(24)
PRENDS-LE AU
COLLET
Deux jeunes garçons se rencontrent
dans la rue, et la conversation suivante s'engage
:
- Isaac, dit Georges, pourquoi ne
prends-tu pas ce petit voyou au collet ?
Voilà presque une semaine qu'il t'insulte
chaque jour.
- Je me propose bien de le faire, dit
Isaac.
- Il faudrait que je le fisse taire,
alors même que je devrais pour cela lui
arracher les oreilles.
- J'ai bien l'intention de le faire
taire.
- Va le souffleter maintenant. Tu en
auras facilement raison.
- Je n'en doute pas; mais je ne veux pas
l'essayer aujourd'hui.
À ce point de la conversation,
les camarades d'école se
séparèrent. Le gamin auquel il a
été fait allusion était le
fils d'un ivrogne qui était
fâché contre le père d'Isaac de
ce qu'il avait fait des démarches pour
l'empêcher d'obtenir des boissons fortes. Le
fils de l'ivrogne, prenant fait et cause pour son
père, insultait Isaac toutes les fois qu'il
le rencontrait. Comme ce dernier n'usait pas de
représailles, notre gamin s'était
enhardi, et avait fini par lui jeter des
pierres.
Isaac avait d'abord été
indigné de cette conduite. Il pensait que ce
gamin aurait dû être reconnaissant de
ce que son père ne pouvait plus s'adonner
à la boisson, source de tant de malheurs
pour lui et sa famille. Mais après avoir
réfléchi à la manière
dont il avait, été
élevé, à son ignorance et
à sa misère, il le prit en
pitié, et cessa de se scandaliser de sa
conduite. Isaac avait en réalité pris
la détermination de le colleter, et de le
faire taire, mais non pas de la manière dont
son camarade d'école l'entendait.
Le nom de ce garçon est Alfred,
mais on ne l'appelle jamais que Fred. Je
crois bien que si vous
l'appeliez par son vrai nom, il penserait que vous
vous adressez à quelque autre
personne.
La première occasion qu'Isaac eut
de s'en venger, ce fut le jour des
élections. Comme Isaac rentrait à la
maison, il vit à quelque distance de la
route une troupe de gamins qui riaient et faisaient
beaucoup de bruit. La curiosité le poussa
dans cette direction. Il vit que ces gamins
étaient groupés autour de Fred et
d'un autre beaucoup plus grand que lui. Ce dernier
se moquait des habits de Fred, qui étaient
en haillons et tout sales, et il lui disait comment
il devait s'y prendre pour devenir un personnage
aussi illustre que son père. Fred
était furieux; mais quand il tentait de
frapper son persécuteur, celui-ci lui tenait
les mains; étant beaucoup plus fort, il
avait facilement raison de lui. Fred essaya ensuite
de heurter du pied; mais comme il était
nu-pieds, il ne pouvait pas faire grand'chose; de
plus, quand il essayait de soulever un pied, son
persécuteur posait ses lourds souliers sur
l'autre. Quand Isaac vit ce qui en était, il
blâma les persécuteurs de Fred. Son
influence, ainsi que la bonté de sa cause
produisirent une telle impression sur ces jeunes
garçons, qu'ils s'accordèrent
à reconnaître que c'était mal ;
toutefois, il est si mauvais, dirent-ils, qu'il
n'est pas même digne de pitié.
Le principal acteur de cette
scène n'était pas charmé, de
l'intervention d'Isaac; mais il vit bientôt
que celui-ci ne le craignait pas, et que ses
camarades l'avaient en trop haute estime pour
pouvoir le tourner en dérision. Au moment
où Isaac se disposait à s'en
retourner, il dit à Fred :
- Quand tu rentreras à la maison,
je t'accompagnerai; c'est sur mon chemin; je
veillerai à ce que personne ne te fasse du
mal ; ne pleure donc plus ...... Viens, Fred, viens
à la maison avec moi, je rentre à
présent, dit Isaac.
