(20)
HISTOIRE
D'UN LIVRE DÉCHIRÉ
Un régiment qui partait pour la
guerre fit une halte de quelques jours dans une
certaine ville du midi de la France. Là, se
trouvait un colporteur biblique accomplissant son
oeuvre. sa sollicitude chrétienne fut
vivement excitée à la pensée
de tous les périls qu'allaient affronter ces
hommes pleins d'entrain et d'insouciance, et qu'une
bonne parole dite à propos pourrait ramener
à des sentiments plus en rapport avec la
gravité de leur position. pressé par
cette sollicitude, il fit, tant auprès du
colonel du régiment en question, qu'il
obtint la permission de s'entretenir avec les
premiers partants.
Un matin donc que, dans la cour de la
caserne, il était entouré d'un groupe
de militaire auxquels il parlait, avec une grande
abondance et une grande chaleur
de coeur, des consolations qu'ils trouveraient dans
le Nouveau Testament, aux jours des dangers faciles
à prévoir, un jeune homme de fort
bonne mine, à l'expression des plus
intelligentes, sortit des rangs, et
s'avançant tout près du colporteur,
lui dit de la manière la plus cordiale qu'il
avait été profondément
touché de ses exhortations si
sérieuses et si affectueuses.
- Elles m'ont convaincu, ajouta-t-il, de
la nécessité de me munir de la Parole
de Dieu ; mais, hélas! continua-t-il en
poussant un gros soupir, je n'ai pas un centime
vaillant pour faire cette précieuse emplette
!
- Qu'à cela ne tienne,
répliqua aussitôt le colporteur;
puisque vous avez un tel désir de
posséder l'Évangile, il ne sera pas
dit qu'un chrétien vous ait laissé
partir sans vous en avoir donné un
exemplaire, dussé-je le payer de ma poche
à ceux auxquels j'ai à rendre compte
de ma gestion.
Et sortant de sa gibecière un
Nouveau Testament du format le plus portatif, il le
remit entre les mains du soldat...
Mais, ô surprise ! ô douleur
! à peine le jeune homme fut-il possesseur
du volume qu'il partit d'un grand éclat de
rire et qu'il s'écria :
- Mon brave homme, vous êtes
joué! Je suis le farceur numéro un du
régiment, demandez plutôt aux
camarades! Il est clair comme le soleil qui nous
éclaire que je me moque pas mal de vos
bêtises, et que je me soucie autant que de
l'an quarante de marmotter à genoux
dès orémus et le reste. Mon chapelet
à moi, voyez-vous, mon cher, c'est une
enfilade à n'en plus finir des farces et
gaudrioles les plus désopilantes! Demandez
encore à mes camarades; ils vous
renseigneront là-dessus mieux que la
modestie ne me permet de le faire. Après la
mort, voyez-vous, mon cher...
Ici le colporteur interrompit ce flux de
paroles si déplorablement
légères en s'écriant, avec un
accent qui fit tressaillir plusieurs de ses
auditeurs :
- Après la mort, pauvre
malheureux, suit le jugement! et quel jugement! il
me fait frissonner
d'épouvante! Écoutez comment le
Seigneur Jésus-Christ le formule :
«Retirez-vous de moi, maudits, et
allez dans le feu éternel, qui est
préparé au diable et à ses
anges,» (Mat. 25 : 41). «C'est là
qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents
, (Mat. 8: 12).
Un moment le jeune soldat ne rit plus,
et parut tout interdit; mais sa
légèreté reprenant le dessus,
il se tourna vers ceux qui l'entouraient et
s'écria :
- Je crois, parole d'honneur, que
l'ancien m'injurie; mais paix lui soit, la pilule
que je lui fais avaler lui reste pour le quart
d'heure au gosier. Cela ira mieux
incessamment...
- Rendez-moi mon livre, dit avec
autorité le colporteur...
