SPLENDEUR DE DIEU
XXXIV
CIEL, TA PLUIE PEUT TOMBER
Environ deux semaines après que la
nouvelle de la mort de George Boardman fût
parvenue à la Mission, Maung Ing trouva la
Vie de Madame Guyon sur la natte où Adoniram
avait prêché la veille. Elle y avait
donc passé la nuit au lieu de retourner,
comme chaque soir, dans la boîte de santal.
Maung Ing attira l'attention du missionnaire sur
son oubli.
- Merci, répondit-il,
distrait. Veuille remettre le livre à sa
place.
Le Birman obéit, tout surpris
; jamais encore, il n'avait pu toucher le
précieux volume. Il fut encore plus
étonné de constater que, durant de
nombreuses semaines, Adoniram ne chercha plus ce
compagnon de tant d'années.
Adoniram n'y pensait plus, tout
absorbé qu'il était par un autre
problème. Depuis qu'il avait reçu la
lettre de Sarah, le souvenir de son visage
l'obsédait. Et comme il ne se mentait pas
à lui-même, il dut bien admettre, au
bout de quelques jours, qu'il s'intéressait
plus à elle qu'à aucun être
humain, depuis la mort d'Anne.
Il s'avoua cette
préoccupation durant une de ses promenades
du soir, alors qu'il gravissait la route de la
pagode, les mains derrière le dos, pour une
fois indifférent à la foule des
passants. Il y avait presque six ans qu'Anne
l'avait quitté. Durant tout ce temps, la
pensée ne l'avait jamais effleuré
qu'il pût un jour s'intéresser
à une autre femme. Son
amour n'avait pas faibli : l'idée de
remplacer celle qui représentait tout pour
lui demeurait intolérable. Néanmoins,
l'image de Sarah Boardman était toujours
présente, côte à côte
avec celle d'Anne. Désirait-il
l'épouser ?
Il cherchait à se persuader
que non. Et pourtant l'idée de cette
âme noble, absolument seule à Tavoy,
était parvenue à chasser Jeanne-Marie
Guyon ! Était-ce mal ?
Des années durant, il avait
mortifié son esprit, s'était
évertué à croire qu'il ne
trouverait Dieu qu'en dépouillant toute
personnalité, tout bonheur terrestres. Il
avait obéi à chacun des
préceptes de Mme Guyon, mais Dieu demeurait
introuvable, et les mêmes questions
continuaient de le tourmenter. Il avait vécu
dans le deuil, dans le désespoir pendant six
ans. Il s'était refusé tout ce qui
n'était pas indispensable à la vie de
son corps. Mais, ni dans la douleur, ni dans la
faim, il n'avait pu contempler Dieu. Aucune des
horreurs de la Main qui Tue ne l'avait
rapproché de Dieu.
Serait-il juste de Le chercher dans
une autre direction que celle de la solitude
absolue ? Dieu comprendrait-Il ? Et Anne, cette
chérie, qu'en eût-elle pensé
?
Un brusque sanglot le
secoua.
Il s'était
arrêté au pied des marches du
Shwé-Dagon, où se voyaient encore de
nombreuses traces de la guerre. Mû par une
impulsion soudaine, il se mit à monter les
escaliers. Personne ne protesta ce jour-là,
comme autrefois ; on le connaissait maintenant, et
bien que l'autorité suprême lui
fût hostile, le peuple l'aimait et le
respectait.
Sous les arcades sculptées,
il gravit les marches jusqu'à la grande
esplanade aux Bouddhas impassibles, aux
flamboyantes bannières, aux gongs sourds et
profonds, au pied de la flèche admirable. Il
alla s'accouder à la balustrade, parmi la
foule des adorateurs. Le delta s'étendait
à ses pieds, les eaux répétant
les rougeoiements du soleil couchant. Dieu n'avait
pas ménagé la part de beauté
à la Birmanie !
Adoniram s'abandonna avec bonheur
à cette contemplation. Soudain, et sans
qu'il la recherchât, la compréhension
de ces paroles jaillit en lui : « Que tout ce
qui est juste, tout ce qui est
pur, tout ce qui est vertueux et digne de louange -
soit l'objet de vos pensées...
»
Et pendant six ans, il avait
vécu dans l'effroi et la désolation
!
