( 16)
LA BONNE
DÉCISION.
Nous étions au commencement des
vacances; M. David, un ami de mon père, vint
m'inviter à aller chez lui. La pensée
d'aller à la ville me souriait fort. Le
voyage fut délicieux; et arrivé chez
M. David, il me semblait que j'allais beaucoup me
plaire. Alfred David, jeune garçon de mon
âge, me prit cordialement par la main, et je
me sentis bientôt dans cette famille comme si
j'étais au milieu de vieilles connaissances.
« Je vais passer des vacances dont il vaudra
la peine, » me répétai-je
plusieurs fois dans le cours de la soirée,
comme nous jouions, que nous nous faisions deviner
des énigmes, et que nous riions à qui
mieux mieux.
M. David dit enfin qu'il était
à peu près temps d'aller se livrer au
repos. Je m'attendais alors à avoir le culte
de famille; mais je fus déçu; on nous
assigna à chacun sa
chambre. Combien cela me parut étrange! Je
ne m'étais encore jamais trouvé dans
une maison où l'on n'avait pas de culte de
famille. - Viens, me dit Alfred, maman dit que nous
serons camarades de lit. Deux montées
d'escaliers nous conduisirent à une
charmante petite chambre qu'il appelait « sa
chambre »; il ouvrit un tiroir, me montra une
boite, un bateau, une poudrière, et tous ses
trésors, puis il me dit tout un monde de
choses nouvelles au sujet des amusements auxquels
se livraient les jeunes garçons de la ville.
Ils se déshabilla le premier, et entra au
lit. Je restai plus longtemps pour me
déshabiller, parce que des pensées
toutes nouvelles commençaient à
occuper mon esprit. Quand ma mère m'avait
donné ma valise, au moment du départ,
elle m'avait dit tout bas :
« Robert, souviens-toi que tu es
chrétien. »
Je compris fort bien la signification de
ces paroles; et je me trouvais maintenant dans une
circonstance où je devais y prendre garde.
On m'avait enseigné à la maison les
devoirs d'un enfant chrétien; je ne devais
pas les négliger quand je me trouvais parmi
des étrangers; or un de ces devoirs
était la prière du soir. Dès
ma plus tendre enfance, j'avais été
accoutumé à m'agenouiller pour
demander à Dieu, au nom de Jésus, son
pardon, le remercier de ses bontés, et
implorer sa protection et sa
bénédiction.
- Pourquoi ne te mets-tu pas au lit,
Robert? me dit Alfred. Pourquoi t'assieds-tu
là ?
Je craignais de prier, et je craignais
aussi de ne pas prier. Il me semblait que je devais
me jeter sur mes genoux, et prier devant Alfred.
Qu'allait-il dire? Ne rirait-il pas? La crainte
d'Alfred me rendait lâche. Et pourtant, je
n'osais pas me mettre au lit sans avoir fait ma
prière. Si j'avais besoin de la protection
de mon Père céleste à la
maison, combien plus à l'étranger. Je
faisais plusieurs souhaits; j'aurais voulu
être seul, ou bien qu'Alfred s'endormît
ou fit quelque autre chose, et
beaucoup d'autres encore. Mais
Alfred ne paraissait pas disposé à
s'endormir.
Des luttes de ce genre se livrent
peut-être dans le coeur de chacun au moment
où il quitte la maison, et commence à
agir sous sa responsabilité personnelle, et
de la décision qu'il prend peuvent
résulter des conséquences
éternelles. Pour moi, le combat fut dur.
À la fin, Alfred me dit :
- Viens donc, viens vite au lit. Je
rassemblai alors tout mon courage pour lui dire :
- Je veux d'abord faire ma prière
: ç'a toujours été ma coutume
de prier avant de me coucher.
- Prier? dit Alfred en se retournant sur
son oreiller, et il n'ajouta pas un autre mot.
Sa manière d'agir me fit honte.
Je m'étais longtemps gêné de
lui, et pourtant, dès qu'il eut connaissance
de mon désir, il me laissait tranquille.
Combien j'étais reconnaissant de voir que le
devoir et ma conscience avaient eu le dessus
!
Cette victoire décida de ma
conduite future. Elle me donna de la force pour la
suite. Je crois qu'avec la
bénédiction de Dieu, la
décision du - garçon chrétien,
» a fait l'homme chrétien; car par la
suite, j'eus à surmonter des épreuves
et des tentations qui m'auraient certainement
éloigné de Dieu, si ce n'eût
été mon habitude de la prière
secrète.
