(35)
REVANCHE DE
L'INDIEN.
Le beau précepte: « Tout ce
que vous voulez que les hommes fassent pour vous,
faites-le de même pour eux, » est
tiré du sermon de notre Seigneur sur la
montagne; il devrait être observé par
tous ceux qui professent la religion
chrétienne. mais à moins d'être
véritablement enfant de Dieu, nous ne
pourrons jamais observer ce grand précepte
comme nous le devrions.
L'histoire rapporte que l'empereur
romain Sévère fut si vivement
frappé de la beauté et de la
pureté de précepte, qu'il ordonna que
cette « règle d'or » fût
inscrite sur les édifices publics qu'il fit
construire. On pourrait citer plusieurs exemples
où des tribus païennes et sauvages ont
confondu par leur conduite beaucoup de ceux qui se
disent disciples de Christ, de ceux qui ont bien la
forme de la piété,
mais qui montrent par leur conduite qu'ils ont
renoncé à sa force.
C'est un de ces exemples que nous
raconterons ici.
Il y a plusieurs années, dans une
nouvelle colonie de l'Amérique du Nord
était une maison de campagne petite, mais
proprette, qui appartenait à un jeune
fermier industrieux. Tout jeune encore, il avait
quitté l'Angleterre, son pays natal, pour
aller chercher un nouveau foyer, et la fortune,
parmi ses frères d'Amérique.
C'était un lieu agréable et
tranquille, que celui qu'il avait choisi; sa maison
était construite sur une
légère élévation, au
pied de laquelle une petite rivière roulait
ses flots, et faisait marcher un peu plus bas une
grande scierie. Le jardin était bien garni
d'arbres fruitiers et de légumes, entre
autres, de magnifiques melons qui n'attendaient
plus que la couleur d'ambre que leur apporte
l'automne. Sur le versant méridional de la
colline était un verger rempli de
pêchers, de cerisiers, etc. ; ces derniers
arbres étant tout chargés de leurs
fruits cramoisis. C'est aussi dans cette direction
que s'étendait la plus grande partie de la
ferme, actuellement dans la condition la plus
prospère. Elle rapportait de fortes
récoltes de foin ; et le maïs
commençait à montrer ses épis.
Au nord-est, la ferme était abritée
par une grande forêt de sapins au delà
de laquelle était un endroit très
favorable pour la chasse, où les colons,
quand leur récolte était
rentrée, allaient en grand nombre, faire
leur provision de viande pour l'hiver.
À cette époque, les blancs
ne vivaient pas en fort bonne intelligence avec les
Indiens ; et ces derniers étaient beaucoup
plus nombreux et redoutés qu'ils ne le sont
actuellement. Il était rare, toutefois,
qu'ils vinssent dans le voisinage de la maison que
nous avons décrite. On voyait bien à
certaines occasions, une tribu faire son apparition
sur la lisière de la forêt; mais
jamais elle n'avait commis aucun acte de vandalisme
: elle était amie des blancs.
C'était une belle soirée
de juin. Le soleil venait de se coucher, et le ciel
était encore coloré de ces teintes
brillantes que l'auteur de ces lignes, quand il
était enfant, prenait pour un aperçu
des gloires de la nouvelle Jérusalem, que le
Seigneur donnait aux mortels pour les encourager.
La lune répandait ses lueurs
argentées, révélant
distinctement tous les traits de la belle
scène que nous venons de décrire, et
faisait voir la stature grande et forte de William
Sullivan, qui était assis sur le seuil de sa
porte, travaillant activement à
préparer ses outils pour les prochaines
fenaisons. Quoique d'un naturel bon, M. Sullivan
était rempli de préjugés qu'il
avait apportés d'Angleterre, contre les
Américains en général, et
contre les Indiens du nord, en particulier.
Étant enfant, sa mère avait pris un
soin particulier de son instruction en sorte qu'il
était plus instruit que la
généralité des gens de son
temps; mais il était aussi ignorant des doux
préceptes de l'Évangile que s'il n'en
avait jamais entendu parler. De plus, il
était tellement infatué des
préjugés des Anglais, qu'il
considérait avec mépris tous ceux qui
ne pouvaient pas se vanter d'appartenir à
son pays de prédilection. Il
méprisait et détestait en particulier
les Indiens. comme de méprisables
païens, oubliant, que celui qui a eu des
occasions et des privilèges et qui en a
abusé ne vaut pas mieux, et qu'aux yeux de
Dieu, il est beaucoup plus coupable que ces
ignorants enfants du désert.
