SPLENDEUR DE DIEU
XXIV
LE SENS DE L'HONNEUR
Un matin à la fin d'octobre, un
soldat monté sur un poney obèse
s'arrêta à la porte de la prison et
ordonna au gardien d'ouvrir. Celui-ci se trouvait
justement de fort méchante humeur. Il
protestait contre les fonctions qu'on lui avait
imposées : tes prisonniers, sous la
direction de Gouger ne venaient-ils pas
d'entreprendre la destruction systématique
des innombrables serpents qui infestaient leurs
quartiers ? Ce spectacle était inadmissible
pour le bouddhiste, et il n'eut pas de peine
à faire partager son indignation par le
soldat.
- Vous voyez, ô homme de
guerre, l'occupation indécente à
laquelle se livrent les animaux étrangers.
Pourquoi serais-je avec eux ? Ils ne pensent
qu'à défendre leur peau.
- L'un d'eux, au moins, ne vous
encombrera plus longtemps de sa personne
!
Les détenus continuaient
paisiblement leur chasse ; ils n'avaient pu dormir
la nuit précédente à cause des
reptiles.
De l'extrémité d'une
défense d'éléphant qu'il
tenait à la main, le messager sortit une
feuille de palme qu'il tendit au gardien.
Après l'avoir lue, celui-ci appela
:
- Maître étranger, vous
devez sans délai vous rendre auprès
de la Présence Dorée, en emportant
tous vos biens.
Adoniram, abandonnant sa chasse
fructueuse, s'avança
lentement vers la porte
où se tenaient les deux
indigènes.
- Que me veut-on ?
- Le Roi de l'air et de la terre
a-t-il le devoir d'informer les chiens tels que
vous de ses desseins ?
- Allons, pas de bêtises. -
Adoniram ne supportait plus la
grossièreté de ses gardiens -
Où m'emmènes-tu, soldat? Et toi,
gardien, cherche ma femme et mon enfant, et
enlève-moi ces chaînes.
- Il se croit le roi lui-même
parce qu'il a la peau blanchâtre, railla le
messager. Cours, gardien, pour lui obéir
!
- Laisse-le jacasser; il n'en
tombera que de plus haut. Mais comment vas-tu
l'emmener ? À la laisse ?
Les autres prisonniers faisaient
cercle. Lanciego, usé, amaigri,
penché sur une canne, reconnut le messager
c'était l'un de ses anciens
employés.
- Maung Lo, pourquoi vient-on
chercher Maung Judson ?
- Le Roi des Éléphants
Blancs ne peut croire aux termes du traité
de paix offert par l'ennemi. Il désire que
le Maître étranger les lui traduise
à nouveau.
- Mais pourquoi choisit-on Judson ?
N'ai-je pas servi Sa Majesté avec
fidélité pendant quarante ans
?
Vous êtes anglais, Rodgers. Et
depuis trente ans que je vous connais, vous ne
m'avez jamais permis de l'oublier, ricana Lanciego
qui se tourna vers le soldat : Es-tu sûr,
Maung Lo qu'il n'a pas été question
de moi ?
- Lisez vous-même l'ordre que
j'apporte.
La palme circula de main en
main.
- Judson, si vous êtes trop
souffrant, je puis très bien aller à
votre place, proposa Price.
- Il est question de Maung Judson,
le Maître étranger, et c'est lui seul
que j'amènerai.
- Avec mes biens : ma femme et mon
enfant.
- Non, pas cela, dit le gardien en
se frottant le ventre, comme chaque fois qu'il
était perplexe. Ils doivent rester et payer
la location de la chambre.
Anne qui, derrière le soldat,
avait suivi toute la conversation fit un signe de
l'oeil à son mari et rentra dans la maison,
tandis que la discussion continuait à son
sujet. Quelques instants plus
tard, elle arrêtait la charrette à
boeufs du gardien devant la porte de la prison;
elle y avait empilé tous ses effets, les
trois enfants et Koo-chil comme
conducteur.
- Gardien, il y a de la nourriture
et des boissons pour plus d'une semaine dans la
maison. Si je ne reviens pas les manger, ils
t'appartiendront.