- Nenni, nenni, mon vieux,
répondit le militaire ; j'aurais honte pour
vous de vous faire un tel affront devant une si
honorable société. Que penseraient de
vous les camarades, je vous prie, s'ils vous
voyaient reprendre de la main gauche le cadeau que
votre main droite m'a offert ? Ça ne s'est
jamais fait et ça ne se fera jamais, mon
cher, dans l'armée française. Ce
qu'on y donne, on le donne de bon coeur et on le
garde idem. D'ailleurs, votre livre me sera utile,
c'est là ce que vous souhaitez, pas vrai ?
En campagne on n'a pas toujours sous la main les
ingrédients nécessaires pour allumer
la pipe. Les voilà tout trouvés.
Merci donc, mon vieux. Entre nous sans rancune.
Sur ce, faisant le salut militaire de la
façon la plus grotesque, le jeune homme
disparut au pas accéléré, non
assez vite toutefois pour ne pas entendre ce
sérieux avertissement donné d'une
manière vraiment solennelle: Prenez garde,
« C'EST UNE CHOSE, TERRIBLE QUE DE
TOMBER ENTRE LES MAINS DU DIEU VIVANT »
(Héb. 10: 31).
Le pauvre colporteur, remarquant le
lamentable effet produit sur l'esprit
dissipé de ceux qui l'entouraient encore, se
retira bientôt après le coeur
débordant d'une profonde tristesse, mais
dégagé de tout
sentiment amer. Ah! ce qui dominait en lui,
c'était une immense compassion qui le
portait à s'écrier en s'adressant
à Dieu : « Pardonne-lui, Seigneur, car
il ne sait ce qu'il fait; ô mon Dieu !
dis-lui, toi, de ta voix puissante, et dans le fond
de sa conscience, la parole qui peut changer son
coeur. Seigneur ! Seigneur! éclaire-le;
touche-le; convertis-le; sauve-le. »
Telle fut l'ardente prière de ce
chrétien, et il ne pouvait pas en être
autrement, parce qu'enseigné par le
Saint-Esprit, il avait reçu le plus beau don
du ciel, la charité, « qui ne cherche
point son intérêt... ; qui ne s'aigrit
point ... ; qui, ne se réjouit point de
l'injustice ... ; qui excuse tout...; qui
espère tout... ; qui supporte tout.
»
À quinze mois de distance de ce
triste récit, nous retrouvons, toujours
à l'oeuvre, notre colporteur biblique. Mais
il a beaucoup voyagé, pendant ces mois qui
viennent de s'écouler, et dans beaucoup
d'endroits très éloignés les
uns des autres, il a eu la joie de vider, à
différentes reprises, la large
gibecière dans laquelle il porte ses Bibles
et ses Nouveaux Testaments. Comme le semeur de nos
campagnes, il a répandu à pleines
mains, partout où il a passé, une
semence infiniment plus précieuse que celle
qui produit le grain avec lequel se fait le pain
qui nourrit nos corps : il a répandu la
Parole de Dieu, qui se nomme elle-même «
la semence » (Luc 8: 11), la semence de la vie
éternelle; semence tellement productive en
toute sorte de bons fruits « qu'un grain en
produit cent, un autre soixante et un autre trente
» (Mat. 13: 23).
Un soir donc qu'il atteignit un petit
village, situé, disons-le dès
l'abord, à plus de cent lieues de cette
certaine ville où un Nouveau Testament lui
fut enlevé d'une façon si
indélicate, il se fit désigner
l'auberge où il pourrait se reposer des
fatigues d'une journée très
activement employée.
Dès qu'il fut entré dans
la maison, il remarqua qu'un
événement extraordinaire, un
événement
malheureux, s'y était
passé. Dans la salle des voyageurs une
dizaine de personnes prenaient leur repas du soir,
mais tout dans leur contenance annonçait
qu'elles étaient sous le poids de
pensées bien douloureuses ; une scène
plus triste encore s'offrit aux regards du
colporteur lorsqu'il parvint dans la cuisine
où se trouvaient les gens de la maison. Tous
vaquaient à leurs différents offices,
en silence et avec un air abattu et même
consterné; et près de la
cheminée se voyait une femme d'un certain
âge assise, la tète penchée sur
la poitrine et évidemment
abîmée dans la plus profonde douleur,
car de moment en moment, et involontairement, elle
laissait échapper de sourds
gémissements qui fendaient le coeur.
