Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

XXXIV
CIEL, TA PLUIE PEUT TOMBER

Environ deux semaines après que la nouvelle de la mort de George Boardman fût parvenue à la Mission, Maung Ing trouva la Vie de Madame Guyon sur la natte où Adoniram avait prêché la veille. Elle y avait donc passé la nuit au lieu de retourner, comme chaque soir, dans la boîte de santal. Maung Ing attira l'attention du missionnaire sur son oubli.
- Merci, répondit-il, distrait. Veuille remettre le livre à sa place.

Le Birman obéit, tout surpris ; jamais encore, il n'avait pu toucher le précieux volume. Il fut encore plus étonné de constater que, durant de nombreuses semaines, Adoniram ne chercha plus ce compagnon de tant d'années.
Adoniram n'y pensait plus, tout absorbé qu'il était par un autre problème. Depuis qu'il avait reçu la lettre de Sarah, le souvenir de son visage l'obsédait. Et comme il ne se mentait pas à lui-même, il dut bien admettre, au bout de quelques jours, qu'il s'intéressait plus à elle qu'à aucun être humain, depuis la mort d'Anne.

Il s'avoua cette préoccupation durant une de ses promenades du soir, alors qu'il gravissait la route de la pagode, les mains derrière le dos, pour une fois indifférent à la foule des passants. Il y avait presque six ans qu'Anne l'avait quitté. Durant tout ce temps, la pensée ne l'avait jamais effleuré qu'il pût un jour s'intéresser à une autre femme. Son amour n'avait pas faibli : l'idée de remplacer celle qui représentait tout pour lui demeurait intolérable. Néanmoins, l'image de Sarah Boardman était toujours présente, côte à côte avec celle d'Anne. Désirait-il l'épouser ?
Il cherchait à se persuader que non. Et pourtant l'idée de cette âme noble, absolument seule à Tavoy, était parvenue à chasser Jeanne-Marie Guyon ! Était-ce mal ?

Des années durant, il avait mortifié son esprit, s'était évertué à croire qu'il ne trouverait Dieu qu'en dépouillant toute personnalité, tout bonheur terrestres. Il avait obéi à chacun des préceptes de Mme Guyon, mais Dieu demeurait introuvable, et les mêmes questions continuaient de le tourmenter. Il avait vécu dans le deuil, dans le désespoir pendant six ans. Il s'était refusé tout ce qui n'était pas indispensable à la vie de son corps. Mais, ni dans la douleur, ni dans la faim, il n'avait pu contempler Dieu. Aucune des horreurs de la Main qui Tue ne l'avait rapproché de Dieu.
Serait-il juste de Le chercher dans une autre direction que celle de la solitude absolue ? Dieu comprendrait-Il ? Et Anne, cette chérie, qu'en eût-elle pensé ?
Un brusque sanglot le secoua.

Il s'était arrêté au pied des marches du Shwé-Dagon, où se voyaient encore de nombreuses traces de la guerre. Mû par une impulsion soudaine, il se mit à monter les escaliers. Personne ne protesta ce jour-là, comme autrefois ; on le connaissait maintenant, et bien que l'autorité suprême lui fût hostile, le peuple l'aimait et le respectait.
Sous les arcades sculptées, il gravit les marches jusqu'à la grande esplanade aux Bouddhas impassibles, aux flamboyantes bannières, aux gongs sourds et profonds, au pied de la flèche admirable. Il alla s'accouder à la balustrade, parmi la foule des adorateurs. Le delta s'étendait à ses pieds, les eaux répétant les rougeoiements du soleil couchant. Dieu n'avait pas ménagé la part de beauté à la Birmanie !

Adoniram s'abandonna avec bonheur à cette contemplation. Soudain, et sans qu'il la recherchât, la compréhension de ces paroles jaillit en lui : « Que tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est vertueux et digne de louange - soit l'objet de vos pensées... »
Et pendant six ans, il avait vécu dans l'effroi et la désolation !
- Anne, murmura-t-il, ai-je eu tort de vouloir remplacer l'influente de ton heureux caractère par l'esprit de Madame Guyon?

