SPLENDEUR DE DIEU
XXVIII
ANNE
Ce fut un soulagement pour Adoniram
d'apprendre la décision de Crawfurd.
Quittant la salle des audiences, il se dirigeait
vers Sagaing où il se disposait à
mettre la dernière main à la
transcription de ce traité ridicule. Comme
il allait entrer dans la maison, un messager
l'appela et, avec une hésitation dans la
voix :
- Nous sommes désolés,
monsieur, d'avoir à vous apprendre la mort
de votre enfant.
- La petite Maria!
Il rentra, brisé, dans sa
chambre. Tandis qu'il rompait le cachet de la
lettre qu'on lui avait remise, il murmurait cette
prière - « Père Céleste,
puisque la mort devait encore frapper à
notre porte, je Te remercie d'avoir rappelé
l'enfant plutôt que la mère.
»
Il ouvrit alors la missive
:
« Cher Monsieur, A celui qui a
tant souffert et qui a supporté son destin
avec un admirable courage, on ne peut cacher
longtemps les nouvelles tragiques. Le doute serait
plus cruel encore. Madame Judson n'est plus...
»
Adoniram poussa un grand cri et
s'écroula dans le noir. Quand il reprit ses
sens, Crawfurd se penchait sur lui, à la
lueur d'une bougie, et lui tenait la main avec
fermeté.
- Je suis là, mon ami.
- Anne !
- Je sais; je l'ai appris en
même temps que vous. Que puis-je faire ou
dire...
- Laissez-moi seul, Crawfurd,
pendant que je lirai cette lettre, supplia-t-il en
se soulevant.
L'Anglais hésitait. Il posa
un instant sa main sur l'épaule du
missionnaire, Puis le quitta.
« ... Au début du mois,
elle a été saisie par une violente
fièvre. Dès le début, elle a
senti qu'elle ne se remettrait pas. Le 24 octobre,
vers huit heures du soir, elle expirait. Le docteur
R... l'a assistée de toute sa science et de
son amitié. Le capitaine Fenwick lui
à procuré les soins d'une
Européenne du 45e régiment qui s'est
efforcée de la soulager et de l'aider
à franchir le seuil de la tombe.
Nous demeurons inconsolables du
départ de cette âme admirable, dont le
court séjour parmi nous nous a
profondément émus et
impressionnés. Le docteur ne s'est vraiment
inquiété que vers le 20, car
jusqu'alors, la fièvre demeurait
intermittente ; depuis cette date, rien n'a pu
l'enrayer. Le matin du 23, Mme Judson a
parlé pour la dernière fois. Elle a
dit : « Le maître est bien long à
revenir! » Après quoi la maladie ayant
fait son oeuvre, elle a reposé, immobile et,
semblait-il, déjà insensible.
J'étais présent hier matin quand on a
déposé ses restes dans le cercueil.
Tous les Européens qui
résident ici ont participé à
la cérémonie funèbre. Nous
l'avons enterrée près de l'endroit
où elle a abordé pour la
première fois, et nous avons entouré
la tombe d'une légère
barrière, pour empêcher des incursions
sacrilèges. Votre petite Maria va mieux. Mme
Wade en prend soin maintenant, et j'espère
qu'elle se développera bien sous cette
attentive, surveillance. »
Adoniram ne parvint au bout de la
lettre qu'au prix d'efforts
réitérés. Il était plus
de minuit lorsqu'il termina la lecture tragique. Il
enfouit alors la feuille de papier dans sa poche et
sombra dans un abîme de douleur.
Avant l'aube, Crawfurd
pénétra dans la chambre. Il apportait
une tasse de thé bouillant. Avec douceur, il
souleva la tête abattue sur la table et
prononça :
- Judson, vous devez rester
fort.
Les yeux durs, celui-ci regardait la
boisson fumante.
- Je boirais du thé, moi,
tandis qu'Anne est dans sa tombe !
- Que ferait Anne - il
hésitait à user de cette appellation
familière. - Et pourtant il reprit, d'une
voix forte : Qu'est-ce qu'Anne vous demanderait de
faire ?
En entendant le nom
bien-aimé, les larmes d'Adoniram purent
enfin couler, les lèvres tremblantes, il
balbutiait :
- C'était son remède
souverain. Elle aurait pu être Anglaise; - il
essaya de sourire - ses grands-parents
l'étaient. Elle a fait honneur à sa
race.
Crawfurd tenait la tasse à la
hauteur de ses lèvres, comme pour un enfant.
Adoniram but. La rivière faisait son grand
bruit d'eau sous les fenêtres. L'Anglais
suivait du regard chacune des expressions du visage
de son ami. Il murmura :
- C'était la volonté
de Dieu.
- Comment le savez-vous ? Savez-vous
seulement où est Dieu ? Avez-vous entendu la
voix insistante... Pardonnez-moi, Crawfurd... Je
suis un être de chair... Donnez-moi le
temps...