Que tout jeune homme qui a des parents
pieux réfléchisse à cela. Vous
avez été élevé dans
là connaissance des devoirs et des principes
chrétiens. Quand vous quitterez la maison,
ne les oubliez pas. Portez-les avec vous et faites
en sorte de vous y conformer : ils vous
soutiendront à l'heure de la tentation.
Mettez-vous résolument du côté
de Dieu et de votre Sauveur, du Dieu et Sauveur de
votre mère, du Dieu et Sauveur de votre
père. C'est en abandonnant leur droit
d'aînesse de chrétiens, que tant de
jeunes gens se fourvoient, et qu'en grandissant,
ils font le déshonneur de leurs parents,
qu'ils demeurent sans espérance et sans Dieu
dans le monde.
(17)
POURQUOI IL
NE FUMAIT PAS.
Le fils de M. Jérémie L.,
âgé de quatorze ans, passait
l'après-midi avec ses jeunes amis, et sa
visite se prolongea jusqu'au soir. Des amis de la
famille vinrent alors pour passer la soirée.
Les enfants se retirèrent dans le coin le
plus caché, tandis que la conversation des
Messieurs roulait sur les questions du jour les
plus importantes, sur la politique, etc. Quoique
s'entretenant apparemment l'un avec l'autre, les
deux garçons prêtaient l'oreille
à ce qui se disait, comme c'est toujours le
cas des enfants, et ils se prononçaient sur
les sentiments exprimés par leurs
aînés, appuyaient l'un ou l'autre,
suivant que leurs sentiments s'accordaient avec les
leurs.
Messieurs, vous pouvez fumer, dit
l'hôte. Un « merci » des plus
accentués sortit simultanément de
toutes les bouches, et on vit tous les visages,
sauf un, s'illuminer de plaisir. Non pas que ce
dernier fît mauvaise mine, ou qu'il se
fût tenu en arrière des autres; mais
son sourire n'était pas approbateur. Un
caisson de cigares qu'on avait payés
très cher, et qu'on appelait
«délicieux » fut aussitôt
apporté.
- De très fins cigares, dit M. X.
en en portant un au nez avant de l'allumer. Et
comment, M. Muller, ne fumez-vous pas ?
- Je m'estime heureux de pouvoir dire
que non.
- Je ne pense pas que nous fassions
bien, dit un des fumeurs - en jetant en l'air avec
délices des bouffées de fumée
- de fumer au salon. En vue du dégoût
de ma femme pour cette plante, je ne le fais pas
à la maison. Vous savez qu'elle craint en
particulier pour ses tapis, rideaux, etc.
- C'est là le moindre de mes
soucis, dit l'hôte d'un air de
débonnaireté ; il n'y a pas dans ma
maison de pièce qui soit
trop bonne pour que mes amis et moi ne puissions y
fumer. Ma femme l'a toujours compris, et
naturellement, elle cède.
- Mais tu ne sais pas combien la
fumée l'incommode, dit le jeune Henri. Elle
se répand dans toute la maison, et maman se
rend presque toujours chez tante Marguerite quand
il y a deux ou trois personnes qui fument chez
nous. C'est là qu'elle se rend en ce moment,
ajouta-t-il, en entendant fermer la porte
extérieure.
- Comment, dit Jérémie,
est-ce qu'elle doit réellement sortir de la
maison ? C'est dommage !
- Quelle est la raison pour laquelle
vous ne fumez plus, M. Muller, dit l'un des
personnages de la société ? Avez-vous
peur d'un cigare ? ou avez-vous entièrement
abandonné le tabac dernièrement ? Il
y a des constitutions qui ne peuvent pas le
supporter.
- Puisque vous désirez savoir
pourquoi je ne fume plus, je vous dirai que c'est
parce que je respecte trop ma femme pour
cela.
- Je ne comprends pas ce que vous
entendez. Est-ce que votre respect pour votre femme
a quelque chose de commun avec un cigare ?
