Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

XXIII
LE COEUR FERME

Anne remit au gardien la somme promise; mais ses réserves s'épuisaient. Aussi, quand, peu de temps après, Adoniram fut repris par un accès de fièvre, elle rappela au geôlier cette récente libéralité, pour obtenir que son mari fût transporté dans l'un des abris de la cour. Par bonheur, il y consentit ; Anne et Maung Ing purent installer le malade à l'air libre.
Pendant une semaine, il y passa ses journées; la nuit, on le réintégrait dans la prison. Mais un matin, cette faveur fut brusquement supprimée. Sans avertissement, tous les prisonniers furent conduits près du bloc de granit de la cour ; dans le plus grand silence, on enleva les chaînes de leurs chevilles. Un frisson d'espoir passa sur le groupe pathétique. Ils étaient là, les yeux clignotants, les cheveux embroussaillés, d'une extrême pâleur; leurs corps décharnés étaient ci couverts de plaies. Mais bien vite ils étaient ramenés à la réalité; on les attacha par deux, comme des enfants qui jouent au cheval, avec un conducteur pour chaque paire de détenus. Ils parcoururent ainsi les rues d'Ava. Aucun d'eux ne doutait que l'heure de son exécution fût venue, à l'endroit consacré, au delà du tribunal. Aussi furent-ils tout surpris quand, ayant dépassé le sinistre emplacement, ils se trouvèrent engagés sur la route d'Amarapura.

Gouger et Price furent liés ensemble, puis Lanciego et Rodgers. Adoniram marchait avec Laird qui lui offrait son épaule pour soutenir son extrême faiblesse.
Mais au bout d'un quart de mille, l'Anglais, épuisé, dut prier son compagnon de le soulager de son poids.
Ils se traînaient sous le soleil implacable ; la route blessait cruellement leurs pieds. Constantine, qui ne pouvait plus se tenir debout, fut séparé d'Arakeel et traîné par un gardien. La petite troupe s'arrêta sur un pont pour attendre les retardataires. Adoniram, rongé de fièvre, sentait de nouveau son courage défaillir.
- Laird, finissons-en ! - il regardait l'eau profonde et claire. - Pour l'amour de Dieu, jetons-nous à l'eau. C'est une mort douce !

Le capitaine, abasourdi, considérait son compagnon. Gouger posa une main lasse sur l'épaule du missionnaire.
- Il a perdu la tête, Laird. Ne lui répétez jamais ce qu'il vient de dire.

Les gardiens secouaient les liens des prisonniers comme des brides. La procession repartit. Constantine était mort.
Dans une demi-inconscience, Adoniram parcourut la route bien connue, sous les palmiers et les tamaris, au bord du lac des lotus. Dans l'après-midi, le serviteur de Gouger arracha son turban, et en enveloppa les pieds lacérés de son maître et du missionnaire. Plus tard, on les arrêta sous un hangar, Amarapura. Un interminable débat se poursuivit entre les gardiens et les soldats qui, désormais, devaient prendre soin d'eux. Les premiers proposaient de traîner les malheureux qui ne pouvaient plus marcher; les autres déclaraient indispensable que les prisonniers fussent conservés vivants quelques heures de plus. En fin de compte, on les laissa dormir là où ils s'étaient écroulés. Le lendemain matin, on les entassait dans une carriole.

Ils apprirent par leurs nouveaux gardiens qu'on les dirigeait sur Aungbinle, petit village à quatre milles d'Amarapura, où ils devaient être à nouveau emprisonnés. Ils arrivèrent à destination vers deux heures de l'après-midi ; on les arrêta, au milieu des rizières, devant une grande construction abandonnée, sans portes ni toit. Aucune barrière. À un quart de mille, on devinait les rares masures d'un village. Quelques ouvriers vinrent couvrir la bâtisse de palmes. On introduisit alors les prisonniers dans leur nouvelle résidence ; ils y furent attachés aux murs et abandonnés, sous la surveillance d'un seul un paysan arraché à ses cultures qui, quoique furieux, ne portait pas sur son visage les marques redoutables des bourreaux. Les prisonniers pouvaient espérer qu'il montrerait quelque humanité.
Pourtant ce jour-là, ils ne reçurent aucune nourriture. Le lendemain matin, le serviteur de Gouger apporta des galettes qu'il avait confectionnées. Par bonheur, l'eau coulait en abondance et les prisonniers, une fois sortis de leur geôle, purent se désaltérer et même tenter de se laver. Ils s'assirent ensuite à l'ombre pour considérer les ouvriers qui dressaient hâtivement une palissade autour de leur nouvelle résidence.

