SPLENDEUR DE DIEU
XXVI
SIR ARCHIBALD CAMPBELL
Adoniram transporta Anne et les enfants ce
même après-midi, avec l'aide de Maung
Ing et de Koo-chil. Il avait à peine
installé sa petite famille dans la maison du
gouverneur que le premier ministre le fit appeler
pour répondre à un interrogatoire
interminable sur sa mission de Melun et sur
l'attitude vraisemblable qu'adopteraient les
Anglais. Au retour, il trouva le gouverneur qui
attendait une explication complète du
système de Copernic. Durant toute l'absence
des deux médecins, il fut tenu en haleine
par d'incessantes questions, et n'eut pas le temps
de se désoler de l'échec du
pourparlers de Melun.
La Mission fut complètement
rasée et son jardin anéanti par la
construction des tranchées. Mais il ne
servait à rien de se lamenter. Le
missionnaire était heureux de voir sa femme
de nouveau assez forte pour accepter cette nouvelle
épreuve avec philosophie.
Price et Sanford furent de retour
plus tôt qu'on ne les attendait. Quand leur
bateau approcha du rivage, la population se
précipita aux nouvelles. Mais Jonathan David
se dirigea vers le palais, gardant un mutisme
absolu. Personne avant le roi ne devait entendre
son rapport. Le message était bref : le
général Campbell refusait de changer
quoi que ce fût au traité ; tout au
plus admettrait-il le payement de
l'indemnité en quatre versements, dont le
premier dans les douze jours. En outre,
tous les prisonniers blancs
devaient être relâchés ; s'ils
subissaient encore la moindre torture, la Birmanie
tout entière serait livrée au pillage
et à la ruine. Les deux négociateurs
avaient laissé le général
près de Pugan.
- Mais Price est maintenant un
esclave royal, comme Laird, Rodgers et Lanciego,
s'écria le roi, au comble de l'indignation.
Ils ne peuvent quitter le pays. Judson aussi
m'appartient. Allez dire à ce diable de
Campbell que je consens à libérer
Gouger et Arakeel.
Un silence de mort régnait
dans l'Assemblée. Bagyi-Daw attendait que
quelqu'un commentât ses propos mais, comme
tous se taisaient, il reprit :
- Docteur Price, allez transmettre
mes paroles aux Anglais.
Adoniram prit alors la parole
:
- Grand Roi, pour rien au monde, vos
ennemis ne changeront leurs conditions. Ne
voyez-vous pas que vos bravades vont les
contraindre à s'emparer d'Ava?
- Voulez-vous revoir la Main qui
Tue, vous ?
Le missionnaire sentit un frisson
d'angoisse le parcourir des pieds à la
tête, mais il se contraignit à
répondre avec calme :
- Les balles anglaises ne
reconnaissent aucune royauté et
n'épargneront pas votre personne,
lorsqu'elles frapperont la cité.
Dans sa colère, Bagyi-Daw
grinçait des dents. On eût pu croire
que la dernière heure du missionnaire
était venue. Mais le roi détourna son
regard et s'adressant à Price :
- Retournez auprès du
général et exigez que le total de,
l'amende soit abaissé à 600.000
roupies. Emmenez avec vous Gouger,
l'Arménien et le docteur ennemi. Ces
prisonniers devraient lui suffire.
Adoniram s'apprêtait à
élever une ultime protestation, mais une
voix le devança : c'était l'un des
généraux birmans. Il s'assurait
capable de fortifier Pugan assez solidement pour
que l'armée britannique qui comptait 1.800
hommes vînt se briser et même
s'anéantir contre ces
défenses.
Bagyi-Daw esquissa un sourire, le
premier de plusieurs jours.
- Va, buveur de sang. Je t'accorde
un titre ; on t'appellera le Seigneur du soleil
couchant. Va, conquiers et assure-nous la paix
!
Sur ces paroles définitives,
l'assemblée se dispersa.
Une semaine plus tard, le Seigneur
du soleil couchant se précipitait dans Ava,
comme une bête aux abois ; les Anglais
avaient pris Pugan. Il réclamait des troupes
fraîches. Bagyi-Daw n'écouta pas sa
requête jusqu'au bout. Il ordonna qu'on
crucifiât le malheureux. Il fut d'ailleurs
blessé à mort par ses bourreaux
excités, avant même d'être
parvenu au lieu des exécutions.