Fred ne leva pas les yeux, ni ne fit
aucune réponse. Il ne savait que
penser de la conduite d'Isaac
à son égard. Ce n'était pas
qu'il le craignît, et qu'il
désirât entrer dans ses bonnes,
grâces, puisqu'il n'avait pas eu peur d'un
garçon beaucoup plus fort que lui. Il
n'avait jamais entendu cette parole : « Aimez
vos ennemis ... faites du bien à ceux qui
vous haïssent » : il n'avait jamais
assisté à l'école du Sabbat,
et ne savait pas lire la Bible.
Il suivit Isaac en silence, le serrant
de très près, jusqu'à ce qu'il
fût arrivé à la maison - si
toutefois on peut appeler de ce nom sacré ce
misérable repaire du péché et
de la misère.
Il quitta Isaac sans le remercier pour
les services qu'il venait de lui rendre. Celui-ci
n'en fut pas du tout surpris, connaissant le milieu
où il avait été
élevé. Il pensa qu'il y avait
déjà progrès, puisqu'il
partait sans l'insulter.
Le matin suivant, Georges et Isaac
firent route ensemble pour se rendre à
l'école. Quand ils passèrent devant
la demeure de l'ivrogne, Fred était à
la porte, mais il ne dit rien. À le voir, il
semblait qu'il avait été
fouetté. Georges ignorait ce qui
s'était passé la veille.
- Qu'est-ce qui fait rester Fred si
tranquille ? dit-il.
- Oh, c'est que je l'ai tenu.
- Est-ce vrai ? Dans ce cas, j'en suis
bien aise. Quand est-ce ?
- Hier.
- Sur le chemin du palais
électoral ?
- Oui.
- Y avait-il quelqu'un de présent
?
- Oui, il y avait quelques-uns de nos
camarades.
- Tu as eu beau temps, n'est-ce
pas?
- Oui
- Est-ce que tu lui as donné une
assez forte correction pour qu'il ne s'avise plus
de t'injurier ?
- Je le suppose; du reste, tu vois qu'il
est bien tranquille ce matin.
Après cette conversation, Georges
raconta à ses camarades qu'Isaac avait
donné une « fameuse brossée
» à Fred. On en fut grandement surpris,
parce que battre ses camarades n'était pas
dans les habitudes d'Isaac. La chose vint
enfin aux oreilles de
l'instituteur. Celui-ci interrogea Isaac, et apprit
que Georges s'était trompé. Il
approuva chaleureusement Isaac pour sa nouvelle
manière de « tenir » ses ennemis,
et il lui conseilla d'agir toujours de
même.
Quelques jours plus tard, comme Isaac se
rendait à l'école, il rencontra Fred
qui conduisait des vaches au pâturage. Les
animaux étaient si difficiles à
conduire que Fred n'avançait que fort peu.
L'une commençait par retourner en
arrière, puis une autre, à tel point
que notre gamin désespérant de
pouvoir jamais les conduire au pâturage,
éclata en sanglots en disant : Je ne puis
pas les faire avancer, et mon père me tuera
si je ne les mène pas au
pâturage.
Isaac eut compassion de lui, et il
s'offrit à lui aider. Il dut passablement
courir de droite et de gauche, et ne put entrer en
classe que vers la fin de la matinée. Quand
les vaches furent au pâturage, Fred dit
à Isaac : Je ne te jetterai plus jamais de
pierres!
Arrivé à l'école,
Isaac portait encore les marques de l'exercice
violent auquel il venait de se livrer. - Qu'est-ce
qu'Isaac a pu faire pour avoir si chaud, telle est
la question qu'on se demandait partout à
voix basse. Quand on lui posa directement la
question, il répondit: - J'ai
été conduire les vaches au
pâturage. On comprit qu'il avait conduit le
troupeau de son père.
L'école terminée, il
attendit que tous ses camarades fussent sortis pour
aller s'excuser de son retard auprès de
l'instituteur.
- Pourquoi êtes-vous venu en
classe si tard? lui dit celui-ci.
- J'ai « tenu » Fred encore
une fois, Monsieur l'instituteur; puis il lui
raconta ce qui s'était passé,
ajoutant : J'ai pensé, Monsieur, que vous
voudriez bien m'excuser.