Celui du colporteur, sous l'empire de la
charité que nous avons décrite, ne
pouvait rester froid et indifférent dans
cette circonstance. Notre ami s'approcha donc de la
pauvre affligée avec cette sympathie qui,
dès qu'elle se traduit par les plus simples
mots, provoque immédiatement l'abandon et
gagne la confiance.
- Oui, j'ai du chagrin et un grand
chagrin, s'écria l'aubergiste, en versant un
torrent de larmes, et je vous remercie des bonnes
paroles que vous venez de m'adresser, elle m'ont
fait du bien là, dit-elle, en posant la main
sur son coeur. La cause de ce grand chagrin, la
voici. Il y a quelques heures seulement que l'on a
porté dans le champ du repos celui qui
était le bonheur, et je puis bien ajouter
l'orgueil de ma vie!... mon fils! ... et quel
fils!... » Ici la voix manqua tout à
fait à cette mère
désolée. De déchirants
sanglots furent tout ce qu'elle put faire
entendre.
- Calmez-vous, chère dame, lui
dit le colporteur avec une vive émotion.
Calmez-vous, et permettez-moi de vous lire quelques
lignes seulement d'un livre que je n'ouvre jamais
sans y trouver exactement ce qu'il me faut pour
toutes les circonstances malheureuses ou heureuses
que j'ai à traverser. »
Le colporteur sortit alors de sa poche
un petit Nouveau Testament, et y lut ce qui suit :
«... Dieu nous a châtiés pour
notre profit, afin de nous rendre participants de
sa sainteté. Il est vrai que tout
châtiment semble d'abord un sujet de
tristesse et non pas de joie; mais il produit
ensuite un fruit paisible de justice à ceux
qui ont été ainsi exercés
» (Héb. 12 : 10, 11). À peine
ces derniers mots furent-ils prononcés, que
la femme jeta un cri et se leva avec une
impétuosité extrême. Le
colporteur n'eut pas l'air d'y prendre garde, et
continuant à tourner les feuillets de son
livre, il y lut encore ce qui suit : « Puis
donc que nous avons un grand et souverain
Sacrificateur, Jésus, fils de Dieu, qui est
entré dans les cieux. demeurons ferme dans
notre profession; car nous n'avons pas un souverain
sacrificateur qui ne puisse compatir à nos
infirmités, puisqu'il a été
tenté de même que nous en toutes
choses, si l'on en excepte le péché.
Allons donc avec confiance au trône de
grâce, pour être secourus dans les
temps convenables » (Héb. 4).
À l'ouïe de ce passage, la
femme se précipita sur le lecteur et lui
arracha le livre des mains, en s'écriant
tout hors d'elle-même: Malheureux, vous
m'avez pris tout ce qui me reste de plus
précieux de lui!... le trésor auquel
je tiens le plus!... Puis jetant un coup d'oeil,
sur le volume dont elle s'était violemment
emparée, elle le laissa tomber à
terre, en disant tout bas : Non, ce n'est pas mon
précieux livre ; le mien est
déchiré, le vôtre est entier...
Pardon. - Votre livre ressemble donc au mien,
chère darne, et c'est l'héritage de
votre fils ? Dieu en soit béni! reprit le
colporteur.
La femme passa avec rapidité dans
une pièce attenante, et revint tôt
après avec un Nouveau Testament à la
main, de la même version et du même
format que celui dont s'était servi le
colporteur; mais ainsi qu'elle l'avait
annoncé, le livre n'était plus
complet; bien des pages en avaient
été déchirées. Le
colporteur le prenant, l'ouvrit,
et ses yeux s'arrêtèrent sur les
lignes suivantes, écrites en assez gros
caractères:
Reçu A.... LE... D'ABORD
MÉPRISÉ, VILIPENDÉ; ENSUITE
LU, CRU ET DEVENU L'INSTRUMENT DE MON SALUT.
Signé J.L..., fusillier à la...
compagnie du... régiment de ligne.