Les yeux fixés sur le
malheureux, Crawfurd disait avec fermeté
:
- Elle était très
belle. Je me souviens d'avoir pensé, quand
je l'ai vue pour la première fois, qu'un
peintre primitif l'eût certainement choisie
comme modèle pour ses anges. Malgré
l'enveloppe fragile, on sentait l'âme
très forte. Ses cheveux se partageaient si
bien sur son front pur. Comme ses mains
étaient belles! Quand elle parlait, on se
sentait heureux d'entendre cette simplicité,
cette pureté tranquille. Mais j'ai vite
senti qu'une fleur aussi délicate n'aurait
plus très longtemps à vivre sur cette
terre. Sa grâce semblait déjà
détachée.
Adoniram étendait les mains
pour faire cesser ce supplice. Il pleurait
abondamment. Crawfurd, les yeux mouillés,
mais soulagé par cette explosion de douleur,
abandonna son ami à la morte. Celui-ci ne
reprit que beaucoup plus tard conscience de ce qui
l'entourait. Il entendit alors le chant des oiseaux
et les sons assourdis des gongs sacrés. Se
laissant glisser au bas de son lit,
à genoux, il
répétait le cri le plus poignant de
l'histoire. humaine : « Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m'as-Tu abandonné ?
»
Aucune réponse. Et pourtant,
tendu vers la source de toute lumière, il
devinait qu'une intention cachait derrière
ce châtiment. Ce n'était certes pas
d'un grand réconfort, mais cela lui
permettait cependant de reprendre le contrôle
de lui-même. Il se leva. Après avoir
appuyé un instant son corps tremblant contre
une table, il fit sa toilette. Puis, impeccable
comme toujours, il descendit rejoindre ses
compagnons à la table du
déjeuner.
Price, qui avait appris la nouvelle,
arriva après le repas. Il connaissait bien
la douleur humaine ! Prenant le missionnaire par le
bras, il arpenta avec lui le jardin minuscule et
lui parla longuement des soins dont la petite Maria
aurait besoin. Adoniram sentait une force
réelle dans ce bras musclé et amical.
Oui, Maria était chair de la chair d'Anne.
Il serait bon de la serrer dans ses
bras...
Au bout d'une heure, un serviteur
vint chercher le docteur; sa femme, Ma Noo,
était malade. Adoniram voulut accompagner
Price à Ava.
Ma Noo avait le choléra. Le
docteur ne permit pas au missionnaire de
pénétrer dans sa chambre ; il lui
ordonna de rentrer se coucher. Adoniram, fuyant la
ville bruyante, se réfugia sur la route
d'Amarapura. Il désirait s'asseoir dans le
zayat, près du lac. Il pensait à
Colman, au gaing-ôk, qu'il eût tant
aimé revoir. Il demanda même de ses
nouvelles à un moine qui passait. Celui-ci
lui répondit qu'après de nombreuses
tribulations, il avait repris la robe jaune et
regagné Prome.
Adoniram poursuivit son chemin.
Après tout, qu'est-ce que le gaing-ôk
pourrait lui donner ? Un homme qui avait
écarté tout amour de sa vie... «
Je suis libéré de la chair, du
tourment - ainsi parla le Béni. - Je passe
ma nuit au bord de la rivière. Ma maison est
sans toit. Le feu de la passion est
éteint... »
Le zayat n'avait pas changé
d'aspect. Les pigeons verts roucoulaient dans le
grand figuier. Les lotus reposaient leur calme
splendeur sur les eaux. La vie
continuait. Mais
qu'était-elle ? Qui en avait fixé les
limites? Où menait-elle ? Qu'était-ce
que la vie ?
Il ne s'arrêta pas au zayat.
Les yeux brûlants, la gorge serrée, il
rentra à Sagaing.
Ma Noo mourut le lendemain. Adoniram
insistait pour que Price revînt à
Amherst avec lui, mais le docteur demeura
inébranlable.
Le missionnaire désirait
regagner cette ville le plus vite possible, mais il
se sentait lié à l'expédition
britannique. Il termina donc tous ses travaux de
traduction. En un sens, ce travail était une
bénédiction.
Il ne put s'embarquer qu'à la
fin de décembre. De nombreux personnages
officiels manifestèrent leur grand regret de
le voir partir ; en particulier, le vieux
gouverneur de la porte du nord et le prince
Meng-myat-bo. Ce dernier lui fit même cadeau
d'une boîte à bétel et d'un
crachoir, incrustés de
pierreries.
Le 24 janvier 1827, il arrivait
à Amherst. Du bateau il se rendit
directement à la tombe d'Anne, sur le
promontoire.
Qu'était-ce que la vie ?
Christ seul pouvait le savoir, qui avait souffert
la vie et la mort.
|