Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

XXX
LE DÉSIR DOIT MOURIR

 La saison des pluies commençait, et Maung Shway-Ba retint à la Mission plusieurs Birmans qui allaient partir pour Moulmein. C'est pourquoi, en arrivant au zayat pour le culte du matin, Adoniram trouva réunis une demi-douzaine d'hommes et de femmes. Il reprit tout de suite son travail d'instruction religieuse. Aucun de ses élèves ne montrait autant d'intelligent intérêt que jadis Maung Shway-gnong. Tout au moins l'idée d'expiation des péchés suscitait-elle ici moins de révolte, qu'autrefois à Rangoon. Chaque jour, après la matinée au Zayat, Adoniram allait s'agenouiller sur la tombe de sa femme où il se recueillait longuement, avec Fidée frémissant à ses côtés.

Il perdait alors la notion du temps. Mme Wade hésitait beaucoup avant de venir le déranger dans sa douleur pour l'appeler à dîner. Pendant le repas, il conversait agréablement; mais, dès qu'il avait terminé, il retournait sous l'arbre. Jonathan Wade finit par trouver le courage de lui donner une salutaire secousse. Il n'avait pas l'intention d'être brutal, mais sa gêne le trahit. Un soir qu'il avait longuement attendu avec sa femme Adoniram qui s'attardait sur la tombe, il se leva brusquement, hors de lui :
- Je vais lui parler. Il le faut, sinon nous finirons par le perdre.

Ses yeux bleus, si doux d'ordinaire, brillaient d'exaspération et de crainte. Il alluma une lanterne et sortit en hâte. Assis près de la tombe, le chien endormi sur sa poitrine, Adoniram murmurait : « Que tu es belle, mon amie, que tu es belle ! Tes yeux sont des colombes... »
- Frère Judson, si vous traduisiez le Cantique des Cantiques plutôt que de le réciter à des oreilles sourdes, vous feriez votre devoir au lieu de blasphémer comme un païen !

Adoniram le regarda sans comprendre. Il n'avait jamais entendu Wade, cet homme silencieux, élever la voix. Il n'apercevait que vaguement ce visage que l'angoisse devait contracter.
- Mais, Frère Wade...
- Vous agissez comme si vous étiez le premier homme qui perd sa femme. Nous savons tous ce qu'est pour vous cette perte, et pour la Mission aussi. Mais, vous conduisez-vous en homme ? Et nous montrez-vous la confiance, que nous serions en droit d'attendre de notre chef bien-aimé, en la justice des actes de Dieu ?

Adoniram se leva et dit, d'une voix assourdie par la colère :
- Mesurez-vous la portée de vos paroles, Wade ?
- Que Dieu me pardonne; oui, je le sais. Vous devez être ramené au sens commun... Nous attendons vos ordres, tandis que vous vous traînez, écrasé par le châtiment de Dieu. - Sa voix se brisa. - Elle n'est pas ici, cher Frère Judson, elle est avec Lui.
- Vous le croyez vraiment, Jonathan ? demanda Adoniram avec la simplicité d'un enfant.

Sa colère était tombée. Il s'approcha de Wade, posa sa main sur la forte épaule et y appuya le front :
- Je sais qu'elle est avec Dieu. Si je puis trouver Dieu, je retrouverai Anne.
- Il faut laisser tout cela. - Wade prit la main brûlante d'Adoniram dans la sienne. - Il le faut. Si c'est impossible à Amherst, partez pour Moulmein. Je continuerai ici. On a davantage besoin de vous là-bas que dans notre jungle triste.

