SPLENDEUR DE DIEU
XXXV
LA SPLENDEUR DE DIEU
Seul dans son petit bureau, Adoniram
concentrait tout son effort à sa grande
tâche. Le travail était
épuisant. Aussi, quand il échouait
à rendre telles finesses dans sa traduction,
il réunissait quelques disciples et s'en
allait, pendant une semaine, prêcher
l'Évangile aux Karens de la
jungle.
Dans le travail quotidien, ses seuls
instants de détente étaient ceux
où il écrivait à Sarah, ou ses
promenades du soir, en compagnie de la vieille
Fidée haletante.
Il montait toujours le long de la
route de Sir Archibald et y rencontrait parfois le
gaing-ôk. Le vieil homme avait
abandonné Adoniram à ce qu'il
appelait ses sens.
- Je n'ai jamais vraiment pu
espérer pour vous, lui dit-il un soir qu'ils
s'étaient assis au pied du Bouddha
mourant.
Le ciel rose pâle était
sillonné d'innombrables chauve-souris volant
en bandes désordonnées.
- Vous trouvez ma religion triste,
mais la vôtre est vide, complètement
négative. Après tout, la vie ne nous
a-t-elle pas été donnée pour
être vécue?
- Mais, qu'est-ce donc que la vie?
questionna le vieillard, pareil lui-même
à un bouddha dans le
crépuscule.
Adoniram soupira. Le seul,
l'éternel problème. Cependant, pour
la première fois depuis la mort d'Anne, il
l'affronta sans cette horrible détresse...
- Ce doit être quelque chose
de très précieux,
commença-t-il tristement, puisque Dieu l'a
donnée a son Fils pour Sa suprême
aventure. Et rien de ce que Dieu possède ne
peut être méprisé.
- Oui, certes, si l'on croit en
Dieu.
- Autrefois, vous ne vouliez pas
croire en Lui s'écria Adoniram.
Au lieu de répondre, le
vieillard répéta, d'un ton
pressant
- Qu'est-ce que la vie ?
- La vie, c'est la connaissance. Pas
la fuite. Pas l'isolement dans un ermitage. C'est
la connaissance de ce que Christ a su. Il n'a
refusé qu'une seule chose : faire souffrir
les autres. Il a dit : « Je suis la Vie
».
- Des mots, des mots magiques, j'en
conviens. C'est un jeu, un ballon que l'on envoie
plus haut que la flèche de la vieille pagode
de Moulmein.
- Les mots sont les antennes de
l'âme. Nous ne pouvons savoir que ce que nous
exprimons par eux. J'ai cherché beaucoup
trop loin, alors que j'avais la réponse tout
près. Quand Christ a dit : « Je suis la
Vie », il m'a tout dit. Il n'a pas
passé plus de quarante jours à
mortifier la chair, cela doit me suffire pour
annoncer l'Évangile.
- Des mots ! railla le
gaing-ôk. À coup sûr, de bonnes
excuses pour en revenir au mariage.
- 0 homme affamé de Dieu!
Depuis que j'ai admis l'idée de me refaire
un foyer, les ignobles visions de la Main-qui-Tue
ont cessé de me poursuivre, d'obséder
mon esprit à chaque instant de repos.
Expliquez-moi pourquoi?
- Le seul moyen d'échapper
à la soif est d'anéantir le
désir.
- Vous êtes conséquent,
au moins, tandis que moi...
- Venez voir ma dernière
trouvaille : un exemplaire des discours du Bouddha
dont il a lui-même établi
l'authenticité.
Adoniram secoua la tête et
soupira :
- En ceci au moins, je serai
conséquent. Je ne m'appliquerai plus
à aucun travail intellectuel qui sorte des
cadres de l'activité missionnaire.
Dans la pénombre, ils
échangèrent un sourire amical avant
de se séparer.
Adoniram retrouvait peu à peu
la santé spirituelle. Il le reconnaissait,
mais se demandait parfois avec angoisse ce que
deviendrait cet équilibre au cas où,
l'effort énorme de la traduction une fois
achevé, Sarah refuserait de devenir sa
femme.
Il avançait
régulièrement dans son travail :
Esther, Esdras, Néhémie : chaque
jour, une vingtaine de versets. Le 31 janvier 1834,
il écrivait : « Et soudain entrera dans
son temple le Seigneur que vous cherchez... »
l'avant-dernier chapitre de Malachie.
Au coucher du soleil, il avait
terminé. Il posa sa plume et contempla la
pile des manuscrits. L'immense tâche
était accomplie.
Il entendait Céphas Bennett,
dans le zayat, répéter les paroles
magnifiques : « Si donc il y a quelque
consolation en Christ, s'il y a quelque soulage
ment dans la charité, s'il y a quelque union
d'esprit, S'il y a quelque compassion et quelque
miséricorde, rendez ma joie parfaite, ayant
un même amour ».