Le Dr Price fut envoyé en
hâte pour supplier le général
Campbell de diminuer l'indemnité de guerre.
Il revint deux jours plus tard ; l'Anglais,
furieux, avait refusé de le recevoir et se
trouvait maintenant à trois journées
de marche de la capitale.
La reine prit alors toute la
situation en main. Elle ordonna que le quart de la
somme exigée comme premier versement
fût immédiatement recueilli : tous les
ustensiles en argent devaient être fondus
d'urgence et amenés au palais pour
être pesés. Des gardes parcouraient la
ville et arrêtaient ceux qui
possédaient des trésors
cachés. On les emmenait au tribunal
où leurs biens étaient
déclarés fortune royale.
Au milieu de ce désordre, une
délégation du roi de Cochinchine fit
annoncer son arrivée. Aussitôt la
chasse aux roupies s'arrêta et l'on entreprit
les préparatifs de la réception.
Enfin de l'aide contre les Anglais ! Leurs
Majestés triomphaient.
Malheureusement, le roi de
Cochinchine ignorait tout de la guerre de Birmanie.
En vertu d'un antique accord entre son pays et le
Trône doré, il venait demander une
princesse et un éléphant
blanc.
Bagyi-Daw demeura un instant muet de
consternation. Puis, avec une étonnante
rapidité, il jeta son poignard dans la
direction du Chinois à la robe de soie bleue
; mais par bonheur, sa colère lui fit
manquer son but ; l'arme vint se planter dans
l'épaule d'un ministre birman.
- Un éléphant blanc!
hurlait le souverain. Jamais de la vie ! Et nous
n'avons point de princesse.
Retournez dire à votre
roi que je lutte contre la terre entière,
cependant qu'il évoque des rêves
périmés.
Une heure plus tard, Adoniram
revenait tranquillement d'une visite au camp des
Chinois, lorsqu'un officier le saisit, par le bras
: le roi le chargeait d'apporter l'argent
récolté au général
Campbell. Il devait s'embarquer sans tarder.
Malgré ses protestations, on ne lui permit
d'envoyer à Anne qu'un bref
message.
Le lendemain matin, il joignait
l'armée anglaise à trente milles au
sud d'Ava. Il était certain que le
général refuserait de le voir, mais
désirait cependant tenter la
démarche. Les canots des patrouilleurs
l'autorisèrent à débarquer et,
sous la protection du drapeau blanc, étroite
silhouette abritée par un parasol chinois,
il s'avança vers la première
sentinelle.
- Je suis un missionnaire
américain. J'apporte au
général, Sir Archibald Campbell, un
message du roi de Birmanie; Veuillez l'avertir que
M. Judson désire vivement s'entretenir
personnellement avec lui.
Le soldat appela un tambour et lui
remit le message.
Cinq minutes plus tard, une
ordonnance venait prier le missionnaire de le
suivre. On le conduisit jusqu'à une tente
dressée à l'ombre d'un groupe de
palmiers. Le général, qui
écrivait sur une table portative, se leva
pour accueillir Adoniram. C'était un grand
Écossais aux yeux bleus foncés, aux
abondants cheveux châtains. Son
agréable visage exprimait le calme et la
fermeté.
- Quel plaisir de vous rencontrer
enfin, Monsieur Judson ! Pourquoi a-t-on jusqu'ici
toujours envoyé le Dr Price à votre
place?
- Je savais que ces missions
demeureraient vaines. Si je suis ici aujourd'hui,
c'est qu'on m'y a contraint.
Il décrivit la fièvre
d'Ava. Le général écoutait
avec la plus grande attention. Quand Adoniram eut
achevé son récit, on apporta du
thé. Les deux hommes
s'installèrent.
- Que conseillez-vous de faire en
l'occurrence. Monsieur Judson ?
- Je ne puis donner aucun conseil.
Vous avez constaté vous-même mon
échec, après des semaines d'efforts
à Melun.
- J'ai vu aussi le traité
abandonné. Depuis longtemps, je suis
persuadé que notre seul espoir de ramener
les Birmans à la raison, c'est votre
sagesse, appuyée par nos canons.
