SPLENDEUR DE DIEU
XXI
L'ÉPREUVE
La cour de la prison était moins
intolérable que la chambre de mort. Mais,
comme elle servait de lieu de torture, dès
l'aube, les prisonniers devaient assister aux
méthodes efficaces par lesquelles on
obtenait des aveux.
Depuis quarante ans, le vieux
Rodgers avait eu l'occasion de s'endurcir au
spectacle des cruautés du pays ; mais quand
il découvrit qu'un sort semblable
l'attendait vraisemblablement, il fut
anéanti. Henry Gouger et Adoniram tournaient
la tête et se bouchaient les oreilles. Par
contre, Price prenait un intérêt
professionnel à ces atrocités, et ne
perdait pas un soupir des malheureux. Le
missionnaire sentait la colère l'envahir
devant une telle indifférence. Il
éclata un jour :
- N'avez-vous donc aucune
sensibilité, Price ? demanda-t-il,
après qu'un supplicié eût
été ramené inanimé
à la chambre de mort.
Les prisonniers formaient cercle
autour d'un plat de riz et de poisson
apporté par Maung Ing.
- Frère Judson, j'ai le
sang-froid d'un homme de science.
- Un homme de science Adoniram ne se
contenait plus.
- Vous insultez l'esprit
missionnaire.
- C'est un homme plein de
préoccupations scientifiques, cher Monsieur
Judson, railla Henry Gouger en frottant son menton
barbu ; Jonathan David, vous vous rappelez quand
vous avez essayé de me guérir de mes
maux de tête ?
- C'est que je vous en ai bel et
bien guéri, affirma Price, la bouche
pleine.
- Vraiment ?
Henry sourit en regardant
Adoniram.
- Vous allez rire : le docteur m'a
administré d'abord une pilule d'opium et,
quand j'ai été endormi, il m'a
rasé la tête pour y appliquer des
sangsues. Au moment où je reprenais mes
esprits vingt-quatre heures plus tard, il
s'apprêtait à me trépaner.
N'ayant pu me réveiller malgré tous
ses efforts, il en avait conclu que je dormais du
« sommeil de la mort ». Il allait
profiter de l'occasion pour faire des
découvertes sur le cerveau humain
!
- J'avais oublié que la dose
d'opium était si forte, expliqua Price en
manière d'excuse. - Puis au bout d'un
instant : J'ai l'impression que notre ami
Constantine est atteint de la lèpre, bien
que je connaisse mal les premiers symptômes
de cette maladie.
- Bien sûr qu'il est
lépreux, espèce d'idiot, grogna
Rodgers, qui avait séché ses larmes
et s'approchait du plat de riz.
Le Grec, qui ne comprenait ni
l'anglais, ni le birman, s'aperçut aux
regards consternés qu'on lui jetait, qu'il
était question de sa maladie. Comme un chien
il se retira dans un coin.
Adoniram eut un rire
cynique.
- Voilà un sujet tout trouve
pour vos investigations scientifiques,
docteur.
Pour la première fois, John
Laird prit la parole:
- Vous êtes tous beaucoup trop
durs pour lui. De nous tous, c'est Price qui se
plaint le moins, et je n'hésite pas à
le proclamer un très brave homme.
Adoniram était tout
humilié :
- Je regrette mes paroles,
Price.
- Ne vous tourmentez pas,
Frère Judson. Si mes nerfs étaient
aussi tendus que les vôtres, je rongerais mes
chaînes avec mes dents. Tant que vous ne vous
attaquez qu'à moi...
Tout le monde se mit à rire,
c'était une détente.
Mais le répit des prisonniers
ne devait pas durer. Le même soir, on les
ramenait dans la chambre de mort,
heureusement sans les lier au
bambou. Maung Ing en conclut que le gouverneur
n'avait probablement pas partagé sa
gratification avec le geôlier-chef. Les
malheureux durent subir un nouveau séjour
dans l'affreux local. Plusieurs jours durant, Anne
ne put pénétrer dans l'enceinte de la
prison.
Elle ne revint qu'au bout de deux
semaines ; Adoniram, se traînant à sa
rencontre jusqu'à la porte, ne la reconnut
pas tout de suite, elle portait un admirable
costume birman : veste de soie blanche ouverte sur
un gilet safran, et tamein rouge vif. Ses boucles
étaient écrasées sur le sommet
de sa tête et retenues par une fleur
blanche.
Du fond de son ignominie, le
prisonnier contemplait la beauté de sa
femme; il se pencha vers elle.