- Je m'explique. Avant mon mariage,
j'étais adonné à l'usage du
tabac. Je m'aperçus bientôt que la
fumée importunait ma femme, quoiqu'elle
supportât le désagrément avec
toute la patience et la bonne grâce
possibles. Je commençai donc à ne
plus fumer qu'en revenant de mes affaires. Je
considérai alors quelle impression ma
présence, avec mon haleine et mes habits
tout saturés de l'odeur du tabac devaient
produire sur une femme délicate. Je me
dégoûtai enfin de cette
malpropreté, et je quittai tout. Et je puis
bien vous dire que je ne m'en suis jamais
repenti.
- Je ne m'en repentirais pas non plus,
dit un autre avec admiration. Je suis assez
sincère pour reconnaître que votre
femme devrait vous en être obligée.
- Bien au contraire; c'est moi qui
devrais être reconnaissant envers ma femme,
dit M. Muller, tandis que les autres
dégustaient leur cigare en silence, mais en
rougissant de la censure involontaire qui venait de
leur être infligée.
- Je dis que M. Muller a la tête
fort dure, dit le jeune Benjamin.
- Sa conduite est admirable! dit Jean,
qui faisait aussi ses réflexions, comme la
fumée venait l'incommoder jusque dans son
coin retiré, puis il se disposa à
partir.
Le jour suivant, Jean était fort
prévenant, et si tranquille que chacun le
remarqua; le soir arrivé, quand son
père s'apprêtait à allumer sa
pipe de tabac fort, Jean paraissait sur des
épines.
- Je ne puis pas croire que tu ne
respectes pas maman, hasarda-t-il enfin en
rougissant jusqu'aux cheveux.
- Qu'est-ce que tu entends ? lui demanda
son père d'un ton sévère. Je
te demande ce que tu entends.
- Je dis cela parce que la fumée
incommode maman, qu'elle imprègne les
rideaux et les tapis, et.... que M. Muller donnait
hier soir pour raison de ce qu'il ne fumait pas,
qu'il respectait trop sa femme.
- Bah! ta maman n'est nullement
incommodée par ma fumée, n'est-ce
pas, maman? ajouta-t-il d'un ton jovial en
s'adressant à sa femme qui entrait en ce
moment.
- Eh bien... elle m'a eu
incommodée plus que maintenant. Je suppose
qu'on peut s'habituer à tout, en sorte que
je me dis que ce qu'on ne peut pas changer, il faut
le supporter.
- Quelle idée! Tu sais bien que
si je voulais, je quitterais le tabac dès
demain, dit le père en riant.
- Mais tu ne le voudras pas, dit-elle
d'une voix douce.
Je ne saurais dire si le père de
Jean a abandonné le tabac. Il est probable
que non; mais si vous désirez savoir ce qui
en est résulté, je vous prierai de
jeter un coup d'oeil sur le document que voici,
écrit il y a quelques
années, et qui m'est tombé entre les
mains.
« Moi, Jean L., de
sang-froid et de propos
délibéré, prends en ce 1er
janvier 1861 les résolutions suivantes, que
je prie Dieu de m'aider à
tenir:
- premièrement. Je ne
jurerai jamais, parce que c'est insensé
aussi bien que méchant.
- Deuxièmement. Je ne
fumerai jamais, de crainte d'incommoder ceux qui
s'approcheront de moi; et après mon mariage,
je conserverai toujours les paroles suivantes comme
ma devise :
« Je ne veux pas fumer parce
que je respecte trop ma femme pour cela. - C'est
là ce que M. Muller a dit, et je ne
l'oublierai jamais. »
Ainsi fait etc.
etc.
Jean tient ses engagements.
( 18)
WILLIAM ET
LOUIS.
Il arrive souvent aux jeunes garçons de
supposer qu'on les tient trop serrés -
apprendre parfaitement leurs leçons,
travailler, aller à l'école du
Sabbat, être si ponctuels et minutieux, avoir
si peu de temps pour s'amuser, tout cela leur
paraît un joug insupportable. « A quoi
cela sert-il ? » disent-ils souvent avec un
air de mécontentement évident. Eh
bien mes enfants, souvenez-vous qu'il sert à
beaucoup d'être bien élevé; et
la discipline que vous trouvez un joug si blessant
est précisément ce que vos parents
jugent nécessaire pour faire de vous plus
tard des hommes utiles. Je vous relaterai, pour
illustrer mon dire, un incident qui est parvenu
dernièrement à ma
connaissance.
