Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

XXIV
LE SENS DE L'HONNEUR

 Un matin à la fin d'octobre, un soldat monté sur un poney obèse s'arrêta à la porte de la prison et ordonna au gardien d'ouvrir. Celui-ci se trouvait justement de fort méchante humeur. Il protestait contre les fonctions qu'on lui avait imposées : tes prisonniers, sous la direction de Gouger ne venaient-ils pas d'entreprendre la destruction systématique des innombrables serpents qui infestaient leurs quartiers ? Ce spectacle était inadmissible pour le bouddhiste, et il n'eut pas de peine à faire partager son indignation par le soldat.
- Vous voyez, ô homme de guerre, l'occupation indécente à laquelle se livrent les animaux étrangers. Pourquoi serais-je avec eux ? Ils ne pensent qu'à défendre leur peau.
- L'un d'eux, au moins, ne vous encombrera plus longtemps de sa personne !

Les détenus continuaient paisiblement leur chasse ; ils n'avaient pu dormir la nuit précédente à cause des reptiles.
De l'extrémité d'une défense d'éléphant qu'il tenait à la main, le messager sortit une feuille de palme qu'il tendit au gardien. Après l'avoir lue, celui-ci appela :
- Maître étranger, vous devez sans délai vous rendre auprès de la Présence Dorée, en emportant tous vos biens.

Adoniram, abandonnant sa chasse fructueuse, s'avança lentement vers la porte où se tenaient les deux indigènes.
- Que me veut-on ?
- Le Roi de l'air et de la terre a-t-il le devoir d'informer les chiens tels que vous de ses desseins ?
- Allons, pas de bêtises. - Adoniram ne supportait plus la grossièreté de ses gardiens - Où m'emmènes-tu, soldat? Et toi, gardien, cherche ma femme et mon enfant, et enlève-moi ces chaînes.
- Il se croit le roi lui-même parce qu'il a la peau blanchâtre, railla le messager. Cours, gardien, pour lui obéir !
- Laisse-le jacasser; il n'en tombera que de plus haut. Mais comment vas-tu l'emmener ? À la laisse ?

Les autres prisonniers faisaient cercle. Lanciego, usé, amaigri, penché sur une canne, reconnut le messager c'était l'un de ses anciens employés.
- Maung Lo, pourquoi vient-on chercher Maung Judson ?
- Le Roi des Éléphants Blancs ne peut croire aux termes du traité de paix offert par l'ennemi. Il désire que le Maître étranger les lui traduise à nouveau.
- Mais pourquoi choisit-on Judson ? N'ai-je pas servi Sa Majesté avec fidélité pendant quarante ans ?

Vous êtes anglais, Rodgers. Et depuis trente ans que je vous connais, vous ne m'avez jamais permis de l'oublier, ricana Lanciego qui se tourna vers le soldat : Es-tu sûr, Maung Lo qu'il n'a pas été question de moi ?
- Lisez vous-même l'ordre que j'apporte.

La palme circula de main en main.
- Judson, si vous êtes trop souffrant, je puis très bien aller à votre place, proposa Price.
- Il est question de Maung Judson, le Maître étranger, et c'est lui seul que j'amènerai.
- Avec mes biens : ma femme et mon enfant.
- Non, pas cela, dit le gardien en se frottant le ventre, comme chaque fois qu'il était perplexe. Ils doivent rester et payer la location de la chambre.

Anne qui, derrière le soldat, avait suivi toute la conversation fit un signe de l'oeil à son mari et rentra dans la maison, tandis que la discussion continuait à son sujet. Quelques instants plus tard, elle arrêtait la charrette à boeufs du gardien devant la porte de la prison; elle y avait empilé tous ses effets, les trois enfants et Koo-chil comme conducteur.
- Gardien, il y a de la nourriture et des boissons pour plus d'une semaine dans la maison. Si je ne reviens pas les manger, ils t'appartiendront.