Il ramena son compagnon vers la maison, à travers les bosquets de bambous.
Adoniram se sentait profondément mortifié. Il savait qu'il avait mérité cette secousse. Mais comment en était-il arrivé là ?
- Je suis plein de honte et de regret, Wade. Tâchez de me pardonner.
- Ce n'est pas à moi de le faire. Nous savons bien que vous souffrez atrocement de la perte de cet ange : Madame Judson. Mais notre amour pour vous nous a ordonné de renoncer, quoiqu'il nous en coûte, à toute réserve, et d'intervenir. Soumettez-vous et revenez-nous. Et votre traduction ? Où en est-elle ?
- Je laisserai le Cantique des Cantiques. Il me faut m'attaquer maintenant aux Psaumes.
- Mettez-vous tout de suite à l'ouvrage. Mais pas ici, à Moulmein.

Wade n'ajouta pas qu'il savait bien que toute concentration était impossible au missionnaire si près de la tombe de sa femme.

Ils gravissaient les marches de la véranda. Deborah, le visage très pâle, parut à la porte de sa chambre. Adoniram la rejoignit et lui tendit les mains :
- Je suis rempli de confusion et de regret, chère Madame Wade.

Comme elle semblait toute embarrassée, il reprit de sa voix d'autrefois :
- Et j'ai terriblement faim. Ne pourrions-nous prendre quelque chose ?

Dès lors, et durant bien des mois, ses amis ne perçurent plus, chez le missionnaire, le moindre signe de sa détresse.

La station de Moulmein fut bientôt construite. En août, Adoniram quitta Amherst pour rejoindre les Boardman.
Il commença tout de suite à prêcher, de la même manière qu'à Rangoon. Le Zayat ne donnait pas sur le chemin d'une pagode, mais sur une route très fréquentée qui reliait le marché de Moulmein à un village indigène. Des femmes et des hommes passaient, paniers d'objets de laque fines sculptures d'ivoire.

Un vieillard, qui vendait des petits Bouddhas en marbre, osait souvent son étalage de figurines sur les marches du zayat et écoutait, la bouche ouverte, des heures durant. Des soldats anglais en permission, leurs tuniques rouges ouvertes, interrompaient leurs rires et venaient prier, tête nue.
De l'autre côté de la route, les indigènes oisifs observaient avec respect le missionnaire, à travers les rideaux de pluie : il était sous la protection du drapeau qui flottait sur la caserne...
Au delà des huttes, à l'est, d'épais buissons de bambous montaient à l'assaut des pentes boisées jusqu'à l'horizon aux sommets confondus avec le ciel. Tout était paisible. Adoniram n'osait pourtant pas se laisser aller a la détente de ce cadre. Il craignait que sa paix précaire fût de nouveau bouleversée par le souvenir de ces trois dernières années. Il s'évertuait à se protéger contre propre angoisse. Il avait découvert qu'il pouvait éloigner le flux des souvenirs s'il absorbait son esprit dans les choses présentes. Il se jeta à corps perdu dans son nouveau travail.

Ses heures de loisir étaient consacrées à Sir Archibald et Lady Campbell et à d'autres Anglais de Moulmein qui se réjouissaient de cette nouvelle acquisition. L'un des traits caractéristiques de son caractère au temps de sa jeunesse, c'était la sociabilité. Mais les Birmans ne lui avaient guère donné l'occasion de cultiver cette disposition jusqu'à l'époque de l'ambassade à Ava. Maintenant, ces nouveaux contacts intellectuels et humains lui étaient une aide précieuse.

Extérieurement, il semblait rendu à la vie normale. Son expression accablée avait disparu et les traces qu'avaient laissées sur son visage les événements d'Ava et d'Amherst n'avaient fait qu'en embellir l'expression. Ses cheveux n'avaient pas perdu leur teinte sombre; les accès de fièvre devenaient de moins en moins fréquents. Il avait retrouvé toute la noblesse de sa stature. Rien d'étonnant qu'Anglais et Birmans fussent sous le charme de sa personnalité.

