SPLENDEUR DE DIEU
XXIII
LE COEUR FERME
Anne remit au gardien la somme promise; mais ses
réserves s'épuisaient. Aussi, quand,
peu de temps après, Adoniram fut repris par
un accès de fièvre, elle rappela au
geôlier cette récente
libéralité, pour obtenir que son mari
fût transporté dans l'un des abris de
la cour. Par bonheur, il y consentit ; Anne et
Maung Ing purent installer le malade à l'air
libre.
Pendant une semaine, il y passa ses
journées; la nuit, on le
réintégrait dans la prison. Mais un
matin, cette faveur fut brusquement
supprimée. Sans avertissement, tous les
prisonniers furent conduits près du bloc de
granit de la cour ; dans le plus grand silence, on
enleva les chaînes de leurs chevilles. Un
frisson d'espoir passa sur le groupe
pathétique. Ils étaient là,
les yeux clignotants, les cheveux
embroussaillés, d'une extrême
pâleur; leurs corps décharnés
étaient ci couverts de plaies. Mais bien
vite ils étaient ramenés à la
réalité; on les attacha par deux,
comme des enfants qui jouent au cheval, avec un
conducteur pour chaque paire de détenus. Ils
parcoururent ainsi les rues d'Ava. Aucun d'eux ne
doutait que l'heure de son exécution
fût venue, à l'endroit
consacré, au delà du tribunal. Aussi
furent-ils tout surpris quand, ayant
dépassé le sinistre emplacement, ils
se trouvèrent engagés sur la route
d'Amarapura.
Gouger et Price furent liés
ensemble, puis Lanciego et Rodgers. Adoniram
marchait avec Laird qui lui
offrait son épaule pour
soutenir son extrême faiblesse.
Mais au bout d'un quart de mille,
l'Anglais, épuisé, dut prier son
compagnon de le soulager de son poids.
Ils se traînaient sous le
soleil implacable ; la route blessait cruellement
leurs pieds. Constantine, qui ne pouvait plus se
tenir debout, fut séparé d'Arakeel et
traîné par un gardien. La petite
troupe s'arrêta sur un pont pour attendre les
retardataires. Adoniram, rongé de
fièvre, sentait de nouveau son courage
défaillir.
- Laird, finissons-en ! - il
regardait l'eau profonde et claire. - Pour l'amour
de Dieu, jetons-nous à l'eau. C'est une mort
douce !
Le capitaine, abasourdi,
considérait son compagnon. Gouger posa une
main lasse sur l'épaule du
missionnaire.
- Il a perdu la tête, Laird.
Ne lui répétez jamais ce qu'il vient
de dire.
Les gardiens secouaient les liens
des prisonniers comme des brides. La procession
repartit. Constantine était mort.
Dans une demi-inconscience, Adoniram
parcourut la route bien connue, sous les palmiers
et les tamaris, au bord du lac des lotus. Dans
l'après-midi, le serviteur de Gouger arracha
son turban, et en enveloppa les pieds
lacérés de son maître et du
missionnaire. Plus tard, on les arrêta sous
un hangar, Amarapura. Un interminable débat
se poursuivit entre les gardiens et les soldats
qui, désormais, devaient prendre soin d'eux.
Les premiers proposaient de traîner les
malheureux qui ne pouvaient plus marcher; les
autres déclaraient indispensable que les
prisonniers fussent conservés vivants
quelques heures de plus. En fin de compte, on les
laissa dormir là où ils
s'étaient écroulés. Le
lendemain matin, on les entassait dans une
carriole.
Ils apprirent par leurs nouveaux
gardiens qu'on les dirigeait sur Aungbinle, petit
village à quatre milles d'Amarapura,
où ils devaient être à nouveau
emprisonnés. Ils arrivèrent à
destination vers deux heures de l'après-midi
; on les arrêta, au milieu des
rizières, devant une grande construction
abandonnée, sans portes ni toit. Aucune
barrière. À un quart de mille, on
devinait les rares masures d'un
village. Quelques ouvriers vinrent couvrir la
bâtisse de palmes. On introduisit alors les
prisonniers dans leur nouvelle résidence ;
ils y furent attachés aux murs et
abandonnés, sous la surveillance d'un seul
un paysan arraché à ses cultures qui,
quoique furieux, ne portait pas sur son visage les
marques redoutables des bourreaux. Les prisonniers
pouvaient espérer qu'il montrerait quelque
humanité.
Pourtant ce jour-là, ils ne
reçurent aucune nourriture. Le lendemain
matin, le serviteur de Gouger apporta des galettes
qu'il avait confectionnées. Par bonheur,
l'eau coulait en abondance et les prisonniers, une
fois sortis de leur geôle, purent se
désaltérer et même tenter de se
laver. Ils s'assirent ensuite à l'ombre pour
considérer les ouvriers qui dressaient
hâtivement une palissade autour de leur
nouvelle résidence.