La discussion cessa aussitôt. Adoniram, les mains toujours enchaînées, fut néanmoins autorisé à monter dans la charrette. Ils s'ébranlèrent sous les regards envieux des autres captifs. Une nouvelle aventure commençait pour les Judson !
Ils atteignirent Ava au crépuscule. Tandis que Koo-chil conduisait son chargement à la Mission, le soldat emmenait Adoniram au tribunal.

Une lampe brûlait sur un trépied au centre de la salle des audiences et illuminait par moments les visages d'une demi-douzaine de personnages officiels vêtus de robes, car la nuit était fraîche. Tous ces visages inconnus se tournèrent vers le blanc qui portait seulement sa chemise et son pantalon.
- Maung Judson, le Maître étranger que Sa Majesté a fait chercher, annonça le soldat.

L'un des dignitaires qui portait les insignes de conseiller prive du roi, commanda au missionnaire de s'avancer.
- Pas avant qu'on ait retiré de mes mains ces chaînes d'infamie. Ce serait malséant.

Sur un ordre, le soldat s'approcha et défit les liens qui pendant dix-huit mois avaient torturé les poignets d'Adoniram.
- Me voici, Seigneurs de Birmanie, dit-il en s'avançant de quelques pas.

Il espérait que l'on ne verrait pas son coeur battre violemment sous sa chemise déchirée.
Un des personnages, à la face particulièrement grossière, se pencha vers lui :
- Que veulent dire les Anglais quand ils déclarent à la fois vouloir signer un traité de paix, et exiger de nous l'abandon de la côte ouest au-delà des montagnes d'Arakan, ainsi que la partie de la côte est que nous avons conquise sur le Siam, et réclament en outre encore une somme de vingt millions de roupies ?
- Je tiens à dire que je ne suis pas Anglais, mais Américain, précisa le missionnaire.
- Vous êtes un blanc et nous avons appris par un certain moine que vous étiez détaché des biens de ce monde et en possession d'une sagesse supérieure. Quel est votre avis sur ces conditions ?

Ainsi, c'était le gaing-ôk qui avait donné l'idée de cette consultation. Une lueur d'espoir envahit le coeur d'Adoniram. Immobile, il priait afin de connaître la réponse qu'il devait faire tandis que six paires d'yeux noirs demeuraient braqués sur lui. Il lui semblait nécessaire de préparer ces gens à accepter l'occupation britannique qu'ils avaient rendue inévitable par leur obstination. Aussi mesurait-il ses paroles avec soin quand il commença :
- Les Birmans ont cru pouvoir s'emparer de vastes territoires que les Anglais avaient déjà conquis. Ceux-ci n'ont pas admis cette invasion et c'est pourquoi ils ont envoyé une armée à Rangoon. S'ils abandonnaient maintenant le pays sans réclamer de vous la moindre compensation, Sa Majesté tiendrait-elle son serment de quitter le Bengale ?
- Pourquoi un grand roi tiendrait-il ses promesses ? S'il le faisait à quoi bon être souverain ?
- C'est bien parce que les Anglais connaissent le Roi de la Vie qu'ils raisonnent ainsi : si la privation de ces territoires n'apprend pas aux Birmans à laisser le Bengale en paix, il faudra conquérir le pays en entier.
- Mais, comment pouvons-nous être sûrs que, si Sa Majesté abandonne effectivement la côte d'Arakan - elle ne le fera sûrement jamais -, les Anglais ne reviendront pas avec de nouvelles troupes pour prendre Ava ? demanda un ministre au visage couvert de cicatrices.
- Si le général anglais accepte des conditions de paix, il tiendra strictement ses promesses.
- Mais, puisqu'il nous a vaincus, pourquoi serait-il fidèle à son serment ?

Toute l'attention de l'auditoire était concentrée sur le missionnaire.