- Je me trouve dans une situation
étrange. Je veux être un homme de
paix, et je suis à demi-mort de deux
années d'une effroyable
captivité.
Adoniram faisait des yeux le tour du
camp. Un ordre parfait y régnait. Il
évoquait la confusion de Melun, la
fièvre d'Ava et la panique du palais
royal.
Il comprit brusquement que ce peuple
était voué à la domination
étrangère. Quel tragique destin !
Pourtant, à cause même des
libertés qu'elle donnerait à
l'expansion du christianisme, il lui fallait
soutenir la cause anglaise.
- Général, j'ai
apporté le quart du premier versement
exigé. Néanmoins, Ava ne comprend pas
encore ce que doivent être de
véritables négociations avec une
nation civilisée. Cet envoi d'argent est un
essai désespéré, auquel ils ne
croient pas. Ils sont persuadés que vous le
prendrez et ne renoncerez pas à poursuivre,
en même temps, votre marche sur
Ava.
- Ils apprendront à le
comprendre, monsieur Judson, parce qu'ils ont le
privilège extraordinaire de vous avoir comme
interprète. J'aimerais seulement que notre
histoire pût pleinement justifier ce que vous
leur avez dit de notre sens de l'honneur. Je sais
par le menu tout ce que vous avez tenté
durant les négociations de Melun et
j'espère bien qu'un jour nous saurons vous
témoigner notre gratitude comme vous le
méritez.
Adoniram s'inclina pour remercier le
général. Il était
profondément touché. Puis, avec un
léger sourire :
- Je crains de ne pas être
digne de votre reconnaissance, Sir Archibald. Mon
but exclusif a toujours été
l'avancement du règne de Christ en Birmanie.
J'ai saisi une occasion inespérée
d'exposer l'idéal chrétien à
des bouddhistes convaincus.
- Je le sais bien, mon cher Judson.
Mais vous avez pris les Anglais comme exemples. Et
certes ces exemples pourraient être plus
convaincants !
- Aucun exemple humain ne peut
l'être complètement.
Les deux hommes
échangèrent un sourire. Ils se
comprenaient.
- Vous êtes donc bien d'accord
avec moi, Judson : si je faisais maintenant des
concessions, elles seraient
interprétées comme une preuve de
lâcheté ?
- Oui, Général, vous
devez tenir ferme comme le roc.
- Quel message dois-je ramener
à Ava ?
- Veuillez dire à Sa
Majesté que je refuse ce versement partiel,
et que je continue ma marche sur sa capitale. Si la
totalité de la somme convenue m'est remise
à temps, je ne bombarderai pas Ava. De plus,
je vous charge de réunir tous les
étrangers de la cité devant le roi et
de leur demander lesquels d'entre eux veulent
quitter la Birmanie. Ceux qui en formuleront le
désir devront être
immédiatement libérés, sinon
je refuse de conclure la paix. Apportez à
Mme Judson mes compliments et l'hommage de mon
admiration ; dites-lui aussi que mon camp mettra
toutes ses ressources à sa disposition, si
elle consent à nous honorer de sa
présence.
- Merci, Sir Archibald. Et
maintenant, pouvez-vous me donner des nouvelles de
mes collègues de Rangoon, M. et Mme Wade, et
M. et Mme Hough?
- Oui certainement, quoiqu'elles ne
soient pas très fraîches. Ils ont
été assez malmenés, juste
avant notre débarquement à Rangoon,
Sans, du reste, que ce fût très grave.
Nous les avons envoyés en
sécurité, à
Calcutta.
- Comme je suis heureux de vous
entendre ! Je ne savais rien d'eux depuis plus de
deux ans. Avec votre permission,
Général, il me faut vous quitter
maintenant.
Ils se séparèrent avec
une cordiale poignée de mains et des voeux
réciproques. Adoniram retourna à son
bateau. Ces nouvelles responsabilités lui
pesaient, mais il se sentait raffermi par la force
tranquille qui émanait de
Campbell.
Pour les trois ministres qui
l'attendaient, la nouvelle
était stupéfiante
: un homme avait refusé une somme de 600.000
roupies déposée entre ses mains !
Quand ils reprirent leur souffle, ils
prièrent le missionnaire de leur expliquer
ce phénomène.
- Ils entendent se conformer
strictement au traité.
