SPLENDEUR DE DIEU
XXIX
LA GRANDE DÉTRESSE
Les Wade habitaient la maison qu'Anne
avait juste fini d'installer avant sa mort. Elle
avait aussi fait construire une petite école
où elle comptait reprendre ce travail tant
aimé : les leçons de lecture aux
enfants indigènes. Mme Wade continuait
à besogner, tout en s'occupant de la petite
Maria, qui, visiblement, ne devait pas tarder
à suivre sa mère dans la tombe. On
avait aussi recueilli un petit chien qui
ressemblait assez à un fox. Il
s'était attaché aux pas d'Anne et de
sa fille, dès leur arrivée à
Amherst. On l'appelait Fidélia, mais Maria
prononçait Fidée. Adoniram prit tout
de suite possession de ces êtres.
C'étaient des souvenirs vivants qui lui
furent d'un grand réconfort.
Les Hough n'étaient pas
rentrés de Calcutta avec les Wade. George
Hough avait abandonné le travail
missionnaire pour devenir fonctionnaire
britannique. Mais heureusement, les Baptistes
américains n'étaient pas
restés inactifs durant les deux ans
d'interruption de la Mission en Birmanie.
L'année précédente, George et
Sarah Boardman avaient débarqué
à Calcutta, en route pour Rangoon. Pendant
la fin de la guerre, ils étaient
resté au Bengale, où ils s'initiaient
à la langue. L'attente de leur premier
enfant les avait empêchés de faire la
traversée avec les Wade. Ceux-ci semblaient
persuadés que ces nouvelles recrues
seraient, de beaucoup, les plus remarquables que la
Société des Missions
Étrangères eût
jamais envoyées. Ils
cherchaient à convaincre Adoniram qu'une
nouvelle période de succès
commencerait avec l'arrivée de ce jeune
couple originaire du Maine.
Le missionnaire écoutait ces
éloges avec politesse, mais sans aucun
enthousiasme. Il se demandait si Jonathan et
Deborah Wade pourraient l'aider à secouer
cette apathie complète où il se
sentait sombrer après le zèle
infatigable des premières années.
Mais s'il leur faisait honnêtement l'aveu de
cette impuissance, peut-être ne
comprendraient-ils pas, et perdraient-ils toute
confiance en lui comme directeur de la Mission ? Il
n'osait pas tenter cette
expérience.
Il ne savait pas combien sa
défaillance était visible pour ces
proches collaborateurs, ni combien ils en
étaient préoccupés. Mais, eux
non plus, n'avaient pas le courage d'aborder ce
sujet brillant. Lui, qui depuis quatorze ans
était l'envoyé de la Croix, celui
à qui l'on se confie et qui soutient, il ne
pouvait plus aider personne, tant la douleur
l'avait submergé.
Il ne négligeait pourtant pas
son travail. Dès son retour, il reprit les
cultes quotidiens et sa place de directeur de la
Mission. Il consacra Maung Ing pasteur et
catéchiste sans toutefois lui
conférer encore le droit d'administrer les
sacrements, et l'envoya au sud, à Tavoy,
pour y fonder une église indigène.
C'était le premier pasteur indigène
envoyé en mission. Pour Adoniram,
c'était l'étape la plus importante
qu'il eût marquée depuis son
arrivée en Birmanie, car il avait compris
que l'évangélisation d'un pays doit,
tôt ou tard, être confiée
à des chrétiens indigènes. Il
bénit Maung Ing, mais le regarda partir sans
le moindre enthousiasme.
Il reprit sa traduction de la Bible.
Et ce labeur lui parut un aride défrichage.
Rien n'avait plus pour lui de valeur réelle.
La petite Maria s'affaiblissait chaque jour
davantage. Elle mourut dans ses bras au
début d'avril. Il reposa dans son lit le
petit corps inanimé, ce bébé
de rêve, né de l'amour
passionné d'une illusion
perdue...
