SPLENDEUR DE DIEU
XXX
LE DÉSIR DOIT MOURIR
La saison des pluies commençait, et
Maung Shway-Ba retint à la Mission plusieurs
Birmans qui allaient partir pour Moulmein. C'est
pourquoi, en arrivant au zayat pour le culte du
matin, Adoniram trouva réunis une
demi-douzaine d'hommes et de femmes. Il reprit tout
de suite son travail d'instruction religieuse.
Aucun de ses élèves ne montrait
autant d'intelligent intérêt que jadis
Maung Shway-gnong. Tout au moins l'idée
d'expiation des péchés suscitait-elle
ici moins de révolte, qu'autrefois à
Rangoon. Chaque jour, après la
matinée au Zayat, Adoniram allait
s'agenouiller sur la tombe de sa femme où il
se recueillait longuement, avec Fidée
frémissant à ses
côtés.
Il perdait alors la notion du temps.
Mme Wade hésitait beaucoup avant de venir le
déranger dans sa douleur pour l'appeler
à dîner. Pendant le repas, il
conversait agréablement; mais, dès
qu'il avait terminé, il retournait sous
l'arbre. Jonathan Wade finit par trouver le courage
de lui donner une salutaire secousse. Il n'avait
pas l'intention d'être brutal, mais sa
gêne le trahit. Un soir qu'il avait
longuement attendu avec sa femme Adoniram qui
s'attardait sur la tombe, il se leva brusquement,
hors de lui :
- Je vais lui parler. Il le faut,
sinon nous finirons par le perdre.
Ses yeux bleus, si doux d'ordinaire,
brillaient d'exaspération
et de crainte. Il alluma une lanterne et sortit en
hâte. Assis près de la tombe, le chien
endormi sur sa poitrine, Adoniram murmurait :
« Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes... »
- Frère Judson, si vous
traduisiez le Cantique des Cantiques plutôt
que de le réciter à des oreilles
sourdes, vous feriez votre devoir au lieu de
blasphémer comme un païen !
Adoniram le regarda sans comprendre.
Il n'avait jamais entendu Wade, cet homme
silencieux, élever la voix. Il n'apercevait
que vaguement ce visage que l'angoisse devait
contracter.
- Mais, Frère
Wade...
- Vous agissez comme si vous
étiez le premier homme qui perd sa femme.
Nous savons tous ce qu'est pour vous cette perte,
et pour la Mission aussi. Mais, vous conduisez-vous
en homme ? Et nous montrez-vous la confiance, que
nous serions en droit d'attendre de notre chef
bien-aimé, en la justice des actes de Dieu
?
Adoniram se leva et dit, d'une voix
assourdie par la colère :
- Mesurez-vous la portée de
vos paroles, Wade ?
- Que Dieu me pardonne; oui, je le
sais. Vous devez être ramené au sens
commun... Nous attendons vos ordres, tandis que
vous vous traînez, écrasé par
le châtiment de Dieu. - Sa voix se brisa. -
Elle n'est pas ici, cher Frère Judson, elle
est avec Lui.
- Vous le croyez vraiment, Jonathan
? demanda Adoniram avec la simplicité d'un
enfant.
Sa colère était
tombée. Il s'approcha de Wade, posa sa main
sur la forte épaule et y appuya le front
:
- Je sais qu'elle est avec Dieu. Si
je puis trouver Dieu, je retrouverai
Anne.
- Il faut laisser tout cela. - Wade
prit la main brûlante d'Adoniram dans la
sienne. - Il le faut. Si c'est impossible à
Amherst, partez pour Moulmein. Je continuerai ici.
On a davantage besoin de vous là-bas que
dans notre jungle triste.
Il ramena son compagnon vers la
maison, à travers les bosquets de
bambous.
Adoniram se sentait
profondément mortifié. Il savait
qu'il avait mérité
cette secousse. Mais comment en était-il
arrivé là ?
- Je suis plein de honte et de
regret, Wade. Tâchez de me
pardonner.
- Ce n'est pas à moi de le
faire. Nous savons bien que vous souffrez
atrocement de la perte de cet ange : Madame Judson.