- Anne, murmura-t-il, ai-je eu tort
de vouloir remplacer l'influente de ton heureux
caractère par l'esprit de Madame
Guyon?
Anne, avec toute sa jeune
beauté et son ardent amour de la vie, ou
bien Adoniram assis sur le bord d'une tombe, au
coeur de la jungle putride ? Où était
la vérité ?
La nuit tombait. Une énorme
lune rouge se levait au-dessus du lac de la pagode.
De lointaines mélopées
s'élevaient sous les magnolias
sacrés. Le parfum des offrandes rendait
enivrant l'air du soir. Au nord, dans la jungle, un
tigre appelait. Les grillons rêvaient sur les
terrasses abandonnées...
La beauté ! Pour la
première fois, depuis des années,
Adoniram lui permettait de le
pénétrer.
Il ne redescendit à la
Mission que beaucoup plus tard. Et ce fut ce
soir-là, au clair de lune, tandis qu'un
rossignol chantait, qu'il résolut d'essayer
de demander à Sarah Boardman de devenir sa
femme. Il ne croyait pas pouvoir lui apporter tout
ce qu'il avait donné à Anne. Il ne
l'eût même pas désiré.
Sarah ne serait pas non plus pour lui ce qu'elle
avait été pour George. Mais une autre
union, toute de douceur et d'entente, au service de
Dieu et des hommes, ne pourrait-elle être
bâtie sur les ruines de leurs premiers
foyers?
Peut-être faudrait-il
longtemps encore avant que Sarah pût
envisager sans aversion cette idée. Mais il
s'efforcerait de lui découvrir peu à
peu la voie d'un nouveau bonheur.
Mme Guyon regagna donc
définitivement sa boîte de santal,
tandis que la lumière se faisait jour
à travers les brouillards dont si longtemps
elle avait obscurci toutes les pensées
d'Adoniram. Mais il fallait du temps au
missionnaire pour établir de nouveau
fortement en lui le goût du bonheur. Il
écrivait régulièrement
à Sarah, mais ne recevait que de rares
réponses. Elle demeurait dans
la jungle, convertissant les
Karens, et ne parlait que d'eux dans ses
lettres.
La Birmanie enseignait durement sa
leçon de patience, et Adoniram était
né persévérant !
Il demeura à Rangoon,
travaillant sans relâche à sa
traduction. Il luttait contre la maladie et
préparait des conversions. Mais
l'hostilité envers la Mission grandissait
à tel point qu'un jour il écrivit
à Sarah : « Il est aussi difficile de
convertir un de ces Birmans d'ici que d'arracher
une de ses incisives à un tigre vivant
». Il comparait sa liste de cinq
baptêmes pour l'année
écoulée, avec les cent trente-six de
Moulmein et les vingt-six de Tavoy.
Néanmoins, ce résultat demeurait
encourageant, il était arraché au
coeur même du bouddhisme.
Au début de 1833, les Américains
répondirent au cri d'alarme d'Adoniram. Six
missionnaires venaient de débarquer à
Moulmein : les Mason, les Jones et les Kincaid. Il
fallait aller installer ces nouvelles recrues et
commencer à les instruire. Il quitta Rangoon
en juillet, laissant Maung Thah-a et Maung Ing pour
le remplacer. En août déjà, il
avait conçu un plan d'action : les Mason
iraient à Tavoy, et les Jones au Siam. Les
Kincaid, eux, lui permettraient de retourner
à Ava. Il les garderait avec lui à
Rangoon pour les instruire, tandis qu'il se
mettrait en communication avec le Major Burney. Les
Bennett poursuivraient leur oeuvre à
Moulmein jusqu'au retour des Wade.
Les Mason et les Jones partirent.
Mais, avant qu'Adoniram se mît en route avec
les Kincaid, une lettre des Missions Baptistes vint
le plonger dans d'angoissantes hésitations.
On lui enjoignait le séjour de Moulmein plus
favorable à sa santé pour y terminer
sa traduction de la Bible. Il était seul
capable de cette tâche et le savait bien. Les
linguistes les plus autorisés étaient
unanimes à déclarer sa traduction la
meilleure de toutes celles qui eussent
été publiées en langues
orientales. La Bible serait certainement le
meilleur instrument pour
évangéliser la
Birmanie. Par conséquent, on le priait
instamment de cesser d'exposer quotidiennement sa
vie et de terminer son admirable travail
d'érudition.
