit comme un tigre, et jeta à terre le missionnaire ; puis, tandis que les autres le maintenaient, le bourreau lui passa au cou la corde de torture et lui lia les mains. Anne s'accrochait à son bras en criant :
- Je vous donnerai de l'argent.
- Emmenez-la aussi, elle est étrangère.
- Non, râla Adoniram, je vous donnerai une grande quantité d'argent, si vous laissez ma femme en paix.

Le fonctionnaire jeta un regard dédaigneux sur le corps fragile de la femme.
- Elle ne vaut pas l'argent, mais si vous êtes assez bête pour le croire, je veux bien la laisser.
- Déliez mes mains, pour que je puisse écrire l'ordre de payer,

L'homme se mit à rire, regarda de nouveau Anne et dit :
- Je reviendrai plus tard, mon lotus. Emmène le prisonnier, Face Grêlée.

Adoniram entrevoyait le regard torturé de sa femme entourée par les deux petites indigènes sanglotantes. Il apercevait aussi les poseurs de tuiles de la nouvelle Mission qui s'enfuyaient avec effroi. Puis Face Grêlée serra la corde autour de son cou et il sombra dans l'inconscience.

Il fut ramené à lui par une claque sur la joue. Il se trouvait dans la salle des audiences, parmi une foule de fonctionnaires. L'un d'eux lisait à haute voix un décret royal ordonnant que « le propagateur étranger de religion fût enfermé dans la prison de la mort ».

Face Grêlée fixant des chaînes à ses poignets et ses chevilles, le bouscula, à travers la route brûlée de soleil, vers la prison qu'on appelait « la Main qui Tue », à cause des crimes qui s'y perpétraient. C'était un enclos d'une centaine de mètres de côté; derrière la haute palissade montaient sans cesse des cris d'agonie et des puanteurs innommables.

Alors commença pour Adoniram une lente vie. La porte ouverte, on le remit entre les mains du geôlier chef qui régnait sur la prison, avec une demi-douzaine de criminels qui avaient bénéficié d'un sursis. C'était un vieillard malingre, aux dents noires et cassées qu'il découvrit en un hideux sourire lorsqu'il poussa le prisonnier vers un gros bloc de granit planté au centre de l'enclos. On lui ôta tous ses vêtements; sauf ses pantalons blancs, on le jeta à terre. Un spécialiste de la torture lui riva trois paires de fers aux chevilles et autant aux poignets. Puis on lui ordonna de gagner la prison, distante de quelques mètres; comme ses chaînes ne lui permettaient pas d'avancer de plus de trente centimètres à chaque pas, ce trajet lui parut interminable. Avec une peine infinie, il parvint à gravir l'échelle, puis à passer la porte qu'un gardien lui ouvrait.

Il pénétra dans un local empesté où une cinquantaine d'êtres humains croupissaient dans la pénombre ; aucune fenêtre, les fentes des murs de teck et les trous de la toiture assuraient seuls l'aération. Le long des parois, des poutres contre lesquelles s'étiraient des formes d'hommes. Dans le fond, une longue tige de bambou courait parallèlement au sol. Un gardien le poussa dans cette direction ; tandis qu'il trébuchait parmi les corps étendus, il s'entendit interpeller :
- Je suis désolé qu'ils vous aient attrapé, Monsieur Judson.

Adoniram reconnut la voix d'Henry Gouger qui parlait birman. L'Anglais était enchaîné au sol à côté de Laird et du vieux Rodgers.
- Ce n'est pas précisément un lit de roses, railla le missionnaire en anglais.

Le gardien le frappa à la bouche.
- Parlez birman seulement, si vous voulez avoir la vie sauve. Ordre du maître de la prison.

Il allongea de force le missionnaire sur le sol immonde, accrocha ses fers à un anneau tout près de Gouger, puis le quitta avec un coup de pied.
Pendant un moment, Adoniram se sentit aux confins de la folie. Sa dignité seule l'empêchait de hurler et de tirer sur ses chaînes. Il se souleva sur un coude : « Christ en Croix... Viens-nous en aide ! Christ... »
Les trois Anglais demeuraient immobiles.