Anne, avec toute sa jeune beauté et son ardent amour de la vie, ou bien Adoniram assis sur le bord d'une tombe, au coeur de la jungle putride ? Où était la vérité ?

La nuit tombait. Une énorme lune rouge se levait au-dessus du lac de la pagode. De lointaines mélopées s'élevaient sous les magnolias sacrés. Le parfum des offrandes rendait enivrant l'air du soir. Au nord, dans la jungle, un tigre appelait. Les grillons rêvaient sur les terrasses abandonnées...
La beauté ! Pour la première fois, depuis des années, Adoniram lui permettait de le pénétrer.

Il ne redescendit à la Mission que beaucoup plus tard. Et ce fut ce soir-là, au clair de lune, tandis qu'un rossignol chantait, qu'il résolut d'essayer de demander à Sarah Boardman de devenir sa femme. Il ne croyait pas pouvoir lui apporter tout ce qu'il avait donné à Anne. Il ne l'eût même pas désiré. Sarah ne serait pas non plus pour lui ce qu'elle avait été pour George. Mais une autre union, toute de douceur et d'entente, au service de Dieu et des hommes, ne pourrait-elle être bâtie sur les ruines de leurs premiers foyers?
Peut-être faudrait-il longtemps encore avant que Sarah pût envisager sans aversion cette idée. Mais il s'efforcerait de lui découvrir peu à peu la voie d'un nouveau bonheur.

Mme Guyon regagna donc définitivement sa boîte de santal, tandis que la lumière se faisait jour à travers les brouillards dont si longtemps elle avait obscurci toutes les pensées d'Adoniram. Mais il fallait du temps au missionnaire pour établir de nouveau fortement en lui le goût du bonheur. Il écrivait régulièrement à Sarah, mais ne recevait que de rares réponses. Elle demeurait dans la jungle, convertissant les Karens, et ne parlait que d'eux dans ses lettres.
La Birmanie enseignait durement sa leçon de patience, et Adoniram était né persévérant !
Il demeura à Rangoon, travaillant sans relâche à sa traduction. Il luttait contre la maladie et préparait des conversions. Mais l'hostilité envers la Mission grandissait à tel point qu'un jour il écrivit à Sarah : « Il est aussi difficile de convertir un de ces Birmans d'ici que d'arracher une de ses incisives à un tigre vivant ». Il comparait sa liste de cinq baptêmes pour l'année écoulée, avec les cent trente-six de Moulmein et les vingt-six de Tavoy. Néanmoins, ce résultat demeurait encourageant, il était arraché au coeur même du bouddhisme.

Au début de 1833, les Américains répondirent au cri d'alarme d'Adoniram. Six missionnaires venaient de débarquer à Moulmein : les Mason, les Jones et les Kincaid. Il fallait aller installer ces nouvelles recrues et commencer à les instruire. Il quitta Rangoon en juillet, laissant Maung Thah-a et Maung Ing pour le remplacer. En août déjà, il avait conçu un plan d'action : les Mason iraient à Tavoy, et les Jones au Siam. Les Kincaid, eux, lui permettraient de retourner à Ava. Il les garderait avec lui à Rangoon pour les instruire, tandis qu'il se mettrait en communication avec le Major Burney. Les Bennett poursuivraient leur oeuvre à Moulmein jusqu'au retour des Wade.

Les Mason et les Jones partirent. Mais, avant qu'Adoniram se mît en route avec les Kincaid, une lettre des Missions Baptistes vint le plonger dans d'angoissantes hésitations. On lui enjoignait le séjour de Moulmein plus favorable à sa santé pour y terminer sa traduction de la Bible. Il était seul capable de cette tâche et le savait bien. Les linguistes les plus autorisés étaient unanimes à déclarer sa traduction la meilleure de toutes celles qui eussent été publiées en langues orientales. La Bible serait certainement le meilleur instrument pour évangéliser la Birmanie. Par conséquent, on le priait instamment de cesser d'exposer quotidiennement sa vie et de terminer son admirable travail d'érudition.
Tout d'abord, il se cabra ; il ne pouvait ni ne voulait obéir. Il écrivit à Sarah avec tant de révolte que celle-ci arriva à Moulmein, dans le plus bref délai.