William était le fils
aîné d'une veuve qui comptait sur lui,
après Dieu, comme son bâton de
vieillesse. Il était élevé
dans des habitudes d'industrie
et dans la crainte de Dieu. Les jours de classe et
les jours de l'école du Sabbat trouvaient
très rarement sa place vacante. L'indolence
qui rouille et ronge le caractère n'avait
nullement l'occasion de s'attacher à
lui.
Les années d'école
passées, il entra comme commis dans un
magasin de la ville. William se trouva d'abord tout
à, fait dépaysé; le
va-et-vient des rues bruyantes avait assez peu
d'analogie avec la tranquillité de son
village; puis l'immense magasin qui comptait
étage sur étage, tout rempli de
marchandises, de caisses et de balles,
remplaçait maintenant ses quelques livres et
son maillet. Les garçons de magasin
étaient tous pour lui des étrangers.
Les manières gracieuses et la beauté
physique d'un riche collègue du nom de Louis
qui était entré un peu avant lui dans
le magasin, lui faisaient particulièrement
sentir son infériorité et son
ignorance. William regardait Louis avec admiration;
quant à lui, toutes choses lui
étaient nouvelles et étranges, et il
se trouvait bien fatigué après ses
longues heures de travail. Mais ses bonnes
habitudes lui gagnèrent bientôt des
amis. Les commis plus âgés l'aimaient
à cause de son activité et de sa
serviabilité, et tous rendaient
témoignage à sa
ponctualité.
Toutefois William eut aussi ses
épreuves. Un matin, il fut envoyé
à la banque pour tirer de l'argent; à
son retour, ne trouvant personne que Louis au
magasin, - le patron était absent, - il
déposa son argent sur le comptoir du patron.
M. Thomas arriva enfin. - Il manque dix francs,
dit-il après avoir compté son argent.
Le pauvre William sentit la rougeur lui monter au
visage; mais il dit d'un ton décidé :
- J'ai pourtant, mis la somme en entier sur votre
comptoir, Monsieur. M. Thomas regarda son jeune
commis dans les yeux, mais n'y remarquant aucune
marque de déshonnêteté, il lui
dit: - Une autre fois, vous me remettrez l'argent
à moi-même, mon garçon. La
bonne saison arrivée, l'un des principaux
employés tomba malade, et
William rendit au comptable des services
très appréciés en lui
additionnant de longues colonnes de chiffres. Oh,
combien il s'estimait heureux d'avoir
profité de ses leçons de
mathématique, quand le comptable le
remerciait pour les services importants qu'il lui
rendait!
Louis invitait souvent William
à aller au restaurant, à faire
quelques parties de billard ou des promenades en
voiture. À toutes ces invitations, William
n'avait qu'une réponse à faire; et
cette réponse, la voici : Non. Il
répondait invariablement qu'il n'avait ni
temps ni argent à consacrer à de tels
divertissements. Les heures de travail
passées, il se retirait dans sa petite
chambre pour lire. Il ne sentait aucun besoin de
ces amusements excitants, ni ne désirait
manger ou boire autre chose que ce qu'on lui
servait à sa pension.
Il n'en était pas de
même de Louis. Il avait des parents qui lui
accordaient toutes ses volontés, et assez
d'argent.
C'est du moins ce que supposait
William; et pourtant, il dépensait tout son
argent à mesure qu'il le recevait; il lui
arrivait même parfois d'en emprunter de ses
camarades.
Louis se moquait de
l'économie stricte de William; mais en
réalité ce dernier était de
beaucoup le plus heureux des deux. À la fin,
on s'aperçut que la moitié d'une
pièce d'étoffe avait disparu -
recherches faites, on découvrit que le
voleur n'était autre que Louis. Oh ! la
honte et le déshonneur dont cette
découverte le couvrit! Et pourtant,
hélas, ce n'était pas son premier
vol! Louis avait pris la coutume de
détourner différentes choses pour
satisfaire ses habitudes dépensières,
sa culpabilité découverte, il
s'enfuit, et avant que ses parents en fussent
avertis, il était bien loin du toit paternel
et de sa ville natale, comme un paria pour ses
parents et ses amis affligés, privé
de toutes les consolations et des joies que donne
la vertu.
