Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

XXIX
LA GRANDE DÉTRESSE

 Les Wade habitaient la maison qu'Anne avait juste fini d'installer avant sa mort. Elle avait aussi fait construire une petite école où elle comptait reprendre ce travail tant aimé : les leçons de lecture aux enfants indigènes. Mme Wade continuait à besogner, tout en s'occupant de la petite Maria, qui, visiblement, ne devait pas tarder à suivre sa mère dans la tombe. On avait aussi recueilli un petit chien qui ressemblait assez à un fox. Il s'était attaché aux pas d'Anne et de sa fille, dès leur arrivée à Amherst. On l'appelait Fidélia, mais Maria prononçait Fidée. Adoniram prit tout de suite possession de ces êtres. C'étaient des souvenirs vivants qui lui furent d'un grand réconfort.

Les Hough n'étaient pas rentrés de Calcutta avec les Wade. George Hough avait abandonné le travail missionnaire pour devenir fonctionnaire britannique. Mais heureusement, les Baptistes américains n'étaient pas restés inactifs durant les deux ans d'interruption de la Mission en Birmanie. L'année précédente, George et Sarah Boardman avaient débarqué à Calcutta, en route pour Rangoon. Pendant la fin de la guerre, ils étaient resté au Bengale, où ils s'initiaient à la langue. L'attente de leur premier enfant les avait empêchés de faire la traversée avec les Wade. Ceux-ci semblaient persuadés que ces nouvelles recrues seraient, de beaucoup, les plus remarquables que la Société des Missions Étrangères eût jamais envoyées. Ils cherchaient à convaincre Adoniram qu'une nouvelle période de succès commencerait avec l'arrivée de ce jeune couple originaire du Maine.

Le missionnaire écoutait ces éloges avec politesse, mais sans aucun enthousiasme. Il se demandait si Jonathan et Deborah Wade pourraient l'aider à secouer cette apathie complète où il se sentait sombrer après le zèle infatigable des premières années. Mais s'il leur faisait honnêtement l'aveu de cette impuissance, peut-être ne comprendraient-ils pas, et perdraient-ils toute confiance en lui comme directeur de la Mission ? Il n'osait pas tenter cette expérience.

Il ne savait pas combien sa défaillance était visible pour ces proches collaborateurs, ni combien ils en étaient préoccupés. Mais, eux non plus, n'avaient pas le courage d'aborder ce sujet brillant. Lui, qui depuis quatorze ans était l'envoyé de la Croix, celui à qui l'on se confie et qui soutient, il ne pouvait plus aider personne, tant la douleur l'avait submergé.
Il ne négligeait pourtant pas son travail. Dès son retour, il reprit les cultes quotidiens et sa place de directeur de la Mission. Il consacra Maung Ing pasteur et catéchiste sans toutefois lui conférer encore le droit d'administrer les sacrements, et l'envoya au sud, à Tavoy, pour y fonder une église indigène. C'était le premier pasteur indigène envoyé en mission. Pour Adoniram, c'était l'étape la plus importante qu'il eût marquée depuis son arrivée en Birmanie, car il avait compris que l'évangélisation d'un pays doit, tôt ou tard, être confiée à des chrétiens indigènes. Il bénit Maung Ing, mais le regarda partir sans le moindre enthousiasme.

Il reprit sa traduction de la Bible. Et ce labeur lui parut un aride défrichage. Rien n'avait plus pour lui de valeur réelle. La petite Maria s'affaiblissait chaque jour davantage. Elle mourut dans ses bras au début d'avril. Il reposa dans son lit le petit corps inanimé, ce bébé de rêve, né de l'amour passionné d'une illusion perdue...

L'esprit, le corps et l'âme, tout en lui était en déroute : son travail de douze ans à Rangoon était anéanti. Sa santé déclinait de jour en jour. Sa femme, ses enfants, son ami avaient disparu. À trente-huit ans, il se trouvait seul, dépouillé de tout ! Lui qui, douze années plus tôt, se disait un novice de la douleur !

Quel courage trouverait-il pour recommencer sa vie ? Dieu l'avait rejeté, comme une cruche fêlée...