La discussion cessa aussitôt.
Adoniram, les mains toujours
enchaînées, fut néanmoins
autorisé à monter dans la charrette.
Ils s'ébranlèrent sous les regards
envieux des autres captifs. Une nouvelle aventure
commençait pour les Judson !
Ils atteignirent Ava au
crépuscule. Tandis que Koo-chil conduisait
son chargement à la Mission, le soldat
emmenait Adoniram au tribunal.
Une lampe brûlait sur un
trépied au centre de la salle des audiences
et illuminait par moments les visages d'une
demi-douzaine de personnages officiels vêtus
de robes, car la nuit était fraîche.
Tous ces visages inconnus se tournèrent vers
le blanc qui portait seulement sa chemise et son
pantalon.
- Maung Judson, le Maître
étranger que Sa Majesté a fait
chercher, annonça le soldat.
L'un des dignitaires qui portait les
insignes de conseiller prive du roi, commanda au
missionnaire de s'avancer.
- Pas avant qu'on ait retiré
de mes mains ces chaînes d'infamie. Ce serait
malséant.
Sur un ordre, le soldat s'approcha
et défit les liens qui pendant dix-huit mois
avaient torturé les poignets
d'Adoniram.
- Me voici, Seigneurs de Birmanie,
dit-il en s'avançant de quelques
pas.
Il espérait que l'on ne
verrait pas son coeur battre violemment sous sa
chemise déchirée.
Un des personnages, à la face
particulièrement grossière, se pencha
vers lui :
- Que veulent dire les Anglais quand
ils déclarent à la fois vouloir
signer un traité de paix, et exiger de nous
l'abandon de la côte ouest au-delà des
montagnes d'Arakan, ainsi que la partie de la
côte est que nous avons
conquise sur le Siam, et réclament en outre
encore une somme de vingt millions de roupies
?
- Je tiens à dire que je ne
suis pas Anglais, mais Américain,
précisa le missionnaire.
- Vous êtes un blanc et nous
avons appris par un certain moine que vous
étiez détaché des biens de ce
monde et en possession d'une sagesse
supérieure. Quel est votre avis sur ces
conditions ?
Ainsi, c'était le
gaing-ôk qui avait donné l'idée
de cette consultation. Une lueur d'espoir envahit
le coeur d'Adoniram. Immobile, il priait afin de
connaître la réponse qu'il devait
faire tandis que six paires d'yeux noirs
demeuraient braqués sur lui. Il lui semblait
nécessaire de préparer ces gens
à accepter l'occupation britannique qu'ils
avaient rendue inévitable par leur
obstination. Aussi mesurait-il ses paroles avec
soin quand il commença :
- Les Birmans ont cru pouvoir
s'emparer de vastes territoires que les Anglais
avaient déjà conquis. Ceux-ci n'ont
pas admis cette invasion et c'est pourquoi ils ont
envoyé une armée à Rangoon.
S'ils abandonnaient maintenant le pays sans
réclamer de vous la moindre compensation, Sa
Majesté tiendrait-elle son serment de
quitter le Bengale ?
- Pourquoi un grand roi tiendrait-il
ses promesses ? S'il le faisait à quoi bon
être souverain ?
- C'est bien parce que les Anglais
connaissent le Roi de la Vie qu'ils raisonnent
ainsi : si la privation de ces territoires
n'apprend pas aux Birmans à laisser le
Bengale en paix, il faudra conquérir le pays
en entier.
- Mais, comment pouvons-nous
être sûrs que, si Sa Majesté
abandonne effectivement la côte d'Arakan -
elle ne le fera sûrement jamais -, les
Anglais ne reviendront pas avec de nouvelles
troupes pour prendre Ava ? demanda un ministre au
visage couvert de cicatrices.
- Si le général
anglais accepte des conditions de paix, il tiendra
strictement ses promesses.
- Mais, puisqu'il nous a vaincus,
pourquoi serait-il fidèle à son
serment ?
Toute l'attention de l'auditoire
était concentrée sur le
missionnaire.