À la fin de
l'après-midi, un char à boeufs
parvint en grinçant jusqu'à la porte.
Au milieu d'un déménagement
hétéroclite, Anne était
installée avec son bébé, les
deux petites filles et Koo-chil. Les captifs
l'accueillirent avec toutes les
démonstrations que permettait leur
extrême faiblesse. En apprenant, par le
serviteur de Gouger, le départ pour
Aungbinle, elle n'avait pas hésité
à laisser la Mission entre les mains de Ma
So et de Maung Ing.
- On dirait vraiment que vous vous
apprêtez à séjourner ici,
étrangère pleine de folie.
- Telle est bien mon intention,
gardien des captifs blancs.
Adoniram observa avec tristesse
qu'elle paraissait à bout de
forces.
- Vous feriez mieux de regagner Ava.
Madame Judson, conseilla Price.
Mais Anne ne se laissait pas
influencer. Elle se mit à discuter avec la
femme du gardien, dont la hutte s'élevait de
l'autre côté de la route; ce
n'était d'ailleurs qu'une baraque où
elle avait amené sa progéniture le
jour même. Anne obtint cependant de lui louer
l'une des deux chambres qui composaient le logis,
et s'y installa avec les trois enfants. Koo-chil
construisit un petit abri en palmes adossé
à la palissade de la prison.
Ces nouvelles conditions de vie
étaient nettement plus
favorables et la santé
des prisonniers ne tarda pas à
s'améliorer. Adoniram reprenait des forces
ainsi que Price, bien que celui-ci continuât
à tousser. Si les menaces de mort avaient pu
disparaître complètement de leur
horizon, ils auraient vécu dans une paix
relative, en attendant l'arrivée certaine
des Anglais. Mais le gardien leur avait
révélé qu'ils étaient
à Aungbinle les hôtes du Tigre, ce qui
ne contribua guère à les
réconforter. Au bout d'une semaine,
où les prisonniers s'étaient en vain
évertués à obtenir de plus
amples renseignements, ils apprirent des nouvelles
bouleversantes : si on les gardait aussi
soigneusement en vie, c'était uniquement
pour que le Tigre eût le plaisir de les voir
massacrer, là, devant son armée de
cinquante mille hommes. Il avait
décrété cette mesure par
attachement sentimental pour son village
natal.
Ces angoisses furent heureusement
brèves. Trois jours plus tard, le serviteur
de Gouger arrivait d'Ava haletant ; il venait d'y
apprendre la mort du Tigre. La reine ayant entendu
dire qu'il voulait s'emparer du pouvoir, l'avait
fait arrêter. On avait trouvé chez lui
tout préparés des vêtements
d'investiture royale et plus de la moitié du
trésor public, soi-disant affecté au
paiement des troupes. Sans enquête ni
procès, on l'avait fait piétiner
à mort par les
éléphants.
Une période de calme suivit
l'annonce de cet événement ; Ava
semblait avoir complètement oublié
les prisonniers. Mais pour les Judson, une angoisse
nouvelle allait succéder à tant
d'autres. En juin, Anne dut s'aliter avec une forte
fièvre. Koo-chil partit pour Ava chercher Ma
So, mais en revint consterné : la vieille
était morte subitement du choléra. Ce
fut un chagrin pour tous ; l'alerte Ma So avait su
gagner la sympathie
générale.
Koo-chil, comme toujours en cas de
maladie, oublia toutes les notions de castes et se
consacra entièrement à soigner Anne,
sous la direction de Price. Adoniram était
torturé par le sentiment de son impuissance.
Le second jour de la maladie, Koo-chil lui apporta
Maria : il fallait d'urgence se procurer de la
nourriture pour le bébé. Le
père prit dans ses bras la petite
créature vagissante ; ses compagnons, comme
autant de corbeaux, se
groupèrent autour de lui.
Que faire ? Laird et Gouger préconisaient
l'essai du lait de buffle, Jonathan David une
nourrice. On demanda au gardien d'en chercher une,
mais celui-ci se frotta le ventre pensivement sans
répondre. Il finit par opiner :
- Le rejeton de la femme
étrangère n'a pas de karma. Il doit
donc mourir, car aucune femme ne doit perdre son
mérite en le nourrissant.
Adoniram devint tout rouge, mais
parvint à se contenir.
- Seul un saint a le droit de se
prononcer au sujet du karma d'un être humain.
Combien me feras-tu payer le droit d'amener chaque
jour mon enfant au village ?
- Un tical par jour.
- C'est une honte ! s'écria
Laird.
- C'est, je crois, la seule chose
à faire, dit Price. Ne pourriez-vous pas
laisser votre fille aux soins d'une brave femme du
village, Judson ?