- Tu es très belle, ô
dame de Birmanie. Mais pourquoi ce costume
?
- C'est un cadeau de la femme du
gouverneur qui m'a prise sous sa protection. Elle
me conseille de porter ce vêtement pour me
concilier les bonnes grâces du peuple. Et
cela fait une différence incroyable ! On me
laisse tranquille ; on ne me regarde même
plus.
- Raconte-moi tout ce que tu
fais.
Pour leur plus grande joie, le
geôlier leur accorda un quart d'heure de
conversation devant la prison. Anne passait du
palais du gouverneur, qu'elle harcelait de
demandes, à celui de la reine; celle-ci
avait finalement notifié, que le
maître étranger ne devait pas mourir,
mais rester en prison. Le gouverneur, toujours
aimable, protégeait évidemment Anne,
mais il n'osait pas donner l'ordre de ramener les
prisonniers dans la cour, par crainte d'indisposer
la souveraine.
- Que Dieu soit béni pour
cela au moins, ma chérie ! Si je te sais en
sécurité, je puis supporter cette
vie. Un homme ignore combien il aime sa femme
jusqu'à une pareille
épreuve.
- Pourtant cette expérience
ne nous paraissait pas indispensable...
Adoniram sourit. Puis il posa la
question qui le tourmentait si fort :
- Où est ma traduction des
Écritures?
- Tous les manuscrits,
enveloppés de soie huilée, sont
enterrés dans le jardin, avec nos autres
objets précieux. Je tremble en songeant
à l'humidité et aux insectes, mais je
n'ai pu imaginer d'autre cachette.
- Je caresse un projet un peu fou,
mais qui peut-être réussira. Le
domestique de Gouger lui a apporté un petit
oreiller très dur, sur lequel on l'autorise
à se coucher. Quand Maung Ing reviendra,
qu'il me remette un coussin enveloppé de
natte, un coussin si dur que même le
geôlier le dédaignera. Caches-y ma
traduction. J'aurai ainsi mon oeuvre avec moi,
même si je ne dois jamais
l'achever.
- Mon pauvre chéri, dit-elle,
très émue.
Il était sale, barbu,
hirsute, mais ses yeux demeuraient clairs et
profonds. Elle l'attira contre elle, et baisa les
paupières fatiguées. Le geôlier
arrivait; ils se
séparèrent.
Le lendemain, Maung Ing apporta le
faux coussin. Ce fut un grand réconfort pour
Adoniram.
Les prisonniers s'installaient dans
une morne routine. On les avait autorisés
à s'entretenir en anglais, pour la plus
grande joie de Laird. Soir et matin, Adoniram
célébrait un petit culte. Au
début le capitaine ne montrait guère
d'enthousiasme pour y assister; mais, peu a peu, il
témoigna d'une vive ferveur spirituelle.
Constantine et Arakeel demeuraient prostrés
; ils ne faisaient aucun effort pour apprendre
l'anglais ou le birman. Le vieux Rodgers, qui avait
d'abord essayé d'obtenir de sa femme un
poison qui le fît passer dans l'autre monde,
finit par retrouver son calme.. Il se lia
d'amitié avec les prisonniers
indigènes. Beaucoup plus à son aise
en cette compagnie, il passait son temps à
leur raconter des histoires et à
fumer.
Le docteur Price semblait presque
satisfait de son sort. La saleté lui
était complètement
indifférente ; mais il offrit,
charitablement, de raser Gouger et Adoniram que la
vermine torturait. Avec quelques tiges de bambou et
de l'argile, obtenus grâce à la
complaisance d'un gardien, il entreprit de
construire une pendule. Mais, au bout d'une semaine
d'essais infructueux, il abandonna ce projet et se
consacra à soigner les prisonniers
indigènes. Il avait là assez à
faire.
Adoniram proposa à Gouger
d'improviser un jeu d'échecs avec le
matériel dédaigné par Price.
Le jeune homme accepta avec enthousiasme.
Très vite, ils eurent fabriqué des
pièces reconnaissables ; un morceau de cuir
de boeuf, déterré parmi les ordures
de la cour, et carrelé de noir au charbon,
leur servait d'échiquier. Sous l'oeil
intéressé des gardiens, les
prisonniers passaient des heures interminables
à ce jeu.
Certes, le missionnaire souffrait
davantage que ses compagnons, dans la mesure
où il leur était supérieur,
plus raffiné moralement et
intellectuellement qu'aucun d'entre eux. Mais,
d'autre part, ses richesses intérieures lui
permettaient de soutenir l'espoir de ses
compagnons. Il leur récitait des
poèmes anglais, birmans et même des
traductions du grec et du latin. Il leur raconta
aussi la vie de Madame Guyon.