- Très bien, Isaac, vous
êtes excusé: Lecteur, avez-vous des
ennemis qui vous causent des ennuis, tenez-les de
la même manière qu'Isaac, et si vous
avez assez de persévérance, nous
pouvons vous prédire la victoire.
(25)
PERSÉVÉRER, C'EST
RÉUSSIR
Toute personne qui s'engage dans une entreprise
désire naturellement la voir
couronnée de succès. C'est la
volonté de Dieu qu'on réussisse dans
tout ce qu'on entreprend de véritablement
bon et grand; et en effet, des efforts
persévérants aboutissent
invariablement au succès; notre longue
expérience nous permet d'assurer que l'on
peut amener à bien presque toutes les
entreprises, si, avec patience et
persévérance, on met toutes ses
énergies en jeu dans la bonne direction. Si
le but que l'on a en vue est grand, les
progrès que l'on réalisera pourront
paraître comparativement lents; mais celui
qui s'y appliquera avec persévérance
et ne se laissera pas décourager par les
difficultés, verra ses efforts
couronnés, de succès. Il y a toujours
un nombre assez grand de petites difficultés
qui s'opposent à l'accomplissement de tout
ce qui est bien. Il faut les surmonter; et si l'on
ne remporte pas le prix dès sa
première tentative, il faut faire un autre
effort, et modifier sa manière d'agir, selon
que les circonstances l'exigent.
Il suffira de faire peu à la fois
pour accomplir beaucoup, si seulement on travaille
assez longtemps. La plupart d'entre vous ont sans
doute entendu parler de la petite fille dont la
mère avait reçu d'un voisin
charitable dix mille kilos de houille. Armée
de la main à houille de sa mère, la
petite fille commença à porter le
charbon à la cave pelletée
après pelletée, Un ami qui passait
lui dit:
- T'imagines-tu de pouvoir rentrer toute
cette houille avec cette main?
- Oui, dit la petite fille en la
plongeant de nouveau dans le tas, je pourrai le
faire si j'y travaille assez longtemps.
Elle possédait le
véritable esprit.
Ce qui nous donne la véritable
clé du succès, ce n'est pas de savoir
discerner les obstacles, mais de trouver les
nombreux moyens de les
surmonter. On peut illustrer ce fait par l'incident
d'une petite fille de fabrique dont un doigt avait
été si malheureusement
écrasé qu'on avait dû en faire
l'amputation. Regardant sa main blessée,
elle dit :
- C'est le doigt auquel je mettais le
dé; il faudra que j'apprenne à coudre
de la main gauche. Elle ne pensait pas à sa
perte, mais à ce qui lui restait
encore.
Le chrétien peut prospérer
dans les différentes affaires auxquelles il
lui est permis de s'occuper; mais s'il n'est pas
vainqueur dans le combat de la vie
éternelle, il aura vécu en vain.
Voulez-vous que votre vie soit véritablement
utile? Que le mobile de toutes vos actions soit la
gloire de Dieu. Si nous le glorifions
véritablement par notre conduite, le
succès couronnera certainement nos efforts,
la vie éternelle sera notre
récompense.
Un autre exemple de
persévérance au milieu de
difficultés apparemment insurmontables nous
est donné dans une anecdote qui n'est pas
généralement connue hors de la
Russie, en rapport avec la flèche d'un
clocher de St-Pétersbourg, ville si
remarquable pour ses clochers. Le plus
élevé est celui de l'église de
saint Pierre et saint Paul.
Sa flèche qui est
représentée comme se perdant presque
en pointe dans le ciel, est en
réalité terminée par un globe
aux dimensions considérables, sur lequel se
trouve un ange portant une grande croix. Le moment
vint où l'ange menaçait ruine; et on
lui supposa l'intention d'aller faire une visite,
sans en être prié, à la surface
de la terre. L'affaire causa un grand émoi
dans la métropole russe, et le gouvernement
en fut enfin saisi. Élever des
échafaudages jusqu'à une telle
hauteur, eût coûté plus que tous
les anges de cette espèce ne valent; de
sorte qu'on laissa s'écouler un temps
considérable en faisant de vaines
conjectures.