La première besogne de George Boardman, à son arrivée à Amherst, fut la confection d'un cercueil pour le bébé. Des coups de marteau, dans la chambre contiguë à celle qu'il n'avait pas quittée depuis une semaine, furent pour Adoniram le premier signal de son arrivée. Comme le bruit l'irritait, il se leva pour le faire cesser, mais il s'arrêta, interdit, sur le seuil - deux êtres, parmi les plus beaux qu'il eût jamais vus, étaient penchés sur leur travail. L'homme, grand et mince, le teint transparent et le regard bleu, avec une expression de douceur et de paix ; les traits, pourtant peu accentués, révélaient une extraordinaire qualité d'âme. La femme était d'une beauté sans défaut : des cheveux dorés noués à la grecque, de grands yeux d'un bleu presque violet, des narines fières qui ajoutaient à la noblesse de l'expression, des lèvres d'un dessin parfait. Elle portait une robe bleue, légère et longue, à la dernière mode. Il y avait bien longtemps, Adoniram s'était permis d'aimer les beaux vêtements féminins...
Ils s'approchèrent de lui, qui demeurait immobile dans l'encadrement de la porte :
- Je suis George Boardman, cher Monsieur Judson, et voici ma femme.
- Vous êtes les bienvenus, dit Adoniram en s'inclinant profondément. (Ses yeux se fixaient tantôt sur le marteau du jeune homme et tantôt sur le linge blanc que tenait sa femme.) - Vous n'auriez pas dû faire cela !
- C'est notre désir. Votre Mission a été partie intégrante de notre vie depuis de nombreuses années. Au moment où les journaux ont annoncé la mort de Colman, j'étudiais à l'Académie de Waterville. Je me suis dit qu'un jour je prendrais sa place et je suis allé au séminaire d'Andover afin de m'y préparer.

Le jeune homme avait prononcé ces paroles avec une simplicité émouvante, le regard plein de pitié. Sa femme souriait doucement. De sa voix basse et chantante elle reprit:
- Étant enfant, j'ai lu le récit de la mort du petit Roger. - J'ai composé un long poème sur ce sujet et l'ai dédié à sa mère. Vous ne voudriez pas nous interdire de faire ceci pour sa fille !
- Un jour, lorsque j'aurai plus de sang-froid, je saurai vous remercier. Je ne vous vois maintenant qu'à travers un nuage, comme les deux beaux acteurs d'une tragédie grecque.
Il regagna sa chambre.

John Crawfurd arriva de Rangoon à temps pour l'enterrement. Après la cérémonie, il ramena Adoniram dans sa propre maison, sous prétexte que le gouvernement avait besoin d'une expertise. Il craignait que Judson ne devint fou si on ne le distrayait pas et si on n'occupait son esprit tout de suite. Il força son ami à prendre un bon repas et l'installa dans un fauteuil. Puis il lui demanda conseil :
- Il faut que vous me trouviez la solution de ce problème : Sir Archibald Campbell a établi son quartier général à Moulmein, à vingt-cinq milles de l'embouchure de la rivière Salween, en face de Martaban. Il affirme que c'est la meilleure position militaire, bien que la rivière ne soit pas navigable et que nous soyons ici dans le port le plus sûr, et le seul climat salubre de la côte. Mais, comme nous n'avons plus aucun mouvement d'immigration, et que Moulmein compte déjà plus de 20.000 habitants, il s'obstine dans son idée. Voici donc ma question : John Crawfurd et Adoniram Judson vont-ils ensemble adresser une protestation au gouvernement contre l'absurdité de l'action du Général Campbell ? Quelle vieille bourrique !

Adoniram fit un grand effort pour fixer sa pensée sur ce problème qui, certainement, affecterait aussi l'avenir de la Mission. Il parvint à y porter plus d'attention qu'il ne s'en serait cru capable, parce qu'il fallait ici faire appel à sa raison et non pas à son coeur.
- En avez-vous parlé directement à Sir Archibald ? - Certes non. Cet homme est d'une incroyable présomption. Si je vais le trouver, il interprétera ma démarche comme la reconnaissance de sa supériorité.

John ajusta son monocle et regarda son ami en face.
- Qu'importe, même s'il le croit tout d'abord! L'important portant, c'est de lui prouver qu'il a tort, quels que soient vos sentiments personnels. Vous êtes d'une intransigeance par trop britannique dans ces questions de forme. Prenez garde, mon ami, c'est une chose qui augmente avec l'âge. Vous rappelez-vous combien je me suis moqué de votre attitude à Ava, à propos des saluts ? Je saluerais bien la lune ou une maison à esprits, si cela pouvait servir ma cause. Est-on certain que les Anglais garderont Tenasserim et Arakan ?
- Oui. Le gouvernement birman s'est si mal conduit depuis la guerre, il a si souvent violé les articles du traité de paix que nous ne pouvons tenir aucun compte des anciennes provinces. D'ailleurs, les difficultés pour les transformer en royaumes indépendants ou pour les remettre aux puissances voisines semblent insurmontables. Nous serons obligés de les garder bien que nous ne les désirions nullement. Heureusement qu'elles sont favorisées du meilleur climat de toutes les Indes.
- Je suis très heureux des motifs qui vous retiennent ici, cher Crawfurd, quels qu'ils soient !
- Mais savez-vous que je me pose aussi cette question : dois-je rester ici ? Vous pouvez m'aider à la résoudre si vous allez voir le général et lui dites la vérité en face. Mieux que n'importe qui, aux Indes, vous êtes capable de vous faire écouter par lui.