À la vue de cette inscription, le
colporteur porta la main au front, comme un homme
qui cherche à se ressaisir un souvenir.
Bientôt la lumière se fit pour lui;
l'événement qu'il reconstruisait dans
sa mémoire lui apparut aussi clairement, et
avec tous ses détails, que s'il était
de la veille: l'endroit où il s'était
passé, sa date, ce mépris du Livre
ouvertement confessé, tout cela le
plaça immédiatement en
présence de ce jeune moqueur dont il
s'était séparé en lui faisant
connaître les terribles jugements auxquels il
s'exposait. Puis il se souvint de la fervente
prière qui de son coeur était
monté vers le trône des
miséricordes. - O mon Dieu, dit-il en
élevant son coeur en haut, tu es admirable
dans toute tes voies, et voici un témoignage
de plus, ô mon Sauveur! que tu tiens
fidèlement cette consolante promesse: «
Si vous demeurez en moi et que mes paroles
demeurent tu vous, demandez tout ce que vous
voudrez, et il vous sera accordé »
(Jean 15: 7)
(21)
CES
CICATRICES.
- Qu'est-ce que ces places étranges, dit
Marie Landmann à son père, comme elle
était assise sur ses genoux, tenant une de
ses mains dans les siennes.
- Ce sont des cicatrices, ma
chérie, et si je devais t'en raconter
l'histoire, elle serait passablement
longue.
- Raconte-la-moi donc, dit Marie, j'aime
les longues histoires.
- Eh bien, ces cicatrices, mon enfant,
ont plus de quarante ans. Depuis quarante ans,
elles me sont un mémorial perpétuel
de ma désobéissance à mes
parents et à la loi de Dieu.
- Raconte-moi toute cette histoire,
papa, dit Marie.
- Volontiers. Quand j'avais environ
douze ans, papa m'envoya dans la forêt pour y
couper une perche à abattre les pommes. Il
en avait besoin immédiatement pour remplacer
celle qu'il venait de casser. Je pris ma petite
hache, et entrai dans la forêt pour
m'acquitter de mon importante mission. Je regardai
dans toutes les directions pour trouver un arbre
long et mince qui répondit au but; mais
chaque fois que je m'arrêtais pour en
examiner un, un autre qui me paraissait plus long
et plus droit frappait mes regards un peu plus
loin. À ma surprise, presque tous ces arbres
qui me paraissaient si longs et si droits à
distance, devenaient courbés ou avaient
quelque défaut quand je les regardais de
près. Tombant de désappointement en
désappointement, je traversai toute la
forêt avant d'avoir fait mon choix.
Mon sentier aboutissait à une
clairière, et tout près de là
se trouvait un jeune cerisier chargé de
fruits. La tentation était forte. Je savais
fort bien à qui cet arbre appartenait, et
qu'il produisait des fruits excellents. Il n'y
avait pas de maison près, et je ne voyais
personne. Dieu seul pouvait me voir, et
je ne pensais pas que son oeil
était sur moi.
Je me décidai à
goûter le fruit tentateur. Je montai sur
l'arbre et commençai à cueillir de
ces belles cerises. Je ne pouvais pas en jouir,
tant je craignais d'être vu. Quelqu'un
pourrait venir et me surprendre sur l'arbre, me
disais-je. Je me décidai donc à
couper une branche bien chargée, et à
en manger les fruits tout en rentrant à la
maison. Le bout de l'arbre s'inclinait sous le
poids de ses fruits. Je montai aussi haut que je
pus, attirai à moi la flèche du
cerisier, et je voulus la couper avec mon couteau.
Dans mon ardeur à m'assurer la branche que
je convoitais, je ne pris pas garde à ma
main gauche de laquelle j'inclinais la branche. Mon
couteau glissa sur le bois flexible, atteignit ma
main gauche, et emporta la chair de tous mes doigts
jusqu'à l'os. Jamais je n'ai pu regarder le
sang sans défaillir. En regardant celui qui
coulait de tous mes doigts, le coeur me manqua; je
glissai entre les branches de l'arbre et tombai sur
le sol. Le choc de ma chute fit disparaître
l'évanouissement, de sorte que je fus
bientôt dé nouveau sur mes pieds.