L'esprit, le corps et l'âme,
tout en lui était en déroute : son
travail de douze ans à Rangoon était
anéanti. Sa santé déclinait de
jour en jour. Sa femme, ses enfants, son ami
avaient disparu. À trente-huit ans,
il se trouvait seul,
dépouillé de tout ! Lui qui, douze
années plus tôt, se disait un novice
de la douleur !
Quel courage trouverait-il pour
recommencer sa vie ? Dieu l'avait rejeté,
comme une cruche fêlée...
La première besogne de George Boardman,
à son arrivée à Amherst, fut
la confection d'un cercueil pour le
bébé. Des coups de marteau, dans la
chambre contiguë à celle qu'il n'avait
pas quittée depuis une semaine, furent pour
Adoniram le premier signal de son arrivée.
Comme le bruit l'irritait, il se leva pour le faire
cesser, mais il s'arrêta, interdit, sur le
seuil - deux êtres, parmi les plus beaux
qu'il eût jamais vus, étaient
penchés sur leur travail. L'homme, grand et
mince, le teint transparent et le regard bleu, avec
une expression de douceur et de paix ; les traits,
pourtant peu accentués,
révélaient une extraordinaire
qualité d'âme. La femme était
d'une beauté sans défaut : des
cheveux dorés noués à la
grecque, de grands yeux d'un bleu presque violet,
des narines fières qui ajoutaient à
la noblesse de l'expression, des lèvres d'un
dessin parfait. Elle portait une robe bleue,
légère et longue, à la
dernière mode. Il y avait bien longtemps,
Adoniram s'était permis d'aimer les beaux
vêtements féminins...
Ils s'approchèrent de lui,
qui demeurait immobile dans l'encadrement de la
porte :
- Je suis George Boardman, cher
Monsieur Judson, et voici ma femme.
- Vous êtes les bienvenus, dit
Adoniram en s'inclinant profondément. (Ses
yeux se fixaient tantôt sur le marteau du
jeune homme et tantôt sur le linge blanc que
tenait sa femme.) - Vous n'auriez pas dû
faire cela !
- C'est notre désir. Votre
Mission a été partie
intégrante de notre vie depuis de nombreuses
années. Au moment où les journaux ont
annoncé la mort de Colman, j'étudiais
à l'Académie de Waterville. Je me
suis dit qu'un jour je prendrais sa place et je
suis allé au séminaire d'Andover afin
de m'y préparer.
Le jeune homme avait prononcé
ces paroles avec une
simplicité
émouvante, le regard plein de pitié.
Sa femme souriait doucement. De sa voix basse et
chantante elle reprit:
- Étant enfant, j'ai lu le
récit de la mort du petit Roger. - J'ai
composé un long poème sur ce sujet et
l'ai dédié à sa mère.
Vous ne voudriez pas nous interdire de faire ceci
pour sa fille !
- Un jour, lorsque j'aurai plus de
sang-froid, je saurai vous remercier. Je ne vous
vois maintenant qu'à travers un nuage, comme
les deux beaux acteurs d'une tragédie
grecque.
Il regagna sa chambre.
John Crawfurd arriva de Rangoon
à temps pour l'enterrement. Après la
cérémonie, il ramena Adoniram dans sa
propre maison, sous prétexte que le
gouvernement avait besoin d'une expertise. Il
craignait que Judson ne devint fou si on ne le
distrayait pas et si on n'occupait son esprit tout
de suite. Il força son ami à prendre
un bon repas et l'installa dans un fauteuil. Puis
il lui demanda conseil :
- Il faut que vous me trouviez la
solution de ce problème : Sir Archibald
Campbell a établi son quartier
général à Moulmein, à
vingt-cinq milles de l'embouchure de la
rivière Salween, en face de Martaban. Il
affirme que c'est la meilleure position militaire,
bien que la rivière ne soit pas navigable et
que nous soyons ici dans le port le plus sûr,
et le seul climat salubre de la côte. Mais,
comme nous n'avons plus aucun mouvement
d'immigration, et que Moulmein compte
déjà plus de 20.000 habitants, il
s'obstine dans son idée. Voici donc ma
question : John Crawfurd et Adoniram Judson
vont-ils ensemble adresser une protestation au
gouvernement contre l'absurdité de l'action
du Général Campbell ? Quelle vieille
bourrique !