Parmi la foule des observateurs qui
tournaient chaque jour leurs regards vers l'ange,
était un homme du nom de
Téloutchkine. Il
était couvreur de profession; graduellement,
ses spéculations assumèrent un
caractère plus pratique que les futiles
conjectures du reste de la foule. La flèche
était entièrement recouverte de
feuilles de cuivre dorées, et qui
présentaient au regard une surface aussi
unie que si elle avait été d'une
seule pièce d'or poli. Mais
Téloutchkine savait que ces feuilles de
cuivre ne joignaient pas parfaitement l'une sur
l'autre; et surtout qu'on avait employé pour
les assujettir de grands clous qui faisaient
saillie d'un côté du clocher.
Après mûres
réflexions, notre couvreur alla offrir au
gouvernement d'entreprendre la réparation de
l'ange sans échafaudages, et sans l'aide de
personne, pourvu qu'on le payât
convenablement pour le temps qu'il y consacrerait.
L'offre fût acceptée, parce qu'elle
était faite en Russie, et par un
Russe.
Au jour fixé pour le commencement
des travaux, Téloutchkine, pourvu de cordes
seulement, fit l'ascension du clocher à
l'intérieur. Arrivé à la plus
haute fenêtre, il regarda en bas à
l'immense concours de peuple, puis en haut à
l'aiguille brillante, qui se perdait presque dans
le ciel, au-dessus de sa tête. Son coeur ne
défaillit pas. Montant gravement sur la
fenêtre, il mit résolument la main
à l'oeuvre.
Il coupa deux bouts de sa corde, et fit
a chaque extrémité une boucle, dont
l'une, celle du bas, en forme d'étrier. Il
en assujettit la partie supérieure à
deux des grands clous qui se trouvaient au-dessus
de sa tête, et mit le pied dans le bas.
Passant alors une main dans l'espace qui se
trouvait entre deux feuilles de cuivre, il se
saisit de l'autre main de l'un des étriers,
et le suspendit à un clou supérieur.
Il répéta la même
opération pour les deux pieds
alternativement, jusqu'à ce qu'il eût
perdu de vue son point de départ, et qu'il
pût embrasser le clocher. Mais ici venait le
globe qu'il s'agissait d'escalader.
Téloutchkine ne se laissa par
déconcerter : il
était préparé à
surmonter cette difficulté, et le moyen dont
il se servit à cet effet était tout
aussi simple que le reste de
l'opération.
Appuyé sur ses étriers, il
assujettit une corde autour du clocher, et
s'attacha la taille de l'autre
extrémité ; et ainsi supporté,
il se pencha graduellement en arrière,
jusqu'à ce que la plante de ses pieds
reposât contre le clocher. Parvenu à
cette position, par un effort suprême il jeta
un rouleau de cordes de l'autre côté
du globe; il le fit avec tant de sang-froid et de
justesse que du premier coup il atteignit son but,
et qu'il vit pendre sa corde du côté
opposé.
Il reprit alors sa position originelle,
pour fixer fermement la corde autour du globe. Avec
l'assistance de cet auxiliaire, parvenir
jusqu'à l'ange était une partie
comparativement aisée de sa tâche.
Quelques instants plus tard, Téloutchkine
était auprès de l'ange d'où il
entendit les acclamations enthousiastes de la foule
qui retentissaient comme le tonnerre, mais qui ne
lui parvenaient que comme un léger murmure.
La corde qu'il put convenablement
assujettir lui aida à redescendre,
comparativement avec facilité; le jour
suivant, il remontait avec une échelle de
cordes au moyen de laquelle il put facilement
effectuer les réparations qu'on jugeait
nécessaires.
Pour accomplir ce qu'il fit, cet homme
doit avoir mis à réquisition toute
son énergie. Si nous faisons des efforts
aussi déterminés pour obtenir la
compagnie des bons anges que lui pour parvenir
à l'ange artificiel, nous pourrons
être assurés de l'obtenir, ainsi
qu'une place dans la terre nouvelle.