Tout d'abord, il se cabra ; il ne
pouvait ni ne voulait obéir. Il
écrivit à Sarah avec tant de
révolte que celle-ci arriva à
Moulmein, dans le plus bref
délai.
À la fin d'une pluvieuse
après-midi, alors qu'Adoniram était
installé dans son petit bureau, en train
d'écrire une lettre de violente protestation
à la Société des Missions, sa
mince silhouette apparut soudain dans l'encadrement
de la porte. Il se leva aussitôt et
s'avança vers elle. Elle portait une longue
robe d'équitation bleu foncée garnie
seulement d'un petit col de toile blanche. Un
chapeau de paille de riz était posé
sur sa chevelure dorée et retenu sous le
menton par une bride. Il détailla tout cela
d'un coup d'oeil. Puis il regarda le visage. Comme
elle avait dû souffrir! La jungle de Tavoy
avait éteint ses riches couleurs, approfondi
le cerne de ses yeux, marqué la commissure
des lèvres. L'expression trahissait une
lutte constante pour la vie, contre la
mort.
- Au risque de vous importuner,
Monsieur Judson, je suis venue pour
protester.
Il sourit :
- Vous ne me dites même pas
bonjour après trois ans de séparation
! À quoi pensez-vous, chère Dame de
Tavoy ?
- J'ai tout oublié dans la
jungle, répondit-elle en s'avançant,
souriante, pour lui serrer la main.
Il lui donna une chaise. Elle enleva
son chapeau et le jeta avec désinvolture sur
son bureau - ce bureau méticuleusement
ordonné que lui seul avait le droit de
toucher. Il posa sa main sur la paille molle, ce
qui lui procura une sensation très
agréable.
Sarah ne perdait pas de temps en
propos inutiles :
- Vous n'allez tout de même
pas retourner à Rangoon ?
Sa voix vibrait.
- J'avais cru vous expliquer
clairement dans ma lettre la signification de
Rangoon pour l'évangélisation du
pays.
- La Bible a plus de sens encore.
Votre vie plus de valeur.
Comment pourrai-je vous le faire comprendre
?
Il ne répondit pas tout de
suite. Sa décision ne devait en aucun cas
être influencée par des
considérations d'ordre personnel.
C'était bien difficile avec Sarah en face de
lui, bien qu'hélas ! sa démarche
n'eût aucun caractère personnel ! Elle
avait sur lui plus d'influence que personne au
monde. Tout au plus, jadis, au collège,
avait-il été aussi impressionne par
un camarade. Le jeune Goeffrey, à l'esprit
aussi chevaleresque et intrépide que celui
de Sarah, avait été l'idole de son
ardente jeunesse. Devant Sarah, il éprouvait
la même chose ; mais il ne se permettait pas
encore de penser à la femme.
Il lui répondit donc comme il
eût répondu à cet ami de jadis
:
- Ne me parlez pas de ma
santé, Sarah Boardman. J'en ai plus
qu'assez.
- Pas moi, affirma-t-elle
tranquillement. Ceci est de la plus haute
importance pour le pays, quoi qu'en puisse dire
cette vieille folle de Mme Guyon qui voit dans la
fièvre de la jungle l'une de vos obligations
les plus sacrées !
Adoniram sourit. Personne, depuis la
mort d'Anne, n'avait osé lui parler sur ce
ton. Dans sa jeunesse, il exigeait le respect de
son ministère ; maintenant que le monde le
considérait comme l'un de ses grands
conducteurs spirituels; il implorait le contact
d'une main amicale sur son épaule, la voix
et le rire de quelqu'un qui se moquerait de lui et
le reprendrait.
Comme si elle lisait dans ses
pensées. Sarah continua :
- Madame Bennett m'a
prêté l'exemplaire de "la « Vie
de Madame Guyon » que vous lui avez
donné l'année dernière. Si
quelque chose devait diminuer mon admiration pour
vous, Monsieur Judson, ce serait l'influence
terrible que vous avez permis à cette femme
de prendre sur vous.
- Au contraire, elle m'a
été d'un précieux secours,
à un moment où...