William gagne rapidement la
confiance de ses patrons; comme
il craint Dieu, il est fidèle à ses
devoirs. Il n'y a rien de nouveau dans tout cela;
des cas semblables se présentent tous les
jours; aussi mon désir n'était pas de
raconter quelque chose de nouveau; mais simplement
de faire ressortir la leçon qu'ils nous
enseignent.
Accorder trop de libertés aux
enfants, c'est leur préparer tôt ou
tard la confusion et la ruine; tandis que les
soumettre à une discipline
sévère et leur inculquer des
principes fermes, c'est jeter les fondements d'une
vie utile et heureuse.
(19)
CONSÉQUENCES D'UN
MENSONGE.
C'était en hiver, et au
crépuscule. Les ténèbres
envahissaient la chambre, et une lumière
blafarde s'échappait joyeusement de
l'âtre. Une vénérable vieille
dame aux cheveux, blanchis par l'âge, mais au
coeur frais et jeune, était confortablement
installée dans un fauteuil tout près
du feu. Soudain des pas précipités se
font entendre, la porte s'ouvre et d'un bond
l'enfant se trouve à ses
côtés.
- Eh bien, Rosalie, dit la bonne
vieille dame en posant tendrement la main sur les
charmantes boucles de l'enfant, je suppose que tu
as fait une bonne partie de patinage.
- Oh! c'était
délicieux, tante Ruth; et ne voudriez-vous
pas me raconter maintenant quelqu'une de vos belles
histoires ?
Rosalie était orpheline; sa
mère était morte récemment;
elle était venue faire visite à sa
tante dont elle avait aussitôt conquis
l'affection par ses manières avenantes et
son caractère affectueux.
Mais la tante Ruth avait les yeux
bien ouverts, en sorte qu'elle découvrit
bientôt que Rosalie ne se faisait pas
scrupule de raconter un mensonge à
l'occasion, et qu'elle ne se mettait pas fort en
peine quand on la prenait sur le fait. S'il y avait
un trait qui distinguait la tante Ruth,
c'était sa véracité ; et s'il
y avait quelque chose qu'elle détestait en
particulier, c'était tout ce qui avait
quelque apparence de fausseté.
Le langage de son coeur était
: Le menteur ne demeurera pas en ma
présence. Elle prit la résolution,
avec l'aide de Dieu, de déraciner à
tout prix cette plante empoisonnée du coeur
de cette enfant qui lui était si
chère. C'était sur ce sujet qu'elle
réfléchissait il y a un instant, et
elle avait maintenant formé une
résolution.
- Prends ta petite chaise, mon
enfant, et viens t'asseoir auprès de moi. Un
instant plus tard, les yeux bleus de Rosalie
étaient rivés sur sa
tante.
Je suis maintenant vieille, ma
chère enfant, dit celle-ci en agitant son
noble front, et ma mémoire commence à
me faire défaut. Mais je me souviens
toujours du temps où j'étais une
petite fille gaie et vive comme toi. Cela te fait
ouvrir les yeux, et tu es fort surprise ; mais si
le Seigneur t'accorde la vie, avant de t'en
être rendue compte, tu seras aussi vieille
que tante Ruth.
Je me souviens qu'en ce
temps-là j'étais une fois à
l'école, avec une petite fille du nom
d'Amélie qui était très douce,
très sensible, et excellente
élève. Elle semblait disposée
à se rapprocher de moi, et il ne
m'était guère possible de
résister à ses timides avances.
Pourtant, je ne l'aimais pas beaucoup, parce qu'il
arrivait souvent qu'elle avait de meilleures places
que moi ; si ce n'avait été elle,
j'aurais toujours été la
première de ma classe. La
pauvre Amélie ne savait comment s'expliquer
ma froideur, parce que j'étais trop
orgueilleuse pour lui en découvrir la
raison. J'avais toujours été une
enfant véridique, Rosalie, mais la jalousie
me tenta et je succombai. J'essayais parfois de
prévenir les autres petites filles contre
Amélie : ce fut là le commencement de
ma chute. Elle était trop timide pour se
défendre, en sorte que j'atteignais
généralement mon but.
Un jour, notre institutrice nous
demanda d'épeler le mot récemment. De
son ton de voix bas ordinaire, Amélie
commença à épeler comme suit :
- r-é-c-e-m-m-e-n-t, récemment.