(26)
« JE LE
FERAI. »
Jean était un garçon grand et fort
pour son âge. Il était rempli de vie
et d'intelligence, et doué d'une grande
énergie. Il excellait dans tous les
exercices corporels. Pour patiner, pêcher,
ramer, dompter un cheval, et même labourer la
terre, il n'avait pas son égal parmi les
garçons de son âge. Il était
aussi courageux et véridique :
c'était un noble type de la race humaine. Sa
mère avait pour lui la plus tendre
affection, et son père en était fier.
Chacun l'aimait; rien d'étonnant à
cela : il était mon idéal d'un jeune
garçon. Toutefois, il avait ceci de commun
avec le reste des mortels : il n'était pas
parfait. Il était prompt et d'un
caractère irritable. Ces traits ne sont pas
des vices, si on ne se laisse pas vaincre par eux.
Mais il arrivait parfois à Jean de se
laisser gouverner par son caractère; il
n'avait pas appris à tenir ce tyran en
bride. Jean aimait à lire; il
dévorait Robinson Crusoé, toutes
sortes d'histoires ou de contes de guerre,
d'aventures héroïques, et de nouvelles
à sensation, avec tout autant
d'avidité que son morceau de pain au moment
de la récréation. Oh combien son
imagination s'enflammait, et qu'il aurait voulu
posséder l'intrépidité d'un
soldat ou d'un sauvage!
Il allait à l'école, comme
presque tous les enfants, mais ce n'est pas
là qu'il se présentait sous le jour
le plus favorable. Il était le favori dans
la cour du collège, et ses instituteurs
admiraient en lui plusieurs beaux traits de
caractère; mais il n'aimait pas à
s'occuper de ses livres; son naturel libre se
rebellait contre la réclusion de la salle
d'école et la discipline d'une application
soutenue. Il n'était pas fait pour
l'étude; c'est du moins ce qu'on pensait
parce qu'on voyait plusieurs garçons plus
jeunes et plus faibles que lui qui occupaient des
places beaucoup plus honorables
dans toutes les branches. Mais Jean
possédait en réalité toutes
les qualités requises pour faire un
excellent élève. Si seulement il'
avait voulu se donner de la peine, il aurait
devancé d'autant ses camarades
d'école dans les mathématiques et les
autres branches que dans les exercices
corporels.
Bien en prit au jeune homme d'avoir pour
précepteur un homme judicieux ; celui-ci
n'entra pas en contestation avec son
élève; mais s'étant rendu
compte de ses aptitudes, il résolut de lui
inspirer une ambition qu'il n'avait encore jamais
éprouvée. Il attendit quelques jours,
surveillant attentivement les habitudes et les
fautes de son élève, non pas en vue
de le subjuguer lui-même, mais avec le
désir de lui faire sentir la
nécessité de posséder plus
d'empire sur lui-même.
Il le voyait là, sa grammaire en
mains, et dans l'attitude d'un oiseau
habitué à la liberté et qu'on
viendrait de mettre en cage. Jean s'impatientait en
effet de ne pas pouvoir aller faire quelque
excursion dans les montagnes, ou se promener
à cheval. Il pensait à la vie de
Robinson Crusoé, et il désirait que
les verbes latins et les maîtres
d'école n'eussent jamais été
connus.
La clochette appela enfin la classe de
Jean pour la récitation. Il avait
été repris, aidé et
encouragé, mais son esprit turbulent le
laissait toujours bien au-dessous de ses
camarades.
Le maître paraissait
sévère; le jeune garçon, l'air
intelligent et noble, était devant lui; son
ignorance éclipsait presque toutes ses
qualités. M. L. avait le sentiment que ce
moment était une heure de crise dans la vie
du jeune homme; il ne pouvait plus tolérer
en lui ce laisser-aller qui devait le laisser,
spirituellement, faible et superficiel ; il
désirait lui apprendre à dompter son
esprit remuant, et l'accoutumer à
réfléchir et à raisonner avec
exactitude, ce qui seul pouvait le rendre
véritablement utile à la
société.