Notre fermier était tellement
absorbé par ses occupations qu'il ne vit pas
un grand Indien qui avait été
amené dans cette direction par une excursion
de chasse, jusqu'à ce que ces paroles
prononcées d'un ton suppliant eussent
frappé ses oreilles :
- Est-ce que vous auriez la bonté
de donner à souper et l'hospitalité
pour la nuit à un malheureux chasseur
?
Le jeune fermier leva la tête, et
son visage prit aussitôt une expression de
souverain mépris; puis un
éclair de colère jaillissant de ses
yeux, il dit d'un ton aussi peu courtois que ses
paroles :
- Chien d'Indien, païen, vous
n'aurez rien chez moi; retirez-vous
immédiatement!
L'Indien rebroussa chemin ; mais se
tournant de nouveau vers le jeune Sullivan, il lui
dit d'une voix suppliante :
- Je suis affamé : il y a
très longtemps que je n'ai pas mangé;
donnez-moi seulement un morceau de pain et un os
pour me fortifier pour le reste de mon
voyage.
- Retirez-vous, païen ! je n'ai
rien pour vous!
Une lutte terrible semblait
déchirer le coeur du chasseur indien, comme
si l'orgueil et le besoin se livraient un dur
combat; mais le dernier prévalut; et d'une
voix faible, il dit :
- Me donneriez-vous un verre d'eau? je
suis fort las.
Cet appel ne fut pas plus heureux que
les autres. Sullivan lui répondit durement
qu'il pouvait aller puiser de l'eau à la
rivière qui n'était pas fort
éloignée. C'est là tout ce que
l'Indien put obtenir d'un homme qui se disait
chrétien, mais qui avait permis aux
préjugés et à l'obstination
d'endurcir son coeur - qui eût
été grand ouvert à l'un de sa
nation - et de le rendre insensible aux souffrances
de son frère rouge.
D'un air fier, mais triste, l'Indien
s'en retourna, et se mit lentement en marche dans
la direction de la rivière. Sa
démarche mal assurée montrait assez
combien ses besoins étaient pressants; il
fallait bien qu'il fût poussé à
la dernière extrémité, sans
quoi le fier indigène n'eût
certainement pas insisté autant pour obtenir
ce qui lui avait été refusé
une fois.
Fort heureusement que ses supplications
avaient été entendues par la femme du
fermier. Il est certainement rare que le coeur
d'une femme soit entièrement insensible aux
souffrances de l'humanité; même parmi
les sauvages de l'Afrique centrale, l'entreprenant
et infortuné Mungo Park
fut maintes et maintes fois délivré
d'une mort certaine par les soins
généreux de femmes dont les maris et
les frères étaient
altérés de son sang. Marie Sullivan
avait entendu de la chambre le dialogue qui
s'était engagé entre l'Indien et son
mari; et elle suivit des yeux l'Indien
jusqu'à ce qu'elle le vit s'affaisser
à peu de distance de la maison. S'apercevant
que son mari avait achevé son ouvrage, et
qu'il se dirigeait vers l'étable, les yeux
baissés - il faut avouer qu'il ne se sentait
pas à l'aise - elle quitta la maison et fut
bientôt aux côtés de l'Indien
avec un pot de lait à la main, et une
serviette dans laquelle était une provision
abondante de pain, un poulet rôti, et du
maïs.
- Mon frère rouge veut-il boire
du lait ? dit Marie en se penchant sur l'Indien
affaissé; et comme il se levait pour
répondre à l'invitation, elle
dénoua la serviette, en le priant de manger
et de restaurer ses forces.
Son repas achevé, l'Indien se mit
à genoux à ses pieds, un
éclair de reconnaissance brillant dans ses
yeux, puis il dit de sa voix la plus douce :
- Carcoochée protégera la
colombe blanche contre les serres de l'aigle;
à cause d'elle, le méchant jeune
homme sera en sûreté dans son nid, et
son frère rouge ne cherchera pas à se
venger.
Tirant un paquet de plumes de
héron de son sein, il choisit la plus
longue, et la donnant à Marie Sullivan, il
lui dit :
- Quand le mari de la colombe blanche
ira chasser sur le territoire des Indiens, priez-le
de porter ça sur sa tête.