L'institutrice qui ne l'avait pas bien comprise,
lui dit vivement:
- C'est faux... à la suivante; puis se
ravisant, elle lui demanda: N'avez-vous pas dis :
s-a-m-m-e-n-t ?
- Non, Mademoiselle, j'ai dit :
c-e-m-m-e-n-t.
Mlle B. étant encore dans le
doute, se tourna vers moi et me dit :
- Vous, Ruth, qui avez entendu,
qu'a-t-elle dit ? Une méchante pensée
surgit aussitôt dans mon esprit; je me dis
que j'avais là une excellente occasion de
rabaisser ma rivale et de m'élever. De
propos délibéré, je
proférai un gros mensonge.
- Amélie a dit s-a-m-m-e-n-t,
dis-je avec assurance. L'institutrice se tourna
alors vers elle mais, confondue par mon accusation,
elle demeura muette, tandis que son visage
s'empourprait, ce qui lui donna quelque apparence
de culpabilité.
- Amélie, dit l'institutrice
d'une voix sévère, je ne m'attendais
pas à un mensonge de votre part. Allez tout
de suite vous placer à la queue de la
classe, et souvenez-vous que vous devez rester ce
soir.
J'avais triomphé, Rosalie;
Amélie était dans l'opprobre, et moi
j'étais fièrement installée
à la tête de la classe mais je
n'étais pas heureuse.
Au sortir de l'école, je fis
semblant d'avoir perdu quelque chose, et restai
dans le corridor. J'entendis l'institutrice. qui
disait :
- Amélie, venez ici. Alors,
j'entendis le pas léger de l'aimable
enfant.
- Comment se fait-il que vous m'ayez
menti ?
- Je ne vous ai pas menti
Mademoiselle. Mais au moment même où
elle niait le fondé de l'accusation, je pus
la voir au travers du trou de la serrure, qui
tremblait, soit de chagrin de se voir accuser, soit
de la crainte de la punition.
- Étendez la main.
Je restai comme clouée sur
place. J'entendis tomber lourdement un coup
après l'autre sur la blanche main de
l'innocente enfant. Tu peux bien te cacher de moi,
Rosalie. Oh, pourquoi n'ai-je pas parlé?
Chaque coup m'allait droit au coeur, mais je
m'obstinais à ne pas vouloir confesser mon
péché. Je m'éloignai donc de
la porte à la dérobée.
M'étant arrêtée en chemin, je
vis venir Amélie qui s'avançait
lentement dans la direction de la maison, tenant
ses livres d'une main, et essuyant de l'autre le
torrent de larmes qui coulait de ses
yeux.
Ses sanglots qui semblaient rompre
son coeur firent sur moi une profonde impression.
Comme elle avançait en pleurant, elle heurta
contre quelque chose, tomba, et ses livres
roulèrent à terre. Je m'empressai
d'aller les ramasser et de lui donner.
Tournant alors vers moi ses doux
yeux bleus tout inondés de larmes, elle me
dit de la voix douce :
- Je te remercie beaucoup,
Ruth.
Cette douce voix fit battre bien
fort mon coeur coupable, mais je m'obstinais
à ne pas vouloir parler; nous marchions donc
en silence
En arrivant à la maison, je
me dis : À quoi bon me tracasser ? Personne
n'en sait rien. Je me déterminai à
jeter de côté ce fardeau de remords,
et j'entrai dans notre agréable salon,
où je commençai à parler et
à rire comme si de rien n'était. Mais
le poids qui reposait sur mon coeur devenait de
plus en plus lourd. Je n'avais pas besoin qu'on me
rappelât quel était le salaire du
péché, ma chère Rosalie.
L'oeil de Dieu me semblait un
feu consumant. Mais plus je me sentais
oppressée, plus je m'efforçais de
paraître joyeuse; je fus reprise plus d'une
fois à cause de ma bruyante hilarité,
tandis que je m'efforçais de comprimer mes
larmes.