À la fin d'une pluvieuse après-midi, alors qu'Adoniram était installé dans son petit bureau, en train d'écrire une lettre de violente protestation à la Société des Missions, sa mince silhouette apparut soudain dans l'encadrement de la porte. Il se leva aussitôt et s'avança vers elle. Elle portait une longue robe d'équitation bleu foncée garnie seulement d'un petit col de toile blanche. Un chapeau de paille de riz était posé sur sa chevelure dorée et retenu sous le menton par une bride. Il détailla tout cela d'un coup d'oeil. Puis il regarda le visage. Comme elle avait dû souffrir! La jungle de Tavoy avait éteint ses riches couleurs, approfondi le cerne de ses yeux, marqué la commissure des lèvres. L'expression trahissait une lutte constante pour la vie, contre la mort.
- Au risque de vous importuner, Monsieur Judson, je suis venue pour protester.
Il sourit :
- Vous ne me dites même pas bonjour après trois ans de séparation ! À quoi pensez-vous, chère Dame de Tavoy ?
- J'ai tout oublié dans la jungle, répondit-elle en s'avançant, souriante, pour lui serrer la main.

Il lui donna une chaise. Elle enleva son chapeau et le jeta avec désinvolture sur son bureau - ce bureau méticuleusement ordonné que lui seul avait le droit de toucher. Il posa sa main sur la paille molle, ce qui lui procura une sensation très agréable.
Sarah ne perdait pas de temps en propos inutiles :
- Vous n'allez tout de même pas retourner à Rangoon ?

Sa voix vibrait.
- J'avais cru vous expliquer clairement dans ma lettre la signification de Rangoon pour l'évangélisation du pays.
- La Bible a plus de sens encore. Votre vie plus de valeur. Comment pourrai-je vous le faire comprendre ?

Il ne répondit pas tout de suite. Sa décision ne devait en aucun cas être influencée par des considérations d'ordre personnel. C'était bien difficile avec Sarah en face de lui, bien qu'hélas ! sa démarche n'eût aucun caractère personnel ! Elle avait sur lui plus d'influence que personne au monde. Tout au plus, jadis, au collège, avait-il été aussi impressionne par un camarade. Le jeune Goeffrey, à l'esprit aussi chevaleresque et intrépide que celui de Sarah, avait été l'idole de son ardente jeunesse. Devant Sarah, il éprouvait la même chose ; mais il ne se permettait pas encore de penser à la femme.
Il lui répondit donc comme il eût répondu à cet ami de jadis :
- Ne me parlez pas de ma santé, Sarah Boardman. J'en ai plus qu'assez.
- Pas moi, affirma-t-elle tranquillement. Ceci est de la plus haute importance pour le pays, quoi qu'en puisse dire cette vieille folle de Mme Guyon qui voit dans la fièvre de la jungle l'une de vos obligations les plus sacrées !

Adoniram sourit. Personne, depuis la mort d'Anne, n'avait osé lui parler sur ce ton. Dans sa jeunesse, il exigeait le respect de son ministère ; maintenant que le monde le considérait comme l'un de ses grands conducteurs spirituels; il implorait le contact d'une main amicale sur son épaule, la voix et le rire de quelqu'un qui se moquerait de lui et le reprendrait.

Comme si elle lisait dans ses pensées. Sarah continua :
- Madame Bennett m'a prêté l'exemplaire de "la « Vie de Madame Guyon » que vous lui avez donné l'année dernière. Si quelque chose devait diminuer mon admiration pour vous, Monsieur Judson, ce serait l'influence terrible que vous avez permis à cette femme de prendre sur vous.
- Au contraire, elle m'a été d'un précieux secours, à un moment où...