Il partit, et en quelques instants il
s'était enfoncé dans la forêt
et se trouvait hors de vue.
L'été avait passé;
la moisson était rentrée; le froment
et le mais étaient en sûreté au
grenier; les melons étaient serrés
pour l'hiver, et les forêts avaient repris
leur riche aspect d'automne. On commençait
alors à faire des préparatifs pour
les excursions de chasse, et William
Sullivan était du nombre
de ceux qui allaient essayer leur fortune sur le
territoire indien, au delà de la
rivière et de la forêt de sapins. Il
était actif, hardi, et expert dans l'art
d'employer son fusil et sa petite hache.
Jusqu'alors il avait toujours vu s'approcher le
moment de ces excursions avec joie; jamais il
n'avait éprouvé la moindre crainte
des attaques des Indiens qui n'étaient
pourtant pas rares sur d'autres points en de telles
occasions.
Mais maintenant que le moment du
départ approchait, d'étranges
pressentiments venaient le troubler relativement
à sa sécurité, et son
imagination était toujours hantée par
l'image de l'Indien qu'il avait si brutalement
repoussé l'été
précédent. La veille du jour
fixé pour le départ, il fit part
à son aimable épouse de ses craintes,
lui confessant en même temps que sa
conscience n'avait jamais été en
repos depuis à cause de la dureté
qu'il avait manifestée en cette occasion. Il
ajouta que depuis ce moment, tout ce que sa bonne
mère lui avait appris relativement à
ses devoirs envers notre prochain avait
été constamment présent
à son esprit, augmentant ainsi
l'intensité de ses remords, et lui rappelant
que sa conduite avait dû déplaire
à Dieu, aussi bien qu'elle avait
été cruelle envers un frère
dans le besoin.
Marie Sullivan écouta son mari en
silence. Quand il eut achevé, elle mit les
mains dans les siennes, et le regardant en face
avec un sourire qui n'était pas tout
à fait exempt de toute inquiétude,
elle lui raconta ce qu'elle avait fait quand elle
avait vu l'Indien s'affaisser d'épuisement,
confessant en même temps qu'elle n'en avait
pas parlé plus tôt craignant
d'encourir son déplaisir, après lui
avoir entendu refuser tout secours. Elle tira alors
d'une armoire une magnifique plume de héron,
répétant les paroles que l'Indien lui
avait adressées en la quittant, et concluant
de là que son mari pouvait partir sans
crainte.
Que Penses-tu ! dit Sullivan : ces
Indiens ne pardonnent jamais une
injure. - ils n'oublient jamais non plus un
bienfait, répliqua Marie. Je vais coudre
cette plume à ton bonnet de chasse, mon cher
mari, et après cela, remets-toi entre les
mains de Dieu, Je sais bien qu'il pourrait te
garder sans cette plume; toutefois, je me souviens
que mon cher papa disait qu'il ne fallait
négliger aucun moyen avouable pour sa propre
sûreté. Sa maxime, était :
« Crois comme un enfant, mais aussi comme un
homme; » car nous devons faire
nous-mêmes tout ce qui dépend de nous,
si nous voulons pouvoir espérer le
succès, et ne pas nous attendre à ce
que des miracles soient accomplis en notre faveur
tandis que nous nous croiserions tranquillement les
bras. Cher William, ajouta-t-elle après
quelques instants de silence, à
présent que mon pauvre père n'est
plus avec nous, qu'il est mort, je pense beaucoup
plus à ce qu'il me disait que quand il
était encore avec moi; il me semble que le
chemin que nous suivons est tout à fait
mauvais; j'ai le sentiment que si nous
étions traités comme nous le
méritons, Dieu nous délaisserait; il
nous abandonnerait à nous-mêmes, parce
que nous avons vécu loin de lui.
En parlant ainsi, Marie avait les larmes
aux yeux. Elle était la fille unique d'un
pieux matelot anglais, et dans sa jeunesse, elle
promettait d'être tout ce que des parents
chrétiens peuvent désirer. Mais elle
avait alors une piété de tête
plutôt que du coeur ; elle ne put supporter
l'épreuve de l'amour que Sullivan, qui
n'était rien moins que religieux; professait
pour elle, et la religion de la jeune fille
s'évanouit à son contact comme la
rosée du matin : elle oublia sa profession
de religion, et la femme de Sullivan perdit le
goût de tout ce qui faisait ses
délices quand elle était jeune fille.