George et Sarah Boardman lui vouaient une admiration fervente qui ne le laissait pas insensible. George ne put jamais se débarrasser de sa timidité devant celui qui avait inspiré sa vocation; il ne laissait deviner ses sentiments que par une stricte obéissance à ses moindres voeux.
Sarah voulait reprendre toutes les formes d'activité d'Anne et lorsque le missionnaire lui dit que sa femme avait travaillé le siamois et le karen, elle entreprit aussitôt l'étude de ces langues.
Adoniram suivait ses progrès avec intérêt. Elle se montrait une excellente élève, très douée pour la prononciation. Bien avant que son mari put s'exprimer en birman, elle écrivait déjà de courts sermons en dialecte pâli, qu'elle utilisait avec une rare intelligence pour instruction des femmes indigènes. Elle n'avait pas le sens pratique d'Anne, mais un esprit largement ouvert à tout. Son enthousiasme devant la vie rappelait celui du jeune Colman.

En novembre, les Wade arrivèrent d'Amherst. La ville était presque complètement abandonnée maintenant, et Adoniram envoya Maung Ing pour officier auprès des deux familles de convertis qui y demeuraient encore.
Ils construisirent un second zayat dans un quartier populeux de Moulmein. Les Wade y installèrent une école de filles. Dans un troisième zayat, Maung Shway-Ba fut chargé de lire l'Évangile à haute voix. Il n'y avait pas encore de nouveaux baptêmes, mais Adoniram pouvait néanmoins considérer avec satisfaction son travail de l'année écoulée.

Au Nouvel-An, il décida que les Boardman iraient fonder une station sur la côte sud, à Tavoy, où Maung Ing avait déjà quelque peu travaillé. La séparation était cruelle, mais Adoniram savait qu'une Mission trop fortement centralisée ne hâterait pas les progrès de l'Évangile. Au printemps 1829, les deux jeunes missionnaires et leur petite fille aux yeux bleus partirent pour l'inconnu. Le lendemain, dans la soirée, Adoniram prolongea sa promenade, car il redoutait cette solitude nouvelle. Il s'arrêta longuement au sommet de la colline, près de la pagode d'Uzima, en contemplation devant le paysage admirable : la belle silhouette de Moulmein, où se joignaient trois rivières parsemées d'îlots boisés, la grande montagne de l'île de Bilu, au nord-est les innombrables pagodes de Martaban.

Depuis des mois, son esprit avait été nourri par son travail et par ses relations amicales. Pas une fois, il ne s'était permis de spéculation philosophique, mais la beauté de ce spectacle fit chavirer sa résolution. Il dit, à haute voix : « Que tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui mérite l'approbation, ce qui est vertueux et digne de louange, soit l'objet de vos pensées. Et le Dieu de paix sera avec vous ». Il passa la main sur son front comme pour chasser une ombre, et se plongea dans une méditation profonde. Près de lui, une grande statue couchée de Bouddha mourant respirait une paix admirable.
- 0 Béni, tu as ta beauté, prononça-t-il en pâli, mais elle reste terrestre, elle n'a rien de céleste.
- Maître, le ciel n'intéresse pas le Seigneur Bouddha.

Il se retourna : c'était le gaing-ôk dans sa robe jaune, avec son vieux visage ridé coloré par le couchant. Le missionnaire s'avança, les mains tendues :
- Ami de mon ami, s'écria-t-il, savez-vous que Maung Shway-gnong est mort ?

Le reste dut paraître étrange au Birman. Il lança un regard perçant à Adoniram, laissa tomber son rosaire sur son poignet, et prit avec force la main tendue, comme s'il maintenait le missionnaire à la surface des eaux.
- Oui, je le sais. Espérons, homme de Jésus-Christ, qu'il a trouvé la paix.
- « La paix de Dieu qui surpasse toute intelligence. » - Sa voix se brisa. Il se retenait aveuglément aux mains du gaing-ôk, tandis qu'il sentait s'écrouler ce monde de mots qu'il avait construit autour de lui depuis une année. Toutes les angoisses latentes surgissaient à nouveau. Les paroles du moine lui parvenaient comme assourdies par un violent ouragan.
- Si vous ne voulez pas devenir fou, déchargez maintenant votre âme du poids qui l'accable. Laissez-moi vous sauver aujourd'hui, comme vous m'avez sauvé naguère. Dites-moi tout, ô mon ami.