- Un chrétien accomplit ses
promesses; le général Campbell est
chrétien. L'une des lois fondamentales de
notre religion nous interdit tout mensonge. C'est
pourquoi un chrétien ne peut rompre une
promesse solennelle sans se rendre
menteur.
- Tout ceci est aussi peu
compréhensible que les aboiements d'un chien
à la lune. Et si cela nous paraît
inconcevable, combien plus encore Sa
Majesté...
Le fonctionnaire aux cicatrices
interrompit son collègue :
- Vous savez tous qu'elle
terminerait la guerre demain, si la
reine...
Un lourd silence rythmé par
des respirations bruyantes tomba sur
l'assemblée.
Les barrissements lointains d'un
éléphant parurent ramener à la
conscience le conseiller privé. Il continua
son interrogatoire.
- Savez-vous ce que les Anglais ont
l'intention de faire maintenant ?
- Je ne connais même pas
encore vos réponses aux conditions
posées par le général
Campbell.
- La Présence Dorée a
demandé un délai de quarante jours
pour réfléchir. Elle a profité
de ce délai pour lever une armée dix
fois plus nombreuse que celle de l'ennemi. À
l'expiration du délai - c'est-à-dire
hier - elle a fait savoir que les Birmans n'avaient
encore jamais abandonné de territoires ou
payé d'amendes, et que, par
conséquent, il fallait envisager de
nouvelles bases d'accord. L'armée du prince
Meng-myat-bo est en train d'encercler l'ennemi et
c'est sous notre feu que les Anglais seront
obligés de traiter.
- Vous venez de répondre
à votre propre question, dit Adoniram. Si
vous tirez sur les Anglais, ils riposteront et
continueront leur progression sur
l'Irrawaddy.
Les ministres ne semblaient
nullement convaincus. L'un d'eux annonça
triomphalement :
- Il leur sera impossible d'avancer
contre notre nouvelle armée et ils ne
tarderont pas à proposer des conditions bien
différentes. C'est alors que vous nous serez
utile. Le Roi de la Vie vous
envoie dès demain au quartier
général du prince Meng-myat-bo
à Melun. Vous y servirez
d'interprète.
- Mais ces fonctions ne sont
nullement mon affaire! s'écria le
missionnaire, effrayé par les
difficultés insurmontables qu'il
entrevoyait. Qu'on envoie Lanciego. Il n'est pas
anglais non plus et vous connaissez tous son
habileté.
- Ce n'est pas cette qualité
que nous recherchons. Il nous faut quelqu'un qui
dise la vérité et qui puisse la
reconnaître.
Adoniram songeait à la joie
qu'éprouverait Jonathan David à
remplir une telle mission.
- Alors, envoyez le docteur
Price.
Toute l'assistance se mit à
rire.
- Ne jacassez pas comme un
perroquet. Le roi subviendra à vos besoins;
vous recevrez vingt ticals et partirez demain. - Il
fit signe au gardien : On va vous loger tout
près d'ici.
La séance était
levée. Le missionnaire fut enfermé
dans une hutte voisine où, malgré le
froid et l'humidité, il put dormir quelques
heures.
Dès l'aube, on l'emmena
à la Mission où, en une demi-heure,
il dut s'habiller et préparer ses bagages.
Les minutes s'envolaient tandis qu'Anne et lui se
retrouvaient, presque heureux.
Le soleil venait d'apparaître
lorsqu'on le fit monter à bord d'un canot
qui partit immédiatement.
Trois jours plus tard, il arrivait
en vue du rivage de Melun, où une vaste
cité provisoire s'étageait jusqu'au
sommet des collines. Pendant le trajet, Adoniram
fut traité convenablement, mais dès
qu'il mit pied à terre, on le conduisit sous
bonne escorte à une hutte sans fenêtre
dans laquelle régnait une chaleur
intolérable. Ses protestations
demeurèrent sans réponse. Au bout de
quelques heures de ce régime, la
fièvre l'avait repris. Les moustiques ne
cessaient de le harceler. Aussi, le lendemain
matin, un officier, qui entrait chez lui pour se
faire traduire un journal de Calcutta, le
trouva-t-il évanoui; les coups de pied
furent impuissants à lui rendre conscience.