À la fin, je me rendis dans
ma chambre. Il ne me fut pas possible de prier: je
me jetai au lit et fermai résolument les
yeux pour appeler le sommeil; mais en vain. Le tic
tac de la vieille horloge me semblait venir de plus
en plus fort, et m'adresser des reproches. Quand il
frappa lentement minuit, il me sembla qu'il sonnait
un glas funèbre. Je me tournais et me
retournais sur mon petit oreiller : il me
paraissait rempli d'épines. Les doux yeux
bleus tout inondés de larmes étaient
toujours devant moi ; j'entendais constamment les
coups répétés de la cruelle
férule. Incapable d'endurer plus longtemps
ce supplice, je me levai enfin et m'assis devant la
fenêtre. Les nobles ormeaux se dessinaient
paisiblement au clair de la lune, étendant
au loin leur ombre gigantesque. La barrière
blanche, les allées gravelées, la
tranquillité parfaite dans laquelle tout se
trouvait à l'extérieur, contrastaient
étrangement avec mes angoisses; la
solennité du ciel de minuit me remplissait
d'une admiration et d'une crainte que je n'avais
encore jamais éprouvées.
Ah! Rosalie, une mauvaise conscience
et un Dieu irrité, c'est plus qu'un enfant
peut endurer!
M'étant
détournée de la fenêtre, je
jetai un coup d'oeil sur mon petit couvre-lit blanc
comme la neige, cadeau que maman m'avait fait
à l'occasion de mon anniversaire. Ce
couvre-lit éveilla en moi une foule de
souvenirs, la patience et la bonté de ma
mère me revinrent à la
mémoire. Il me sembla sentir sa main
mourante se poser sur ma tête, et entendre sa
voix expirante, alors qu'elle suppliait le Seigneur
de répandre sa bénédiction sur
sa fille aînée. Oh ! Dieu,
disait-elle, fais d'elle une enfant
véridique et sainte! » Je
m'efforçais de bannir de mes pensées
cette dernière et ardente
supplication de ma mère, mais plus grande
était ma détermination de l'oublier,
plus grande était la force avec laquelle
elle se présentait à moi. Vaincue
enfin, je m'appuyai sur ma fenêtre,
éclatant en sanglots. Mais ces larmes, ma
chère Rosalie, ne pouvaient me
soulager.
Mon angoisse augmentait
d'intensité à chaque minute, à
tel point qu'à la fin je courus presque avec
effroi auprès du lit de mon père.
- Papa! papa! m'écriai-je;
mais il ne m'était pas possible d'en dire
davantage. Passant tendrement ses bras autour de ma
taille, il m'attira à lui, et appuya ma
tête sur son sein ; puis il me caressa
jusqu'à ce que je pus assez maîtriser
ma douleur pour lui expliquer la cause de mon
angoisse. Alors, avec quelle ardeur il supplia Dieu
de pardonner son enfant pécheresse
!
- Cher papa, lui dis-je, veux-tu
venir avec moi ce soir pour voir la pauvre
Amélie ?
- Demain matin, mon enfant, me
dit-il.
Ce délai était pour
moi un vrai supplice. Toutefois, m'efforçant
de cacher mon désappointement, je
reçus le baiser de mon père et
rentrai dans ma chambre.
Mais le sommeil s'enfuyait encore de
mes yeux fatigués. À la fin, mon
désir d'aller demander le pardon
d'Amélie devint presque de la
frénésie; après avoir attendu
ce qui me paraissait être des heures sur
l'arrivée du matin, je courus encore une
fois vers mon père, en versant un torrent de
larmes. Je m'agenouillai devant son lit et le
suppliai de venir en ce moment même avec moi
auprès d'Amélie, ajoutant, à
voix basse : elle pourrait bien mourir avant de
m'avoir accordé son pardon. Il posa sa main
sur ma joue brûlante, puis après un
instant de réflexion, il me dit
- J'irai avec toi, mon
enfant.
Quelques minutes plus tard, nous
étions en chemin. Comme nous approchions de
la petite maison de Mme Sinclair, nous pûmes
voir des lampes qui allaient
précipitamment d'une
chambre à l'autre. Tremblant d'une terreur
indéfinissable, je me cramponnai à
mon père. Il ouvrit lentement la porte, et
nous entrâmes.
En ce moment, le docteur sortait; sa
surprise fut grande de nous rencontrer à
pareille heure devant cette porte. Le langage est
impuissant à décrire mes sentiments
lorsque, en réponse aux questions de mon
père, il nous apprit qu'Amélie
était atteinte de la fièvre
cérébrale.