À la fin de l'après-midi, un char à boeufs parvint en grinçant jusqu'à la porte. Au milieu d'un déménagement hétéroclite, Anne était installée avec son bébé, les deux petites filles et Koo-chil. Les captifs l'accueillirent avec toutes les démonstrations que permettait leur extrême faiblesse. En apprenant, par le serviteur de Gouger, le départ pour Aungbinle, elle n'avait pas hésité à laisser la Mission entre les mains de Ma So et de Maung Ing.
- On dirait vraiment que vous vous apprêtez à séjourner ici, étrangère pleine de folie.
- Telle est bien mon intention, gardien des captifs blancs.

Adoniram observa avec tristesse qu'elle paraissait à bout de forces.
- Vous feriez mieux de regagner Ava. Madame Judson, conseilla Price.

Mais Anne ne se laissait pas influencer. Elle se mit à discuter avec la femme du gardien, dont la hutte s'élevait de l'autre côté de la route; ce n'était d'ailleurs qu'une baraque où elle avait amené sa progéniture le jour même. Anne obtint cependant de lui louer l'une des deux chambres qui composaient le logis, et s'y installa avec les trois enfants. Koo-chil construisit un petit abri en palmes adossé à la palissade de la prison.

Ces nouvelles conditions de vie étaient nettement plus favorables et la santé des prisonniers ne tarda pas à s'améliorer. Adoniram reprenait des forces ainsi que Price, bien que celui-ci continuât à tousser. Si les menaces de mort avaient pu disparaître complètement de leur horizon, ils auraient vécu dans une paix relative, en attendant l'arrivée certaine des Anglais. Mais le gardien leur avait révélé qu'ils étaient à Aungbinle les hôtes du Tigre, ce qui ne contribua guère à les réconforter. Au bout d'une semaine, où les prisonniers s'étaient en vain évertués à obtenir de plus amples renseignements, ils apprirent des nouvelles bouleversantes : si on les gardait aussi soigneusement en vie, c'était uniquement pour que le Tigre eût le plaisir de les voir massacrer, là, devant son armée de cinquante mille hommes. Il avait décrété cette mesure par attachement sentimental pour son village natal.

Ces angoisses furent heureusement brèves. Trois jours plus tard, le serviteur de Gouger arrivait d'Ava haletant ; il venait d'y apprendre la mort du Tigre. La reine ayant entendu dire qu'il voulait s'emparer du pouvoir, l'avait fait arrêter. On avait trouvé chez lui tout préparés des vêtements d'investiture royale et plus de la moitié du trésor public, soi-disant affecté au paiement des troupes. Sans enquête ni procès, on l'avait fait piétiner à mort par les éléphants.

Une période de calme suivit l'annonce de cet événement ; Ava semblait avoir complètement oublié les prisonniers. Mais pour les Judson, une angoisse nouvelle allait succéder à tant d'autres. En juin, Anne dut s'aliter avec une forte fièvre. Koo-chil partit pour Ava chercher Ma So, mais en revint consterné : la vieille était morte subitement du choléra. Ce fut un chagrin pour tous ; l'alerte Ma So avait su gagner la sympathie générale.

Koo-chil, comme toujours en cas de maladie, oublia toutes les notions de castes et se consacra entièrement à soigner Anne, sous la direction de Price. Adoniram était torturé par le sentiment de son impuissance. Le second jour de la maladie, Koo-chil lui apporta Maria : il fallait d'urgence se procurer de la nourriture pour le bébé. Le père prit dans ses bras la petite créature vagissante ; ses compagnons, comme autant de corbeaux, se groupèrent autour de lui. Que faire ? Laird et Gouger préconisaient l'essai du lait de buffle, Jonathan David une nourrice. On demanda au gardien d'en chercher une, mais celui-ci se frotta le ventre pensivement sans répondre. Il finit par opiner :
- Le rejeton de la femme étrangère n'a pas de karma. Il doit donc mourir, car aucune femme ne doit perdre son mérite en le nourrissant.

Adoniram devint tout rouge, mais parvint à se contenir.
- Seul un saint a le droit de se prononcer au sujet du karma d'un être humain. Combien me feras-tu payer le droit d'amener chaque jour mon enfant au village ?
- Un tical par jour.
- C'est une honte ! s'écria Laird.
- C'est, je crois, la seule chose à faire, dit Price. Ne pourriez-vous pas laisser votre fille aux soins d'une brave femme du village, Judson ?
- Avez-vous perdu la mémoire, Docteur ? Avez-vous oublié la crasse dans laquelle ils élèvent leurs enfants ? Vous avez entendu l'avis de notre gardien - l'enfant doit mourir. Combien de temps Maria survivrait-elle aux soins qu'on lui donnerait là-bas ?

