SPLENDEUR DE DIEU
XXII
BANDULA
En février, les prisonniers
vécurent dans une tranquillité
relative. Mais le 1er mars, au coucher du soleil,
dans la plus grande hâte et le plus complet
silence, les bourreaux leur rivèrent
à chacun trois nouveaux fers aux chevilles,
et autant aux poignets. Après quoi, les
malheureux, complètement entravés,
furent jetés à nouveau dans la
prison, dans « l'angle de la mort ». Un
indigène leur apprit qu'ils seraient
exécutés, dès que l'ordre
définitif parviendrait à la prison.
Les captifs étaient
atterrés. Constantine et Rodgers pleuraient
et gémissaient. Adoniram pensait qu'il
n'avait même pas pu faire ses adieux à
Anne et au bébé; mais il devait
bientôt sentir l'égoïsme de ses
regrets : au moins elle dormirait bien encore cette
nuit; quand elle viendrait, le lendemain, tous ses
tourments seraient finis. Le choc serait atroce,
mais une scène d'adieux déchirante
aurait été évitée. La
présence de Maria la soutiendrait dans son
épreuve; enfin elle se déciderait
à aller rejoindre les Anglais en aval du
fleuve. Elle avait su gagner l'affection et le
respect des indigènes et s'en tirerait
certainement presque mieux sans lui. En moins d'une
année, elle aurait regagné
l'Amérique. Comme il eût aimé
revoir Boston et la plage à Plymouth... Il
écarta ces pensées trop
émouvantes. Quelle faillite que la sienne!
Mais l'expérience avait tout de même
valu la peine. Cette guerre lui coûtait la
vie, mais une domination
militaire implanterait le christianisme là
où il avait échoué. Anne
rentrerait-elle en possession du fameux oreiller?
Il se laissa distraire par la pensée que
peut-être, un jour, son manuscrit reverrait
le jour. Qui le découvrirait? Et qu'en
ferait-on ? « Pauvre Judson, il savait bien
son latin et son grec ! Mais nous n'avons pas le
loisir de célébrer la gloire
d'intellectuels... »
- Voulez-vous prier pour nous tous ?
Cela nous redonnera du calme.
C'était Gouger dont le jeune
visage demeurait ferme.
Adoniram commença de sa voix
profonde : « Éternel, j'ai entendu ce
que tu as annoncé, je suis saisi de crainte.
Accomplis ton oeuvre dans le cours des
années, ô Éternel! Dans le
cours des années, manifeste-la! Mais dans ta
colère, souviens-toi de tes compassions !
N'es-tu pas de toute éternité,
Éternel, mon Dieu, mon Saint ? Nous ne
mourrons pas ! 0 Éternel, tu as
établi ce peuple pour exercer tes jugements.
0 mon rocher, tu l'as suscité pour infliger
tes châtiments. Tes yeux sont trop purs pour
voir le mal, et tu ne peux pas regarder
l'iniquité. À ton aspect, les
montagnes tremblent ; des torrents d'eau se
précipitent; l'abîme fait entendre sa
voix. Tu sors pour délivrer ton peuple. Je
veux me réjouir dans le Dieu de mon salut.
»
Quelques minutes après, il
répéta ces mêmes phrases en
grec et le pauvre Constantine s'arrêta de
pleurer. Il continuait doucement : « Je vous
laisse la paix, je vous donne ma paix. Je ne vous
la donne pas comme le monde la donne. Que votre
coeur ne se trouble point, et ne s'alarme point.
»
Tous paraissaient apaisés par
ces paroles. Beaucoup plus tard, une voix
s'éleva :
- Est-ce la lune que l'on voit luire
à travers cette fente du mur ?
- Mais non, c'est le soleil qui se
lève, rectifia Laird.