Adoniram laissait errer son regard sur la baie du Bengale. Un bateau aux ailes blanches cinglait vers l'Est, vers l'Amérique. Une vague de nostalgie l'envahit : ses parents, sa soeur, son frère, demeuraient toujours à Plymouth. À trente-huit ans il pourrait y recommencer sa vie. Une Église blanche où, le dimanche, les cloches sonneraient à toute volée...

Crawfurd se faisait plus pressant
- Vous ne désirez pourtant pas qu'Amherst soit abandonnée ?
- Ma femme a trouvé ici son repos. Elle parlait de son bon port... Oui, Crawfurd, j'irai voir Sir Archibald Campbell.
- Cher ami ! Un bateau sera prêt dès demain pour vous emmener, à l'heure qui vous conviendra.

Adoniram sourit de cette hâte :
- Très bien. À sept heures, demain matin.
- Et maintenant, reprit Crawfurd, plein d'entrain pour distraire son ami, je vais vous lire la première partie de mon rapport sur votre ambassade à Ava.

Deux heures plus tard, Adoniram regagnait sa maison au clair de lune, renouvelé, et satisfait à l'idée de son expédition prochaine.
Il atteignit Moulmein après vingt-quatre heures de voyage et fut étonné de son développement. Ce qui n'était, un an auparavant, qu'un petit village, était devenu une vraie ville bordant les deux rives de la rivière Salween, sur une longueur de plus de deux milles. L'étroite colline à l'arrière de la ville était parsemée de nouvelles pagodes ; et une large route la gravissait jusqu'au sommet. Adoniram suivit la rue principale dans la direction de la caserne. Il traversa un bazar trois fois plus grand que celui de Rangoon, où fourmillaient des Shans, des Chinois, des Bengalis et des Birmans. La rapidité de cette extension eût surpris, même en Amérique !

La maison de Sir Archibald était de style indigène, mais aménagée à l'européenne. Grande et confortable, elle parut luxueuse au missionnaire. Lorsqu'il arriva, Lady Campbell et son mari prenaient leur petit déjeuner : l'accueil qu'on lui réserva et ce repas confortable thé, toasts et marmelade, lui furent agréables.
Le général et sa femme ne cachaient pas le plaisir que leur causait cette visite inattendue.
- J'espère bien, Monsieur, que vous venez ici avec l'intention de découvrir un terrain pour y établir votre Mission. Faites votre choix. Je vous suggère d'examiner quelques parcelles du côté de l'ancienne pagode.
- Mais je suis venu pour vous ramener à Amherst, Général, dit Adoniram en riant.
- Vous faites bien d'en rire. Avez-vous vu notre nouveau chantier de construction de bateaux? Cinq mille tonnes pour le moment ! Et il y en aura encore. Et des carènes en teck, je vous prie de croire ! Je pourrais montrer bien des choses à Crawfurd. Rien à payer pour le tonnage, pas de droits de douane sur les marchandises, des pilotes à très bon compte !
- Mais votre port est mauvais, Sir Archibald, et vous êtes à proximité immédiate de ce paradis birman des voleurs!

Pourtant, Adoniram parlait sans conviction. De toute évidence, Moulmein était déjà la plus grande ville du Tenasserim, quoi qu'en pût penser le gouvernement.

- Ne dites pas de bêtises, cher Judson. - Le général accepta une quatrième tasse de thé. - Les Birmans vont se précipiter là où ils se sentiront protégés par l'autorité, militaire. Et je suis ici, avec ma garnison, au meilleur point stratégique de toute la nouvelle province. Croyez-moi, Crawfurd sera bien obligé de le reconnaître.
- J'ai l'impression que Monsieur Judson comprend déjà votre point de vue, dit Lady Campbell, non sans malice. Sinon, il faut qu'il reste ici quelques jours pour se convaincre.

Adoniram était charmé par ce visage intelligent. Bien que les boucles brunes fussent parsemées de cheveux gris, leur éclat lui rappela étrangement Anne.
- Je dois rentrer demain, chère Lady Campbell. Aurez-vous le temps de me conquérir à vos idées ?
- C'est ce que nous verrons bien. Mon cher, - elle se tourna vers son mari, - il faut que vous emmeniez Judson pour le lunch, au mess des officiers, et, ce soir, nous aurons quelques amis pour le dîner.