Il n'était pas seulement indigné contre Price. Cette démarche coûtait à son orgueil un effort surhumain : aller supplier ces païennes, fumeuses de cigares, de bien vouloir nourrir son enfant ! Ses amis, sentant la profondeur de sa blessure d'amour-propre, s'éloignèrent ; ce fut dans un profond silence qu'Adoniram se mit en route à travers champs.

Aungbinle n'était qu'un hameau perdu dans l'immensité bronzée des rizières. Des huttes entourées de jardins à la végétation dense, se serraient autour d'une pagode blanche. Le missionnaire avançait lentement, suivi par une bande d'enfants bruns aux regards écarquillés, jusqu'à la fontaine du village où il trouverait sûrement un cercle en train de bavarder. Ce fut là qu'il adressa sa requête à une mère aux yeux sombres, accroupie par terre et qui nourrissait son enfant. Immédiatement des curieux les entourèrent.

Adoniram, après ces mois de prison, n'osait pas croire que ces femmes comprendraient sa démarche et seraient touchées par sa détresse. Malgré sa faiblesse, ses pieds blessés, ses poignets enchaînés, ses vêtements en loques, il conservait une grande beauté. Mais il fut stupéfait lorsqu'il vit monter des larmes aux yeux de la femme tandis qu'il lui exposait sa requête. Tout de suite, elle prit tendrement l'enfant dans ses bras.

Ainsi, pendant de longues semaines, Adoniram se rendit trois fois par jour au village. Il n'y adressait la parole qu'à la seule nourrice. Mais, une après-midi d'août, alors qu'il rentrait, le bébé repu endormi dans les bras, un homme jaillit brusquement d'un bosquet de bambou et se planta en travers du chemin.
- Maung Shway-gnong ! s'écria-t-il.

Le professeur le regardait avec une profonde émotion.
- 0 mon Maître, qu'ont-ils fait de vous ?
- Vous le voyez. Mais pourquoi êtes-vous ici ? Où est le gaing-ôk ? Ne commettez-vous pas une imprudence en vous approchant de moi ?
- Ne me posez qu'une question à la fois, Maître.

Les yeux tragiques s'allumaient dans le visage squelettique. - Comme Bouddha, asseyons-nous à l'ombre du figuier et causons.
Ils s'assirent à la lisière du village. On pouvait les voir de la prison, mais le missionnaire espérait que le gardien se montrerait patient.
- Le gaing-ôk est venu me voir, peu de temps après que vous lui avez parlé de votre pays; il m'a longuement interrogé, et je l'ai convaincu de votre inépuisable sagesse. Il est alors retourné à Ava, où il a annonce à ses élèves royaux que le monde était vraisemblablement rond. Ce pourquoi la reine l'a chassé; il est retourné dans son monastère d'Amarapura. Quand au printemps, les Anglais se sont emparés de Prome, j'ai pris part à la grande retraite de l'armée. Mais, comme l'a voulu mon karma, on m'a désigné parmi ceux qu'on jugeait responsables de la défaite. On m'a ramené à Ava où on a examiné mon cas. Vous vous souvenez que, depuis des années, ma réputation auprès du roi est définitivement compromise grâce au gaing-ôk. C'est pourquoi on a décidé de m'infliger la torture. Le moine a voulu alors intervenir. Vous savez le résultat.
- Mais pourquoi vous a-t-on torturé, ô mon ami ?
- Ce n'est pas parce que j'avais participé à la défaite de Prome, mais parce que je refusai de me rétracter au sujet de ma conversion.
- Et alors ?
- J'ai subi la torture des poignets - il soulevait ses bras encore enflés et couverts de cicatrices. - Mais je n'ai pas renié la Croix. Jésus-Christ, enfin ! est parvenu à faire un homme de Maung Shway-gnong.
- Oui, certes...

Adoniram croyait découvrir pour la première fois le paysage désormais familier : les rizières à la splendeur mordorée, le ciel violet, la hutte où Anne souffrait. Il se sentait comme un homme qui sort de l'enfer. De nouvelles forces spirituelles l'envahissaient avec une violence telle que le sang lui montait aux joues.
- 0 mon ami des jours de vérité, vous êtes bien meilleur que moi ! Mais, grâces soient rendues à Dieu, vous m'avez montré ma terrible faiblesse, Ce n'est pas trop tard... Mon disciple, si je suis fier de vous, combien davantage le Christ doit-il l'être !
- Ce n'est pas l'orgueil contre lequel j'ai le plus à lutter, avoua ingénument Maung Shway-gnong. Vous ne savez pas ce que c'est que d'être transformé de rat tremblant en taureau.
- Je voudrais bien le savoir,
- Vous !