Ils s'assirent dans le sable, au pied du Bouddha. Adoniram, accroché à cette forte main, soulagea son coeur. Il parla d'Anne à cet homme qui avait volontairement banni tout amour humain de sa vie pour mieux gagner le nigban.
Le crépuscule tombait quand il termina son récit. Les chauves-souris traçaient leurs orbes autour de l'image du Prince Gautama.

Le vieillard reprit avec douceur:
- 0 homme qui avez aimé une femme d'un amour bien rare, - et c'était une noble femme, Maung Shway-gnong me l'a dit - vous rappelez-vous les paroles du Béni lorsqu'il est devenu le Bouddha ?
- Répétez-les moi, murmura Adoniram épuisé.
- « À la recherche de celui qui a édifié le tabernacle de mon corps, j'ai passé par de nombreuses naissances. Et cette répétition est amère. Mais maintenant, Auteur de ce Tabernacle, tu as été découvert, et tu ne le referas plus. toutes mes poutres sont brisées, mon toît s'est écroulé, mon esprit approchant du nigban est parvenu à la mort de tout désir. »
- Veut-il signifier qu'il a vu Dieu ? interrogea Adoniram.
- Pour lui, Dieu n'existe pas. J'ignore à qui il s'adresse, mais je sais avec certitude qu'il a trouvé la paix dans l'extinction du désir. Maître, nos joies terrestres nous sont retirées l'une après l'autre. Si vous connaissiez ma certitude, vous pourriez écarter tout ce qui vous empêche de communier avec la Vérité.

Le missionnaire songeait à la recommandation incessante de Madame Guyon : « Ce n'est que par une mort totale à nous-mêmes que nous pouvons nous perdre en Dieu ». Qu'avait-il fait depuis son arrivée à Moulmein, sinon se nourrir de lui-même ? La mort d'Anne ne devait-elle avoir que cette conséquence ? C'était impossible. Dieu ne voulait-Il pas justement ramener à Lui son serviteur, en le sevrant de toutes les joies terrestres ? Il inclina la tête :
- Pardonne-moi, mon Dieu, je n'avais pas compris. Cet homme dont la foi est fausse me l'a montré. - Puis il ajouta, en birman : « Car j'ai l'assurance que ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni les choses présentes ni les choses à venir, ni les puissances, ni la hauteur ni la profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ notre Seigneur ». Dès maintenant, je vais Le chercher.
- Quelles belles paroles ! s'écria le gaing-ôk.
- C'est un homme de grande foi qui les a prononcées. Vous m'avez rendu un service inappréciable ce soir, mon ami. Vous me tirez d'une prison au moins aussi affreuse que la Main qui Tue.
- J'en suis heureux, dit le vieillard en se relevant. Nous avons dû vraisemblablement traverser côte à côte de nombreux dangers dans nos vies passées. Je vis maintenant dans un monastère, au delà de la grande pagode de Moulmein. Si vous avez besoin de moi, vous saurez où me trouver.

Adoniram vit s'effacer dans la nuit la robe jaune du gaing-ôk. Il demeura étendu longtemps, trop épuisé pour bouger. Son angoisse avait disparu. À sa place, un programme de vie nouveau s'élaborait calmement. Il eût aimé passer la nuit entière sur la colline, sous les étoiles. Mais il songea aux inquiétudes des Wade et se mit à descendre la nouvelle route construite par Sir Archibald.