- Un chrétien accomplit ses promesses; le général Campbell est chrétien. L'une des lois fondamentales de notre religion nous interdit tout mensonge. C'est pourquoi un chrétien ne peut rompre une promesse solennelle sans se rendre menteur.
- Tout ceci est aussi peu compréhensible que les aboiements d'un chien à la lune. Et si cela nous paraît inconcevable, combien plus encore Sa Majesté...

Le fonctionnaire aux cicatrices interrompit son collègue :
- Vous savez tous qu'elle terminerait la guerre demain, si la reine...

Un lourd silence rythmé par des respirations bruyantes tomba sur l'assemblée.
Les barrissements lointains d'un éléphant parurent ramener à la conscience le conseiller privé. Il continua son interrogatoire.
- Savez-vous ce que les Anglais ont l'intention de faire maintenant ?
- Je ne connais même pas encore vos réponses aux conditions posées par le général Campbell.
- La Présence Dorée a demandé un délai de quarante jours pour réfléchir. Elle a profité de ce délai pour lever une armée dix fois plus nombreuse que celle de l'ennemi. À l'expiration du délai - c'est-à-dire hier - elle a fait savoir que les Birmans n'avaient encore jamais abandonné de territoires ou payé d'amendes, et que, par conséquent, il fallait envisager de nouvelles bases d'accord. L'armée du prince Meng-myat-bo est en train d'encercler l'ennemi et c'est sous notre feu que les Anglais seront obligés de traiter.
- Vous venez de répondre à votre propre question, dit Adoniram. Si vous tirez sur les Anglais, ils riposteront et continueront leur progression sur l'Irrawaddy.

Les ministres ne semblaient nullement convaincus. L'un d'eux annonça triomphalement :
- Il leur sera impossible d'avancer contre notre nouvelle armée et ils ne tarderont pas à proposer des conditions bien différentes. C'est alors que vous nous serez utile. Le Roi de la Vie vous envoie dès demain au quartier général du prince Meng-myat-bo à Melun. Vous y servirez d'interprète.
- Mais ces fonctions ne sont nullement mon affaire! s'écria le missionnaire, effrayé par les difficultés insurmontables qu'il entrevoyait. Qu'on envoie Lanciego. Il n'est pas anglais non plus et vous connaissez tous son habileté.
- Ce n'est pas cette qualité que nous recherchons. Il nous faut quelqu'un qui dise la vérité et qui puisse la reconnaître.

Adoniram songeait à la joie qu'éprouverait Jonathan David à remplir une telle mission.
- Alors, envoyez le docteur Price.

Toute l'assistance se mit à rire.
- Ne jacassez pas comme un perroquet. Le roi subviendra à vos besoins; vous recevrez vingt ticals et partirez demain. - Il fit signe au gardien : On va vous loger tout près d'ici.

La séance était levée. Le missionnaire fut enfermé dans une hutte voisine où, malgré le froid et l'humidité, il put dormir quelques heures.
Dès l'aube, on l'emmena à la Mission où, en une demi-heure, il dut s'habiller et préparer ses bagages. Les minutes s'envolaient tandis qu'Anne et lui se retrouvaient, presque heureux.

Le soleil venait d'apparaître lorsqu'on le fit monter à bord d'un canot qui partit immédiatement.

Trois jours plus tard, il arrivait en vue du rivage de Melun, où une vaste cité provisoire s'étageait jusqu'au sommet des collines. Pendant le trajet, Adoniram fut traité convenablement, mais dès qu'il mit pied à terre, on le conduisit sous bonne escorte à une hutte sans fenêtre dans laquelle régnait une chaleur intolérable. Ses protestations demeurèrent sans réponse. Au bout de quelques heures de ce régime, la fièvre l'avait repris. Les moustiques ne cessaient de le harceler. Aussi, le lendemain matin, un officier, qui entrait chez lui pour se faire traduire un journal de Calcutta, le trouva-t-il évanoui; les coups de pied furent impuissants à lui rendre conscience.