J'enveloppai, mes doigts tout sanglants de mon
mouchoir de poche, et dirigeai rapidement mes pas
vers la maison. Ma course avait été
pire qu'inutile; je n'avais pas fait ce pour quoi
j'avais été envoyé, j'avais
gravement péché, et je m'étais
mis dans l'incapacité de travailler; et
pourtant mes parents avaient besoin de moi pour
cueillir les pommes.
Je ne trouvai personne pour me plaindre;
mon père me reprit sévèrement
et me menaça de me punir, quand ma blessure
serait guérie. Maman qui pansa mes doigts
blessés paraissait fort triste : je voyais
que je lui avais causé beaucoup de peine par
ma désobéissance. J'aidai à
cueillir les pommes, mais je dus travailler avec
une seule main tandis que l'autre était en
écharpe. Ce fut pour moi un triste jour. Il
s'écoula quelques semaines avant que mes
profondes blessures fassent
cicatrisées, et les cicatrices sont encore
tout aussi fraîches, aujourd'hui,
après quarante ans, que quand la plaie s'est
fermée. Si les cicatrices étaient
tout ce qui m'en reste, ce serait comparativement
fort peu de chose. Mais mon âme avait
reçu une blessure tout aussi bien que mon
corps. Ma conscience était entachée
d'une culpabilité qu'aucun être humain
ne pouvait enlever. Les larmes de repentance ne
pouvaient laver la tache. Il ne fallait rien moins
que le sang de Christ pour rendre la santé
à mon âme blessée.
De même que les plaies laissent
derrière elles des cicatrices, de même
aussi les péchés de la jeunesse
laissent des marques; ils défigurent et
affaiblissent l'âme. On peut surmonter les
folies de la jeunesse, mais elles laissent toujours
quelque trace de leur passage. Chacune des fautes
des jeunes années est comme un poids que
doit porter l'adulte. Le sang de Christ seul nous
purifie de tout péché.
(22)
ENTRER EN
SERVICE.
- Eh bien, mes filles, dit l'oncle Barnabas,
qu'est-ce que vous vous proposez de faire?
Nous étions assises autour de
l'âtre, fermant un demi-cercle inconsolable,
et l'oncle Barnabas Berklin était assis avec
nous, raide, et l'air presque renfrogné.
L'oncle B. était riche, et nous
étions pauvres. Il était sage dans
les choses de ce monde, et nous étions sans
expérience. Tout ce que l'oncle Barnabas
entreprenait lui réussissait ; tandis que
s'il y avait un mauvais marché à
faire, il était presque certain que
c'était nous qui le faisions. En
conséquence, nous avions la plus haute
opinion de ses conseils.
- Que ferons-nous ? répéta
Berthe à voix basse.
- C'est précisément
là la question, dit ma mère
fiévreusement; Barnabas,
nous n'avons nullement la
prétention d'être des femmes
d'affaires, et il est certain que nous ne pouvons
pas vivre convenablement avec notre revenu actuel.
Il faudra absolument faire quelque chose. Puis elle
se jeta en arrière sur sa chaise. Son visage
portait des marques d'angoisse.
- Oui, dit l'oncle, quelque chose doit
être fait; mais qui est-ce qui le
fera?
Un instant de silence de mort suivit ces
paroles.
- Je suppose que vous, jeunes filles,
êtes instruites, dit l'oncle Barnabas. J'ai
au moins assez rencontré de factures pour
leçons quand je passais en revue les papiers
de mon frère.
- Naturellement, dit la mère avec
un orgueil évident, leur éducation a
été des plus coûteuses. La
musique, le dessin, la géographie
.....
- Oui, oui, naturellement, dit l'oncle
en l'interrompant ; mais cette éducation
est-elle pratique ? Sont-elles capables d'enseigner
?
Berthe parut dans le doute.
