SPLENDEUR DE DIEU
XX
LA MAIN QUI TUE
Durant plus d'une semaine, rien ne vint
confirmer la nouvelle de la prise de Rangoon. Mais
une activité fébrile régnait
à Ava, où le roi levait une grande
armée. Au début de juin, dix mille
hommes partirent, sous les ordres du nouveau
vice-roi de Rangoon. Adoniram vit passer devant la
Mission plus de mille canots chargés de
guerriers.
Dès le départ de la
troupe, le gouvernement s'appliqua à
découvrir les espions qui avaient
incité les Anglais à entrer en
Birmanie. On interrogea Henry Gouger et un
Écossais du nom de Laird, qui venait
d'arriver à Ava. Ce dernier avait
été capitaine sur un bateau marchand,
mais depuis, il était entré au
service du prince Meng-myat-bo pour s'occuper du
commerce du teck à Rangoon. Il avait
apporté de Calcutta un journal
annonçant le départ imminent d'une
expédition punitive pour Rangoon, et l'avait
montré à Gouger. Celui-ci, au cours
de son interrogatoire, fut sommé d'expliquer
pourquoi, ayant eu vent de ce qui se
préparait, il n'en avait pas averti le roi.
Il fut accusé, de relever des cartes pour
l'ennemi, de subvenir aux besoins des
missionnaires, de vivre dans un luxe que seul un
haut fonctionnaire pouvait se permettre; enfin,
d'être le beau-frère de l'un des
directeurs de la Compagnie des Indes Orientales
!
Ces charges étaient d'autant
plus graves pour le prévenu qu'elles
contenaient une large part de vérité.
Gouger avait fait de nombreuses esquisses et
dessins de temples, de
monastères, de paysages des environs d'Ava,
pour le plus grand amusement ses clients
indigènes, et les avaient ensuite
envoyés à des amis anglais au
Bengale. Il avait aussi remis de l'argent aux
Judson, après avoir encaissé leurs
chèques de la Société des
Missions. Mais il ne put fournir aucune explication
satisfaisante à ses enquêteurs, et fut
enfermé dans la prison de la caserne
royale.
John Laird, rude marin au visage
marqué des cicatrices de la petite
vérole, fut accusé d'avoir
encouragé les Anglais à entrer
à Rangoon, et d'avoir menti au prince en
négligeant de lui faire part de ce qu'il
connaissait des intentions britanniques. Il fut
incarcéré dans la même prison
que Gouger, mais dans une cellule
séparée.
Maung Ing assista aux
interrogatoires qui furent conduits avec un calme
remarquable. Il revint en faire le récit aux
missionnaires. Ces derniers n'étaient
nullement inquiétés. Quelques jours
après ces premières
incarcérations, Adoniram et Jonathan David
furent convoqués pour fournir des
explications, après que le médecin,
ayant cédé aux instances de Gouger,
fût allé le voir dans sa cellule. Le
seul point sur lequel ils ne purent fournir de
réponse satisfaisante fut l'encaissement des
chèques, opération inintelligible aux
Birmans.
Ils furent traités
très correctement et autorisés
à rentrer chez eux.
Ava redevenait calme. Les femmes
avaient repris leurs interminables tissages. Les
enfants travaillaient la terre à la place
des soldats absents. Les moines sortaient
dès l'aube et recueillaient d'innombrables
offrandes dans leurs coupes. Les murs de la
nouvelle Mission s'élevaient rapidement ;
Anne surveillait les travaux du jardin. Comme
chaque année, le roi annonça la
fête du labour printanier, essentielle pour
assurer d'abondantes récoltes en haute
Birmanie.
Un matin du début de juin, Sa
Majesté inaugura la cérémonie
auprès des paysans. Derrière les
hautes barrières blanchies à la chaux
dressées sur son passage, la population tout
entière d'Ava était
prosternée. Après
l'éléphant blanc sacré portant
le roi couvert de pierreries, venaient tous les
princes et les ministres en robes
cramoisies. Après le
tracé du double sillon royal, ils devaient
labourer, aussi longtemps que Sa Majesté le
jugerait bon.
Les missionnaires dissimulés
derrière la palissade suivirent des yeux le
spectacle, avec une admiration amusée. Pour
le trajet du retour, le pachyderme, sans doute
fatigué, ne portait plus son royal fardeau;
il passa, soufflant bruyamment, comme un vieux
souverain asthmatique, tandis qu'une foule
d'esclaves l'éventaient et l'abritaient du
soleil. Dans un vieux carrosse européen aux
couleurs criardes, Bagyi-Daw suivait, tiré
par seize dignitaires de la cour. Il paraissait
d'excellente humeur, et fit au passage de
flatteuses remarques sur le jardin de la
Mission.