Elle était apparemment très heureuse,
et pourtant, il y avait de l'amertume dans tous ses
plaisirs ; elle éprouvait le tourment d'un
esprit dont la paix est bannie
par le sentiment du péché qu'elle
commettait en s'éloignant du Dieu vivant.
Ces impressions devinrent graduellement plus
fortes; l'esprit de grâce faisait son oeuvre
au dedans d'elle, et jour après jour les
vérités qu'elle avait entendues dans
sa jeunesse lui revenaient à la
mémoire, et elle était ramenée
de ses égarements par un chemin qu'elle ne
connaissait pas. Une longue conversation suivit; et
le même soir, le jeune couple s'agenouillait
pour la première fois pour faire le culte
domestique.
Le matin du départ des chasseurs
était d'une beauté remarquable. On ne
voyait plus aucun nuage sur le front de William
Sullivan. Les brillants rayons du soleil matinal
semblaient avoir dissipé les craintes dont
il avait été obsédé la
veille, et ce n'est que grâce aux
prières de sa femme qu'il consentit à
ne pas arracher la plume qu'elle avait cousue sur
son bonnet. Prenant son mari par la main, Marie
Sullivan lui dit à voix basse quelques
paroles à l'oreille; avec un petit air
enjoué, celui-ci répondit: Eh bien,
ma chère Marie, si tu crois que cette plume
me protégera contre les peaux-rouges,
à cause de toi, je la porterai. William mit
alors son bonnet, suspendit son fusil à
l'épaule, et bientôt les chasseurs
étaient en route, à la recherche de
quelque pièce de gibier.
Le jour se passa, comme d'ordinaire dans
de telles excursions. Plusieurs animaux furent
capturés, et les chasseurs passèrent
la nuit dans la tanière d'un ours que l'un
de la bande avait tué au coucher du soleil,
au moment où il se rendait au bord de la
rivière. Sa chair leur fournit un excellent
souper, et sa peau, étendue sur une couche
de feuilles servit à les protéger
contre le froid pendant une longue nuit de
novembre.
Le matin suivant, au point du jour, nos
chasseurs quittèrent leur rustique abri pour
continuer leur expédition. Poursuivant un
cerf avec trop d'ardeur, William s'écarta de
ses compagnons, et quand il
voulut les rejoindre, il s'égara. les heures
s'écoulèrent sans que notre chasseur
pût s'orienter dans l'épaisseur de
cette forêt dont les arbres étaient si
denses qu'il était rarement possible de voir
le soleil. N'étant pas accoutumé
à voyager dans les bois, il ne pouvait pas
s'y orienter, comme les habitants des forêts,
en remarquant qu'elle était le
côté des arbres le plus chargé
de mousse ou de lichen. Plusieurs fois il
s'était alarmé, croyant
découvrir le regard d'in Indien qui le
surveillait, et il avait même maintes fois
couché en joue son adversaire,
déterminé qu'il était à
vendre sa vie aussi chèrement que
possible.
Vers le coucher du soleil, les arbres
devinrent moins denses, et bientôt, il se
trouva à la lisière de la forêt
dans une immense prairie recouverte d'une herbe
forte grande, et parsemée ici et là
de quelques bouquets d'arbres et de buissons. Une
rivière traversait cette plaine, et c'est
dans la direction de celle-ci que Sullivan dirigea
ses pas. Il était fatigué et
épuisé, n'ayant rien mangé
depuis le matin. Au bord de la rivière se
trouvaient plusieurs buissons; Sullivan s'en
approcha avec beaucoup de précautions, son
fusil en main afin de pouvoir faire face à
tout danger. Il était encore à
quelques mètres de la rivière quand
il entendit soudain un certain bruit dans le
fourré; il s'arrêta un instant, et vit
venir à lui un énorme buffle. ces
animaux se promènent
généralement dans les prairies par
immenses troupeaux; on en trouve parfois des
milliers réunis; mais il arrive aussi qu'on
en trouve un seul, qui a été
séparé du troupeau, soit par quelque
accident, soit par les Indiens qui font preuve
d'une dextérité étonnante en
poursuivant ces formidables animaux.