La porte s'ouvrit violemment, et des
flots de lumière
pénétrèrent dans la
pénombre puante. Les gardiens
commencèrent à faire sortir des
équipes de prisonniers pour leur
récréation quotidienne, mais ils
négligeaient les blancs. On finit par
s'occuper d'eux à la nuit, en les faisant
sortir l'un après l'autre. La journée
du lendemain s'écoula
aussi longue qu'un siècle, mais les
prisonniers savaient maintenant que leur mort
n'était pas imminente. Le troisième
jour de cette réclusion, Adoniram trouva un
billet d'Anne dans son riz. Elle lui apprenait que
le gouverneur avait reçu ordre du
frère de la reine de massacrer
secrètement tous les blancs. Mais comme
l'ordre n'émanait pas directement du roi, le
gouverneur avait trouvé plus prudent de ne
pas l'exécuter. D'autre part, les
défaites des Birmans se multipliaient sur
l'Irrawaddy, et Anne avait terrifié le
gouverneur en lui décrivant les vengeances
des Anglais quand ils s'empareraient d'Ava et
apprendraient le sort réservé aux
blancs. Ainsi s'expliquaient les nouveaux, fers et
la recrudescence des mauvais traitements. Anne les
suppliait de garder bon courage; elle
espérait gagner la soeur aînée
du roi par des cadeaux.
Ils vécurent une semaine de
détresse indescriptible. Le dixième
jour, ils furent ramenés sous le bambou. Ce
fut un réel soulagement : ils quittaient
« l'angle de la mort » ! Adoniram n'osa
pas réclamer son coussin qui avait
disparu.
Avec la chaleur, la puanteur
augmentait intolérablement. Quelques jours
plus tard, on amena le gros fonctionnaire sur
lequel, naguère, le roi montait à
cheval. Celui-ci conta volontiers ses malheurs. Les
Anglais s'étaient emparés des villes
dont il tirait ses revenus au bord de l'Irrawaddy
et le roi le rendait responsable, bien qu'il
n'eût pas quitté Ava. Bandula avait
dû se retirer jusqu'à Danubyu,
à soixante milles au nord de Rangoon. Le
séjour du gros personnage fut d'ailleurs de
courte durée; vingt-quatre heures
après son incarcération, le roi,
à qui il manquait, le fit
libérer.
Au milieu de mars, un nouveau
détenu de qualité fut jeté en
prison : l'un des ministres du roi, surnommé
le Tigre. C'était l'intime du frère
de la reine, à qui les blancs devaient leur
surcroît de souffrances. Au reste, le Tigre
paraissait haïr les Européens autant
que son ami; il déclara à ses
compagnons qu'il les tuerait avec joie de ses
propres mains, s'il sortait vivant de la prison. Il
demeura l'hôte de « petit papa »
jusqu'au jour où, de
nouveau, retentit sur la rivière, un coup de
canon isolé. Quelques heures plus tard, le
Tigre était relâché. Le
geôlier apprit aux captifs qu'il avait
été nomme général en
chef à la place de Bandula, tué dans
un combat.
Le lendemain, Lanciego faisait son
entrée à la prison, les mains
ensanglantées ; il avait subi la torture de
la corde sur l'ordre du nouveau
général. Bien qu'il fût le
beau-frère de la seconde reine, - ce qui
l'avait sauvé jusqu'alors - la haine du
Tigre se déchaînait contre lui. «
Petit papa » attacha Lanciego au bambou
à côté d'Adoniram.
Celui-ci apprit ainsi que le
frère de Bandula avait eu la tête
tranchée, lorsqu'il était
arrivé au palais, pour annoncer la mort du
général. Le roi, après avoir
ainsi soulagé sa colère, était
demeuré prostré, tandis que la reine
se frappait la poitrine en répétant :
« Amé ! qui osera s'avancer, maintenant
que l'invincible Bandula est mort ? » Elle
savait bien que la rébellion grondait,
qu'elle éclaterait certainement si on
tentait de lever de nouvelles troupes. Le peuple
était excédé de faire tous les
frais de cette guerre pour laquelle pas un tical
n'était sorti du trésor
royal.