J'étais assez assurée que je ne le
pouvais pas. Le programme de Mme Lenoir, quelque
étendu qu'il fût, ne renfermait pas
l'art d'enseigner.
- C'est encore quelque chose
d'étrange que cette éducation
moderne! grommela l'oncle Barnabas. Eh bien si vous
ne pouvez pas enseigner, vous pourrez au moins
certainement faire quelque chose ! Que dirais-tu
d'une place, Berthe ?
- Une place?
- Oui, une place! dit l'oncle Barnabas
d'un ton bourru, je pense avoir parlé assez
clairement.
- Quel genre de place, oncle Barnabas
?
- Je ne sais trop, pour faire le
ménage, par exemple, aider à une
dame, ou quelque chose de ce genre, dit
l'oncle.
- Oh, oncle Barnabas, je ne pourrais pas
faire cela.
- Tu ne pourrais pas le faire? Et
pourquoi pas ?
- Ce serait trop pénible, dit
Berthe, foudroyée par la proposition «
d'entrer en service ».
- C'est précisément cela,
dit l'oncle Barnabas en secouant la tête
entrer en service. » Après tout, ne
sommes-nous pas tous en service d'une
manière ou d'une autre dans ce monde
?
- Oh oui, je sais bien, dit la pauvre
Berthe, qui était partagée entre la
crainte de déplaire à mon oncle, et
la répugnance que lui inspirait sa
proposition. Mais j'ai.... j'ai toujours
été élevée pour
être une dame.
- Ainsi, tu ne voudrais pas entrer en
service, dit l'oncle, en portant les yeux sur un de
ses dessins qui était suspendu au-dessus de
la cheminée.
- Il me serait certainement impossible.
- Cent vingt-cinq francs par mois, dit
machinalement l'oncle Barnabas, comme
récitant une leçon, aller se promener
en voiture tous les jours avec une dame, prendre
soin du chat et des canaris, demeurer dans une
maison pourvue de toutes les commodités les
plus modernes; les dimanches après-midi
libres, et deux semaines au printemps et en automne
pour visiter sa mère.
- Non, oncle Barnabas, dit Berthe avec
un peu de vivacité. Je suis une vraie
Berklin, et je ne puis pas m'amuser à faire
des travaux domestiques.
L'oncle Barnabas éternua de
manière à faire croire qu'il avait
pris un mauvais rhume de cerveau.
- Je suis bien fâché,
dit-il. Le ciel aide ceux qui s'aident. Or vous ne
pouvez pas vous attendre à ce que je sois
plus généreux que le ciel. Rachel,
dit-il en se tournant vers ma mère, qu'en
pensez-vous ?
Ma mère se redressa un peu plus
que d'ordinaire, puis elle dit :
- Je pense que ma fille Berthe a raison.
Les Berklin ont toujours été des
dames.
J'étais demeurée
silencieuse, la tête entre mes mains pendant
toute cette discussion de famille ; mais en ce
moment je me levai, et m'approchai fortuitement de
mon oncle.
- Eh bien, petite Suzanne, dit gentiment
le vieillard en me caressant les cheveux de la
main, qu'est-ce que tu désires ?
- Si vous le permettez, oncle, je
prendrai cette place, dis-je le coeur
oppressé.
- Très bien ! dit l'oncle
Barnabas.
- Ma chère enfant! s'écria
ma mère.
- Suzanne! dit ma soeur d'un ton
objurgateur.
- Oui, dis-je, cent vingt-cinq francs
par mois, c'est beaucoup d'argent, et je n'ai
jamais eu peur du travail. Je veux entrer au
service de cette vieille dame, oncle. Je suis
sûre que je pourrai envoyer cent francs par
mois à maman et à Berthe, et puis les
deux semaines au printemps et en automne, combien
ce temps sera agréable! S'il vous
plaît, oncle Barnabas, emmenez-moi avec vous
quand vous vous en retournerez. Quel est le nom de
cette vieille dame ?
- Ne l'ai-je pas encore dit? C'est
Prudence.... Mme Prudence.
- Quel beau nom! Je suis sûre de
l'aimer, cette darne.