Mais notre amour pour vous nous a ordonné de
renoncer, quoiqu'il nous en coûte, à
toute réserve, et d'intervenir.
Soumettez-vous et revenez-nous. Et votre traduction
? Où en est-elle ?
- Je laisserai le Cantique des
Cantiques. Il me faut m'attaquer maintenant aux
Psaumes.
- Mettez-vous tout de suite à
l'ouvrage. Mais pas ici, à
Moulmein.
Wade n'ajouta pas qu'il savait bien
que toute concentration était impossible au
missionnaire si près de la tombe de sa
femme.
Ils gravissaient les marches de la
véranda. Deborah, le visage très
pâle, parut à la porte de sa chambre.
Adoniram la rejoignit et lui tendit les mains
:
- Je suis rempli de confusion et de
regret, chère Madame Wade.
Comme elle semblait toute
embarrassée, il reprit de sa voix
d'autrefois :
- Et j'ai terriblement faim. Ne
pourrions-nous prendre quelque chose ?
Dès lors, et durant bien des mois, ses
amis ne perçurent plus, chez le
missionnaire, le moindre signe de sa
détresse.
La station de Moulmein fut
bientôt construite. En août, Adoniram
quitta Amherst pour rejoindre les
Boardman.
Il commença tout de suite
à prêcher, de la même
manière qu'à Rangoon. Le Zayat ne
donnait pas sur le chemin d'une pagode, mais sur
une route très fréquentée qui
reliait le marché de Moulmein à un
village indigène. Des femmes et des hommes
passaient, paniers d'objets de laque fines
sculptures d'ivoire.
Un vieillard, qui vendait des petits
Bouddhas en marbre, osait souvent son
étalage de figurines sur les marches du
zayat et écoutait, la bouche ouverte, des
heures durant. Des soldats anglais en permission,
leurs tuniques rouges ouvertes, interrompaient
leurs rires et venaient prier, tête
nue.
De l'autre côté de la
route, les indigènes oisifs observaient avec
respect le missionnaire, à travers les
rideaux de pluie : il était sous la
protection du drapeau qui flottait sur la
caserne...
Au delà des huttes, à
l'est, d'épais buissons de bambous montaient
à l'assaut des pentes boisées
jusqu'à l'horizon aux sommets confondus avec
le ciel. Tout était paisible. Adoniram
n'osait pourtant pas se laisser aller a la
détente de ce cadre. Il craignait que sa
paix précaire fût de nouveau
bouleversée par le souvenir de ces trois
dernières années. Il
s'évertuait à se protéger
contre propre angoisse. Il avait découvert
qu'il pouvait éloigner le flux des souvenirs
s'il absorbait son esprit dans les choses
présentes. Il se jeta à corps perdu
dans son nouveau travail.
Ses heures de loisir étaient
consacrées à Sir Archibald et Lady
Campbell et à d'autres Anglais de Moulmein
qui se réjouissaient de cette nouvelle
acquisition. L'un des traits
caractéristiques de son caractère au
temps de sa jeunesse, c'était la
sociabilité. Mais les Birmans ne lui avaient
guère donné l'occasion de cultiver
cette disposition jusqu'à l'époque de
l'ambassade à Ava. Maintenant, ces nouveaux
contacts intellectuels et humains lui
étaient une aide
précieuse.
Extérieurement, il semblait
rendu à la vie normale. Son expression
accablée avait disparu et les traces
qu'avaient laissées sur son visage les
événements d'Ava et d'Amherst
n'avaient fait qu'en embellir l'expression. Ses
cheveux n'avaient pas perdu leur teinte sombre; les
accès de fièvre devenaient de moins
en moins fréquents. Il avait retrouvé
toute la noblesse de sa stature. Rien
d'étonnant qu'Anglais et Birmans fussent
sous le charme de sa
personnalité.
George et Sarah Boardman lui
vouaient une admiration fervente qui ne le laissait
pas insensible. George ne put
jamais se débarrasser de sa timidité
devant celui qui avait inspiré sa vocation;
il ne laissait deviner ses sentiments que par une
stricte obéissance à ses moindres
voeux.