Mais une heure plus tard, alors
qu'Anne et Adoniram se lavaient les mains avant le
dîner, un fonctionnaire pénétra
en coup de vent dans leur chambre, sans
s'annoncer.
- Où est le maître
étranger, rugit-il ?
- Ici même.
Adoniram se plaça devant
Anne.
- Le Roi vous attend. Viens ici,
Face Grêlée.
Un bourreau, le visage marqué
des signes distinctifs, passa sa tête
ébouriffée à la porte ; une
douzaine d'êtres hirsutes se pressaient
derrière lui.
- Saisissez-vous de lui !
Face Grêlée bondit
comme un tigre, et jeta à terre le
missionnaire ; puis, tandis que les autres le
maintenaient, le bourreau lui passa au cou la corde
de torture et lui lia les mains. Anne s'accrochait
à son bras en criant :
- Je vous donnerai de
l'argent.
- Emmenez-la aussi, elle est
étrangère.
- Non, râla Adoniram, je vous
donnerai une grande quantité d'argent, si
vous laissez ma femme en paix.
Le fonctionnaire jeta un regard
dédaigneux sur le corps fragile de la
femme.
- Elle ne vaut pas l'argent, mais si
vous êtes assez bête pour le croire, je
veux bien la laisser.
- Déliez mes mains, pour que
je puisse écrire l'ordre de payer,
L'homme se mit à rire,
regarda de nouveau Anne et dit :
- Je reviendrai plus tard, mon
lotus. Emmène le prisonnier, Face
Grêlée.
Adoniram entrevoyait le regard
torturé de sa femme entourée par les
deux petites indigènes sanglotantes. Il
apercevait aussi les poseurs de tuiles de la
nouvelle Mission qui s'enfuyaient avec effroi. Puis
Face Grêlée serra la corde autour de
son cou et il sombra dans
l'inconscience.
Il fut ramené à lui
par une claque sur la joue. Il se trouvait dans la
salle des audiences, parmi une foule de
fonctionnaires. L'un d'eux lisait à haute
voix un décret royal ordonnant que « le
propagateur étranger de religion fût
enfermé dans la prison de la mort
».
Face Grêlée fixant des
chaînes à ses poignets et ses
chevilles, le bouscula, à travers la route
brûlée de soleil, vers la prison qu'on
appelait « la Main qui Tue », à
cause des crimes qui s'y perpétraient.
C'était un enclos d'une centaine de
mètres de côté; derrière
la haute palissade montaient sans cesse des cris
d'agonie et des puanteurs innommables.
Alors commença pour Adoniram
une lente vie. La porte ouverte, on le remit entre
les mains du geôlier chef qui régnait
sur la prison, avec une demi-douzaine de criminels
qui avaient bénéficié d'un
sursis. C'était un vieillard malingre, aux
dents noires et cassées qu'il
découvrit en un hideux sourire lorsqu'il
poussa le prisonnier vers un gros bloc de granit
planté au centre de l'enclos. On lui
ôta tous ses vêtements; sauf ses
pantalons blancs, on le jeta à terre. Un
spécialiste de la torture lui riva trois
paires de fers aux chevilles et autant aux
poignets. Puis on lui ordonna de gagner la prison,
distante de quelques mètres; comme ses
chaînes ne lui permettaient pas d'avancer de
plus de trente centimètres à chaque
pas, ce trajet lui parut interminable. Avec une
peine infinie, il parvint à gravir
l'échelle, puis à passer la porte
qu'un gardien lui ouvrait.
Il pénétra dans un
local empesté où une cinquantaine
d'êtres humains croupissaient dans la
pénombre ; aucune
fenêtre, les fentes des murs de teck et les
trous de la toiture assuraient seuls
l'aération. Le long des parois, des poutres
contre lesquelles s'étiraient des formes
d'hommes. Dans le fond, une longue tige de bambou
courait parallèlement au sol. Un gardien le
poussa dans cette direction ; tandis qu'il
trébuchait parmi les corps étendus,
il s'entendit interpeller :
- Je suis désolé
qu'ils vous aient attrapé, Monsieur
Judson.
Adoniram reconnut la voix d'Henry
Gouger qui parlait birman. L'Anglais était
enchaîné au sol à
côté de Laird et du vieux
Rodgers.
- Ce n'est pas
précisément un lit de roses, railla
le missionnaire en anglais.