- Sa mère, poursuivit-il, me
dit qu'elle n'était pas bien depuis
plusieurs jours, mais qu'elle n'eût jamais
consenti à manquer l'école. À
son retour, hier soir, elle paraissait toute
changée. Elle n'a pas soupé, mais
elle s'est assise à table, muette, et comme
paralysée par la douleur. Sa mère,
s'est efforcée de toutes les manières
possibles de connaître le sujet de sa
tristesse, mais en vain. Elle s'en est allée
se coucher avec la même apparence
d'abattement, et moins d'une heure plus tard, on me
faisait appeler. Dans son délire, elle vous
appelait, chère Ruth; elle vous suppliait du
ton le plus lamentable d'avoir pitié d'elle
et de la délivrer.
Tu peux te figurer, Rosalie, combien
ces paroles me déchiraient le
coeur!
Cédant à mon instante
requête, la mère d'Amélie me
permit de la voir une minute. Prenant avec
amabilité ma main - celle de la
meurtrière de son enfant - elle me conduisit
dans la chambre de la malade. En jetant un regard
sur la faible souffrante, je sentis
s'évanouir le dernier rayon
d'espérance. Les ombres de la mort
étaient déjà sur son front et
dans ses grands yeux bleus. M'agenouillant
auprès de son lit, je répandis mon
coeur à voix basse; je la suppliai avec la
plus grande ardeur de m'accorder son pardon, Mais
mon regard suppliant ne rencontra plus qu'un oeil
égaré et inconscient. Non, Rosalie,
je ne devais jamais recevoir l'assurance de son
pardon.
Quand je revis Amélie, elle
était endormie. La rougeur avait disparu de
ses joues, dont la pâleur
n'était coupée que par ses longs
sourcils. Le délire avait cessé, et
son coeur blessé était en repos.
Cette petite main blanche qui, toute tremblante,
avait été étendue pour
recevoir les coups de la cruelle férule
était maintenant soigneusement jointe avec
l'autre. Plus jamais les larmes ne devaient couler
de ses yeux, ni son sein être oppressé
par la douleur : ce sommeil était celui de
la mort!
Ma douleur était plus vive,
si ce n'est plus profonde, que celle de la veuve
à laquelle j'avais ravi ce trésor.
Elle m'avait accordé son pardon; mais je ne.
pouvais me pardonner moi-même. Combien il fut
long, l'hiver suivant! Mes souffrances morales
provoquèrent une fièvre violente; et
dans mon délire, je ne cessais d'appeler
Amélie. En exaucement des prières de
mon cher père, Dieu me releva de mon lit de
souffrances. Le printemps avait annoncé son
arrivée par une tendre pousse de verdure, et
des fleurs printanières
s'épanouissaient sur la tombe
d'Amélie quand on me permit pour la
première fois d'aller la visiter.
Il me semblait que mon coeur allait
se rompre quand je lus cette inscription
AMÉLIE SINCLAIR, endormie dans le
Seigneur le 3 septembre.
Je me jetai à genoux sur cette tombe, et
je fis monter de ce lieu même, ce que je
crois avoir été la prière de
la foi. C'est là que je trouvai force et
soulagement, ma chère Rosalie, dit la tante
Ruth en posant tendrement ses mains sur la jeune
tête de l'enfant qui était
inclinée vers le sol. Depuis longtemps les
larmes ruisselaient sur les joues de Rosalie; mais
en ce moment, elle sembla ne plus pouvoir se
contenir. Sa tante n'essaya pas non plus de la
consoler, parce qu'elle pensait qu'il y avait dans
cette douleur une puissance curative.
- Priez pour moi! dit-elle enfin
d'une voix entrecoupée, en levant sur sa
tante ses yeux tout remplis de larmes. Tante Ruth
fit alors monter au ciel une
supplication ardente en faveur
de l'enfant éplorée.
Rosalie n'oublia jamais cette
scène; car dans ce moment d'affliction du
milieu de ses larmes, elle vit se lever sur elle
une lumière plus éclatante que celle
de l'aurore. Et quoiqu'il n'en n'eût pas peu
coûté à la tante Ruth de
rappeler ces tristes souvenirs, elle se sentit
récompensée au centuple pour son
sacrifice.
Ce doux et jeune visage plus gai
qu'un beau jour de mai, mais dont la beauté
avait souvent été entachée par
les traces de la fausseté et du mensonge,
réfléchit de plus en plus cette douce
lumière qu'y répandirent la droiture
et la parfaite véracité qui la
distinguèrent dès ce moment.
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