Le lendemain matin, après le déjeuner, il alla trouver le général Campbell. Celui-ci fumait un cigare et admirait les plates-bandes de lys et d'héliotropes qui prospéraient sous la surveillance éclairée de Lady Campbell. Adoniram, mince et haut dans son costume de toile blanche, contrastait avec le militaire corpulent, en grande tenue pour l'arrivée d'un haut dignitaire du Bengale. Sir Archibald l'accueillit jovialement, avec affection.
- Vous viendrez chez nous ce soir pour rencontrer le Gouverneur Général. Vous n'oublierez pas, n'est-ce pas, cher Monsieur Judson ?
- Je n'oublierai certainement pas. Mais excusez-moi de mon impolitesse, Lady Campbell, je ne viendrai pas.
- Qu'est-ce qui se passe, Judson? demanda le général.
- Je ne crois pas que vous puissiez le comprendre. Mais c'est pourtant une nécessité. Voyez-vous, toute vie mondaine m'empêche de me consacrer autant que je le voudrais à mes devoirs de chrétien. Je viens vous faire une visite d'adieux. Je renonce désormais à tout ce qui n'a pas trait à la Mission ou aux problèmes religieux.
- Mais voyons, Judson, enfermez-vous alors dans un monastère et n'en sortez plus !
- Ce n'est pas de l'ascétisme. Vous avez été si accueillants et hospitaliers pour moi que je devais vous annoncer à vous les premiers ma décision. Je ne prendrai plus aucun repas hors de la Mission, sinon là où mon travail m'appellera.

Les deux Anglais le regardaient, stupéfaits. Lady Campbell, vêtue d'une robe de mousseline blanche très ouvragée, ouvrit une ombrelle rose et dit lentement, avec un accent de regret et de contrariété :
- Vous devenez fanatique, je le déplore.

Elle s'éloigna entre les plates-bandes qui s'épanouissaient sous le soleil printanier.
Sir Archibald posa une main sur l'épaule du missionnaire :
- Je crois, Judson, que vous feriez mieux de voir le docteur Richardson. Laissez-moi vous conduire chez lui tout de suite.
- Vous croyez que mes épreuves ont rompu mon équilibre, dit Adoniram avec un petit rire glacial. Il me faut donc entrer dans de longues explications que je voulais éviter. Sir Archibald, la vraie religion n'est pas seulement l'attachement absolu à telle forme de culte et de prière, pas plus qu'elle ne consiste à vivre honorablement et sans péché. La vraie religion réside dans la communion de l'âme avec le Tout-Puissant. Et cela, votre manière de vivre ne permet pas de le réaliser.

Le général secoua la tête :
- Voilà qui dépasse l'esprit d'un soldat, mon ami. Je vais à l'Église comme j'ai appris à le faire quand j'étais petit garçon, et j'y nourris mes appétits spirituels.

Il hésita, puis il plongea intensément le regard de ses yeux bleus dans ceux d'Adoniram. Il se connaissait en hommes, il connaissait aussi son ami.
- Trouvez la paix où vous pourrez, Judson. Depuis longtemps, je redoute pour vous cette dépression. Allez votre chemin, - tout seul, - sous cette unique réserve que je viendrai vous voir lorsque j'en éprouverai l'envie et le besoin. Et ce sera assez fréquent.

Il lui donna une forte poignée de main, lui tapa sur l'épaule, et, comme on lui amenait son cheval, le quitta avec un certain soulagement...
Adoniram se sentait comme un enfant dont la confession eût fait sourire et dont les résolutions n'auraient pas été prises au sérieux. Il imaginait l'ironie avec laquelle la société de Moulmein accueillerait la nouvelle de son renoncement.
- Qu'importe après tout, se dit-il avec colère, en ouvrant brusquement le portail qui ouvrait sur la nouvelle avenue plantée de palmiers et d'acacias.