- Je l'espère, dit l'oncle
Barnabas en me regardant affectueusement, et je
crois qu'elle t'aimera aussi. Es-tu
décidée à partir par le train
de neuf heures demain matin ?
- Oui, dis-je résolument sans
regarder dans la direction de ma mère et de
ma soeur.
- Tu es la plus sensée de toutes!
dit l'oncle d'un ton approbateur.
Mais après qu'il se fut
retiré pour se coucher dans la meilleure
pièce, où étaient les belles
taies d'oreiller et le fauteuil à coussins
brodés, toutes les langues de la famille se
déchaînèrent sur ma pauvre
tête.
- Je ne puis faire autrement, dis-je,
pour justifier ma résolution. Nous ne
pouvons pourtant pas mourir de
faim. Il faut que quelqu'une d'entre nous fasse
quelque chose. Or je crois que vous pourrez
très bien vivre, chère maman, avec
cent francs par mois.
- C'est bien vrai, dit ma mère en
poussant un profond soupir - mais je n'avais jamais
pensé que je dusse voir aller en service
l'une de mes filles.
- Et l'oncle Barnabas ne veut rien faire
pour nous, vociféra Berthe. Vieil avare! Je
pensais qu'il adopterait au moins l'une de nous !
lui qui est aussi riche que Crésus, et qui
n'a pas un seul enfant!
- Quant à cela, il pourra faire
ce qu'il voudra; mais pour moi, je
préfère gagner mon argent par mon
travail.
Le lendemain matin, je me mettais donc
en route pour New-York.
- Oncle Barnabas, comment pourrai-je
trouver la demeure de Mme Prudence, lui dis-je
comme le train arrivait à
destination.
- Oh, je t'accompagnerai,
dit-il.
- La connaissez-vous
particulièrement? hasardai-je.
- Certainement, dit mon oncle.
De la gare, une voiture nous conduisit
à travers un nombre considérable de
rues. La voiture s'arrêta enfin devant une
gracieuse petite maison brune, - c'était
à mes yeux un palais, - et l'oncle Barnabas
m'aida à descendre de voiture.
- C'est ici que demeure madame Prudence,
me dit-il avec un fin sourire.
Une petite servante fort propre ouvrit
la porte, et je fus introduite dans un magnifique
appartement, tout resplendissant de satin, de
velours, et de tout ce qu'il y a de plus
précieux. Une grosse dame, toute vêtue
de soie noire, s'avança, le sourire sur les
lèvres, comme un rayon de soleil de soixante
ans.
- Te voilà enfin de retour,
Barnabas, dit-elle, et tu amènes l'une des
chères filles. Viens m'embrasser, ma
chérie.
- Oui, Suzanne, embrasse ta tante, dit
mon oncle en jetant ses gants d'un
côté et son chapeau de l'autre, et en
s'installant complaisamment sur
le sofa.
- Ma tante? dis-je.
- Naturellement, dit la grosse vieille
dame. Ne le sais-tu pas? Je suis ta tante
Prudence.
- Mais, dis-je dans mon
étonnement, je croyais venir en
place!
- C'est bien le cas : tu as la place de
fille adoptive dans ma famille, dit l'oncle
Barnabas. Tu auras cent vingt-cinq francs d'argent
de poche par mois, et la charge de soigner le chat
et le canari de ta tante, et de te rendre utile
partout où tu pourras.
- Oh ! m'écriai-je, si Berthe
avait su quelle place c'était, combien elle
se serait estimée heureuse d'accepter votre
offre !
- Les petits ruisseaux font les grandes
rivières, fut la répartie illogique
de l'oncle; je n'aime pas une jeune fille qui se
croit trop importante pour travailler. J'ai fait
l'offre à Berthe, et elle l'a
déclinée. Tu as demandé de
venir : maintenant tu resteras ici !
C'est de cette façon que j'entrai
dans ma luxueuse demeure. Confinée dans
notre vieille maison de campagne, Berthe envie fort
ma situation, car elle a tous les goûts que
la richesse et une maison de la métropole
seules pourraient satisfaire; mais l'oncle Barnabas
ne veut pas m'entendre parler de changer de
situation avec elle. Il me permet toutefois
d'envoyer chaque mois à la maison de forts
beaux présents, de sorte que je suis
heureuse.