Adoniram s'agenouilla, le front
contre les dernières pages de son
oeuvre.
Les cloches du monastère
tintaient avec douceur. L'effluve des roses
était si fort qu'il l'arracha à ces
pensées ineffables. Il se releva et prit sa
plume. En ce moment suprême, qu'Anne ne
pouvait partager avec lui, il fallait qu'il
pût communiquer avec Sarah : «
Grâces à Dieu, je suis parvenu au but.
Je me suis agenouillé devant Lui pour Lui
remettre mon ouvrage et demander Son pardon pour
ses imperfections. J'implore Son aide pour
l'avenir, et Sa grâce pour tous les
péchés qui ont souillé mes
efforts. Mon travail est voué à Sa
gloire. Que Sa parole maintenant traduite soit
à nouveau inspirée directement par
son Esprit, afin que le pays soit plein de chants
et de prières. Amen ».
Il se sentait épuisé.
Les Bennett l'encourageaient à entreprendre
un voyage de repos par mer jusqu'à
Calcutta. Mais, bien qu'il en
sentît la nécessité, cette
perspective ne l'attirait nullement. Il irait
plutôt à Tavoy pour ses
vacances.
Il s'embarqua donc et suivit la
côte aux innombrables îlots, aux
montagnes si escarpées et noyées de
verdure qu'il était impossible d'aborder.
Afin d'éviter les trois ou quatre jours
nécessaires pour contourner la
presqu'île de Tavoy et remonter la
rivière jusqu'à la cité, il se
fit déposer avec un coolie à un petit
port, à huit milles à l'est de
Tavoy.
Les premiers milles furent
rapidement franchis parmi les plantations d'ananas
et d'orangers. Puis, ils parvinrent à un
sentier de montagne et ralentirent leur allure.
L'air était lourd de l'admirable senteur des
fleurs. Les grands arbres croulaient de lianes, des
chants d'oiseaux éclataient de toutes parts.
Le coeur battant, Adoniram poursuivait sa route.
Une fois de plus, il allait tenter de trouver le
bonheur.
Ils s'arrêtèrent vers
le sommet, au bord d'un lac, pour prendre un
léger repas. Pendant que le coolie
préparait le riz, Adoniram s'avança
pour admirer la vue. Le chemin descendait
abruptement sur la ville. Il entendit des pas, puis
une voix d'enfant dont le timbre familier le cloua
sur place.
Un instant plus tard, Sarah Boardman
tenant Georgie par la main, apparaissait au
détour du chemin. Elle était suivie
par plusieurs Karens tenant des chevaux.
Le petit garçon cria de
surprise et de joie. Adoniram et Sarah se
serrèrent la main en silence.
- Nous venions vous remercier
d'avoir fait la Bible, s'écria
Georgie.
- Puis-je vous inviter à
partager mon repas ? Je crois que nous en aurons
assez dit Adoniram en souriant.
- Oui, maître, si vous me
permettez d'ajouter mon riz au
vôtre.
Elle était encore amaigrie,
les yeux plus marqués par la solitude. Elle
portait la robe de toile bleu foncé qui lui
allait si bien. Ils parlèrent de choses et
d'autres durant le repas, et
décidèrent de rentrer
l'après-midi à Tavoy où les
conseils d'Adoniram étaient fort
nécessaires,
d'après Sarah. Après un court repos,
ils se mirent en route ; Georgie les
précédait avec les Karens.
Comme sa mère semblait
soucieuse, Adoniram lui dit :
- N'avez-vous pas confiance
lorsqu'il est avec eux ?
- Oh oui, mais...
- Demeurons seuls quelques instants.
Ce sera impossible quand nous serons à la
Mission.
Elle rougit, mais s'assit
néanmoins sur un rocher, au bord du sentier,
et le regarda dans les yeux.
- Vous rappelez-vous, demanda-t-il,
combien souvent vous m'avez
répété qu'il existe toujours
de la beauté dans la vie, que Dieu le veut
ainsi ?
Elle fit signe que oui.
- Je pense encore, continua-t-il,
que, pour moi-même, - je ne prétends
juger pour personne d'autre, - que presque tous les
sacrifices étaient nécessaires. Je
désirais trop passionnément le
contact des hommes. Il fallait tout couper, ou
rien. Je ne pouvais compter sur moi-même. En
ce qui concerne l'ermitage...
Sarah leva la main :
- N'en parlez pas, Maître, je
ne puis supporter de penser à cette
époque. Laissez-moi plutôt vous dire
combien votre traduction va être utile
à l'humanité...