Adoniram fit un grand effort pour
fixer sa pensée sur ce problème qui,
certainement, affecterait aussi l'avenir de la
Mission. Il parvint à y porter plus
d'attention qu'il ne s'en serait cru capable, parce
qu'il fallait ici faire appel à sa raison et
non pas à son coeur.
- En avez-vous parlé
directement à Sir Archibald ? - Certes non.
Cet homme est d'une incroyable présomption.
Si je vais le trouver, il interprétera ma
démarche comme la reconnaissance de sa
supériorité.
John ajusta son monocle et regarda
son ami en face.
- Qu'importe, même s'il le
croit tout d'abord! L'important portant, c'est de
lui prouver qu'il a tort, quels que soient vos
sentiments personnels. Vous êtes d'une
intransigeance par trop britannique dans ces
questions de forme. Prenez garde, mon ami, c'est
une chose qui augmente avec l'âge. Vous
rappelez-vous combien je me suis moqué de
votre attitude à Ava, à propos des
saluts ? Je saluerais bien la lune ou une maison
à esprits, si cela pouvait servir ma cause.
Est-on certain que les Anglais garderont Tenasserim
et Arakan ?
- Oui. Le gouvernement birman s'est
si mal conduit depuis la guerre, il a si souvent
violé les articles du traité de paix
que nous ne pouvons tenir aucun compte des
anciennes provinces. D'ailleurs, les
difficultés pour les transformer en royaumes
indépendants ou pour les remettre aux
puissances voisines semblent insurmontables. Nous
serons obligés de les garder bien que nous
ne les désirions nullement. Heureusement
qu'elles sont favorisées du meilleur climat
de toutes les Indes.
- Je suis très heureux des
motifs qui vous retiennent ici, cher Crawfurd,
quels qu'ils soient !
- Mais savez-vous que je me pose
aussi cette question : dois-je rester ici ? Vous
pouvez m'aider à la résoudre si vous
allez voir le général et lui dites la
vérité en face. Mieux que n'importe
qui, aux Indes, vous êtes capable de vous
faire écouter par lui.
Adoniram laissait errer son regard
sur la baie du Bengale. Un bateau aux ailes
blanches cinglait vers l'Est, vers
l'Amérique. Une vague de nostalgie l'envahit
: ses parents, sa soeur, son frère,
demeuraient toujours à Plymouth. À
trente-huit ans il pourrait y recommencer sa vie.
Une Église blanche où, le dimanche,
les cloches sonneraient à toute
volée...
Crawfurd se faisait plus
pressant
- Vous ne désirez pourtant
pas qu'Amherst soit abandonnée ?
- Ma femme a trouvé ici son
repos. Elle parlait de son bon port... Oui,
Crawfurd, j'irai voir Sir Archibald
Campbell.
- Cher ami ! Un bateau sera
prêt dès demain pour vous emmener,
à l'heure qui vous conviendra.
Adoniram sourit de cette hâte
:
- Très bien. À sept
heures, demain matin.
- Et maintenant, reprit Crawfurd,
plein d'entrain pour distraire son ami, je vais
vous lire la première partie de mon rapport
sur votre ambassade à Ava.
Deux heures plus tard, Adoniram
regagnait sa maison au clair de lune,
renouvelé, et satisfait à
l'idée de son expédition
prochaine.
Il atteignit Moulmein après
vingt-quatre heures de voyage et fut
étonné de son développement.
Ce qui n'était, un an auparavant, qu'un
petit village, était devenu une vraie ville
bordant les deux rives de la rivière
Salween, sur une longueur de plus de deux milles.
L'étroite colline à l'arrière
de la ville était parsemée de
nouvelles pagodes ; et une large route la
gravissait jusqu'au sommet. Adoniram suivit la rue
principale dans la direction de la caserne. Il
traversa un bazar trois fois plus grand que celui
de Rangoon, où fourmillaient des Shans, des
Chinois, des Bengalis et des Birmans. La
rapidité de cette extension eût
surpris, même en Amérique !