Le professeur dévisageait attentivement le missionnaire comme s'il découvrait maintenant seulement ce qu'avaient pu signifier pour lui les derniers quinze mois. Puis il se couvrit le visage de ses mains.
- Mon élève ; le meilleur de mes élèves ! Jésus lui-même n'a pas souffert plus que vous.
- Et pourtant, je vous assure que je n'ai pas supporté cette épreuve avec vaillance. Je n'ai point fait honneur au Christ.

Maung Shway-gnong posa une main encore livide dans celle d'Adoniram.
- Le geôlier-chef de la Main-qui-Tue a dit au gain-gôk que les prisonniers blancs se nourrissaient de votre volonté, comme les petits du lait de leur mère ; et qu'il ne pourrait les briser malgré les tortures, tant que vous, vous gardiez le coeur ferme. Que répondez-vous à cela, homme fort entre les forts ?

Adoniram regardait tristement le visage cadavérique.
- Je réponds que je ne mérite aucune admiration, car le désespoir vit au plus profond de moi. J'ai perdu la grâce pendant ces mois interminables. Priez pour moi!
- J'ai toujours prié pour vous, Maître. Depuis que je vous sais en prison, mes prières n'ont cessé de vous entourer comme le parfum de jasmin et de l'héliotrope. Ils restèrent silencieux un instant. Des voix d'enfants s'élevaient du village. Le professeur reprit :
- Dès la mort du Tigre, j'ai été libéré. Je me suis retiré dans la maison du docteur Price où j'ai tenu des cultes. Jusqu'ici, personne ne m'a inquiété. Maintenant je suis venu voir comment je pourrais vous aider, et aussi vous dire que j'aimerais être accepté comme ministre des Évangiles.
- Vous le serez, bien sûr, lorsque j'aurai pu vous y préparer, dit Adoniram avec une joie grave. Avez-vous des nouvelles de Rangoon ? Nous n'en savons rien depuis que nous l'avons quitté. Et le gaing-ôk, qu'est-il devenu ?
- Il s'est retiré pour accomplir une grande oeuvre méritoire, j'ignore laquelle. Je n'ai rien appris sur l'église de Rangoon. Mais, dès que mes forces me le permettront, j'y retournerai et j'enseignerai au zayat. Tout doit aller bien, puisque les Anglais y sont installés. Dieu veuille qu'ils parviennent bientôt ici!
- Où sont-ils maintenant ?
- À une vingtaine de milles au nord de Prome. On dit que la Présence Dorée leur a fait demander dans quelles conditions ils consentiraient à quitter le pays. Mais je pense que c'est faux, car Sa Majesté compte encore une armée de trente mille hommes et de huit mille Shans sous les ordres du Prince Meng-myat-bo. Il paraît que les Anglais ont souffert de terribles maux entrailles durant la saison des pluies.

Adoniram soupira. Encore un peu de patience et de foi, et ces mois affreux seraient oubliés. Il se leva.
- N'est-ce pas, Ô Maung Shway-gnong, vous irez dès que possible soutenir l'église de Rangoon ?
- Oui, Maître. Mais que puis-je faire pour vous ici?
- Nous ne pouvons qu'attendre la libération.

Ils se séparèrent en échangeant un regard d'affection profonde, Adoniram ramena le bébé à Anne avec une sensation d'allégement, presque de bonheur, inconnue depuis longtemps.
Très pâle dans son lit, elle écoutait le récit rapide, les yeux remplis d'une douceur heureuse. Mais le gardien ne tarda pas à accourir pour ramener Adoniram dans la prison, avec des imprécations bruyantes.

De nouveau, les journées s'écoulèrent interminables, sans nouvelles. Pourtant les prisonniers reprenaient courage. Pour le missionnaire, la rencontre avec Maung Shway-gnong avait presque l'importance d'une redécouverte de l'Évangile. Il était soutenu, fortifié, édifié. Et, comme Anne reprenait aussi des forces, qu'elle pouvait de nouveau s'occuper de son enfant, des prisonniers et de la conversion de Koo-chil, il retrouvait à la vie un goût nouveau : il était presque gai.


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