L'officier fit son rapport au prince. Celui-ci donna à contre-coeur l'autorisation de transporter le prisonnier à l'air-libre. Adoniram fut placé devant une hutte plus vaste, à l'ombre d'un parasol et sous une moustiquaire; en deux jours, il avait surmonté la crise.

La chaleur était intense et le camp, d'aspect très birman, désordonné, repoussant de saleté; aussi ne désirait-il nullement quitter son abri d'où il pouvait suivre à loisir les mouvements des bateaux de guerre aux lignes pures. Le grondement des canons britanniques parvenait du sud. Des blessés revenaient au camp en se traînant, ce qui ajoutait à l'impression déplorable que faisait l'armée. Mais comme il serait difficile de convaincre les Birmans de prendre le seul parti raisonnable! Le troisième jour de son séjour à Melun, Adoniram reçut la visite de son ancien protecteur, le prince Meng-myat-bo. Celui-ci rappelait beaucoup le roi, dont il avait le front saillant et la forte bouche, mais il paraissait plus intelligent. Par contre, loin de posséder l'agilité de son frère, il était infirme, partiellement paralysé des bras et des jambes. On le porta dans un fauteuil capitonné jusqu'à l'abri du missionnaire et on tendit une tente au-dessus de sa tête, afin que sa dignité royale ne fût pas compromise par l'ombre du blanc.

Les deux hommes se dévisageaient. Adoniram salua le premier.

- Vous avez été malade, interprète des mouvements stellaires ? demanda le prince.
- Le mot de maladie est nouveau pour désigner la Main qui Tue.
- J'ai toujours été votre ami, Maître étranger, et ne suis pas responsable de vos malheurs.

Il paraissait sincère.
- Pourtant vous m'avez abandonné dans, l'adversité, qui est la vraie épreuve de l'amitié. - L'autre secoua la tête - Mais en, Birmanie, il ne faut jamais regarder en arrière. Est-ce pour parler de Copernic que vous m'honorez de votre visite ?
- Non, ceci doit malheureusement attendre. Je viens vous demander si vous ne jugeriez pas opportun que nous nous retirions jusqu'à Ava. Les Anglais se nourrissent de chair humaine, et bien que la mienne ne puisse guère les tenter, je ne désire pas courir ce risque.
- Prince, vous parlez comme un enfant. Les Anglais sont de race blanche et honnissent l'idée même de goûter à la chair humaine.

Le prince ne semblait pas convaincu.
- Niez-vous aussi que nos ennemis puissent recoudre une tête ou une jambe de telle manière qu'il ne reste qu'une cicatrice ?
- Oui, je le nie absolument.
- Et aussi qu'ils obéissent strictement à leurs officiers jusqu'à traverser le feu ou à se jeter contre une forêt de lances ?
- C'est la vérité. Ils sont fidèles jusqu'à la mort, comme c'est le devoir de tout soldat discipliné.
- Ah ! - Le prince paraissait stupéfait. - Mais alors, Maître, leur obéissance aveugle est plus effrayante encore pour nous que leur goût de la chair humaine, puisque rien ne les empêche d'aller aussi loin qu'on le leur a commandé. Vous savez bien que le général Campbell a les yeux fixés sur le Trône Doré.

Adoniram restait pensif. Évidemment, le prince avait une véritable terreur physique des Anglais. Il fallait à tout prix le calmer, car un Birman sous l'effet de la peur peut se transformer instantanément en boucher. Aux prochaines mauvaises nouvelles, le camp serait un charnier.
- Prince, les Anglais ne désirent pas la Birmanie. Le général Campbell ne saurait que faire du Trône Doré. Si vous acceptez ses conditions, il se retirera à Rangoon où il attendra le paiement de l'amende, exactement comme il l'a promis.

Adoniram désignait la pile de papiers qu'on lui avait remis le matin même pour les traduire.

- Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il tiendra ses engagements ? dit le prince, qui cracha violemment un cigare qu'un serviteur venait de placer entre ses lèvres. Rien ne les sépare désormais d'Ava, car nos troupes devant celles des Anglais sont comme une armée de papillons.
- Les chrétiens tiennent absolument la parole donnée. La signature du général Campbell l'engage, lui et son roi.
- Mais pourquoi ? Pourquoi donc! Et qu'est-ce que votre religion fait là ? Nous sommes bouddhistes, et notre religion se fonde sur la défense d'ôter la vie à personne. Pourtant, l'histoire de nos rois est faite de meurtres et de guerres. La religion est une chose, la vie, une autre.
- L'incarnation de Jésus-Christ dans le monde a prouvé que, si nous voulons parvenir à la vie éternelle, notre vie terrestre et notre religion ne doivent faire qu'un. C'est pour cela qu'Il est monté sur la Croix. Depuis lors, ceux qui ont embrassé sa religion se sont efforcés de faire de ses engagements et de leur vie, une seule et même chose.
- Vraiment ? ricana le prince. Mais Lanciego est chrétien, et le vieux Rodgers, et les soldats britanniques. Votre Christ a-t-il préconisé la guerre ?
- Il a voulu la paix. Il nous a appris à aimer nos ennemis, à faire du bien à ceux qui nous haïssent. Mais nous sommes loin de réaliser cet idéal, très loin. Il a encore enseigné d'autres choses qui nous deviennent de plus en plus indispensables, de génération en génération. Nous ne lui sommes que très imparfaitement fidèles, cependant, nous nous tenons à la parole donnée, même si c'est contraire à nos intérêts.

Cette conversation rappelait étrangement celles que le prince aimait tant naguère. Adoniram espérait le calmer par ce moyen.
- Alors, le général Campbell qui répudie le Christ quand il fait tuer des hommes, le suit quand il tient sa promesse de ne pas nous enlever de nouveaux territoires ?
- Oui, certainement.

Adoniram entrevoyait dans un saisissant raccourci l'histoire du christianisme, telle qu'elle apparaissait aux yeux de ce païen.
- Nous nous souviendrons toujours - le prince fixait le missionnaire avec bienveillance - d'avoir connu en Birmanie, un chrétien qui, pendant douze ans et plus, a affirmé sa foi, tout en sachant parfaitement qu'ils'exposait à la torture. C'est ce que m'a appris récemment celui qui fut un gaing-ôk. Peut-être existe-t-il parmi les Anglais des hommes aussi résolus.
- C'est ce que nous appelons le sens de l'honneur.
- Qu'est-ce que vous dites?

Sans s'en douter, Adoniram avait prononcé ces mots en anglais. Le prince s'efforçait de répéter ces syllabes inintelligibles pour lui.
- Je parle de l'impossibilité où un chrétien se trouve de mentir, s'il veut être fidèle à sa religion.

La conversation fut brusquement interrompue par une salve de coups de mortier. Mais le prince demeurait absorbé dans la contemplation d'une pagode blanche, émergeant des feuillages.
- Maître, demanda-t-il soudain, avez-vous jamais imaginé ce qu'aurait pu signifier pour leurs disciples une rencontre entre notre Bouddha et votre Christ ?
- Certes, j'y 'ai songé. L'histoire du monde eût été transformée, si le Bouddha avait accompagné le Christ pendant les dernières quarante-huit heures de sa vie...

Au bout d'un long moment de méditation, le prince prit congé, et se fit ramener à son quartier général.
Le lendemain, il faisait appeler de nouveau le missionnaire. On avait capturé des prisonniers sur le front : un soldat anglais et plusieurs sepoys. Des gardiens cherchaient vainement à faire agenouiller les hommes enchaînés.
- Vous feriez mieux d'obéir et d'ordonner à vos compagnons d'en faire autant, conseilla Adoniram. Ne vous butez pas pour des questions sans importance et faites ce qu'ils vous demandent maintenant.
Il s'était lui-même mis à genoux en parlant.