La maison de Sir Archibald
était de style indigène, mais
aménagée à
l'européenne. Grande et confortable, elle
parut luxueuse au missionnaire. Lorsqu'il arriva,
Lady Campbell et son mari prenaient leur petit
déjeuner : l'accueil qu'on lui
réserva et ce repas confortable thé,
toasts et marmelade, lui furent
agréables.
Le général et sa femme
ne cachaient pas le plaisir que leur causait cette
visite inattendue.
- J'espère bien, Monsieur,
que vous venez ici avec l'intention de
découvrir un terrain pour y établir
votre Mission. Faites votre choix. Je vous
suggère d'examiner quelques parcelles du
côté de l'ancienne pagode.
- Mais je suis venu pour vous
ramener à Amherst, Général,
dit Adoniram en riant.
- Vous faites bien d'en rire.
Avez-vous vu notre nouveau
chantier de construction de bateaux? Cinq mille
tonnes pour le moment ! Et il y en aura encore. Et
des carènes en teck, je vous prie de croire
! Je pourrais montrer bien des choses à
Crawfurd. Rien à payer pour le tonnage, pas
de droits de douane sur les marchandises, des
pilotes à très bon compte
!
- Mais votre port est mauvais, Sir
Archibald, et vous êtes à
proximité immédiate de ce paradis
birman des voleurs!
Pourtant, Adoniram parlait sans
conviction. De toute évidence, Moulmein
était déjà la plus grande
ville du Tenasserim, quoi qu'en pût penser le
gouvernement.
- Ne dites pas de bêtises,
cher Judson. - Le général accepta une
quatrième tasse de thé. - Les Birmans
vont se précipiter là où ils
se sentiront protégés par
l'autorité, militaire. Et je suis ici, avec
ma garnison, au meilleur point stratégique
de toute la nouvelle province. Croyez-moi, Crawfurd
sera bien obligé de le
reconnaître.
- J'ai l'impression que Monsieur
Judson comprend déjà votre point de
vue, dit Lady Campbell, non sans malice. Sinon, il
faut qu'il reste ici quelques jours pour se
convaincre.
Adoniram était charmé
par ce visage intelligent. Bien que les boucles
brunes fussent parsemées de cheveux gris,
leur éclat lui rappela étrangement
Anne.
- Je dois rentrer demain,
chère Lady Campbell. Aurez-vous le temps de
me conquérir à vos idées
?
- C'est ce que nous verrons bien.
Mon cher, - elle se tourna vers son mari, - il faut
que vous emmeniez Judson pour le lunch, au mess des
officiers, et, ce soir, nous aurons quelques amis
pour le dîner.
Sir Archibald acquiesça de la
tête.
- Et je vais vous montrer
moi-même ce terrain dont je vous parlais
près de la pagode, ainsi qu'un autre, au
bord de la rivière.
Pour la première fois depuis
six mois, Adoniram s'évadait des brumes de
sa douleur. Il aimait ces Anglais. C'était
un plaisir de discuter de l'avenir de la Birmanie,
du Bengale, du Siam, avec des gens
compétents ; de faire partager sa
connaissance de l'histoire, de la
littérature du pays, et de montrer que ce
peuple conquis si facilement
n'était certes pas sauvage, mais simplement
païen. Après les heures cruelles d'Ava,
il s'amusait à faire figure de
défenseur d'une race qui avait
inventé la Main-qui-Tue.
Avant même de quitter
Moulmein, il avait pris la décision
d'envoyer les Boardman pour y fonder une station
des Missions baptistes. George ne pourrait pas
prêcher avant deux ans devant un auditoire
indigène, mais les traductions du Nouveau
Testament et des brochures imprimées
suffiraient pour le début.
Pendant le voyage de retour, alors
qu'étendu dans son petit bateau il se
laissait emporter par la marée descendante,
Adoniram examinait, d'un autre point de vue, tout
ce qui avait été dit à la
table des Campbell. Puisque le commerce en Chine et
dans le Siam était si prospère,
pourquoi la Mission ne le serait-elle pas ?