- Jean, dit M. L., désires-tu
devenir un homme ?
- Certainement, repartit aussitôt
Jean en souriant.
- Un homme accompli, qui puisse toujours
faire tout ce qui se présente, étant
par lui-même une puissance - qui soit
à même de surmonter le mal par le bien
et d'être toujours victorieux?
- Naturellement, dit Jean.
- C'est bien ce que je pensais ; mais
veux-tu me dire, Jean, ce qui constitue un tel
homme ?
Jean se faisait une idée assez
correcte de ce que devait être un homme ; il
semblait qu'il avait sur ce sujet des idées
assez indépendantes et bien
arrêtées, mais il était
embarrassé de savoir comment exprimer ses
pensées.
- Ne te gène pas, lui dit son
maître; dis-nous simplement ce que tu
penses.
- Eh bien, dit Jean, un homme est noble
; il ne fait rien de bas; et il est quelque
chose.
- Ta définition n'est pas
mauvaise, mon garçon; tu supposes donc qu'un
homme fait son devoir, qu'il est fidèle
à ses principes, que cela lui soit
agréable ou non, et qu'il s'efforce
d'être aussi accompli que possible?
- Oui, Monsieur.
- Eh bien, Jean, qu'est-ce que tu penses
qui contribue le plus à faire d'un jeune
garçon un homme - un homme, comme tu dis,
qui est quelque chose?
- Je ne sais pas, Monsieur, à
moins que ce soit son père.
- Un bon père peut faire
beaucoup, un bon instituteur aussi, de bons
camarades et de bons livres également; mais
la principale tache incombe au garçon
lui-même. C'est un travail sur soi que nul ne
peut faire pour lui; un travail plus important que
tout le reste réuni. Dieu donne à
chacune de ses créatures des facultés
qui demandent à être
développées; tout ce qu'il nous donne
est naturellement bien et bon ; mais ces
facultés, nous devons les cultiver, si nous
voulons qu'elles atteignent tout le
développement dont elles sont susceptibles.
Il en est pour lesquels il est
plus facile de devenir des hommes que pour
d'autres; qui ont un meilleur fonds sur lequel ils
peuvent édifier; mais il dépend de
chacun de déterminer ce qu'il sera - s'il
sera bas et abject ou noble et
considéré, quelque chose ou rien du
tout. Est-ce que tu avais déjà
pensé à cela, Jean ?
- Pas précisément.
- C'est ce que je pensais aussi. Tu vois
donc comment cela va : on doit être
déterminé à surmonter les
mauvais traits de son caractère, si jamais
on veut devenir bon. Il faut subjuguer ses points
trop forts, tels qu'un caractère prompt et
désagréable, parce que ce n'est pas
noble que de se laisser surmonter par des passions
rudes et hideuses ; il faut veiller avec un soin
tout particulier sur ses côtés faibles
pour les fortifier autant que possible, sans quoi
on aura toujours de grands défauts qui
dépareront notre conduite et nous
empêcheront d'être aussi utiles que
nous le serions sans ces travers. Si l'on rencontre
quelque devoir qui coûte beaucoup, soit dans
ses études, soit dans ses habitudes, il faut
raidir sa volonté et sa résolution,
et faire en sorte de ne pas manquer de montrer en
ces occasions mêmes qu'on est homme.
- Tu as de belles qualités, Jean,
et j'en suis heureux; elles t'aideront à
devenir un homme; sous plusieurs rapports, tu es
aussi brave et aussi noble que n'importe qui; j'en
suis fier et heureux; mais ton point faible, Jean,
sais-tu quel il est?
- C'est mon manque d'application, je
suppose, dit Jean.