Le buffle s'arrêta quelques
instants; puis, baissant son énorme
tête, il se précipita sur l'intrus qui
venait le déranger. Sullivan le visa; mais
l'animal était trop près de lui pour
lui permettre de tirer avec ce sang-froid et cette
sûreté
indispensables au succès.
Quoique légèrement blessé,
l'animal ne se précipita sur le chasseur
qu'avec un redoublement de fureur. Sullivan
était très fort, et bien qu'affaibli
par son long jeûne et sa course vagabonde
dans la forêt, le désespoir lui rendit
force et courage. Au moment où le buffle le
heurtait, il saisit l'une de ses cornes d'une main,
tandis que de l'autre il tirait son couteau pour
lui couper la gorge, si possible. Mais les forces
étaient trop inégales pour que cette
tentative fût couronnée de
succès; en un instant le buffle
s'était dégagé et avait
étendu son adversaire sur le sol; puis il se
préparait à lui donner la mort en le
foulant sous ses pieds, quand on entendit soudain
une détonation de fusil provenant d'une
autre direction. Le buffle fit un bon et retomba
sans vie sur le sol, en partie sur le pauvre
Sullivan. Un homme à la peau brune portant
un costume indien, arriva au bout de quelques
instants et plongea son énorme poignard dans
la gorge du buffle. Le coup de fusil ayant
pénétré dans le cerveau
était trop sûr pour n'avoir pas
produit une mort instantanée; mais les
Indiens ont la coutume de couper les grandes
artères des animaux qu'ils tuent pour que
tout le sang se répande et que la chair se
conserve plus longtemps. L'Indien se tourna alors
vers Sullivan qui s'était maintenant
dégagé de dessous le buffle, et qui,
avec des sentiments mélangés d'espoir
et de crainte, ne sachant si la tribu à
laquelle appartenait l'Indien était hostile
ou favorable aux blancs, le pria de bien vouloir
lui indiquer le chemin des colonies de blancs les
plus rapprochées.
- Si le chasseur fatigué veut se
reposer jusqu'au matin, l'aigle lui montrera demain
le chemin du nid de sa colombe blanche, fut la
réponse de l'Indien, dans le langage
figuré d'un usage si général
parmi ceux de sa race; et le prenant par la main,
il le conduisit rapidement, au milieu des
ténèbres qui devenaient d'instant en
instant plus épaisses, jusqu'à
un petit camp situé sur
le bord de la rivière, à l'abri de
quelques arbres qui croissaient sur ses rives.
Arrivé là l'Indien donna à
Sullivan une provision abondante d'un mets de
maïs et de viande; étendant ensuite des
peaux d'animaux qu'il avait capturés
à la chasse pour son lit, il lui fit signe
de l'occuper, et se retira en lui souhaitant une
bonne nuit.
Les premières lueurs de l'aurore
n'avaient pas encore fait leur apparition vers
l'orient que l'Indien venait déjà
réveiller Sullivan; et après un
léger repas, ils se mettaient tous deux en
route pour la colonie des blancs. L'Indien marchait
en avant de son compagnon, et trouvait son chemin
à travers l'épaisseur de la
forêt avec une précision et une
rapidité qui montraient clairement qu'il en
connaissait fort bien tous les sentiers et toutes
les profondeurs. Il suivait la ligne la plus droite
sans la moindre crainte de s'égarer,
étant guidé par des signes connus
seulement des chasseurs les plus
expérimentés. Ils traversèrent
la forêt avec une rapidité beaucoup
plus grande que Sullivan ne l'avait fait, et avant
le coucher du soleil, le fermier était de
nouveau en vue de sa chère maison. À
la vue dé ce lieu qui lui était si
cher, Sullivan ne put contenir un cri de joie ; se
tournant alors vers l'Indien, il se répandit
en remerciements pour l'important service qu'il lui
avait rendu.
Le guerrier qui jusqu'à ce moment
n'avait pas laissé voir son visage, sauf
à la lumière imparfaite de sa hutte,
se tourna vers lui. Les rayons du soleil
éclairant toute sa personne,
révélèrent aux regards
étonnés de l'Anglais tous les traits
de ce même Indien qu'il avait traité
si cruellement cinq mois auparavant. On lisait sur
sa physionomie et dans son regard un reproche
à l'adresse du fermier ébahi; mais il
lui dit d'une voix douce et basse :
- Il y a cinq mois, alors que
j'étais fatigué et
épuisé, vous m'avez traité de
« chien d'Indien, » et vous m'avez
rudement chassé de chez
vous. J'aurais pu prendre ma
revanche hier soir; mais la colombe blanche m'a
donné à manger, et c'est à
cause d'elle que j'ai épargné son
mari. Carcoochée vous prie de rentrer
à la maison; et dorénavant, quand
vous verrez un peau-rouge dans le besoin, agissez
envers lui comme l'un d'eux a agi envers vous.