L'Anglais, un vieux guerrier grisonnant, semblait heureux et surpris de l'entendre.
- Quelle chance de vous trouver ici, nous avons si souvent entendu parler de vous. Êtes-vous M. Price ou M. Judson?
- Je suis Judson.
- Assez de ces conversations, Maître ! s'écria le prince, irrité de pas comprendre. Ah ! vous tentez de leur apprendre de bonnes manières, - les prisonniers s'agenouillaient. - Demandez-leur plutôt combien le général Campbell compte d'hommes dans son camp.

Adoniram remplit ses fonctions d'interprète une heure durant, devant le prince et tout son état-major. Personne ne semblait douter de la fidélité de sa traduction. Aussi, quand il annonça que pour lui sans aucun doute, les Anglais seraient à Melun en moins d'une semaine, l'un des généraux s'écria :
- Mais alors, tout est perdu ! Que devons-nous faire ?
- Signer le traité de paix.
- Dites-leur, ajouta l'Anglais, que l'important contingent de Shans qui protégeaient leur flanc droit a pris la fuite dans les collines, hier. Nous laissons les prisonniers se joindre à la déroute de leurs compagnons.
- Cela, je ne le croirai jamais, hurla le prince. Voici un messager, il va confondre ces menteurs.

Un Birman essoufflé se jetait face contre terre devant l'estrade.
- Prince, les Shans refusent de continuer à marcher à la victoire avec nous; ils se sont retirés à l'est, vers leur pays.
- Qu'on châtie ce menteur, hurla le prince.

L'un des généraux en tunique verte se pencha pour saisir le messager par les cheveux; celui-ci n'opposait aucune résistance. Adoniram se cacha de ses mains pour ne pas voir l'affreux spectacle.
- Il ne mentait pas, le malheureux, plaida-t-il un instant plus tard. Si vous ne voulez pas aboutir à un désastre complet, il vous faut maintenant affronter votre défaite avec courage.
- Sortez d'ici, vieux corbeau !

Le prince ordonna alors aux gardiens : « Qu'on le ramène dans sa hutte ! »
Le missionnaire obéit sans discuter, mais avant de quitter la salle, il désigna les prisonniers toujours agenouillés :
- N'oubliez pas, Frère du Roi des Éléphants Blancs, que le général Campbell vous fera durement expier la mort de chacun de ces malheureux.
- Comme homme de Jésus-Christ, n'enseignez-vous pas que les chrétiens rendent le bien pour le mal ?
- La vertu chrétienne que vous pouvez être sûr de trouver au sein de l'armée britannique, est le sens de l'honneur.

Puis il suivit ses gardiens jusqu'aux sables blancs du rivage, où se trouvait son abri.
Chaque jour, des porteurs de mauvaises nouvelles connaissaient un sort sanglant devant l'aréopage des généraux. Adoniram s'efforçait avec persévérance de préparer ces esprits enfantins à l'inévitable défaite.

Par un hasard étrange, on ne l'accusait ni de trahison, ni même de trop grandes sympathies pour les Britanniques. Si absurde que fût l'attitude des Birmans, qui se refusaient à admettre leur ruine prochaine, ils semblaient cependant tous compter sur le sens de l'honneur de cet étranger, de ce missionnaire. On aurait dit que c'était leur seul appui. Comme autrefois, dans l'église de Rangoon, tous les officiers se groupaient autour de lui. Quoique très fatigante, cette tâche le passionnait. Les angoisses de la prison l'avaient quitté ; il voyait de nouveau la vie devant lui claire comme le cristal.