Sir Archibald acquiesça de la tête.
- Et je vais vous montrer moi-même ce terrain dont je vous parlais près de la pagode, ainsi qu'un autre, au bord de la rivière.

Pour la première fois depuis six mois, Adoniram s'évadait des brumes de sa douleur. Il aimait ces Anglais. C'était un plaisir de discuter de l'avenir de la Birmanie, du Bengale, du Siam, avec des gens compétents ; de faire partager sa connaissance de l'histoire, de la littérature du pays, et de montrer que ce peuple conquis si facilement n'était certes pas sauvage, mais simplement païen. Après les heures cruelles d'Ava, il s'amusait à faire figure de défenseur d'une race qui avait inventé la Main-qui-Tue.

Avant même de quitter Moulmein, il avait pris la décision d'envoyer les Boardman pour y fonder une station des Missions baptistes. George ne pourrait pas prêcher avant deux ans devant un auditoire indigène, mais les traductions du Nouveau Testament et des brochures imprimées suffiraient pour le début.

Pendant le voyage de retour, alors qu'étendu dans son petit bateau il se laissait emporter par la marée descendante, Adoniram examinait, d'un autre point de vue, tout ce qui avait été dit à la table des Campbell. Puisque le commerce en Chine et dans le Siam était si prospère, pourquoi la Mission ne le serait-elle pas ? Pourquoi limiter les efforts à la Birmanie seulement ? Son imagination s'enflammait. Il composa dans son esprit la lettre qu'il enverrait à la Société, des Missions Étrangères. De nouvelles forces arriveraient à Moulmein, futur centre d'évangélisation dans le monde païen. Oui, Moulmein, pleine de sève et de vie, et non pas la stagnante Amherst. Pauvre John Crawfurd, il sentirait que son ami l'avait abandonné !

Celui-ci fut en effet cruellement déçu. Il considérait le missionnaire comme un véritable transfuge.
- Le général vous a séduit, je ne l'aurais pas cru possible !

Adoniram regardait les huttes désertées, autour du bazar endormi que Crawfurd avait fait construire avec tant de soin l'année précédente.
- Le général n'a pas eu besoin d'exercer la moindre pression sur moi, cher ami. Dès mon arrivée, j'ai compris ou était mon devoir. C'est un vaste champ de Mission. Pourquoi chercherais-je à détruire cette ville ? Pourquoi ne pas étendre sur elle la Mission d'Amherst ?
- Vous n'avez même pu essayé d'influencer Sir Archibald ?

Adoniram secoua la tête.
- Mon immense affection pour vous ne m'a pas empêché de constater que la montagne est bien venue à Mahomet! Le roi a voulu repousser, la Croix hors de Birmanie. Le pays est demeuré muet à vos appels, mais avec Sir Archibald, il est venu à la Croix. Pourquoi ne pas accepter l'inévitable et prendre vos quartiers à Moulmein ?

Crawfurd ajusta son monocle avec un geste brusque :
- Vous ne comprenez pas. J'ai aussi un devoir. Pas envers Sir Archibald Campbell ou le gouverneur général des Indes, mais envers l'Angleterre. Les nouvelles provinces ne devraient pas être soumises par la force des armes. C'est l'erreur américaine qui nous a enseigné cela. Si je quitte Amherst pour Moulmein, l'occupation de cette côte ne sera plus civile, mais bien militaire. Les Birmans doivent administrer eux-mêmes ce pays, et ce ne sont pas les soldats qui le leur apprendront ! Nous n'avons pas le droit de supprimer une race... Et Amherst... Voyez le port que Dieu y a créé, Judson, et respirez à fond cet air - le seul sur les trois côtes qui soit supportable pour les Européens. Vous rappelez-vous la citation des Écritures que vous avez rappelée quand nous fondions la ville ? Je ne l'oublierai jamais. « Les richesses de la mer se dirigeront vers toi... On n'entendra plus parler de violence dans ton pays, de ravage, ni de ruine dans tes frontières. » - Et maintenant tout cela est fini, fini. La jungle a déjà repris la moitié de la ville.

Adoniram fut très frappé par la grande émotion de son ami. Il devinait en lui un idéal qu'il ne comprenait pas, la notion d'une destinée qui ne l'avait jamais tenté. Mais il, ne pouvait supporter la souffrance de Crawfurd.
- S'il en est ainsi, ne vous rendez pas. Allez à Moulmein, luttez pour votre idée. Après tout, un pareil combat c'est vraiment la vie. Remettez les militaires à leur place.