Pourquoi limiter les efforts à la Birmanie
seulement ? Son imagination s'enflammait. Il
composa dans son esprit la lettre qu'il enverrait
à la Société, des Missions
Étrangères. De nouvelles forces
arriveraient à Moulmein, futur centre
d'évangélisation dans le monde
païen. Oui, Moulmein, pleine de sève et
de vie, et non pas la stagnante Amherst. Pauvre
John Crawfurd, il sentirait que son ami l'avait
abandonné !
Celui-ci fut en effet cruellement
déçu. Il considérait le
missionnaire comme un véritable
transfuge.
- Le général vous a
séduit, je ne l'aurais pas cru possible
!
Adoniram regardait les huttes
désertées, autour du bazar endormi
que Crawfurd avait fait construire avec tant de
soin l'année
précédente.
- Le général n'a pas
eu besoin d'exercer la moindre pression sur moi,
cher ami. Dès mon arrivée, j'ai
compris ou était mon devoir. C'est un vaste
champ de Mission. Pourquoi chercherais-je à
détruire cette ville ? Pourquoi ne pas
étendre sur elle la Mission d'Amherst
?
- Vous n'avez même pu
essayé d'influencer Sir Archibald
?
Adoniram secoua la
tête.
- Mon immense affection pour vous ne
m'a pas empêché de constater que la
montagne est bien venue à
Mahomet! Le roi a voulu repousser, la Croix hors de
Birmanie. Le pays est demeuré muet à
vos appels, mais avec Sir Archibald, il est venu
à la Croix. Pourquoi ne pas accepter
l'inévitable et prendre vos quartiers
à Moulmein ?
Crawfurd ajusta son monocle avec un
geste brusque :
- Vous ne comprenez pas. J'ai aussi
un devoir. Pas envers Sir Archibald Campbell ou le
gouverneur général des Indes, mais
envers l'Angleterre. Les nouvelles provinces ne
devraient pas être soumises par la force des
armes. C'est l'erreur américaine qui nous a
enseigné cela. Si je quitte Amherst pour
Moulmein, l'occupation de cette côte ne sera
plus civile, mais bien militaire. Les Birmans
doivent administrer eux-mêmes ce pays, et ce
ne sont pas les soldats qui le leur apprendront !
Nous n'avons pas le droit de supprimer une race...
Et Amherst... Voyez le port que Dieu y a
créé, Judson, et respirez à
fond cet air - le seul sur les trois côtes
qui soit supportable pour les Européens.
Vous rappelez-vous la citation des Écritures
que vous avez rappelée quand nous fondions
la ville ? Je ne l'oublierai jamais. « Les
richesses de la mer se dirigeront vers toi... On
n'entendra plus parler de violence dans ton pays,
de ravage, ni de ruine dans tes frontières.
» - Et maintenant tout cela est fini, fini. La
jungle a déjà repris la moitié
de la ville.
Adoniram fut très
frappé par la grande émotion de son
ami. Il devinait en lui un idéal qu'il ne
comprenait pas, la notion d'une destinée qui
ne l'avait jamais tenté. Mais il, ne pouvait
supporter la souffrance de Crawfurd.
- S'il en est ainsi, ne vous rendez
pas. Allez à Moulmein, luttez pour votre
idée. Après tout, un pareil combat
c'est vraiment la vie. Remettez les militaires
à leur place.
Crawfurd laissa tomber son
monocle.
- Personne au monde n'a jamais
gagné une telle victoire. C'est
impossible.
Se levant, il s'éloigna le
long du chemin qui conduisait à sa maison.
Adoniram rentra lentement à la
Mission.
L'enthousiasme qui l'avait soutenu
la nuit précédente,
s'était évanoui
depuis sa discussion avec Crawfurd. Il perdrait
aussi cet ami...
Fidée bondit à sa
rencontre. Il s'assit près de la tombe
d'Anne. Prenant le petit chien dans ses bras, il
embrassa sa tête luisante, le remit sur ses
pattes, et entra dans la Mission. Sarah Boardman
l'accueillit à la porte, un enfant de
quelques mois sur les bras.