Le gardien le frappa à la
bouche.
- Parlez birman seulement, si vous
voulez avoir la vie sauve. Ordre du maître de
la prison.
Il allongea de force le missionnaire
sur le sol immonde, accrocha ses fers à un
anneau tout près de Gouger, puis le quitta
avec un coup de pied.
Pendant un moment, Adoniram se
sentit aux confins de la folie. Sa dignité
seule l'empêchait de hurler et de tirer sur
ses chaînes. Il se souleva sur un coude :
« Christ en Croix... Viens-nous en aide !
Christ... »
Les trois Anglais demeuraient
immobiles.
Quelques minutes plus tard, il avait
retrouvé le calme et parvenait même
à esquisser un sourire. Il se maintenait sur
son coude devenu raide.
- Le pauvre Laird ne parle pas
birman, et Rodgers est si furieux qu'il en reste
muet, dit Henry presque gaîment. Vous
êtes une consolation dans cette solitude.
Mais il vous faudra tôt ou tard vous
résigner à demeurer étendu.
Laissez-moi vous nettoyer une place, je suis plus
fort que vous.
- Merci.
Adoniram se sentait humilié,
mais son dégoût dépassait tout,
Henry se mit à gratter le sol avec un
morceau de bambou. Il annonça bientôt
:
- Votre lit est prêt,
Maître.
- Vous êtes bon et courageux.
- Pas tant que ça. Et pour ce
qui est du courage! Toute ma vie, j'ai eu la
terreur d'une mort violente!
Il aidait le missionnaire à
trouver une position supportable.
- Pour moi, la saleté est le
pire supplice. Je suis bien servi. Depuis quand
êtes-vous ici ?
- Depuis ce matin. Laird m'a suivi,
puis Rodgers. Voyons, Rodgers, nous ne sommes pas
responsables de vos malheurs !
Il tournait sa bonne figure
brûlée de soleil vers le
vieillard.
- Tais-toi, vieux singe. Allons,
allons.
Henry secouait la tête en
souriant.
- Qu'est-ce que je puis faire pour
ma femme ? éclata Adoniram.
- Tant qu'ils obtiendront d'elle de
l'argent, ils ne lui feront aucun mal. Quant
à moi, ils m'ont tout enlevé.
Avez-vous pu apporter quelque chose avec vous
?
- Rien. Et l'on paye pour avoir de
la nourriture dans la maison de la mort...
Peut-être que Koo-chil et Maung Ing aideront
Mme Judson à rejoindre les Anglais au Sud.
Peut-être le docteur Price restera-t-il
libre... Elle est si frêle, Gouger... 0
Père de miséricorde,
protège-la, cache-la à l'ombre de Ton
aile, ma chère, chère
Anne...
- Amen! murmura Gouger dans un
souffle.
Le silence retomba. Peu à
peu, Adoniram sentit ses pensées se calmer ;
il commençait à examiner froidement
sa situation.
Puisqu'ils étaient dans la
maison de la mort, ils seraient torturés, et
tués, si l'on ne pouvait acheter le roi
lui-même. Anne aurait de quoi payer sa
liberté, grâce aux mille dollars
environ qui restaient à la Mission, mais il
faudrait le lui faire savoir. Le missionnaire
abandonnait son propre sort entre les mains de
Dieu.
Il fut tiré de cette
méditation par une voix familière. Le
docteur Price venait d'être lancé
parmi les prisonniers. Tout ébloui, il ne
pouvait encore apercevoir ses compagnons blancs :
- Si n'importe qui m'avait
affirmé que le roi me jouerait un tour
pareil, je l'aurais traité de menteur. Car
de tous les trous ignobles, puants...
Le geôlier le frappa
violemment.
Un instant plus tard, il avait
rejoint le groupe des blancs, sous le
bambou.
- Savez-vous quelque chose de ma
femme, docteur ?
- Rien du tout. Je viens tout droit
de Sagaing. Si seulement, ils m'avaient
laissé ma chemise !
- Il vaut mieux n'en point avoir,
croyez-moi, grogna Gouger. Voilà qu'ils
amènent encore mon interprète bengali
et mon secrétaire. Pauvres
garçons.
Les deux nouveaux venus furent
jetés au sol.
- Maintenant, mes enfants,
annonça le gardien avec un sourire odieux,
je suis votre petit papa, et je vais vous mettre au
lit.