De fréquentes querelles
éclataient parmi les prisonniers, mais
Adoniram qui partageait avec Gouger un sens aigu du
comique, arrivait souvent à les faire se
terminer par des rires.
De loin en loin arrivaient des
échos de la guerre. Le roi apprenait
très rapidement le résultat des
combats engagés, grâce à un
code, que connurent bientôt les prisonniers :
un coup de canon signifiait bataille perdue, deux,
bataille gagnée, trois, recul des Anglais
jusqu'à la mer.
Deux fois, durant le mois de juin,
les prisonniers entendirent une détonation
isolée. Mais ce fut en juillet seulement
qu'ils apprirent la marche des
événements, par un soldat irlandais
incarcéré dans la « prison de la
mort ». Rodgers avait été
demandé comme interprète, pour
l'interroger; lorsqu'il revint au milieu de ses
compagnons, la consigne était stricte :
interdiction formelle de parler. Mais, pour une
fois, heureusement, le vieillard se montra
indulgent. Phrase par phrase, dans un murmure, les
prisonniers se firent passer de l'un à
l'autre les déclarations de
l'Irlandais.
Trois mille soldats anglais et plus
du double de sepoys progressaient au nord de
Rangoon, sous les ordres du général
Sir Archibald Campbell. Ils étaient suivis
par des bateaux à
voilé et un vapeur, tous armés de
canons. Le général en chef des
Birmans avait été tué. On
n'avait rien pu tirer d'autre de
l'Irlandais.
Comment les indigènes se
vengeraient-ils sur leurs prisonniers des
succès anglais ? Les malheureux
s'attendaient au pire. Ils passèrent une
nuit de torture morale et physique indescriptible.
Cependant on se borna à les laisser
plusieurs jours sans les détacher du bambou
et sans nourriture, mais on ne leur infligea pas de
nouvelles représailles. Maung Ing obtint
enfin qu'on les délivrât de leur
atroce posture.
Ce fut grâce au docteur Price
qu'ils purent, une fois de plus, s'installer dans
la cour. L'un des geôliers souffrait d'un
énorme kyste à la paupière.
Malgré les objurgations, de ses compagnons,
Jonathan David le supplia de lui laisser tenter une
opération.
- Nous sommes à la merci de
ces bourreaux, lui fit remarquer Gouger avec
rudesse, et si le résultat de votre
intervention devait être aussi
désastreux que pour votre femme, vous ne
pourriez offrir le même dédommagement
!
Mais le docteur était tenace
; il opéra par une après-midi torride
de juillet. Une semaine plus tard, en enlevant les
pansements, il constatait que, malgré une
cicatrisation normale, la paupière pendait
inerte sur le globe de l'oeil. Price consola le
patient furieux en lui assurant avec calme
:
- Votre oeil se conservera d'autant
mieux ainsi; il sera à l'abri. Et quand vous
voudrez vous en servir, vous n'aurez qu'à
soulever la paupière avec votre doigt. Vous
l'aurez ainsi toujours à
portée.
Les spectateurs retenaient souffle,
attendant que le bourreau sautât à la
gorge du docteur; mais le geôlier-chef
survint fort à propos, et Price en appela
à son sens de la justice. Le Birman n'est
pas dépourvu d'humour et son esprit
réagit parfois avec une étrange
perversité. Aussi le gardien,
considérant alternativement le docteur et
son sous-ordre estropié, éclata-t-il
d'un rire sonore.
- Que ferai-je pour honorer votre
habileté, étranger au couteau
émoussé?
- Accordez-nous quelques vacances,
et envoyez-nous dans la cour, suggéra Price
sans perdre la tête.
L'hilarité du geôlier
continuait. Il ouvrit la porte de
bambou.
- Eh bien, sortez!
Les sept prisonniers abasourdis,
meurtris, aveuglés par la lumière,
retournèrent à leur abri.
C'est ainsi que l'été
se traîna, coupé de rares alertes. La
saison fraîche s'annonçait, avec ses
nuits froides. Les prisonniers étaient
toujours dehors. Price, en particulier, le
supportait mal; il toussait continuellement. Par
contre, la fièvre d'Adoniram et la
dysenterie de Gouger avaient cessé; mais
tous deux, très amaigris, souffraient de
plaies douloureuses, causées par les
fers.