Y avait-il au monde quelque chose de plus essentiel pour lui que sa stricte obéissance aux ordres de Dieu en Birmanie ? Que cette tâche eût des prolongements insoupçonnés, bien au delà de l'idée conventionnelle de l'oeuvre missionnaire, il ne pouvait espérer le faire comprendre à ses amis britanniques

Il rentra à la Mission les lèvres serrées et écrivit au secrétaire des Missions Baptistes pour lui annoncer le versement d'une somme de 6.000 dollars, produit de ses gains et de cadeaux avec les intérêts qui s'étaient accumulés durant de nombreuses années. Il ne parla pas de cette lettre aux Wade, mais leur fit une suggestion : puisque c'était pour des raisons d'argent que les Baptistes américains ne pouvaient intensifier leur effort missionnaire, pourquoi les missionnaires eux-mêmes ne montreraient-ils pas les premiers leur sens du devoir ?
- Cher frère et chère soeur, tâchons de simplifier notre manière de vivre de telle façon que nous puissions chacun renoncer au vingtième de ce que nous recevons chaque année de la Société des Missions

Les jeunes missionnaires le regardèrent gravement, puis firent des yeux le tour de la chambre presque complètement vide de meubles. Leurs habits étaient très usés. Mais ils ne montrèrent pas que la demande d'Adoniram leur imposait un lourd sacrifice.
- Si vous écrivez la lettre, je la signerai, affirma Wade. Peut-être feriez-vous bien de faire la même proposition aux Boardman.

Adoniram acquiesça de la tête.
- Madame Wade, je ne prendrai cette semaine qu'un seul repas par jour.

N'en faites rien, Monsieur Judson, vous serez incapable de travailler.
- Au contraire, j'éclaircirai mon esprit et mes pensées.

Il retourna dans son bureau pour écrire d'autres lettres. L'une d'elles était destinée à l'Université de Brown, son Alma Mater. Il refusait le titre de docteur qu'on venait de lui conférer. Cette nomination lui avait fait plaisir; il la rejetait maintenant comme une survivance de son amour de la gloire. Il avait reçu beaucoup de demandes d'Anglais et d'Américains qui désiraient écrire sa biographie. Il détruisit toute sa correspondance, cette précieuse correspondance qu'il avait gardée, y compris le message dans lequel le Gouverneur-Général des Indes le remerciait des services rendus à la paix. Il écrivit à sa soeur, en Amérique, pour lui annoncer qu'il abandonnait tous ses droits sur l'héritage de leur père et pour lui demander, en retour, de détruire toutes les lettres qu'il avait envoyées à elle et à sa mère. Il lui retourna aussi vingt dollars qu'elle lui avait adressés : « Je n'ai nul besoin d'argent, chère soeur, et je te renvoie celui-ci à la condition expresse que tu achètes un exemplaire de la « Vie de Mme Guyon ». J'espère que tu le liras avec application et que tu t'efforceras de suivre l'exemple de cette sainte. Je n'aurai plus jamais besoin de la moindre aide financière de ta part ou de celle de maman. Je te remercie de ton offre généreuse, mais je ne désire que tes prières. Chère soeur, je n'oublierai jamais notre enfance. Si maman devait mourir avant toi, peut-être pourrais-tu amasser l'argent nécessaire et venir me rejoindre. J'aimerais tant me trouver une fois encore avec vous dans notre chère maison de Plymouth ! Mais ce jour ne viendra pas. - Je crois absolument en Dieu, mais je ne puis Le trouver. - Mon amour vous accompagne, chère, mère et chère soeur. Je demeure ton frère très dévoué ».

Durant ces quinze années, il avait fait de nombreuses traductions de la littérature birmane, choisissant avec goût des textes particulièrement remarquables. Il les relut avec émotion. Ne pourrait-il les envoyer dans son pays ? Ils y susciteraient un intérêt plus grand pour la Birmanie ? Il feuilletait tristement ces pages. Une fois déjà, il s'en souvenait, il avait eu la force de rejeter cette tentation. Il se répéta que, comme missionnaire, il n'avait pas le droit de se dépenser en travaux d'intérêt purement intellectuel. Il ne devait savoir rien d'autre, parmi les Birmans, que Christ, le Sauveur crucifié.

Les larmes aux yeux, il déchira le manuscrit.


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