Il s'arrêta... Avait-elle vraiment été d'un tel secours? L'avait-elle rapproché de Dieu ? Il secoua les épaules avec gêne et ajouta tristement :
- Je ne sais rien. Moins que rien. Mais je l'ai mise de côté, peu après la mort de George, pour ne plus la reprendre. Si j'ai eu tort, Dieu me pardonnera.
- Qu'elle repose en paix, Maître ! je suis sûre maintenant qu'on peut sauver votre vie. Dites-moi, honnêtement, ce qui pourrait être plus important que la traduction de la Bible.
- En principe, rien. Mais, pour le moment, je dois préparer Frère Kincaid à fonder une église à Ava et assurer moi-même le maintien de celle de Rangoon, ce qui ne m'empêchera pas complètement de travailler à ma traduction.
- Mais vous savez bien que rien ne pourrait désormais anéantir l'église de Rangoon. Pensez-y. Après la guerre, elle paraissait complètement détruite. Vous pleuriez en disant que le jeune arbre avait été coupé jusqu'aux racines. Et c'était vrai. Mais parce qu'il s'agissait d'un arbre plein de sève et de vie, les racines n'ont pas pourri. De nouvelles pousses se sont développées avec Maung Thah-a d'abord, puis avec ce jeune homme dont vous m'avez parlé et qui, le premier, a reçu de vos mains un exemplaire de l'Évangile de Matthieu. Ne savez-vous pas qu'avec Mme Judson, vous avez définitivement planté la Croix à Rangoon, bien avant d'en être chassés par la guerre. Dans cent ans, votre église existera encore.
- Mais pourquoi en entraver les progrès en éloignant le seul blanc qui puisse prêcher en birman ? protesta Adoniram, qui commençait à se sentir très influencé par le plaidoyer de Sarah : Savez-vous bien que vous et moi sommes les seuls Blancs qui en soient capables ? Dois-je vous laisser continuer toute seule ?

Elle tapotait le bureau de ses longs doigts, indécise. Soudain, elle commença :
- Voici ce qu'il faut faire. Installez vous-même les Kincaid à Ava d'abord.
- C'est bien mon idée. Je voulais obtenir du roi la protection qui me permettrait de les y laisser seuls et rester à Rangoon, pour y demeurer comme une menace continuelle. Je connais le Maître des éléphants blancs ; c'est un enfant rebelle qu'il faut terrifier.
- Combien de temps vous faut-il pour achever complètement la traduction ?
- Si j'échappe à la fièvre cet automne, une année suffira pour me permettre de tout remettre entre les mains de Bennett pour l'impression. Nous pourrions très vite la répandre. Mais il me faudrait dix ans pour revoir le texte comme je le voudrais. Vous qui me comprenez, pouvez-vous raisonnablement me demander de quitter Rangoon pour un temps aussi long ?
- Certes pas. Mais je vous demande de l'abandonner pour une année. Installez les Kincaid à Ava le plus vite possible. Revenez ensuite pour achever votre tâche sacrée. Rangoon n'est qu'à vingt-quatre heures d'ici. Vous pouvez très bien de Moulmein constituer la menace que vous dites pour Bagyi-Daw.

Était-il en train de se décider en toute impartialité ? Adoniram se leva et se mit à arpenter la chambre. Sarah gardait un silence plein de compréhension. Au bout de cinq minutes, il lui fit face :
- Vous savez bien, n'est-ce pas, que vous avez une grande influence sur moi ? J'ai peine, devant vous, à me sentir un aîné plein d'expérience.
- J'en suis heureuse et fière..., mais ne le mérite pas, dit-elle en cherchant son regard avec honnêteté.

Il se détourna brusquement. Comme elle était détachée de lui !
- Après tout je n'ai pas le choix. Si je ne me soumets pas aux décisions de la Société, je ne pourrai plus obtenir l'obéissance de ceux qui m'entourent.