Sarah voulait reprendre toutes les
formes d'activité d'Anne et lorsque le
missionnaire lui dit que sa femme avait
travaillé le siamois et le karen, elle
entreprit aussitôt l'étude de ces
langues.
Adoniram suivait ses progrès
avec intérêt. Elle se montrait une
excellente élève, très
douée pour la prononciation. Bien avant que
son mari put s'exprimer en birman, elle
écrivait déjà de courts
sermons en dialecte pâli, qu'elle utilisait
avec une rare intelligence pour instruction des
femmes indigènes. Elle n'avait pas le sens
pratique d'Anne, mais un esprit largement ouvert
à tout. Son enthousiasme devant la vie
rappelait celui du jeune Colman.
En novembre, les Wade
arrivèrent d'Amherst. La ville était
presque complètement abandonnée
maintenant, et Adoniram envoya Maung Ing pour
officier auprès des deux familles de
convertis qui y demeuraient encore.
Ils construisirent un second zayat
dans un quartier populeux de Moulmein. Les Wade y
installèrent une école de filles.
Dans un troisième zayat, Maung Shway-Ba fut
chargé de lire l'Évangile à
haute voix. Il n'y avait pas encore de nouveaux
baptêmes, mais Adoniram pouvait
néanmoins considérer avec
satisfaction son travail de l'année
écoulée.
Au Nouvel-An, il décida que
les Boardman iraient fonder une station sur la
côte sud, à Tavoy, où Maung Ing
avait déjà quelque peu
travaillé. La séparation était
cruelle, mais Adoniram savait qu'une Mission trop
fortement centralisée ne hâterait pas
les progrès de l'Évangile. Au
printemps 1829, les deux jeunes missionnaires et
leur petite fille aux yeux bleus partirent pour
l'inconnu. Le lendemain, dans la soirée,
Adoniram prolongea sa promenade, car il redoutait
cette solitude nouvelle. Il s'arrêta
longuement au sommet de la colline, près de
la pagode d'Uzima, en contemplation devant le
paysage admirable : la belle silhouette de
Moulmein, où se
joignaient trois rivières parsemées
d'îlots boisés, la grande montagne de
l'île de Bilu, au nord-est les innombrables
pagodes de Martaban.
Depuis des mois, son esprit avait
été nourri par son travail et par ses
relations amicales. Pas une fois, il ne
s'était permis de spéculation
philosophique, mais la beauté de ce
spectacle fit chavirer sa résolution. Il
dit, à haute voix : « Que tout ce qui
est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui
est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est
aimable, tout ce qui mérite l'approbation,
ce qui est vertueux et digne de louange, soit
l'objet de vos pensées. Et le Dieu de paix
sera avec vous ». Il passa la main sur son
front comme pour chasser une ombre, et se plongea
dans une méditation profonde. Près de
lui, une grande statue couchée de Bouddha
mourant respirait une paix admirable.
- 0 Béni, tu as ta
beauté, prononça-t-il en pâli,
mais elle reste terrestre, elle n'a rien de
céleste.
- Maître, le ciel
n'intéresse pas le Seigneur
Bouddha.
Il se retourna : c'était le
gaing-ôk dans sa robe jaune, avec son vieux
visage ridé coloré par le couchant.
Le missionnaire s'avança, les mains tendues
:
- Ami de mon ami,
s'écria-t-il, savez-vous que Maung
Shway-gnong est mort ?
Le reste dut paraître
étrange au Birman. Il lança un regard
perçant à Adoniram, laissa tomber son
rosaire sur son poignet, et prit avec force la main
tendue, comme s'il maintenait le missionnaire
à la surface des eaux.
- Oui, je le sais. Espérons,
homme de Jésus-Christ, qu'il a trouvé
la paix.
- « La paix de Dieu qui
surpasse toute intelligence. » - Sa voix se
brisa. Il se retenait aveuglément aux mains
du gaing-ôk, tandis qu'il sentait
s'écrouler ce monde de mots qu'il avait
construit autour de lui depuis une année.
Toutes les angoisses latentes surgissaient à
nouveau. Les paroles du moine lui parvenaient comme
assourdies par un violent ouragan.