Quelques minutes plus tard, il avait retrouvé le calme et parvenait même à esquisser un sourire. Il se maintenait sur son coude devenu raide.
- Le pauvre Laird ne parle pas birman, et Rodgers est si furieux qu'il en reste muet, dit Henry presque gaîment. Vous êtes une consolation dans cette solitude. Mais il vous faudra tôt ou tard vous résigner à demeurer étendu. Laissez-moi vous nettoyer une place, je suis plus fort que vous.
- Merci.

Adoniram se sentait humilié, mais son dégoût dépassait tout, Henry se mit à gratter le sol avec un morceau de bambou. Il annonça bientôt :
- Votre lit est prêt, Maître.
- Vous êtes bon et courageux.
- Pas tant que ça. Et pour ce qui est du courage! Toute ma vie, j'ai eu la terreur d'une mort violente!

Il aidait le missionnaire à trouver une position supportable.
- Pour moi, la saleté est le pire supplice. Je suis bien servi. Depuis quand êtes-vous ici ?
- Depuis ce matin. Laird m'a suivi, puis Rodgers. Voyons, Rodgers, nous ne sommes pas responsables de vos malheurs !

Il tournait sa bonne figure brûlée de soleil vers le vieillard.
- Tais-toi, vieux singe. Allons, allons.

Henry secouait la tête en souriant.
- Qu'est-ce que je puis faire pour ma femme ? éclata Adoniram.
- Tant qu'ils obtiendront d'elle de l'argent, ils ne lui feront aucun mal. Quant à moi, ils m'ont tout enlevé. Avez-vous pu apporter quelque chose avec vous ?
- Rien. Et l'on paye pour avoir de la nourriture dans la maison de la mort... Peut-être que Koo-chil et Maung Ing aideront Mme Judson à rejoindre les Anglais au Sud. Peut-être le docteur Price restera-t-il libre... Elle est si frêle, Gouger... 0 Père de miséricorde, protège-la, cache-la à l'ombre de Ton aile, ma chère, chère Anne...
- Amen! murmura Gouger dans un souffle.

Le silence retomba. Peu à peu, Adoniram sentit ses pensées se calmer ; il commençait à examiner froidement sa situation.
Puisqu'ils étaient dans la maison de la mort, ils seraient torturés, et tués, si l'on ne pouvait acheter le roi lui-même. Anne aurait de quoi payer sa liberté, grâce aux mille dollars environ qui restaient à la Mission, mais il faudrait le lui faire savoir. Le missionnaire abandonnait son propre sort entre les mains de Dieu.

Il fut tiré de cette méditation par une voix familière. Le docteur Price venait d'être lancé parmi les prisonniers. Tout ébloui, il ne pouvait encore apercevoir ses compagnons blancs :
- Si n'importe qui m'avait affirmé que le roi me jouerait un tour pareil, je l'aurais traité de menteur. Car de tous les trous ignobles, puants...

Le geôlier le frappa violemment.
Un instant plus tard, il avait rejoint le groupe des blancs, sous le bambou.
- Savez-vous quelque chose de ma femme, docteur ?
- Rien du tout. Je viens tout droit de Sagaing. Si seulement, ils m'avaient laissé ma chemise !
- Il vaut mieux n'en point avoir, croyez-moi, grogna Gouger. Voilà qu'ils amènent encore mon interprète bengali et mon secrétaire. Pauvres garçons.
Les deux nouveaux venus furent jetés au sol.
- Maintenant, mes enfants, annonça le gardien avec un sourire odieux, je suis votre petit papa, et je vais vous mettre au lit.

Avec l'un de ses aides, il entreprit de passer la tige de bambou entre les jambes des sept malheureux étendus. Puis il tira les cordes en maintenant la tige jusqu'à ce qu'elle se balançât à plus d'un mètre du sol ; les épaules des hommes touchaient encore terre, tandis que leurs pieds étaient fixes au bambou. Ce délicat travail achevé, le « petit papa » leur souhaita à tous avec affection une bonne nuit!