Sarah approuva de la tête.
- Quand partez-vous pour Ava ?
- Pas avant un quart d'heure, au moins ! Je voudrais voir votre petit garçon et lui, dire combien je suis fier de vous. Combien y a-t-il au monde d'autres femmes pasteurs ?
- Ce n'est pas cela, je vous assure, qui compte aux yeux de ces êtres primitifs, les Karens. Ils savent que je les aime et me laissent leur enseigner ma foi. Y a-t-il personne ici qui puisse préparer vos effets pour le départ ? Je ne suis qu'une médiocre ménagère, vous le savez bien, mais je puis tout de même raccommoder ou emballer vos habits ou...

Le coeur d'Adoniram bondissait. Voilà qui devenait tout à fait personnel...
Il répondit négligemment
- J'ai toujours raccommodé mes habits depuis mon enfance. Cela agaçait même beaucoup Anne, les premiers temps de notre mariage. Elle y voyait une réprobation de sa jeune science ménagère. Et, depuis sept ans, j'emballe toujours moi-même mes effets.
- Ah oui !

Sarah ne fit aucun commentaire et partit chercher son petit garçon.
Adoniram la suivit. Georgie jouait avec Elsina Bennett, sous le banyan. Il était debout sur une boîte et prêchait devant un auditoire composé de Fidée et de la petite fille. C'était un enfant de cinq ans, fort beau, mais frêle d'apparence.
- Il faudra me décider à le renvoyer en Amérique l'année prochaine, dit-elle avec un gros soupir. Il ne prospère pas et vit trop avec les indigènes.
- Nous lui trouverons une famille là-bas.

Adoniram s'amusa un instant avec les deux enfants, puis il retourna à son bureau pour écrire une lettre très soumise à la Société.

Le lendemain, il partit pour Ava avec Kincaid, dont la femme les rejoindrait aussitôt qu'ils auraient trouvé un logement. Son affection et son respect pour le jeune missionnaire ne firent que croître durant la remontée de l'Irrawaddy. Eugenio Kincaid possédait une virilité morale et physique bien plus grande qu'aucun de ceux qui, jusqu'ici, avaient été envoyés par les Baptistes. Il avait tout le tact et le sens diplomatique nécessaires au poste qu'il allait occuper. Adoniram s'était d'autant plus attaché à lui qu'il savait comment le jeune homme avait refusé, peu de temps auparavant, l'offre de la Société des Missions de n'être envoyé que pour un temps limité. Lorsque Kincaid lui assura, avec une calme détermination, qu'il resterait en Birmanie sa vie durant, il comprit la qualité exceptionnelle de sa vocation missionnaire.

Le voyage sur la rivière se faisait dans des conditions d'extrême inconfort, mais il donnait à Adoniram l'occasion de constater avec joie les résultats de sa première visite à Prome. À chaque escale, en amont de la vieille cité, des Birmans, en groupe ou isolés, venaient demander le baptême. Tous possédaient l'une ou l'autre des brochures bibliques. Beaucoup d'entre eux savaient par coeur des phrases entières des sermons d'Adoniram.
Le jeune Eugenio faisait de grands efforts pour comprendre les propos qu'échangeaient ces nouveaux convertis avec leur Maître. Ces preuves évidentes de la qualité de l'oeuvre entreprise l'émouvaient profondément.

Ils atteignirent la ville dorée à la fin d'octobre et se rendirent tout de suite chez le résident anglais. Le Major Burney fut tout d'abord quelque peu consterné par le plan des deux missionnaires, mais il promit de faire tout son possible pour leur obtenir une audience de Bagyi-Daw. En attendant, il leur offrait une hospitalité de pure tradition anglaise.

À la fin de l'après-midi, Adoniram s'engagea sur la route d'Amarapura. Ava lui rappelait des souvenirs trop horribles pour qu'il pût s'en détacher. Mais il voulait revoir le zayat et le lac des lotus. Ceux-ci, au moins, n'étaient pas associés à Anne dans ses pensées. Il les retrouva intacts au coucher du soleil.
Il se tenait près du zayat, évoquant le jeune Colman et le gaing-ôk, lorsqu'un détachement de gardes royaux à cheval passa en trombe sur des montures sans étriers. Ils criaient à tous de se voiler la face, car le Roi de la lumière approchait. Les rares passants se prosternaient, le visage contre terre. Adoniram resta debout, souriant, le chapeau à la main, tandis que s'avançait le cortège des éléphants.
Il connaissait bien son Bagyi-Daw!