Crawfurd laissa tomber son monocle.
- Personne au monde n'a jamais gagné une telle victoire. C'est impossible.

Se levant, il s'éloigna le long du chemin qui conduisait à sa maison. Adoniram rentra lentement à la Mission.
L'enthousiasme qui l'avait soutenu la nuit précédente, s'était évanoui depuis sa discussion avec Crawfurd. Il perdrait aussi cet ami...

Fidée bondit à sa rencontre. Il s'assit près de la tombe d'Anne. Prenant le petit chien dans ses bras, il embrassa sa tête luisante, le remit sur ses pattes, et entra dans la Mission. Sarah Boardman l'accueillit à la porte, un enfant de quelques mois sur les bras.
- Nous avons aperçu le bateau et nous venions à votre rencontre. Moulmein ! Est-ce vraiment une grande et belle ville ? Venez nous raconter votre voyage. Vous ne pouvez savoir combien la Mission semble vide en votre absence.

Elle n'avait que vingt-trois ans. Elle paraissait plus mûre qu'Anne au même âge, quoique sa fraîcheur évoquât bien des souvenirs dans le coeur d'Adoniram. Son accueil le réconforta. Il prit le bébé sur un bras et lui offrit l'autre. Ils marchèrent jusqu'à la véranda où on les attendait.

L'idée d'une nouvelle station missionnaire fut accueillie avec enthousiasme. Seul Jonathan Wade paraissait redouter ce projet d'un point de vue financier. Mais Adoniram avait tout calculé :
- J'ai reçu 3.000 dollars pour les services rendus aux Anglais. Lanciego a vendu pour 1.000 dollars la boîte à bétel, incrustée de rubis, que le prince Meng-myat-bo m'a donnée. J'enverrai les 4.000 dollars à l'agent des Missions Baptistes à Calcutta. Je crois que l'on nous autorisera à prendre sur cette somme de quoi construire un zayat et une maison à Moulmein.
- Comme j'aimerais avoir quelque chose à donner s'écria Sarah ardemment.
- Le don que vous faites est sans prix : celui de votre jeunesse.
- C'est bien vrai, appuya Deborah Wade. Je suis souvent toute triste en pensant à votre beauté.

Son visage pâle et doux portait les traces d'usure de quatre années d'Orient.
- Ne parlez pas comme une vieille grand'mère, Madame Wade, grogna Adoniram. À côté de moi, vous êtes tous des enfants.
- Personne ne pourra jamais donner autant que vous, murmura Sarah.
- Chaque coup qui me frappe me prouve davantage mon insuffisance, dit Adoniram d'un ton farouche.

Il se passa la main dans les cheveux et entreprit de raconter ses nouveaux projets, que tous accueillirent chaleureusement. Le soir même, ils écrivaient en Amérique pour demander un nouveau contingent de cinq missionnaires pour la Birmanie et cinq pour le grand monde païen de l'Est. Adoniram ajouta un post-scriptum : « Le Siam constitue un magnifique champ de Mission. La capitale, Bangkok, est un beau port à vingt milles seulement de la mer. Elle est en constants rapports avec Singapour, à l'extrémité de la péninsule malaise et siamoise. Un missionnaire américain serait bien moins suspect en Chine qu'un Anglais. Les Chinois connaissent parfaitement la différence entre les deux peuples, puisqu'ils sont en rapports commerciaux directs avec l'Amérique. »

La semaine suivante, Adoniram, les Boardman, et leur bébé, Sarah, s'installèrent à Moulmein. Ils logèrent d'abord dans la partie de la caserne réservée aux officiers mariés en attendant de trouver une maison. Sir Archibald leur fit le meilleur accueil. Ils n'hésitèrent pas à accepter le terrain qu'il leur offrait, à trois-quarts de mille des cantonnements, avec une vue superbe sur la rivière et sur la montagne de l'île de Bilu. On découvrit un entrepreneur, dont le « jour de chance » correspondait heureusement avec celui des livraisons de bois de teck et de bambou. George Boardman restait sur place pour surveiller les travaux.

Adoniram désirait retourner à Amherst. Malgré sa foi ardente en la vie future, il ne pouvait détacher son esprit de la pensée qu'Anne reposait là-bas...
En arrivant, il trouva une lettre qui l'attendait. Elle était de Crawfurd qui avait été appelé au Bengale et qu'il ne devait jamais revoir, bien que leur correspondance se poursuivît leur vie durant.


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