- Avez-vous perdu la mémoire,
Docteur ? Avez-vous oublié la crasse dans
laquelle ils élèvent leurs enfants ?
Vous avez entendu l'avis de notre gardien -
l'enfant doit mourir. Combien de temps Maria
survivrait-elle aux soins qu'on lui donnerait
là-bas ?
Il n'était pas seulement
indigné contre Price. Cette démarche
coûtait à son orgueil un effort
surhumain : aller supplier ces païennes,
fumeuses de cigares, de bien vouloir nourrir son
enfant ! Ses amis, sentant la profondeur de sa
blessure d'amour-propre,
s'éloignèrent ; ce fut dans un
profond silence qu'Adoniram se mit en route
à travers champs.
Aungbinle n'était qu'un
hameau perdu dans l'immensité bronzée
des rizières. Des huttes entourées de
jardins à la végétation dense,
se serraient autour d'une pagode blanche. Le
missionnaire avançait lentement, suivi par
une bande d'enfants bruns aux regards
écarquillés, jusqu'à la
fontaine du village où il trouverait
sûrement un cercle en train de bavarder. Ce
fut là qu'il adressa sa requête
à une mère aux yeux sombres,
accroupie par terre et qui nourrissait son enfant.
Immédiatement des curieux les
entourèrent.
Adoniram, après ces mois de
prison, n'osait pas croire que
ces femmes comprendraient sa démarche et
seraient touchées par sa détresse.
Malgré sa faiblesse, ses pieds
blessés, ses poignets
enchaînés, ses vêtements en
loques, il conservait une grande beauté.
Mais il fut stupéfait lorsqu'il vit monter
des larmes aux yeux de la femme tandis qu'il lui
exposait sa requête. Tout de suite, elle prit
tendrement l'enfant dans ses bras.
Ainsi, pendant de longues semaines,
Adoniram se rendit trois fois par jour au village.
Il n'y adressait la parole qu'à la seule
nourrice. Mais, une après-midi d'août,
alors qu'il rentrait, le bébé repu
endormi dans les bras, un homme jaillit brusquement
d'un bosquet de bambou et se planta en travers du
chemin.
- Maung Shway-gnong !
s'écria-t-il.
Le professeur le regardait avec une
profonde émotion.
- 0 mon Maître, qu'ont-ils
fait de vous ?
- Vous le voyez. Mais pourquoi
êtes-vous ici ? Où est le
gaing-ôk ? Ne commettez-vous pas une
imprudence en vous approchant de moi ?
- Ne me posez qu'une question
à la fois, Maître.
Les yeux tragiques s'allumaient dans
le visage squelettique. - Comme Bouddha,
asseyons-nous à l'ombre du figuier et
causons.
Ils s'assirent à la
lisière du village. On pouvait les voir de
la prison, mais le missionnaire espérait que
le gardien se montrerait patient.
- Le gaing-ôk est venu me
voir, peu de temps après que vous lui avez
parlé de votre pays; il m'a longuement
interrogé, et je l'ai convaincu de votre
inépuisable sagesse. Il est alors
retourné à Ava, où il a
annonce à ses élèves royaux
que le monde était vraisemblablement rond.
Ce pourquoi la reine l'a chassé; il est
retourné dans son monastère
d'Amarapura. Quand au printemps, les Anglais se
sont emparés de Prome, j'ai pris part
à la grande retraite de l'armée.
Mais, comme l'a voulu mon karma, on m'a
désigné parmi ceux qu'on jugeait
responsables de la défaite. On m'a
ramené à Ava où on a
examiné mon cas. Vous vous souvenez que,
depuis des années, ma réputation
auprès du roi est définitivement
compromise grâce au gaing-ôk. C'est
pourquoi on a
décidé de m'infliger la torture. Le
moine a voulu alors intervenir. Vous savez le
résultat.
- Mais pourquoi vous a-t-on
torturé, ô mon ami ?
- Ce n'est pas parce que j'avais
participé à la défaite de
Prome, mais parce que je refusai de me
rétracter au sujet de ma
conversion.
- Et alors ?
- J'ai subi la torture des poignets
- il soulevait ses bras encore enflés et
couverts de cicatrices. - Mais je n'ai pas
renié la Croix. Jésus-Christ, enfin !
est parvenu à faire un homme de Maung
Shway-gnong.
- Oui, certes...
Adoniram croyait découvrir
pour la première fois le paysage
désormais familier : les rizières
à la splendeur mordorée, le ciel
violet, la hutte où Anne souffrait. Il se
sentait comme un homme qui sort de l'enfer. De
nouvelles forces spirituelles l'envahissaient avec
une violence telle que le sang lui montait aux
joues.