L'officier fit son rapport au
prince. Celui-ci donna à contre-coeur
l'autorisation de transporter le prisonnier
à l'air-libre. Adoniram fut placé
devant une hutte plus vaste, à l'ombre d'un
parasol et sous une moustiquaire; en deux jours, il
avait surmonté la crise.
La chaleur était intense et
le camp, d'aspect très birman,
désordonné, repoussant de
saleté; aussi ne désirait-il
nullement quitter son abri d'où il pouvait
suivre à loisir les mouvements des bateaux
de guerre aux lignes pures. Le grondement des
canons britanniques parvenait du sud. Des
blessés revenaient au camp en se
traînant, ce qui ajoutait à
l'impression déplorable que faisait
l'armée. Mais comme il serait difficile de
convaincre les Birmans de prendre le seul parti
raisonnable! Le troisième jour de son
séjour à Melun, Adoniram reçut
la visite de son ancien protecteur, le prince
Meng-myat-bo. Celui-ci rappelait beaucoup le roi,
dont il avait le front saillant et la forte bouche,
mais il paraissait plus intelligent. Par contre,
loin de posséder l'agilité de son
frère, il était infirme,
partiellement paralysé des bras et des
jambes. On le porta dans un fauteuil
capitonné jusqu'à l'abri du
missionnaire et on tendit une tente au-dessus de sa
tête, afin que sa dignité royale ne
fût pas compromise par l'ombre du
blanc.
Les deux hommes se
dévisageaient. Adoniram salua le
premier.
- Vous avez été
malade, interprète des mouvements stellaires
? demanda le prince.
- Le mot de maladie est nouveau pour
désigner la Main qui Tue.
- J'ai toujours été
votre ami, Maître étranger, et ne suis
pas responsable de vos malheurs.
Il paraissait
sincère.
- Pourtant vous m'avez
abandonné dans, l'adversité, qui est
la vraie épreuve de l'amitié. -
L'autre secoua la tête - Mais en, Birmanie,
il ne faut jamais regarder en arrière.
Est-ce pour parler de Copernic que vous m'honorez
de votre visite ?
- Non, ceci doit malheureusement
attendre. Je viens vous demander si vous ne
jugeriez pas opportun que nous nous retirions
jusqu'à Ava. Les Anglais se
nourrissent de chair humaine, et
bien que la mienne ne puisse guère les
tenter, je ne désire pas courir ce
risque.
- Prince, vous parlez comme un
enfant. Les Anglais sont de race blanche et
honnissent l'idée même de goûter
à la chair humaine.
Le prince ne semblait pas
convaincu.
- Niez-vous aussi que nos ennemis
puissent recoudre une tête ou une jambe de
telle manière qu'il ne reste qu'une
cicatrice ?
- Oui, je le nie
absolument.
- Et aussi qu'ils obéissent
strictement à leurs officiers jusqu'à
traverser le feu ou à se jeter contre une
forêt de lances ?
- C'est la vérité. Ils
sont fidèles jusqu'à la mort, comme
c'est le devoir de tout soldat
discipliné.
- Ah ! - Le prince paraissait
stupéfait. - Mais alors, Maître, leur
obéissance aveugle est plus effrayante
encore pour nous que leur goût de la chair
humaine, puisque rien ne les empêche d'aller
aussi loin qu'on le leur a commandé. Vous
savez bien que le général Campbell a
les yeux fixés sur le Trône
Doré.
Adoniram restait pensif.
Évidemment, le prince avait une
véritable terreur physique des Anglais. Il
fallait à tout prix le calmer, car un Birman
sous l'effet de la peur peut se transformer
instantanément en boucher. Aux prochaines
mauvaises nouvelles, le camp serait un
charnier.
- Prince, les Anglais ne
désirent pas la Birmanie. Le
général Campbell ne saurait que faire
du Trône Doré. Si vous acceptez ses
conditions, il se retirera à Rangoon
où il attendra le paiement de l'amende,
exactement comme il l'a promis.
Adoniram désignait la pile de
papiers qu'on lui avait remis le matin même
pour les traduire.