( 23)
OU SE TROUVE
L'OR.
Gustave Jones était un petit
garçon qui n'apprenait pas aussi facilement
que bien d'autres, et pourtant, il était
toujours le premier de sa classe. Il était
rare qu'il ne sût pas parfaitement ses
leçons de géographie; pour la
dictée il était toujours le premier;
ses problèmes étaient toujours
justes; quant à la lecture, personne ne
faisait des progrès aussi rapides que lui.
Ses camarades étaient parfois fort en
colère contre lui de ce qu'il les
devançait tous.
- Mais où apprends-tu donc si
bien tes leçons ? lui dirent-ils un jour, tu
n'étudies pas plus que les autres à
l'école.
- Je me lève de grand matin, et
j'étudie deux heures avant déjeuner,
répondit Gustave. Les heures matinales sont
des moments d'or.
Il y a près de chez nous un petit
jardin qui est l'un des plus jolis et des mieux
garnis des environs. C'est là que croissent
toujours les premiers fruits et les premiers
légumes. Il produit toujours tous les
légumes nécessaires à la
famille, outre ceux qu'on peut aller vendre au
marché. Si quelqu'un désire des
fleurs, il est sûr de trouver dans ce jardin
les roses les plus parfumées et les plus
belles tulipes de tous genres qu'on puisse trouver.
Et. pourtant, le sol en est mauvais et rocailleux,
et de plus, exposé au vent du nord; celui
qui en est le propriétaire est un homme
d'affaires très occupé toute la
journée, et pourtant, il ne le fait jamais
cultiver par d'autres.
- Comment faites-vous pour tirer tant de
choses de votre petit jardin, lui
demandait-on.
- J'y consacre mes matinées,
répondait-il, et je ne saurais dire celui
qui retire le plus de profit de ce travail : si
c'est moi ou mon jardin. Ah! les heures du matin,
ce sont des moments d'or.
Samuel Down était un de nos
nouveaux convertis. Il se
joignit à l'Eglise et paraissait dans les
meilleures dispositions; mais j'avais pitié
du pauvre garçon en pensant qu'il devait
retourner travailler au chantier pour la
construction des vaisseaux, parmi des ouvriers
dissolus. Demeurera-t-il ferme? me demandais-je. Il
est si facile de se laisser aller en arrière
en religion! Il est beaucoup plus aisé de
reculer de deux pas que d'avancer d'un. Eh bien,
dis-je enfin, nous devons remettre Samuel à
la garde de Dieu et de sa conscience.
Deux années se sont
passées, et bien loin de retourner en
arrière, Samuel voit sa foi et sa
piété se fortifier de jour en jour.
D'autres sont tombés : lui demeure forme; et
pourtant, personne ne fut jamais placé dans
des circonstances plus défavorables que lui.
En parlant un soir avec Samuel, je découvris
l'un des secrets de sa fermeté.
- Je ne sors pas une fois le matin avant d'avoir
lu la Parole de Dieu et prié, me dit-il. Si
j'ai beaucoup à faire, je me lève une
heure plus tôt. Je médite sur mes
points faibles, et je demande la grâce de
Dieu pour me fortifier.
La prière est notre armure pour
le combat de la vie. Si vous oubliez de faire vos
requêtes matinales, vous en subirez les
conséquences; la tentation sera devant vous,
et vous ne serez pas préparés
à la surmonter; il y aura dans votre
âme un sentiment de culpabilité qui
vous éloignera de Christ. Vous pouvez
être assurés que si vous passez au lit
l'heure que vous devriez consacrer à la
prière, vous ne pourrez pas la retrouver.
Jeunes chrétiens, ne commencez jamais la
journée que par la méditation et la
prière. Les heures du matin ainsi
employées sont aussi précieuses que
l'or; que dis-je, elles nous assureront des biens
beaucoup plus précieux : ceux qui ne
passeront jamais.
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