Le 7 décembre, les premières lignes birmanes durent se replier jusqu'à Myede, aux abords immédiats de Melun. Une fois de plus, Sir Archibald Campbell notifia ses conditions de paix. La plus grande agitation régnait dans le camp. La palissade de protection avait été renforcée, et quatre mille cinq cents hommes la gardaient nuit et jour. Le prince refusait toujours de négocier. Mais un matin au réveil, il aperçut, sur la rive opposée de l'Irrawaddy, à moins de quatre cents mètres, une foison de tentes blanches et de tuniques rouges.
Au pas de course, il se fit porter chez Adoniram.
- Maître, avez-vous vu la vermine qui s'agite là-bas?
- Ne tardez plus un instant à désigner des parlementaires pour rencontrer le brahmane, envoyé du général Campbell. Que vous le vouliez ou non, Bras Droit de Sa Majesté, l'heure des pourparlers a sonné.
- Mais, mon frère, je serai écrasé entre le lion de l'autre rive et l'éléphant d'Ava.
- Les Anglais vous protégeront si vous le leur demandez, après la signature du traité.

Le prince semblait abasourdi. Il tirait avec rage sur son cigare.
- La puce grimperait sur le dos du chien pour sauver sa vie ! Dans une heure, Maître, vous partirez négocier avec les Anglais sur le bateau qu'ils ont l'intention de mettre à l'ancre au milieu de la rivière, pour les pourparlers.
- C'est bien.

Adoniram ne croyait nullement que le prince Meng-myat-bo eût vraiment l'intention d'agir ; mais, pour une fois, sa perspicacité se trouva en défaut. À la fin de la matinée, il reçut l'ordre de monter sur un canot, avec trois ministres birmans. Les rameurs s'approchèrent rapidement d'un bateau à riz vide, ancré au milieu du courant. Les émissaires anglais attendaient.
La scène était saisissante. Sur chaque rive, une armée prête au combat dans la plus admirable nature. Sur l'eau, accroupi au milieu de négociateurs birmans, le même missionnaire américain que, douze ans auparavant, les Anglais avaient chassé de leurs territoires de l'Inde Orientale, Adoniram, dont dépendait le succès final des pourparlers. Pâle, tantôt glacé, tantôt brûlant de fièvre dans ses vêtements en loques, les poignets encore blessés, les chevilles raidies, il se donnait de tout son coeur à la tâche étrange qui lui était dévolue. Avec une persévérance inlassable, il cherchait à démontrer aux Birmans combien de nouveaux délais nuiraient encore à leur cause. Phrase par phrase, il expliquait les clauses du traité, - un modèle de clarté et de brièveté, - jusqu'à ce que chacun en sût par coeur la traduction complète.

Chaque jour, la flotte britannique s'augmentait de nouvelles unités armées, mais ce ne fut que lorsqu'un vapeur, crachant le feu et la terreur par toutes ses bouches, se mit à tracer de larges orbes autour du bateau des négociateurs, que la dernière résistance des Birmans s'effondra. Le traité était signé avant que la Diana eût jeté l'ancre.

Un armistice de quinze jours fut accepté de part et d'autre. Il fallait obtenir la signature de Bagyi-Daw. Adoniram n'espérait pas retourner à Ava avant la fin de ce délai; il connaissait les craintes du prince Meng-myat-bo, quant à l'accueil que Sa Majesté ferait au traité. Bien qu'il eût tout de suite sollicité une entrevue, il ne reçut aucune réponse durant plusieurs heures, ce qui l'étonna beaucoup. Mais il fut encore bien plus surpris quand il vit arriver, pendant son dîner, un gardien accompagné de trois soldats. Cet homme lui tendit un ordre signé de la main du prince : «Désormais Judson ne nous est plus nécessaire. Nous le renvoyons dans la Cité Dorée. »

Personne n'écouta ses protestations. On lui remit des chaînes aux poignets et aux chevilles et on le traîna jusqu'à un canot où, toute la nuit, tremblant de fièvre sur le pont, il demeura les yeux fixés sur la beauté étoilée du ciel tropical.


Table des matières

Page précédente:
Page suivante:
 

- haut de page -