- Qu'est-ce qui vous fait croire
qu'il tiendra ses engagements ? dit le prince, qui
cracha violemment un cigare qu'un serviteur venait
de placer entre ses lèvres. Rien ne les
sépare désormais d'Ava, car nos
troupes devant celles des Anglais sont comme une
armée de papillons.
- Les chrétiens tiennent
absolument la parole
donnée. La signature du
général Campbell l'engage, lui et son
roi.
- Mais pourquoi ? Pourquoi donc! Et
qu'est-ce que votre religion fait là ? Nous
sommes bouddhistes, et notre religion se fonde sur
la défense d'ôter la vie à
personne. Pourtant, l'histoire de nos rois est
faite de meurtres et de guerres. La religion est
une chose, la vie, une autre.
- L'incarnation de
Jésus-Christ dans le monde a prouvé
que, si nous voulons parvenir à la vie
éternelle, notre vie terrestre et notre
religion ne doivent faire qu'un. C'est pour cela
qu'Il est monté sur la Croix. Depuis lors,
ceux qui ont embrassé sa religion se sont
efforcés de faire de ses engagements et de
leur vie, une seule et même chose.
- Vraiment ? ricana le prince. Mais
Lanciego est chrétien, et le vieux Rodgers,
et les soldats britanniques. Votre Christ a-t-il
préconisé la guerre ?
- Il a voulu la paix. Il nous a
appris à aimer nos ennemis, à faire
du bien à ceux qui nous haïssent. Mais
nous sommes loin de réaliser cet
idéal, très loin. Il a encore
enseigné d'autres choses qui nous deviennent
de plus en plus indispensables, de
génération en
génération. Nous ne lui sommes que
très imparfaitement fidèles,
cependant, nous nous tenons à la parole
donnée, même si c'est contraire
à nos intérêts.
Cette conversation rappelait
étrangement celles que le prince aimait tant
naguère. Adoniram espérait le calmer
par ce moyen.
- Alors, le général
Campbell qui répudie le Christ quand il fait
tuer des hommes, le suit quand il tient sa promesse
de ne pas nous enlever de nouveaux territoires
?
- Oui, certainement.
Adoniram entrevoyait dans un
saisissant raccourci l'histoire du christianisme,
telle qu'elle apparaissait aux yeux de ce
païen.
- Nous nous souviendrons toujours -
le prince fixait le missionnaire avec bienveillance
- d'avoir connu en Birmanie, un chrétien
qui, pendant douze ans et plus, a affirmé sa
foi, tout en sachant parfaitement
qu'ils'exposait à la
torture. C'est ce que m'a appris récemment
celui qui fut un gaing-ôk. Peut-être
existe-t-il parmi les Anglais des hommes aussi
résolus.
- C'est ce que nous appelons le sens
de l'honneur.
- Qu'est-ce que vous
dites?
Sans s'en douter, Adoniram avait
prononcé ces mots en anglais. Le prince
s'efforçait de répéter ces
syllabes inintelligibles pour lui.
- Je parle de l'impossibilité
où un chrétien se trouve de mentir,
s'il veut être fidèle à sa
religion.
La conversation fut brusquement
interrompue par une salve de coups de mortier. Mais
le prince demeurait absorbé dans la
contemplation d'une pagode blanche,
émergeant des feuillages.
- Maître, demanda-t-il
soudain, avez-vous jamais imaginé ce
qu'aurait pu signifier pour leurs disciples une
rencontre entre notre Bouddha et votre Christ
?
- Certes, j'y 'ai songé.
L'histoire du monde eût été
transformée, si le Bouddha avait
accompagné le Christ pendant les
dernières quarante-huit heures de sa
vie...
Au bout d'un long moment de
méditation, le prince prit congé, et
se fit ramener à son quartier
général.
Le lendemain, il faisait appeler de
nouveau le missionnaire. On avait capturé
des prisonniers sur le front : un soldat anglais et
plusieurs sepoys. Des gardiens cherchaient
vainement à faire agenouiller les hommes
enchaînés.