Il s'arrêta... Avait-elle
vraiment été d'un tel secours?
L'avait-elle rapproché de Dieu ? Il secoua
les épaules avec gêne et ajouta
tristement :
- Je ne sais rien. Moins que rien.
Mais je l'ai mise de
côté, peu après la mort de
George, pour ne plus la reprendre. Si j'ai eu tort,
Dieu me pardonnera.
- Qu'elle repose en paix,
Maître ! je suis sûre maintenant qu'on
peut sauver votre vie. Dites-moi,
honnêtement, ce qui pourrait être plus
important que la traduction de la Bible.
- En principe, rien. Mais, pour le
moment, je dois préparer Frère
Kincaid à fonder une église à
Ava et assurer moi-même le maintien de celle
de Rangoon, ce qui ne m'empêchera pas
complètement de travailler à ma
traduction.
- Mais vous savez bien que rien ne
pourrait désormais anéantir
l'église de Rangoon. Pensez-y. Après
la guerre, elle paraissait complètement
détruite. Vous pleuriez en disant que le
jeune arbre avait été coupé
jusqu'aux racines. Et c'était vrai. Mais
parce qu'il s'agissait d'un arbre plein de
sève et de vie, les racines n'ont pas
pourri. De nouvelles pousses se sont
développées avec Maung Thah-a
d'abord, puis avec ce jeune homme dont vous m'avez
parlé et qui, le premier, a reçu de
vos mains un exemplaire de l'Évangile de
Matthieu. Ne savez-vous pas qu'avec Mme Judson,
vous avez définitivement planté la
Croix à Rangoon, bien avant d'en être
chassés par la guerre. Dans cent ans, votre
église existera encore.
- Mais pourquoi en entraver les
progrès en éloignant le seul blanc
qui puisse prêcher en birman ? protesta
Adoniram, qui commençait à se sentir
très influencé par le plaidoyer de
Sarah : Savez-vous bien que vous et moi sommes les
seuls Blancs qui en soient capables ? Dois-je vous
laisser continuer toute seule ?
Elle tapotait le bureau de ses longs
doigts, indécise. Soudain, elle
commença :
- Voici ce qu'il faut faire.
Installez vous-même les Kincaid à Ava
d'abord.
- C'est bien mon idée. Je
voulais obtenir du roi la protection qui me
permettrait de les y laisser seuls et rester
à Rangoon, pour y demeurer comme une menace
continuelle. Je connais le Maître des
éléphants blancs ; c'est un enfant
rebelle qu'il faut terrifier.
- Combien de temps vous faut-il pour
achever complètement la traduction
?
- Si j'échappe à la
fièvre cet automne, une année suffira
pour me permettre de tout remettre entre les mains
de Bennett pour l'impression. Nous pourrions
très vite la répandre. Mais il me
faudrait dix ans pour revoir le texte comme je le
voudrais. Vous qui me comprenez, pouvez-vous
raisonnablement me demander de quitter Rangoon pour
un temps aussi long ?
- Certes pas. Mais je vous demande
de l'abandonner pour une année. Installez
les Kincaid à Ava le plus vite possible.
Revenez ensuite pour achever votre tâche
sacrée. Rangoon n'est qu'à
vingt-quatre heures d'ici. Vous pouvez très
bien de Moulmein constituer la menace que vous
dites pour Bagyi-Daw.
Était-il en train de se
décider en toute impartialité ?
Adoniram se leva et se mit à arpenter la
chambre. Sarah gardait un silence plein de
compréhension. Au bout de cinq minutes, il
lui fit face :
- Vous savez bien, n'est-ce pas, que
vous avez une grande influence sur moi ? J'ai
peine, devant vous, à me sentir un
aîné plein
d'expérience.
- J'en suis heureuse et
fière..., mais ne le mérite pas,
dit-elle en cherchant son regard avec
honnêteté.
Il se détourna brusquement.
Comme elle était détachée de
lui !
- Après tout je n'ai pas le
choix. Si je ne me soumets pas aux décisions
de la Société, je ne pourrai plus
obtenir l'obéissance de ceux qui
m'entourent.
Sarah approuva de la
tête.
- Quand partez-vous pour Ava
?
- Pas avant un quart d'heure, au
moins ! Je voudrais voir votre petit garçon
et lui, dire combien je suis fier de vous. Combien
y a-t-il au monde d'autres femmes pasteurs
?