Adoniram, qui ne pouvait voir que cette rangée de pieds suspendus, fut pris d'un rire amer -
- Vous vous rappelez, docteur, la réprimande de ma femme l'autre jour, à propos de ma manie d'ordre et de propreté ?
- Oui, je me souviens.

Le rire rauque du docteur ressemblait plutôt à sanglot.
La torture de cette nuit empêchait absolument les prisonniers de penser à quoi que ce fût. Ils étaient certains d'être exécutés à l'aube, mais leurs souffrances dépassaient leur terreur.
Au lever du jour, les geôliers abaissèrent le bambou par groupes de dix, les prisonniers furent sortis cinq minutes avant de regagner la pénombre pour vingt-quatre heures. Seul, Gouger fut de nouveau amené dans l'enclos vers midi, pour assister à la torture d'un prisonnier à qui l'on voulait faire avouer un vol. Après cette leçon de choses; l'Anglais fut sommé de donner la liste complète de ses débiteurs, afin que le gouvernement pût récolter pour lui le montant de ses créances. Puis il fut ramené parmi ses compagnons.

Dans l'après-midi, deux nouveaux prisonniers rejoignirent le groupe des blancs : un Grec nommé Constantine et un Arménien, Arakeel. Par contre, les deux Bengalis furent relâchés. Un serviteur de Gouger parvint à pénétrer dans l'enclos en payant l'un des gardiens ; il apportait quelque nourriture que les prisonniers se partagèrent. Vers le soir, on emmena un indigène pour l'exécuter. Au crépuscule, les gardiens relevèrent le bambou. Au matin on le rabaissa à trente centimètres du sol.

L'après-midi du troisième jour, un gardien vint délier Adoniram et le conduisit à la porte. Comme il était sûr qu'il allait mourir, il se crut en plein délire en apercevant sa femme, mains tendues, sur le seuil. Il demeura un instant muet de surprise, puis s'écria :
- Anne, ne me touche pas, je suis impur. Prends un bateau pour descendre la rivière, tout de suite.

Elle ne paraissait pas l'entendre, abîmée qu'elle était dans la contemplation de ce qu'on avait fait de son mari. Puis elle cacha son visage dans ses mains. Adoniram, avalant avec peine sa salive, répétait son ordre.
- M'entends-tu, Anne ?

Elle découvrit sa figure.
- Mon chéri, ne perdons pas de temps à dire des bêtises. Pendant deux jours, j'ai été retenue à la Mission, mais ce matin, avec de l'argent, j'ai pu obtenir de voir le gouverneur de la porte du Nord, celui dont j'ai soigné la femme. Il m'a permis de venir constater moi-même ta condition. J'ai apporté de la nourriture.

Elle déposa une corbeille pleine dans les mains enchaînées puis continua, sanglotante :
- Je ferai mon possible pour vous tous.
- Va-t-en, fuis Ava, Anne, implora-t-il.

Elle secouait la tête. Mais, avant qu'elle ait pu continuer, le gardien l'avertit :
- Ma Judson, le temps est écoulé.
- Mais, la permission...
- Sortez tout de suite, ou je vous chasse.

Il levait déjà une main menaçante.
- Ne la touche pas, chien, hurla Adoniram. Va-t-en vite.

Elle descendit l'échelle, tout en continuant de parler...
La porte de bambou se referma.

Une heure plus tard, le miracle d'Anne commençait. Maung Ing apparut annonçant aux « prisonniers du bambou » que Ma Judson avait obtenu, contre paiement de deux cent ticals et de nombreuses étoffes qu'on les sortirait de la maison de mort, et qu'on les mettrait dans la cour, sous un abri. Maung Ing apportait de quoi écrire, pour que chaque prisonnier pût donner l'ordre de disposer de ce qu'il possédait.
- Que Dieu la bénisse à jamais! s'écria Rodgers en prenant la plume.

C'étaient les premières paroles qu'il prononçait depuis deux jours.
Ce soir-là, quoique toujours enchaînés, les sept hommes purent dormir dans un hangar ouvert, à l'air pur.


Table des matières

Page précédente:
Page suivante:
 

- haut de page -