- Vous feriez mieux d'obéir
et d'ordonner à vos compagnons d'en faire
autant, conseilla Adoniram. Ne vous butez pas pour
des questions sans importance et faites ce qu'ils
vous demandent maintenant.
Il s'était lui-même mis
à genoux en parlant.
L'Anglais, un vieux guerrier
grisonnant, semblait heureux et surpris de
l'entendre.
- Quelle chance de vous trouver ici,
nous avons si souvent entendu parler de vous.
Êtes-vous M. Price ou M. Judson?
- Je suis Judson.
- Assez de ces conversations,
Maître ! s'écria le prince,
irrité de pas comprendre. Ah ! vous tentez
de leur apprendre de bonnes manières, - les
prisonniers s'agenouillaient. -
Demandez-leur plutôt combien le
général Campbell compte d'hommes dans
son camp.
Adoniram remplit ses fonctions
d'interprète une heure durant, devant le
prince et tout son état-major. Personne ne
semblait douter de la fidélité de sa
traduction. Aussi, quand il annonça que pour
lui sans aucun doute, les Anglais seraient à
Melun en moins d'une semaine, l'un des
généraux s'écria :
- Mais alors, tout est perdu ! Que
devons-nous faire ?
- Signer le traité de
paix.
- Dites-leur, ajouta l'Anglais, que
l'important contingent de Shans qui
protégeaient leur flanc droit a pris la
fuite dans les collines, hier. Nous laissons les
prisonniers se joindre à la déroute
de leurs compagnons.
- Cela, je ne le croirai jamais,
hurla le prince. Voici un messager, il va confondre
ces menteurs.
Un Birman essoufflé se jetait
face contre terre devant l'estrade.
- Prince, les Shans refusent de
continuer à marcher à la victoire
avec nous; ils se sont retirés à
l'est, vers leur pays.
- Qu'on châtie ce menteur,
hurla le prince.
L'un des généraux en
tunique verte se pencha pour saisir le messager par
les cheveux; celui-ci n'opposait aucune
résistance. Adoniram se cacha de ses mains
pour ne pas voir l'affreux spectacle.
- Il ne mentait pas, le malheureux,
plaida-t-il un instant plus tard. Si vous ne voulez
pas aboutir à un désastre complet, il
vous faut maintenant affronter votre défaite
avec courage.
- Sortez d'ici, vieux corbeau
!
Le prince ordonna alors aux gardiens
: « Qu'on le ramène dans sa hutte !
»
Le missionnaire obéit sans
discuter, mais avant de quitter la salle, il
désigna les prisonniers toujours
agenouillés :
- N'oubliez pas, Frère du Roi
des Éléphants Blancs, que le
général Campbell vous fera durement
expier la mort de chacun de ces malheureux.
- Comme homme de
Jésus-Christ, n'enseignez-vous pas que les
chrétiens rendent le bien pour le mal
?
- La vertu chrétienne que
vous pouvez être sûr de trouver au sein
de l'armée britannique, est le sens de
l'honneur.
Puis il suivit ses gardiens
jusqu'aux sables blancs du rivage, où se
trouvait son abri.
Chaque jour, des porteurs de
mauvaises nouvelles connaissaient un sort sanglant
devant l'aréopage des
généraux. Adoniram s'efforçait
avec persévérance de préparer
ces esprits enfantins à l'inévitable
défaite.
Par un hasard étrange, on ne
l'accusait ni de trahison, ni même de trop
grandes sympathies pour les Britanniques. Si
absurde que fût l'attitude des Birmans, qui
se refusaient à admettre leur ruine
prochaine, ils semblaient cependant tous compter
sur le sens de l'honneur de cet étranger, de
ce missionnaire. On aurait dit que c'était
leur seul appui. Comme autrefois, dans
l'église de Rangoon, tous les officiers se
groupaient autour de lui. Quoique très
fatigante, cette tâche le passionnait. Les
angoisses de la prison l'avaient quitté ; il
voyait de nouveau la vie devant lui claire comme le
cristal.