- Nous avons aperçu le bateau
et nous venions à votre rencontre. Moulmein
! Est-ce vraiment une grande et belle ville ? Venez
nous raconter votre voyage. Vous ne pouvez savoir
combien la Mission semble vide en votre
absence.
Elle n'avait que vingt-trois ans.
Elle paraissait plus mûre qu'Anne au
même âge, quoique sa fraîcheur
évoquât bien des souvenirs dans le
coeur d'Adoniram. Son accueil le réconforta.
Il prit le bébé sur un bras et lui
offrit l'autre. Ils marchèrent
jusqu'à la véranda où on les
attendait.
L'idée d'une nouvelle station
missionnaire fut accueillie avec enthousiasme. Seul
Jonathan Wade paraissait redouter ce projet d'un
point de vue financier. Mais Adoniram avait tout
calculé :
- J'ai reçu 3.000 dollars
pour les services rendus aux
Anglais. Lanciego a vendu pour 1.000
dollars la boîte à bétel,
incrustée de rubis, que le prince
Meng-myat-bo m'a donnée. J'enverrai les
4.000 dollars à l'agent des Missions
Baptistes à Calcutta. Je crois que l'on nous
autorisera à prendre sur cette somme de quoi
construire un zayat et une maison à
Moulmein.
- Comme j'aimerais avoir quelque
chose à donner s'écria Sarah
ardemment.
- Le don que vous faites est sans
prix : celui de votre jeunesse.
- C'est bien vrai, appuya Deborah
Wade. Je suis souvent toute triste en pensant
à votre beauté.
Son visage pâle et doux
portait les traces d'usure de quatre années
d'Orient.
- Ne parlez pas comme une vieille
grand'mère, Madame Wade, grogna Adoniram.
À côté de moi, vous êtes
tous des enfants.
- Personne ne pourra jamais donner
autant que vous, murmura Sarah.
- Chaque coup qui me frappe me
prouve davantage mon insuffisance, dit Adoniram
d'un ton farouche.
Il se passa la main dans les cheveux
et entreprit de raconter ses nouveaux projets, que
tous accueillirent chaleureusement. Le soir
même, ils écrivaient en
Amérique pour demander un nouveau contingent
de cinq missionnaires pour la Birmanie et cinq pour
le grand monde païen de l'Est. Adoniram ajouta
un post-scriptum : « Le Siam constitue un
magnifique champ de Mission. La capitale, Bangkok,
est un beau port à vingt milles seulement de
la mer. Elle est en constants rapports avec
Singapour, à l'extrémité de la
péninsule malaise et siamoise. Un
missionnaire américain serait bien moins
suspect en Chine qu'un Anglais. Les Chinois
connaissent parfaitement la différence entre
les deux peuples, puisqu'ils sont en rapports
commerciaux directs avec l'Amérique.
»
La semaine suivante, Adoniram, les
Boardman, et leur bébé, Sarah,
s'installèrent à Moulmein. Ils
logèrent d'abord dans la partie de la
caserne réservée aux officiers
mariés en attendant de trouver une maison.
Sir Archibald leur fit le meilleur accueil. Ils
n'hésitèrent pas à accepter le
terrain qu'il leur offrait, à trois-quarts
de mille des cantonnements, avec une vue superbe
sur la rivière et sur la montagne de
l'île de Bilu. On découvrit un
entrepreneur, dont le « jour de chance »
correspondait heureusement avec celui des
livraisons de bois de teck et de bambou. George
Boardman restait sur place pour surveiller les
travaux.
Adoniram désirait retourner
à Amherst. Malgré sa foi ardente en
la vie future, il ne pouvait détacher son
esprit de la pensée qu'Anne reposait
là-bas...
En arrivant, il trouva une lettre
qui l'attendait. Elle était de Crawfurd qui
avait été appelé au Bengale et
qu'il ne devait jamais revoir, bien que leur
correspondance se poursuivît leur vie durant.
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