En octobre, Anne leur annonça
que le général Bandula, rentré
d'Arakan, levait une nombreuse armée pour
anéantir l'envahisseur. Adoniram
rédigea une demande de mise en
liberté et chargea sa femme de la remettre
au général. Avec son habileté
coutumière, elle parvint à entrer
dans ses bonnes grâces, mais, hélas,
sans obtenir de promesse plus précise que
celle-ci : on s'occuperait des prisonniers quand
les Anglais auraient été jetés
à la mer!
Ce fut à ce moment qu'Anne se
décida à révéler
à son mari un secret qu'elle ne pouvait plus
lui cacher longtemps. Un enfant devait leur
naître dans le courant de l'hiver.
Après des années
d'attente, leurs prières étaient
exaucées. Mais comme il était
difficile d'être reconnaissant, en pareilles
circonstances ! Les angoisses d'Adoniram
étaient maintenant décuplées,
lorsqu'Anne tardait à venir le voir. Il
pensait constamment aux souffrances qui attendaient
sa femme. Dès le mois de décembre,
elle dut interrompre ses visites à la
prison, mais Maung Ing et parfois Koo-chil
apportaient régulièrement des
nouvelles.
De nombreux sepoys prisonniers
avaient été amenés dans la
cour, et leurs officiers enchaînés
tout près des blancs.
Privés de tout secours, ces malheureux
mahométans moururent de faim les uns
après les autres, sous le regard impuissant
de leurs compagnons de captivité. Adoniram,
qui savait sa femme en sécurité,
était heureux que le spectacle de cette
orgie de cruauté lui eût
été épargné.
Les prisonniers avaient appris que
les Anglais étaient maîtres de presque
toute la côte d'Arakan et qu'ils
s'apprêtaient à occuper Martaban, vers
le sud. Mais ces nouvelles n'étaient pas
uniquement favorables; car ces mouvements
permettaient en même temps aux Birmans de
concentrer leurs forces pour résister sur
l'Irrawaddy.
Des jours sans fin
succédaient aux nuits plus insupportables
encore. Le mois de janvier se traînait. Le
24, ni Maung Ing, ni Koo-chil ne parurent à
la prison. Adoniram en conclut que l'heure de la
délivrance était venu pour Anne... A
l'aube du 25, en effet, le cuisinier fit son
apparition; il était radieux. La petite
Maria Judson avait ouvert les yeux sur la Birmanie
: sa mère se portait bien...
Une paix reconnaissante envahit le
coeur d'Adoniram.
Vingt jours plus tard, on l'appelait
à la porte. Anne était là,
portant dans ses bras un paquet qu'elle
déposa entre les mains
enchaînées de son mari. Il put
contempler le visage frêle de son enfant.
Mais en même temps, il éprouvait
l'horreur de sa situation avec une cruauté
nouvelle. Dès qu'Anne l'eût
quitté, il fut secoué par une vague
de sanglots.
Des jours entiers, ni Mme Guyon, ni
sa précieuse traduction, ni sa foi, rien ne
put le tirer de sa prostration. Ce petit visage, la
joie maternelle d'Anne, avaient remué les
profondeurs de son être. Dieu pouvait-Il
admettre de pareilles souffrances ? Et même
restait-Il Dieu quand Il les permettait
?
Des heures durant, accroupi
auprès de Gouger qui souffrait de terribles
maux de tête, il cherchait à le
distraire. Mais au plus profond de lui-même,
les terribles questions ne cessaient de se
poser.
Avec la démarche ridicule que
les fers leur imposaient, il arpentait la cour en
compagnie de John Laird.
Ce dernier, très
tourmenté, lui demandait de constantes
explications sur l'enfer,
cependant que le poursuivait sans cesse la question
torturante : Dieu est-Il indifférent ?
Si ses camarades avaient pu
soupçonner les incertitudes de celui qui
était leur soutien à tous, la
consternation les eût gagnés. Ils le
considéraient comme leur aîné,
quoiqu'en réalité, Gouger seul
fût plus jeune que lui. Il ne devait, en
aucun cas, leur donner cette déception. Il
n'oubliait pas le regard atterré que James
Colman lui avait lancé, quand il lui avait
demandé : « Qui est Dieu ? » Il
expierait donc ses doutes par une solitude
absolue... Christ lui restait. Christ visible,
tangible, historique. Comme naguère, sur
l'Ecureuil-Volant, seule la certitude de la Croix
soutenait son âme. Cette force suprême
lui permit de revoir son enfant avec joie.
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