- 0 mon ami des jours de
vérité, vous êtes bien meilleur
que moi ! Mais, grâces soient rendues
à Dieu, vous m'avez montré ma
terrible faiblesse, Ce n'est pas trop tard... Mon
disciple, si je suis fier de vous, combien
davantage le Christ doit-il l'être
!
- Ce n'est pas l'orgueil contre
lequel j'ai le plus à lutter, avoua
ingénument Maung Shway-gnong. Vous ne savez
pas ce que c'est que d'être transformé
de rat tremblant en taureau.
- Je voudrais bien le
savoir,
- Vous !
Le professeur dévisageait
attentivement le missionnaire comme s'il
découvrait maintenant seulement ce
qu'avaient pu signifier pour lui les derniers
quinze mois. Puis il se couvrit le visage de ses
mains.
- Mon élève ; le
meilleur de mes élèves ! Jésus
lui-même n'a pas souffert plus que
vous.
- Et pourtant, je vous assure que je
n'ai pas supporté cette épreuve avec
vaillance. Je n'ai point fait honneur au
Christ.
Maung Shway-gnong posa une main
encore livide dans celle d'Adoniram.
- Le geôlier-chef de la
Main-qui-Tue a dit au
gain-gôk que les
prisonniers blancs se nourrissaient de votre
volonté, comme les petits du lait de leur
mère ; et qu'il ne pourrait les briser
malgré les tortures, tant que vous, vous
gardiez le coeur ferme. Que répondez-vous
à cela, homme fort entre les forts
?
Adoniram regardait tristement le
visage cadavérique.
- Je réponds que je ne
mérite aucune admiration, car le
désespoir vit au plus profond de moi. J'ai
perdu la grâce pendant ces mois
interminables. Priez pour moi!
- J'ai toujours prié pour
vous, Maître. Depuis que je vous sais en
prison, mes prières n'ont cessé de
vous entourer comme le parfum de jasmin et de
l'héliotrope. Ils restèrent
silencieux un instant. Des voix d'enfants
s'élevaient du village. Le professeur reprit
:
- Dès la mort du Tigre, j'ai
été libéré. Je me suis
retiré dans la maison du docteur Price
où j'ai tenu des cultes. Jusqu'ici, personne
ne m'a inquiété. Maintenant je suis
venu voir comment je pourrais vous aider, et aussi
vous dire que j'aimerais être accepté
comme ministre des Évangiles.
- Vous le serez, bien sûr,
lorsque j'aurai pu vous y préparer, dit
Adoniram avec une joie grave. Avez-vous des
nouvelles de Rangoon ? Nous n'en savons rien depuis
que nous l'avons quitté. Et le
gaing-ôk, qu'est-il devenu ?
- Il s'est retiré pour
accomplir une grande oeuvre méritoire,
j'ignore laquelle. Je n'ai rien appris sur
l'église de Rangoon. Mais, dès que
mes forces me le permettront, j'y retournerai et
j'enseignerai au zayat. Tout doit aller bien,
puisque les Anglais y sont installés. Dieu
veuille qu'ils parviennent bientôt
ici!
- Où sont-ils maintenant
?
- À une vingtaine de milles
au nord de Prome. On dit que la Présence
Dorée leur a fait demander dans quelles
conditions ils consentiraient à quitter le
pays. Mais je pense que c'est faux, car Sa
Majesté compte encore une armée de
trente mille hommes et de huit mille Shans sous les
ordres du Prince Meng-myat-bo. Il paraît que
les Anglais ont souffert de terribles maux
entrailles durant la saison des pluies.
Adoniram soupira. Encore un peu de
patience et de foi, et ces mois affreux seraient
oubliés. Il se leva.
- N'est-ce pas, Ô Maung
Shway-gnong, vous irez dès que possible
soutenir l'église de Rangoon ?
- Oui, Maître. Mais que
puis-je faire pour vous ici?
- Nous ne pouvons qu'attendre la
libération.
Ils se séparèrent en
échangeant un regard d'affection profonde,
Adoniram ramena le bébé à Anne
avec une sensation d'allégement, presque de
bonheur, inconnue depuis longtemps.
Très pâle dans son lit,
elle écoutait le récit rapide, les
yeux remplis d'une douceur heureuse. Mais le
gardien ne tarda pas à accourir pour ramener
Adoniram dans la prison, avec des
imprécations bruyantes.
De nouveau, les journées
s'écoulèrent interminables, sans
nouvelles. Pourtant les prisonniers reprenaient
courage. Pour le missionnaire, la rencontre avec
Maung Shway-gnong avait presque l'importance d'une
redécouverte de l'Évangile. Il
était soutenu, fortifié,
édifié. Et, comme Anne reprenait
aussi des forces, qu'elle pouvait de nouveau
s'occuper de son enfant, des prisonniers et de la
conversion de Koo-chil, il retrouvait à la
vie un goût nouveau : il était presque
gai.
|