Leurs Majestés
s'entretenaient de la situation avec angoisse,
lorsque parvint un message du Tigre. Il
s'engageait, si on le relâchait, à
mobiliser une armée fraîche, en
donnant à chaque soldat une somme de cent
ticals pris sur le trésor public, encore
intact. Avant que le roi eût pu manifester
une intention quelconque, la reine envoyait son
char à boeufs pour chercher le
Tigre.
L'effervescence grondait dans la
ville tandis que se recrutait la nouvelle troupe.
« Petit papa » adoucit sa surveillance
jusqu'à permettre de nouveau à Anne
de venir jusqu'au seuil de la prison contempler les
visages émaciés des captifs du
bambou. Adoniram net sut jamais combien le choc
qu'elle en ressentit avait été
violent. Pour ces hommes étendus, dans,
l'abjection la plus complète, son harmonieux
visage paraissait celui d'un ange. Elle seule
entretenait leur espoir, quelque faible qu'il
fût encore. Même Constantine avait
appris assez d'anglais pour bénir
l'apparition bienfaisante.
Un matin, à la fin avril,
alors qu'Adoniram souffrait plus
que d'habitude de ses poignets
enchaînés un nouveau visage familier
fut introduit dans la prison. Il reconnaissait
cette bonté, ces yeux vifs malgré
l'âge. Il se sentit comme transporté
dans le zayat, au bord du lac des lotus, la mousson
du sud-ouest tempérant la chaleur, tandis
qu'il dessinait une carte de la terre, et racontait
des pèlerins du Mayflower.
Que s'était-il passé ?
Un pareil traitement infligé à un
moine, un gaing-ôk, était certainement
sans précédent. Le vieillard ne
portait même plus la robe jaune; un paso
verdâtre couvrait ses reins. Était-ce
la disgrâce annoncée ?
Le premier mouvement d'Adoniram fut
de lui parler. Mais il ne voulait pas compromettre
davantage le prêtre, en le reconnaissant. Il
l'approcherait de façon plus subtile,
indirecte. Au bout d'un moment de réflexion,
il se mit à se réciter, comme
à lui-même : « Il n'y a pas de
taons - ainsi parla le berger Dhaniya - les vaches
errent dans les prairies vertes et elles peuvent
recevoir l'eau des nuages. Ciel ! ta pluie peut
tomber ! »
Quoique la prison fût toute
bruissante de la présence d'une centaine,
d'êtres humains, le murmure des voix se
trouva dominé. Il n'y avait à ce
moment-là aucun moribond gémissant,
et les paroles du missionnaire parvinrent aux
oreilles à qui elles étaient
destinées. Le vieillard se pencha en avant
pour mieux saisir les paroles : il ne savait pas
encore qui les prononçait. Puis il se mit
à répondre en élevant de plus
en plus la voix : « J'ai construit un radeau
solide - ainsi parla le Béni. - J'ai
traversé l'eau. J'ai atteint la rive la plus
éloignée. J'ai contenu le torrent des
passions. Le radeau est désormais inutile.
Ciel, ta pluie peut tomber ! »
- Ma femme obéit. - Adoniram
continuait le dialogue. - Elle a...
Mais le gaing-ôk l'avait
reconnu.
- C'est donc ici que vous
êtes, ô mon ennemi!
- Je suis ici, mon ami ennemi.
Est-ce à cause de moi que vous y fûtes
jeté ?
- À l'origine,
peut-être. Je ne puis nier absolument que
votre Dieu soit antérieur au Bouddha.
Après une catastrophe, une autre a suivi.
Et, bien que je ne tienne pas
à le dire devant de trop nombreux
témoins, mes premiers malheurs sont venus de
ce que j'ai voulu plaider la cause de Maung
Shway-gnong, pour lui éviter la
torture.
- Le malheureux, où est-il
maintenant ?
- À Ava, caché je ne
sais où. Son amitié pour vous et
Jésus-Christ a causé sa
disgrâce. Il m'a envoyé un
message.