- Si vous ne voulez pas devenir fou,
déchargez maintenant votre âme du
poids qui l'accable. Laissez-moi
vous sauver aujourd'hui, comme vous m'avez
sauvé naguère. Dites-moi tout,
ô mon ami.
Ils s'assirent dans le sable, au
pied du Bouddha. Adoniram, accroché à
cette forte main, soulagea son coeur. Il parla
d'Anne à cet homme qui avait volontairement
banni tout amour humain de sa vie pour mieux gagner
le nigban.
Le crépuscule tombait quand
il termina son récit. Les chauves-souris
traçaient leurs orbes autour de l'image du
Prince Gautama.
Le vieillard reprit avec
douceur:
- 0 homme qui avez aimé une
femme d'un amour bien rare, - et c'était une
noble femme, Maung Shway-gnong me l'a dit - vous
rappelez-vous les paroles du Béni lorsqu'il
est devenu le Bouddha ?
- Répétez-les moi,
murmura Adoniram épuisé.
- « À la recherche de
celui qui a édifié le tabernacle de
mon corps, j'ai passé par de nombreuses
naissances. Et cette répétition est
amère. Mais maintenant, Auteur de ce
Tabernacle, tu as été
découvert, et tu ne le referas plus. toutes
mes poutres sont brisées, mon toît
s'est écroulé, mon esprit approchant
du nigban est parvenu à la mort de tout
désir. »
- Veut-il signifier qu'il a vu Dieu
? interrogea Adoniram.
- Pour lui, Dieu n'existe pas.
J'ignore à qui il s'adresse, mais je sais
avec certitude qu'il a trouvé la paix dans
l'extinction du désir. Maître, nos
joies terrestres nous sont retirées l'une
après l'autre. Si vous connaissiez ma
certitude, vous pourriez écarter tout ce qui
vous empêche de communier avec la
Vérité.
Le missionnaire songeait à la
recommandation incessante de Madame Guyon : «
Ce n'est que par une mort totale à
nous-mêmes que nous pouvons nous perdre en
Dieu ». Qu'avait-il fait depuis son
arrivée à Moulmein, sinon se nourrir
de lui-même ? La mort d'Anne ne devait-elle
avoir que cette conséquence ? C'était
impossible. Dieu ne voulait-Il pas justement
ramener à Lui son serviteur, en le sevrant
de toutes les joies terrestres ? Il inclina la
tête :
- Pardonne-moi, mon Dieu, je n'avais
pas compris. Cet homme dont la
foi est fausse me l'a montré. - Puis il
ajouta, en birman : « Car j'ai l'assurance que
ni la mort ni la vie, ni les anges ni les
dominations, ni les choses présentes ni les
choses à venir, ni les puissances, ni la
hauteur ni la profondeur, ni aucune autre
créature ne pourra nous séparer de
l'amour de Dieu manifesté en
Jésus-Christ notre Seigneur ».
Dès maintenant, je vais Le
chercher.
- Quelles belles paroles !
s'écria le gaing-ôk.
- C'est un homme de grande foi qui
les a prononcées. Vous m'avez rendu un
service inappréciable ce soir, mon ami. Vous
me tirez d'une prison au moins aussi affreuse que
la Main qui Tue.
- J'en suis heureux, dit le
vieillard en se relevant. Nous avons dû
vraisemblablement traverser côte à
côte de nombreux dangers dans nos vies
passées. Je vis maintenant dans un
monastère, au delà de la grande
pagode de Moulmein. Si vous avez besoin de moi,
vous saurez où me trouver.
Adoniram vit s'effacer dans la nuit
la robe jaune du gaing-ôk. Il demeura
étendu longtemps, trop épuisé
pour bouger. Son angoisse avait disparu. À
sa place, un programme de vie nouveau
s'élaborait calmement. Il eût
aimé passer la nuit entière sur la
colline, sous les étoiles. Mais il songea
aux inquiétudes des Wade et se mit à
descendre la nouvelle route construite par Sir
Archibald.
Le lendemain matin, après le
déjeuner, il alla trouver le
général Campbell. Celui-ci fumait un
cigare et admirait les plates-bandes de lys et
d'héliotropes qui prospéraient sous
la surveillance éclairée de Lady
Campbell. Adoniram, mince et haut dans son costume
de toile blanche, contrastait avec le militaire
corpulent, en grande tenue pour l'arrivée
d'un haut dignitaire du Bengale. Sir Archibald
l'accueillit jovialement, avec
affection.