- Tu as bien dit. Tu es jeune et
intelligent, et tu as toutes les aptitudes voulues
pour devenir un homme accompli; mais tu viens ici
jour après jour, toujours turbulent et
indolent, alors que tu as devant toi un travail
noble et important que tu laisses à
moitié fait, parce que tu ne l'aimes pas. Tu
n'a aucun désir de fortifier et
d'élargir ton intelligence, d'apprendre
à connaître les meilleures
idées des hommes les plus éminents;
tu ne veux pas maintenant t'exercer
à raisonner, à
comparer et à calculer, parce que cela te
coûterait quelques efforts. Je crains fort
que mon élève, malgré toutes
ses belles facultés, ne devienne jamais un
homme, je veux dire, un homme intelligent et
entendu, et cela simplement parce qu'il ne se met
pas à l'oeuvre avec un mâle courage,
et qu'il ne dit pas : Je veux le faire!
Tu vois, Jean, que l'issue de ce combat
dépend entièrement de toi, et
personne ne pourra la combattre pour toi la
bataille entre le devoir et la discipline d'un
côté, et la promptitude et l'indolence
de l'autre. Que feras-tu? Te rendras-tu
maître de tes leçons pour grandir
spirituellement, et former ta volonté? ou te
laisseras-tu vaincre par elles, tandis que ton
intelligence demeurera faible et inculte, et
seras-tu, comparativement à ce que tu
pourrais devenir, un nain? Dans ce grand combat de
la vie, veux-tu être un simple soldat, ou
bien désires-tu devenir un officier, capable
de se gouverner, et de diriger les autres
hommes?
Jean ne pouvait pas supporter la
pensée d'être moins qu'un homme. Il
vit peut-être pour là première
fois sa faiblesse, et il en devint honteux. Mais il
ne dit pas grand'chose ce jour-là, et M. L.
le laissa plongé dans ses
réflexions.
Le lendemain, Jean vint à
l'école comme d'ordinaire, mais il se mit
aussitôt au travail.
- Eh bien, mon garçon, lui dit
son instituteur d'un ton amical, as-tu
décidé qui sera vainqueur ?
- Je veux l'être dit-il avec
conviction; veuillez me surveiller, Monsieur, vous
verrez si je ne tiens pas parole!
- C'est déjà un
progrès; souviens-toi de ta
résolution, et je puis t'assurer que tu
seras un homme.
Ah, ce n'était parfois pas chose
aisée pour Jean, que de tenir sa parole;
mais il a persévéré, et il a
été victorieux. Toutes les
facultés du jeune homme furent mises en
activité; les nouveaux motifs qui le
faisaient agir, le but élevé qu'il
s'était proposé, lui valurent la
victoire. Depuis, M. L. a pu
être fier de son élève.
Je désirerais que vous pussiez
voir Jean, maintenant que dix années se sont
ajoutées à son âge - dix
années d'études suivies et de
réflexion. Il a considéré
attentivement ses points faibles, et il en a
été richement
récompensé. Il est quelque chose.
C'est ce qu'un coup d'oeil jeté sur son
visage intelligent et sa mâle expression
révèle.
Jean n'oubliera jamais son instituteur;
il l'honore d'une noble amitié, et il
remercie Dieu de ce qu'il a placé sur son
sentier au bon moment, la personne qui devait lui
inspirer une si noble ambition. Je crois aussi que
jamais M. L. n'a été plus
reconnaissant envers Dieu de lui avoir donné
quelque part dans son oeuvre que lorsqu'il y a
quelques années, Jean alla le trouver pour
lui exprimer sa reconnaissance pour les paroles
à propos qu'il lui avait dites en vue de le
tirer de son indolence, et de lui proposer un noble
but.
- Il faut vaincre ou être vaincu,
dit-il ; cette pensée que vous m'avez
suggérée cet après-midi ne m'a
plus quitté depuis.
- Dis plutôt, lui dit M. L., que
c'est le je veux l'être du matin suivant qui
a fait de toi ce que tu es.
Jeunes gens, que le "Je veux
l'être" de Jean soit aussi votre mot d'ordre;
faites tous vos efforts pour atteindre un
idéal élevé; consacrez
à votre entreprise toutes les plus nobles
facultés de votre être, et vous verrez
si vous demeurerez fort en dessous de ce que l'on
est convenu d'appeler le génie.
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