Mais Adoniram l'interrompit à
son tour :
- Je n'ai pas besoin
d'éloges. Si Anne et vous-même trouvez
que j'ai fait mon devoir, et que Dieu l'approuve,
c'est bien assez. Sarah, il y a huit ans qu'Anne
m'a quittée, et trois ans que George, ce
saint, vous a été enlevé. Que
croyez-vous qu'ils penseraient, là-haut, si
je vous demandais de devenir ma femme ?
Le rouge monta de nouveau aux joues
de Sarah.
- Vous savez comme moi, dit-elle
gravement, que le premier amour est unique,
lorsqu'il aboutit au mariage.
- Oui, je le sais.
- Et, s'ils avaient vécu,
notre bonheur aurait continué dans toute sa
plénitude.
- Oui, certainement.
Adoniram était aveuglé
par les larmes. Il les essuya brusquement.
- Ce que je ressens pour vous est
absolument différent de tout ce que j'ai
jamais connu ; mais, chère Sarah, c'est
profond et fort et vient de ce qu'il y a de
meilleur en moi.
Sarah sourit, avec
timidité.
- Je crois vous avoir dit une fois
que George et moi vous avons aimé depuis
notre enfance.
Son regard allait de la
vallée lumineuse aux yeux ardents d'Adoniram
:
- Mais, Maître, je ne puis
suivre votre mysticisme. Ne sera-t-il pas un
obstacle entre nous? Car si nos esprits suivent des
chemins divergents, nous ne pourrons jamais
reconstruire nos vies
dévastées.
- Vous voulez dire..., demanda-t-il
d'une voix basse.
Elle gardait le regard fixé
vers la lointaine vallée :
- Je veux dire que si vous continuez
votre lutte solitaire pour voir Dieu face à
face, vous deviendrez fou. Personne au monde ne
peut soutenir un tel combat.
- Vous me proposez un marché
? demanda-t-il avec fougue. Vous voulez que je
vende le droit d'aînesse de mon âme
?
Elle se tourna vers lui.
- Vous savez bien que je ne le
voudrais jamais. Je ne suis pas aussi naïve ou
aussi méchante, du moins pas consciemment.
Je veux sauver votre raison en vous demandant de
laisser à Dieu le soin des choses qui Lui
appartiennent, à Lui seul. Il est
inconnaissable. Mais je veux que vous trouviez la
paix.
« Que tout ce qui est vrai,
tout ce qui est juste, tout ce qui est aimable soit
l'objet de vos pensées. Et le Dieu de paix
sera avec vous ».
Adoniram répéta ces
mots lentement, tout pénétré
d'une compréhension nouvelle.
- Sarah, j'essaierai, de toute mon
âme, de ne penser qu'à ces
choses-là. Et, quand cet ardent besoin de Le
connaître me submergera de nouveau, - car
cela reviendra de temps en temps, - au lieu de me
tourner vers la solitude, la faim et l'horreur, je
penserai aux paroles du Christ. Il savait bien que
nos pauvres esprits ne pouvaient encore saisir
Dieu, et c'est pourquoi il nous a dit : « Je
suis le chemin, la vérité et la vie
».
Il demeura silencieux,
évoquant la grande bataille spirituelle
qu'il avait livrée depuis son arrivée
en Birmanie.
Sarah attendait, immobile, un peu
pâle. Il dit enfin
:
- L'amour a toujours
été la nourriture de mon esprit. Je
ne puis continuer sans amour.
- Dieu est Amour, dit Sarah, dont la
voix profonde le bouleversa.
Il respira profondément. Il
croyait avoir pour toujours renoncé au
bonheur; et pourtant il était maintenant
secoué de joie jusqu'au tréfonds de
son être. Ce n'était pas
l'allégresse du jeune homme, vigoureuse et
pure. C'était le bonheur de l'âme
enfin disciplinée, marquée des
cicatrices de la Croix.
Autour d'eux, la forêt
tressaillait de vies innombrables et merveilleuses.
On pouvait donc ne pas connaître Sa face,
mais voir Sa splendeur et L'adorer sans crainte
!
- Me ferez-vous confiance
maintenant, Sarah? demanda-t-il
humblement.
Elle le regarda en face.
- Oui, avec tout ce que je suis et
tout ce que je veux être, pour devenir digne
de vous, Adoniram.
- Ne me dépassez pas !
s'écria-t-il en la relevant avec un grand
sourire.
Ils étaient de la même
taille. Après s'être un long moment
regardé en silence, les yeux dans les yeux,
ils s'embrassèrent. Puis, au bras l'un de
l'autre, ils se mirent à descendre vers la
vallée admirable.
Informations
complémentaires sur la vie d' Adoniram
Judson
(Informations indépenfantes de ce
livre)
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