- Vous viendrez chez nous ce soir
pour rencontrer le Gouverneur
Général. Vous n'oublierez pas,
n'est-ce pas, cher Monsieur Judson ?
- Je n'oublierai certainement pas.
Mais excusez-moi de mon impolitesse, Lady Campbell,
je ne viendrai pas.
- Qu'est-ce qui se passe, Judson?
demanda le général.
- Je ne crois pas que vous puissiez
le comprendre. Mais c'est pourtant une
nécessité. Voyez-vous, toute vie
mondaine m'empêche de me consacrer autant que
je le voudrais à mes devoirs de
chrétien. Je viens vous faire une visite
d'adieux. Je renonce désormais à tout
ce qui n'a pas trait à la Mission ou aux
problèmes religieux.
- Mais voyons, Judson, enfermez-vous
alors dans un monastère et n'en sortez plus
!
- Ce n'est pas de
l'ascétisme. Vous avez été si
accueillants et hospitaliers pour moi que je devais
vous annoncer à vous les premiers ma
décision. Je ne prendrai plus aucun repas
hors de la Mission, sinon là où mon
travail m'appellera.
Les deux Anglais le regardaient,
stupéfaits. Lady Campbell, vêtue d'une
robe de mousseline blanche très
ouvragée, ouvrit une ombrelle rose et dit
lentement, avec un accent de regret et de
contrariété :
- Vous devenez fanatique, je le
déplore.
Elle s'éloigna entre les
plates-bandes qui s'épanouissaient sous le
soleil printanier.
Sir Archibald posa une main sur
l'épaule du missionnaire :
- Je crois, Judson, que vous feriez
mieux de voir le docteur Richardson. Laissez-moi
vous conduire chez lui tout de suite.
- Vous croyez que mes
épreuves ont rompu mon équilibre, dit
Adoniram avec un petit rire glacial. Il me faut
donc entrer dans de longues explications que je
voulais éviter. Sir Archibald, la vraie
religion n'est pas seulement l'attachement absolu
à telle forme de culte et de prière,
pas plus qu'elle ne consiste à vivre
honorablement et sans péché. La vraie
religion réside dans la communion de
l'âme avec le Tout-Puissant. Et cela, votre
manière de vivre ne permet pas de le
réaliser.
Le général secoua la
tête :
- Voilà qui dépasse
l'esprit d'un soldat, mon ami. Je vais à
l'Église comme j'ai appris à le faire
quand j'étais petit garçon, et j'y
nourris mes appétits spirituels.
Il hésita, puis il plongea
intensément le regard de ses
yeux bleus dans ceux d'Adoniram.
Il se connaissait en hommes, il connaissait aussi
son ami.
- Trouvez la paix où vous
pourrez, Judson. Depuis longtemps, je redoute pour
vous cette dépression. Allez votre chemin, -
tout seul, - sous cette unique réserve que
je viendrai vous voir lorsque j'en
éprouverai l'envie et le besoin. Et ce sera
assez fréquent.
Il lui donna une forte
poignée de main, lui tapa sur
l'épaule, et, comme on lui amenait son
cheval, le quitta avec un certain
soulagement...
Adoniram se sentait comme un enfant
dont la confession eût fait sourire et dont
les résolutions n'auraient pas
été prises au sérieux. Il
imaginait l'ironie avec laquelle la
société de Moulmein accueillerait la
nouvelle de son renoncement.
- Qu'importe après tout, se
dit-il avec colère, en ouvrant brusquement
le portail qui ouvrait sur la nouvelle avenue
plantée de palmiers et d'acacias.
Y avait-il au monde quelque chose de
plus essentiel pour lui que sa stricte
obéissance aux ordres de Dieu en Birmanie ?