Portez-vous bien!
Il fit un salut de la main, et se tourna
pour repartir; mais Sullivan le supplia si
instamment d'entrer avec lui comme preuve qu'il
avait pardonné sa brutalité, que
l'Indien céda enfin à ses
prières. Le fermier humilié put
l'introduire dans sa maison. La surprise de son
aimable épouse en le voyant rentrer aussi
tôt ne fut égalée que par sa
reconnaissance pour la délivrance
merveilleuse de son mari des dangers qu'il avait
courus, et sa gratitude envers le noble sauvage qui
l'avait ainsi récompensée de l'acte
d'hospitalité qu'elle avait accompli envers
lui, en oubliant les injures qu'il avait
essuyées de la part de son mari.
Carcoochée fut traité non seulement
comme un hôte honoré, mais comme un
frère ; et c'est en effet ce qu'il devint
par la suite pour chacun d'eux.
Ses visites à la demeure de ce
Sullivan autrefois tellement prévenu contre
sa race, mais qui était maintenant revenu de
son égarement, furent fréquentes, car
la leçon pratique de bienveillance que le
fermier avait reçue de l'Indien inculte ne
fut pas perdue pour lui : elle l'avait amené
à reconnaître son état de
pêché devant Dieu, et ses manquements
envers ses semblables. Le Saint-Esprit lui fit
ainsi sentir le besoin du sang expiatoire de
Christ; et à partir de ce moment, Marie
Sullivan et son mari prouvèrent d'une
manière indubitable qu'ils étaient
passés de « la mort à la vie,
»
Carcoochée fut
récompensé au centuple de sa noble
action. Il s'écoula un temps assez long
avant qu'on pût remarquer un changement dans
son coeur; mais à la fin, il plut au
Seigneur de bénir les efforts infatigables
de ses amis blancs pour sa
prospérité spirituelle, et d'exaucer
les prières de la foi qui lui étaient
adressées en sa faveur. Cet Indien fut le
premier converti indigène baptisé par
le missionnaire américain qui vint se fixer
environ deux ans plus tard à quelques
kilomètres de distance de la ferme de
Sullivan. Après un temps d'études
passablement long le guerrier indien qui,
armé de son tomahawk, s'était
montré si terrible dans ses
expéditions belliqueuses, soit contre les
blancs, soit contre les peaux-rouges, subit avec
succès ses examens et partit, portant une
arme d'un autre genre : « l'épée
de l'Esprit, qui est la parole de Dieu, » pour
faire connaître à ses compatriotes
païens « la bonne nouvelle. .. d'une
grande joie, » que « Jésus-Christ
était venu au monde pour sauver les
pécheurs. » Il leur annonça que
« quiconque croit en lui ne périra
point, mais qu'il aura la vie éternelle,
» qu'il soit juif ou gentil, esclave ou libre,
blanc ou rouge, car nous sommes tous un en Christ.
Il travailla ainsi dans la vigne du Maître
jusqu'à ce que, usé par les travaux
et l'âge, il se retira dans la famille de son
ami blanc où, après quelques mois, il
s'endormit en Jésus, laissant à ses
amis l'espérance certaine d'une joyeuse
réunion à la résurrection des
justes.
Il y a bien des années que ces
choses se sont passées. On ne pourrait plus
trouver une seule trace de la maison des Sullivan
qui reposent l'un et l'autre dans le même
cimetière où avaient
été déposés les restes
de Carcoochée ; mais leurs descendants
demeurent encore dans la même
localité. Un grand-père aux cheveux
blancs raconte souvent cette histoire à ses
petits-fils, en se promenant avec eux sous les
cyprès qui ombragent la tombe des
défunts dont nous parlons. La leçon
qu'il enseigne par là à ses jeunes
auditeurs est de celles dont il faudrait toujours
se souvenir, et agir en conséquence,
à savoir : « Tout ce que vous voulez
que les hommes fassent pour vous, faites-le de
même pour eux. »
|