- Ce n'est pas cela, je vous assure,
qui compte aux yeux de ces êtres primitifs,
les Karens. Ils savent que je les aime et me
laissent leur enseigner ma foi. Y a-t-il personne
ici qui puisse préparer vos effets pour le
départ ? Je ne suis qu'une médiocre
ménagère, vous le
savez bien, mais je puis tout de
même raccommoder ou emballer vos habits
ou...
Le coeur d'Adoniram bondissait.
Voilà qui devenait tout à fait
personnel...
Il répondit
négligemment
- J'ai toujours raccommodé
mes habits depuis mon enfance. Cela agaçait
même beaucoup Anne, les premiers temps de
notre mariage. Elle y voyait une réprobation
de sa jeune science ménagère. Et,
depuis sept ans, j'emballe toujours moi-même
mes effets.
- Ah oui !
Sarah ne fit aucun commentaire et
partit chercher son petit garçon.
Adoniram la suivit. Georgie jouait
avec Elsina Bennett, sous le banyan. Il
était debout sur une boîte et
prêchait devant un auditoire composé
de Fidée et de la petite fille.
C'était un enfant de cinq ans, fort beau,
mais frêle d'apparence.
- Il faudra me décider
à le renvoyer en Amérique
l'année prochaine, dit-elle avec un gros
soupir. Il ne prospère pas et vit trop avec
les indigènes.
- Nous lui trouverons une famille
là-bas.
Adoniram s'amusa un instant avec les
deux enfants, puis il retourna à son bureau
pour écrire une lettre très soumise
à la Société.
Le lendemain, il partit pour Ava
avec Kincaid, dont la femme les rejoindrait
aussitôt qu'ils auraient trouvé un
logement. Son affection et son respect pour le
jeune missionnaire ne firent que croître
durant la remontée de l'Irrawaddy. Eugenio
Kincaid possédait une virilité morale
et physique bien plus grande qu'aucun de ceux qui,
jusqu'ici, avaient été envoyés
par les Baptistes. Il avait tout le tact et le sens
diplomatique nécessaires au poste qu'il
allait occuper. Adoniram s'était d'autant
plus attaché à lui qu'il savait
comment le jeune homme avait refusé, peu de
temps auparavant, l'offre de la
Société des Missions de n'être
envoyé que pour un temps limité.
Lorsque Kincaid lui assura, avec une calme
détermination, qu'il resterait en Birmanie
sa vie durant, il comprit la qualité
exceptionnelle de sa vocation missionnaire.
Le voyage sur la rivière se
faisait dans des conditions d'extrême
inconfort, mais il donnait à Adoniram
l'occasion de constater avec joie les
résultats de sa première visite
à Prome. À chaque escale, en amont de
la vieille cité, des Birmans, en groupe ou
isolés, venaient demander le baptême.
Tous possédaient l'une ou l'autre des
brochures bibliques. Beaucoup d'entre eux savaient
par coeur des phrases entières des sermons
d'Adoniram.
Le jeune Eugenio faisait de grands
efforts pour comprendre les propos
qu'échangeaient ces nouveaux convertis avec
leur Maître. Ces preuves évidentes de
la qualité de l'oeuvre entreprise
l'émouvaient profondément.
Ils atteignirent la ville
dorée à la fin d'octobre et se
rendirent tout de suite chez le résident
anglais. Le Major Burney fut tout d'abord quelque
peu consterné par le plan des deux
missionnaires, mais il promit de faire tout son
possible pour leur obtenir une audience de
Bagyi-Daw. En attendant, il leur offrait une
hospitalité de pure tradition anglaise.
À la fin de
l'après-midi, Adoniram s'engagea sur la
route d'Amarapura. Ava lui rappelait des souvenirs
trop horribles pour qu'il pût s'en
détacher. Mais il voulait revoir le zayat et
le lac des lotus. Ceux-ci, au moins,
n'étaient pas associés à Anne
dans ses pensées. Il les retrouva intacts au
coucher du soleil.