Avec l'un de ses aides, il entreprit
de passer la tige de bambou entre les jambes des
sept malheureux étendus. Puis il tira les
cordes en maintenant la tige jusqu'à ce
qu'elle se balançât à plus d'un
mètre du sol ; les épaules des hommes
touchaient encore terre, tandis que leurs pieds
étaient fixes au bambou. Ce délicat
travail achevé, le « petit papa »
leur souhaita à tous avec affection une
bonne nuit!
Adoniram, qui ne pouvait voir que
cette rangée de pieds suspendus, fut pris
d'un rire amer -
- Vous vous rappelez, docteur, la
réprimande de ma femme l'autre jour,
à propos de ma manie d'ordre et de
propreté ?
- Oui, je me souviens.
Le rire rauque du docteur
ressemblait plutôt à
sanglot.
La torture de cette nuit
empêchait absolument les prisonniers de
penser à quoi que ce fût. Ils
étaient certains d'être
exécutés à l'aube, mais leurs
souffrances dépassaient leur
terreur.
Au lever du jour, les geôliers
abaissèrent le bambou par groupes de dix,
les prisonniers furent sortis cinq minutes avant de
regagner la pénombre pour vingt-quatre
heures. Seul, Gouger fut de nouveau amené
dans l'enclos vers midi, pour assister à la
torture d'un prisonnier à
qui l'on voulait faire avouer un vol. Après
cette leçon de choses; l'Anglais fut
sommé de donner la liste complète de
ses débiteurs, afin que le gouvernement
pût récolter pour lui le montant de
ses créances. Puis il fut ramené
parmi ses compagnons.
Dans l'après-midi, deux
nouveaux prisonniers rejoignirent le groupe des
blancs : un Grec nommé Constantine et un
Arménien, Arakeel. Par contre, les deux
Bengalis furent relâchés. Un serviteur
de Gouger parvint à pénétrer
dans l'enclos en payant l'un des gardiens ; il
apportait quelque nourriture que les prisonniers se
partagèrent. Vers le soir, on emmena un
indigène pour l'exécuter. Au
crépuscule, les gardiens relevèrent
le bambou. Au matin on le rabaissa à trente
centimètres du sol.
L'après-midi du
troisième jour, un gardien vint
délier Adoniram et le conduisit à la
porte. Comme il était sûr qu'il allait
mourir, il se crut en plein délire en
apercevant sa femme, mains tendues, sur le seuil.
Il demeura un instant muet de surprise, puis
s'écria :
- Anne, ne me touche pas, je suis
impur. Prends un bateau pour descendre la
rivière, tout de suite.
Elle ne paraissait pas l'entendre,
abîmée qu'elle était dans la
contemplation de ce qu'on avait fait de son mari.
Puis elle cacha son visage dans ses mains.
Adoniram, avalant avec peine sa salive,
répétait son ordre.
- M'entends-tu, Anne ?
Elle découvrit sa
figure.
- Mon chéri, ne perdons pas
de temps à dire des bêtises. Pendant
deux jours, j'ai été retenue à
la Mission, mais ce matin, avec de l'argent, j'ai
pu obtenir de voir le gouverneur de la porte du
Nord, celui dont j'ai soigné la femme. Il
m'a permis de venir constater moi-même ta
condition. J'ai apporté de la
nourriture.
Elle déposa une corbeille
pleine dans les mains enchaînées puis
continua, sanglotante :
- Je ferai mon possible pour vous
tous.
- Va-t-en, fuis Ava, Anne,
implora-t-il.
Elle secouait la tête. Mais,
avant qu'elle ait pu continuer, le gardien
l'avertit :
- Ma Judson, le temps est
écoulé.
- Mais, la permission...
- Sortez tout de suite, ou je vous
chasse.
Il levait déjà une
main menaçante.
- Ne la touche pas, chien, hurla
Adoniram. Va-t-en vite.
Elle descendit l'échelle,
tout en continuant de parler...
La porte de bambou se
referma.
Une heure plus tard, le miracle
d'Anne commençait. Maung Ing apparut
annonçant aux « prisonniers du bambou
» que Ma Judson avait obtenu, contre paiement
de deux cent ticals et de nombreuses étoffes
qu'on les sortirait de la maison de mort, et qu'on
les mettrait dans la cour, sous un abri. Maung Ing
apportait de quoi écrire, pour que chaque
prisonnier pût donner l'ordre de disposer de
ce qu'il possédait.
- Que Dieu la bénisse
à jamais! s'écria Rodgers en prenant
la plume.
C'étaient les
premières paroles qu'il prononçait
depuis deux jours.
Ce soir-là, quoique toujours
enchaînés, les sept hommes purent
dormir dans un hangar ouvert, à l'air pur.
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