Que cette tâche eût des prolongements
insoupçonnés, bien au delà de
l'idée conventionnelle de l'oeuvre
missionnaire, il ne pouvait espérer le faire
comprendre à ses amis
britanniques
Il rentra à la Mission les
lèvres serrées et écrivit au
secrétaire des Missions Baptistes pour lui
annoncer le versement d'une somme de 6.000 dollars,
produit de ses gains et de cadeaux avec les
intérêts qui s'étaient
accumulés durant de nombreuses
années. Il ne parla pas de cette lettre aux
Wade, mais leur fit une suggestion : puisque
c'était pour des raisons d'argent que les
Baptistes américains ne pouvaient
intensifier leur effort missionnaire, pourquoi les
missionnaires eux-mêmes ne montreraient-ils
pas les premiers leur sens du devoir ?
- Cher frère et chère
soeur, tâchons de simplifier notre
manière de vivre de telle façon que
nous puissions chacun renoncer au vingtième
de ce que nous recevons chaque année de la
Société des Missions
Les jeunes missionnaires le
regardèrent gravement, puis firent des yeux
le tour de la chambre presque complètement
vide de meubles. Leurs habits étaient
très usés. Mais
ils ne montrèrent pas que la demande
d'Adoniram leur imposait un lourd
sacrifice.
- Si vous écrivez la lettre,
je la signerai, affirma Wade. Peut-être
feriez-vous bien de faire la même proposition
aux Boardman.
Adoniram acquiesça de la
tête.
- Madame Wade, je ne prendrai cette
semaine qu'un seul repas par jour.
N'en faites rien, Monsieur Judson,
vous serez incapable de travailler.
- Au contraire, j'éclaircirai
mon esprit et mes pensées.
Il retourna dans son bureau pour
écrire d'autres lettres. L'une d'elles
était destinée à
l'Université de Brown, son Alma Mater. Il
refusait le titre de docteur qu'on venait de lui
conférer. Cette nomination lui avait fait
plaisir; il la rejetait maintenant comme une
survivance de son amour de la gloire. Il avait
reçu beaucoup de demandes d'Anglais et
d'Américains qui désiraient
écrire sa biographie. Il détruisit
toute sa correspondance, cette précieuse
correspondance qu'il avait gardée, y compris
le message dans lequel le
Gouverneur-Général des Indes le
remerciait des services rendus à la paix. Il
écrivit à sa soeur, en
Amérique, pour lui annoncer qu'il
abandonnait tous ses droits sur l'héritage
de leur père et pour lui demander, en
retour, de détruire toutes les lettres qu'il
avait envoyées à elle et à sa
mère. Il lui retourna aussi vingt dollars
qu'elle lui avait adressés : « Je n'ai
nul besoin d'argent, chère soeur, et je te
renvoie celui-ci à la condition expresse que
tu achètes un exemplaire de la « Vie de
Mme Guyon ». J'espère que tu le liras
avec application et que tu t'efforceras de suivre
l'exemple de cette sainte. Je n'aurai plus jamais
besoin de la moindre aide financière de ta
part ou de celle de maman. Je te remercie de ton
offre généreuse, mais je ne
désire que tes prières. Chère
soeur, je n'oublierai jamais notre enfance. Si
maman devait mourir avant toi, peut-être
pourrais-tu amasser l'argent nécessaire et
venir me rejoindre. J'aimerais tant me trouver une
fois encore avec vous dans notre chère
maison de Plymouth ! Mais ce jour ne viendra pas. -
Je crois absolument en Dieu,
mais je ne puis Le trouver. - Mon amour vous
accompagne, chère, mère et
chère soeur. Je demeure ton frère
très dévoué ».
Durant ces quinze années, il
avait fait de nombreuses traductions de la
littérature birmane, choisissant avec
goût des textes particulièrement
remarquables. Il les relut avec émotion. Ne
pourrait-il les envoyer dans son pays ? Ils y
susciteraient un intérêt plus grand
pour la Birmanie ? Il feuilletait tristement ces
pages. Une fois déjà, il s'en
souvenait, il avait eu la force de rejeter cette
tentation. Il se répéta que, comme
missionnaire, il n'avait pas le droit de se
dépenser en travaux d'intérêt
purement intellectuel. Il ne devait savoir rien
d'autre, parmi les Birmans, que Christ, le Sauveur
crucifié.
Les larmes aux yeux, il
déchira le manuscrit.
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