Parmi des tourbillons de poussière orange sous les palmiers, l'éléphant royal venait d'apparaître. Bagyi-Daw trônait sur son dos, abrité par neuf parasols blancs rituels. Adoniram ignora le hurlement avertisseur des gardes. Le regard hardiment levé, il croisa celui du souverain, puis s'inclina profondément. Il souriait.

Bagyi-Daw jeta un ordre. Son éléphant s'immobilisa aussitôt avec tout le cortège.
- Qu'est-ce qui vous amène dans la Cité Dorée, ô ami de notre ennemi ? s'écria-t-il avec colère.
- Ma religion, Grand Roi de justice.
- Je vous ai ordonné de cesser d'enseigner en Birmanie. Désirez-vous faire un nouveau séjour dans la prison de la mort ?
- Roi de l'air, - le visage d'Adoniram était levé vers le souverain installé sur sa monture, - votre Bouddha est mort comme un homme, confortablement, sur un bon lit, son esprit abandonnant peu à peu un corps encore intact. Jésus-Christ, dont j'enseigne la religion, est mort comme seul un Dieu peut le supporter, disloqué sur une croix, l'âme arrachée à son corps agonisant.. Depuis lors, la Croix est le symbole de la seule religion qui permette à l'homme de sauver son âme. C'est un emblème qu'aucun homme ne peut voir sans un serrement de coeur, un emblème qu'aucun homme ne supporte de voir profané !

Bagyi-Daw secouait la tête impatiemment, mais il n'interrompit pas le missionnaire.
- Rappelez-vous, Roi de justice, que si j'ai pu négocier la paix pour vous, c'est parce que vous étiez certain que je tiendrai ma parole. Je disais la vérité, à cause de Christ, vous souvenez-vous, Grand Roi ?
- Oui, murmura le souverain.
- Je suis venu à Ava pour avertir de ceci vos Pieds Dorés : j'ai apporté la Croix à Ava. Tant que je vivrai, je ne quitterai pas cette ville si je ne puis y installer en toute sécurité un pasteur comme moi, pour y prêcher la Croix.

Le visage du souverain s'illumina :
- Vous êtes le seul que le bouddhisme puisse craindre, ami de notre ennemi innommable. Qu'était le docteur Price ? Un idiot qui coupait des tumeurs et prêchait dans un jargon ridicule. Quelles traces a-t-il laissées de votre Croix ? Beaucoup de blancs ont voulu la planter en Birmanie, mais si elle s'enracine jamais, ce sera à cause de vous seul. Animal étranger, si vous me promettez de ne pas revenir à Ava tant que je vivrai, je vous autorise à amener trois ou même trois fois trois, neuf professeurs ici à votre place.
- Un jeune pasteur m'accompagne. Le Major Burney l'amènera devant votre Présence Dorée. À l'heure même où vous accueillerez Maung Kincaid sous votre protection, je partirai pour Rangoon.
- Pour Moulmein, insista Bagyi-Daw.
- Pour Moulmein durant une année, puis de nouveau à Rangoon, mais pas à Ava tant que durera votre Règne Doré et que vous tolérerez l'un de mes frères pasteurs.
- Est-ce là une promesse?
- Oui, certainement.
- Qu'on me l'amène à l'heure des prières. - Le roi rit bruyamment. - Vous verrez comme je protège les enfants de Bouddha.

Sur un ordre du souverain, le cortège reprit sa route.
Comme tout avait été simple, cette fois-ci !

Le lendemain, dès le milieu de la matinée, Bagyi-Daw avait autorisé Maung Kincaid à acheter un terrain à Ava, cependant que le bateau d'Adoniram descendait le courant de l'Irrawaddy.

Deux mois plus tard, il avait regagné Moulmein.


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