Le 7 décembre, les
premières lignes birmanes durent se replier
jusqu'à Myede, aux abords immédiats
de Melun. Une fois de plus, Sir Archibald Campbell
notifia ses conditions de paix. La plus grande
agitation régnait dans le camp. La palissade
de protection avait été
renforcée, et quatre mille cinq cents hommes
la gardaient nuit et jour. Le prince refusait
toujours de négocier. Mais un matin au
réveil, il aperçut, sur la rive
opposée de l'Irrawaddy, à moins de
quatre cents mètres, une foison de tentes
blanches et de tuniques rouges.
Au pas de course, il se fit porter
chez Adoniram.
- Maître, avez-vous vu la
vermine qui s'agite là-bas?
- Ne tardez plus un instant à
désigner des parlementaires pour rencontrer
le brahmane, envoyé du général
Campbell. Que vous le vouliez ou non, Bras Droit de
Sa Majesté, l'heure des pourparlers a
sonné.
- Mais, mon frère, je serai
écrasé entre le lion de l'autre rive
et l'éléphant d'Ava.
- Les Anglais vous
protégeront si vous le leur demandez,
après la signature du
traité.
Le prince semblait abasourdi. Il
tirait avec rage sur son cigare.
- La puce grimperait sur le dos du
chien pour sauver sa vie ! Dans une heure,
Maître, vous partirez négocier avec
les Anglais sur le bateau qu'ils ont l'intention de
mettre à l'ancre au milieu de la
rivière, pour les pourparlers.
- C'est bien.
Adoniram ne croyait nullement que le
prince Meng-myat-bo eût vraiment l'intention
d'agir ; mais, pour une fois, sa
perspicacité se trouva en défaut.
À la fin de la matinée, il
reçut l'ordre de monter sur un canot, avec
trois ministres birmans. Les rameurs
s'approchèrent rapidement d'un bateau
à riz vide, ancré au milieu du
courant. Les émissaires anglais
attendaient.
La scène était
saisissante. Sur chaque rive, une armée
prête au combat dans la plus admirable
nature. Sur l'eau, accroupi au milieu de
négociateurs birmans, le même
missionnaire américain que, douze ans
auparavant, les Anglais avaient chassé de
leurs territoires de l'Inde Orientale, Adoniram,
dont dépendait le succès final des
pourparlers. Pâle, tantôt glacé,
tantôt brûlant de fièvre dans
ses vêtements en loques, les poignets encore
blessés, les chevilles raidies, il se
donnait de tout son coeur à la tâche
étrange qui lui était dévolue.
Avec une persévérance inlassable, il
cherchait à démontrer aux Birmans
combien de nouveaux délais nuiraient encore
à leur cause. Phrase par phrase, il
expliquait les clauses du traité, - un
modèle de clarté et de
brièveté, - jusqu'à ce que
chacun en sût par coeur la traduction
complète.
Chaque jour, la flotte britannique
s'augmentait de nouvelles unités
armées, mais ce ne fut que lorsqu'un vapeur,
crachant le feu et la terreur par toutes ses
bouches, se mit à tracer de larges orbes
autour du bateau des négociateurs, que la
dernière résistance des Birmans
s'effondra. Le traité
était signé avant que la Diana
eût jeté l'ancre.
Un armistice de quinze jours fut
accepté de part et d'autre. Il fallait
obtenir la signature de Bagyi-Daw. Adoniram
n'espérait pas retourner à Ava avant
la fin de ce délai; il connaissait les
craintes du prince Meng-myat-bo, quant à
l'accueil que Sa Majesté ferait au
traité. Bien qu'il eût tout de suite
sollicité une entrevue, il ne reçut
aucune réponse durant plusieurs heures, ce
qui l'étonna beaucoup. Mais il fut encore
bien plus surpris quand il vit arriver, pendant son
dîner, un gardien accompagné de trois
soldats. Cet homme lui tendit un ordre signé
de la main du prince : «Désormais
Judson ne nous est plus nécessaire. Nous le
renvoyons dans la Cité Dorée.
»
Personne n'écouta ses
protestations. On lui remit des chaînes aux
poignets et aux chevilles et on le traîna
jusqu'à un canot où, toute la nuit,
tremblant de fièvre sur le pont, il demeura
les yeux fixés sur la beauté
étoilée du ciel tropical.
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