Les deux hommes se cherchaient des
yeux dans la pénombre ; et leur regard
exprimait une grande sympathie réciproque :
celui de l'indigène, sombre et paisible dans
sa gravité, celui de l'Américain,
clair malgré toutes les souffrances. Mais
ils ne purent poursuivre leur entretien. Les
gardiens introduisaient une matrone flanquée
de ses quatre filles qui criaient et
tempêtaient, tandis qu'on les injuriait.
Adoniram ne quittait pas du regard le vieux moine ;
il sentait lourdement la part de
responsabilité qu'il portait dans ses
malheurs.
Une idée lui vint. Quand
« petit papa » fit sa tournée de
l'après-midi, il demanda à lui parler
confidentiellement.
- Te souviens-tu que tu m'as offert
de me procurer un abri dans la cour pour cent
ticals ?
- Tu sais bien, singe, que ceci ne
m'est plus possible.
- Oui, je le sais. Mais cela ne
t'empêcherait pas de prendre tout cet argent
pour aider quelqu'un d'autre à recouvrer sa
liberté. Surtout si, en le faisant, tu
acquérais autant de mérites que si tu
construisais une pagode ?
- Que dois-je faire ? - L'homme
avait une expression d'avidité. - Car qui,
davantage que moi, a besoin de gagner des
mérites ?
- Personne, sur les verts
degrés du ciel, appuya Adoniram. Mais celui
qui a commis l'erreur d'enfermer ici celui qui et
là - il désignait le moine - ira au
plus profond des enfers. Ce vieillard est un
gaing-ôk.
Le geôlier, les yeux
exorbités, le front couvert de sueur,
semblait atterré.
- Il me semblait bien
reconnaître ce visage... Sais-tu bien que la
personne d'un moine est absolument sacrée
?
- Je le sais, répondit
Adoniram, d'un ton convaincu.
- Mais je ne suis pas le Bouddha
Gautama, la source de toute sagesse, se
défendit-il. Pouvais-je savoir, rien qu'en
le touchant, qu'il était d'une essence
différente de celle des animaux que l'on
enferme ici ? Y a-t-il personne de plus occupe que
moi dans le royaume doré, quand les ordres
affluent : « Affamez cet homme, torturez
celui-ci, arrachez les entrailles de cet autre !
»
- Chacun de nous a ses
difficultés. Mais sais-tu qui l'a fait
emprisonner ?
- Je l'ignore. Il faisait partie
d'un groupe que l'on m'a remis à la porte.
Comme tu le dis, ce doit être une
erreur.
- Relâche-le. Ma femme
apportera l'argent.
- Crois-tu que j'acquerrais
davantage de mérites si je refusais cette
somme ? Non, je suis pauvre... En contrepartie, je
lui raconterai que c'est le maître
étranger qui a eu l'idée de le faire
libérer.
- Non, pas, cela, ordonna Adoniram.
Il pourrait refuser d'être sauvé par
mon intervention.
- Quoique moine, il doit rester
humain...
Sur ces paroles
désabusées, le gardien se retira. Un
peu plus tard, il s'approcha du gaing-ôk pour
lui parler à l'oreille. Le vieillard se
redressa, les joues soudain colorées. Il ne
quittait pas le missionnaire des yeux, tandis que
le geôlier, sans même effleurer le paso
vert, défaisait ses chaînes. Il
demeura un instant assis, tandis que dans ses
membres, lentement, une circulation normale se
rétablissait ; puis il se leva, le regard
toujours fixé sur son
libérateur.
Adoniram sourit, et reprit la
citation : « Le sort en est jeté et ne
peut changer - ainsi parla le berger Dhaniya. - Les
cordes sont d'herbe sacrée, toutes neuves et
résistantes. Les vaches ne peuvent les
rompre. Ciel, ta pluie peut tomber !
»
La voix du vieillard, tremblait
d'émotion en répondant : « Comme
un taureau, j'ai brisé les liens - ainsi
parla le Béni. - Comme un
éléphant, j'ai rompu la corde. Je ne
devrai plus naître à nouveau. Ciel, ta
pluie peut tomber ! »
Ils échangèrent un
pâle sourire. Puis le moine sortit en
boitillant devant son gardien.
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