Cependant, durant tout le trajet,
les trois Birmans reparlèrent de
l'incompréhensible décision du
général anglais.
Ils arrivèrent à Ava
vers minuit et se rendirent aussitôt à
la salle des audiences, Adoniram y passa le reste
de la nuit, à démontrer au souverain
qu'il devait se tenir aux clauses du traité,
avec autant de rigueur que ses ennemis… À
l'aube, Bagyi-Daw, qui arpentait sans trêve
la salle, tout tremblant de fatigue et
d'inquiétude, se planta devant le
missionnaire :
- Maître - sa voix exprimait
un curieux mélange d'enfantillage et
d'autorité - homme de Jésus-Christ
toujours véridique, êtes-vous
absolument sûr que les Anglais se retireront
à Rangoon, si nous accomplissons leurs
conditions draconiennes ? Acceptez-vous
d'être crucifié s' ils ne tiennent pas
leur parole ?
- Certainement, Roi qui doutez
toujours.
Bagyi-Daw fixait Adoniram dans les
yeux. Il se retourna ensuite vers ses ministres et
prononça le compliment le plus
éclatant qu'eût jamais entendu le
missionnaire :
- Je crois aux paroles du
Maître. Que le traité soit
exécuté, jusqu'au dernier tical
!
Les ministres, l'air navré,
se dispersèrent sans un mot.
- Maung Judson, quand vous aurez
porté l'argent aux Anglais, vous reviendrez
ici, et je vous ferai aussi riche et puissant que
le docteur Price.
- Je dois retourner à
Rangoon, Grand Roi.
- Combien de temps y demeurerez-vous
?
- Le reste de ma vie.
- C'est bien.
Aucune hésitation ne
subsistait chez les Birmans. L'argent du premier
versement fut rassemblé le jour même.
Anne, aidée par ses
fidèles serviteurs; faisait ses bagages,
tandis qu'Adoniram présentait les
prisonniers blancs à la Présence
Dorée. Parmi les captifs d'Aungbinle, seuls
le prêtre portugais, récemment
incarcéré, et le docteur Price
demandèrent à rester dans le pays. Le
vieux Rodgers, à moitié
paralysé, se mit à pleurer en
répétant que le retour aux prairies
d'Angleterre serait pour lui un paradis. Son fils,
un garçon de quinze ans, de pure apparence
birmane, parvint à le convaincre de demeurer
dans le pays.
Adoniram tentait de démontrer
à Price l'inanité de sa manie des
grandeurs. Il lui citait Lanciego et Rodgers comme
exemples de l'instabilité du roi. Mais le
docteur demeurait inébranlable.
- Vous ne m'avez jamais compris,
Judson, déclara-t-il avec dignité. Je
sais que je vous ai toujours agacé ; ma
mère disait déjà que
j'étais aussi difficile à supporter
qu'un veau de l'année. Un homme ne peut
jamais changer sa nature. Je suis condamné.
Je mourrai dans quelques années de la
tuberculose lente qui me ronge. Si je quitte Ava,
ce sera plus vite fini encore. J'accomplirai
l'oeuvre de Dieu ici, car je suis chargé
d'enseigner le système de Copernic aux
enfants royaux. On ne peut plus être
bouddhiste quand on connaît la théorie
de univers. Et puis, je ferai un culte tous les
dimanches, pour ceux qui voudront y assister. Mais
par contre, abandonnerai la pratique de la
médecine, sauf au sein de la famille
royale.
- Que Dieu vous garde et vous
bénisse, Price! Je vous reverrai en de
meilleurs temps.
- Vous êtes d'un métal
bien plus résistant que moi, Frère
Judson.
Le même soir, par un clair de
lune admirable, une flottille de petits bateaux se
laissait entraîner par le courant
jusqu'à Yandabu, où Sir Archibald
Campbell avait établi son camp. L'un des
bateaux portait l'argent de l'amende, sous la
surveillance des Judson accompagnés des
enfants, des serviteurs et des bagages. Les
prisonniers libérés et les
négociateurs qui devaient signer le
traité occupaient les autres embarcations.
Le vent soufflait sur la
rivière et les eaux rapides prenaient mille
reflets éclatants.
Une paix profonde, comme seul Dieu
la donne, descendit sur Adoniram et sa jeune femme,
tandis que le courant les emmenait.
|