Il se tenait près du zayat,
évoquant le jeune Colman et le
gaing-ôk, lorsqu'un détachement de
gardes royaux à cheval passa en trombe sur
des montures sans étriers. Ils criaient
à tous de se voiler la face, car le Roi de
la lumière approchait. Les rares passants se
prosternaient, le visage contre terre. Adoniram
resta debout, souriant, le chapeau à la
main, tandis que s'avançait le
cortège des
éléphants.
Il connaissait bien son
Bagyi-Daw!
Parmi des tourbillons de
poussière orange sous les palmiers,
l'éléphant royal venait
d'apparaître. Bagyi-Daw trônait sur son
dos, abrité par neuf parasols blancs
rituels. Adoniram ignora le hurlement avertisseur
des gardes. Le regard hardiment levé, il
croisa celui du souverain, puis s'inclina
profondément. Il souriait.
Bagyi-Daw jeta un ordre. Son
éléphant s'immobilisa aussitôt
avec tout le cortège.
- Qu'est-ce qui vous amène
dans la Cité Dorée, ô ami de
notre ennemi ? s'écria-t-il avec
colère.
- Ma religion, Grand Roi de
justice.
- Je vous ai ordonné de
cesser d'enseigner en Birmanie. Désirez-vous
faire un nouveau séjour dans la prison de la
mort ?
- Roi de l'air, - le visage
d'Adoniram était levé vers le
souverain installé sur sa monture, - votre
Bouddha est mort comme un homme, confortablement,
sur un bon lit, son esprit abandonnant peu à
peu un corps encore intact. Jésus-Christ,
dont j'enseigne la religion, est mort comme seul un
Dieu peut le supporter, disloqué sur une
croix, l'âme arrachée à son
corps agonisant.. Depuis lors, la Croix est le
symbole de la seule religion qui permette à
l'homme de sauver son âme. C'est un
emblème qu'aucun homme ne peut voir sans un
serrement de coeur, un emblème qu'aucun
homme ne supporte de voir profané
!
Bagyi-Daw secouait la tête
impatiemment, mais il n'interrompit pas le
missionnaire.
- Rappelez-vous, Roi de justice, que
si j'ai pu négocier la paix pour vous, c'est
parce que vous étiez certain que je tiendrai
ma parole. Je disais la vérité,
à cause de Christ, vous souvenez-vous, Grand
Roi ?
- Oui, murmura le
souverain.
- Je suis venu à Ava pour
avertir de ceci vos Pieds Dorés : j'ai
apporté la Croix à Ava. Tant que je
vivrai, je ne quitterai pas cette ville si je ne
puis y installer en toute sécurité un
pasteur comme moi, pour y prêcher la
Croix.
Le visage du souverain s'illumina
:
- Vous êtes le seul que le
bouddhisme puisse craindre, ami de notre ennemi
innommable. Qu'était le docteur Price ? Un
idiot qui coupait des tumeurs et prêchait
dans un jargon ridicule. Quelles traces a-t-il
laissées de votre Croix ? Beaucoup de blancs
ont voulu la planter en Birmanie, mais si elle
s'enracine jamais, ce sera à cause de vous
seul. Animal étranger, si vous me promettez
de ne pas revenir à Ava tant que je vivrai,
je vous autorise à amener
trois ou même trois fois trois, neuf
professeurs ici à votre place.
- Un jeune pasteur m'accompagne. Le
Major Burney l'amènera devant votre
Présence Dorée. À l'heure
même où vous accueillerez Maung
Kincaid sous votre protection, je partirai pour
Rangoon.
- Pour Moulmein, insista
Bagyi-Daw.
- Pour Moulmein durant une
année, puis de nouveau à Rangoon,
mais pas à Ava tant que durera votre
Règne Doré et que vous
tolérerez l'un de mes frères
pasteurs.
- Est-ce là une
promesse?
- Oui, certainement.
- Qu'on me l'amène à
l'heure des prières. - Le roi rit
bruyamment. - Vous verrez comme je protège
les enfants de Bouddha.
Sur un ordre du souverain, le
cortège reprit sa route.
Comme tout avait été
simple, cette fois-ci !
Le lendemain, dès le milieu
de la matinée, Bagyi-Daw avait
autorisé Maung Kincaid à acheter un
terrain à Ava, cependant que le bateau
d'Adoniram descendait le courant de
l'Irrawaddy.
Deux mois plus tard, il avait
regagné Moulmein.
|