(36)
UTILITÉ DE
L'INSTRUCTION.
Je suis fatigué d'aller à
l'école, dit Albert Jacot à son
voisin. Pour ma part je ne vois pas bien
l'utilité qu'il peut y avoir à se
casser la tête pour apprendre la
géométrie, l'algèbre, la
navigation, et une douzaine d'autres branches que
je ne pense jamais apprendre à fond. Elles
ne me feront jamais aucun bien. Je ne veux pas
aller gagner ma vie comme géomètre,
arpenteur, ou capitaine de vaisseau.
- Comment te proposes-tu de gagner ta
vie, Albert? lui demanda calmement son camarade en
le regardant en face.
- Eh bien, je vais apprendre un
état; c'est du moins ce que mon papa pense
me faire apprendre.
- Moi de même, dit Edouard, et
pourtant. mon papa désire que j'apprenne
tout ce que je pourrai; parce qu'il dit que tout ce
que j'apprendrai me sera utile une fois ou
l'autre.
- Je ne vois pas l'usage que je pourrais
faire de l'algèbre ou de la
géométrie en étant
sellier.
- Si nous ne le voyons pas,
peut-être que nos parents le voient, parce
qu'ils sont plus âgés et plus sages
que nous. Je pense que nous devrions nous efforcer
d'apprendre, simplement parce qu'ils le
désirent, et cela alors même que nous
ne pouvons pas voir l'utilité de ce qu'on
nous fait étudier.
- Je ne puis pas partager ton sentiment,
dit Albert en secouant la tête. Je ne pense
pas que mon papa voit plus clairement que moi de
quelle utilité toutes ces connaissances
pourront m'être.
- Tu as tort de parler de cette
façon, lui dit son ami d'un ton
sérieux. Je ne voudrais pas 'penser comme
toi pour tout au monde. Mon papa sait ce qui est
pour mon bien, et je crois que ton papa sait aussi
ce qu'il y a de mieux pour toi; ce serait
certainement mal que de ne pas avoir confiance en
eux.
- Je ne crains rien, dit Albert, en
fermant le livre sur lequel il avait
été penché tout une
demi-heure, faisant de vains efforts pour fixer
dans sa mémoire récalcitrante une
leçon; et tirant quelques marbres de sa
poche, il commença à s'amuser, tout
en prenant bien garde de ne pas éveiller
l'attention de l'instituteur. La différence
du caractère de ces deux jeunes gens ressort
assez clairement du court dialogue que nous venons
de reproduire pour nous dispenser de donner
d'autres renseignements. Pour les professeurs,
cette différence se marquait de bien des
façons : dans leur conduite, leurs
habitudes, leurs manières, etc. William
savait toujours parfaitement ses leçons,
tandis qu'il arrivait rarement à Albert d'en
avoir appris une convenablement. L'un était
ponctuel, tandis que l'autre s'attardait toujours
en chemin. Les livres d'Edouard étaient
toujours propres, tandis que ceux d'Albert
étaient tout tachés, salis,
déchirés et
chiffonnés.
C'est ainsi qu'ils commencèrent
leur vie. L'un obéissant, actif, et
prêtant l'oreille aux conseils de ceux qui
étaient plus âgés et plus sages
que lui, et disposé à se laisser
conduire par eux ; l'autre indolent, et
déterminé à faire sa
volonté. Nous les présenterons encore
à nos lecteurs, parvenus à
l'âge de vingt-cinq ans. Edouard est un
négociant intelligent, et à la
tête d'un commerce prospère, tandis
qu'Albert est un simple journalier, pauvre,
placé dans des circonstances embarrassantes,
et ne possédant que des connaissances fort
limitées.
- Comment vas-tu, Albert? dit le
marchand à l'artisan vers ce
temps-là, au moment où ce dernier
entrait au bureau du premier. Le contraste qu'ils
présentaient était grand. Le marchand
était bien vêtu, et paraissait heureux
; tandis que l'autre était presque en
haillons, et semblait inquiet et abattu.
- Je ne puis pas dire que cela aille
bien, dit l'artisan d'un ton presque
désespéré. L'ouvrage va
très doucement, et les prix sont bas; et
avec une aussi grande famille que la mienne, nouer
les deux bouts dans les
circonstances les plus favorables serait tout ce
que je pourrais faire.
- Je suis bien fâché qu'il
en soit ainsi, dit Edouard d'un ton sympathique.
Combien gagnes-tu maintenant?
- Si j'avais de l'ouvrage suivi, je
pourrais faire mes quarante-cinq à cinquante
francs par semaine; mais notre métier va
très mal. L'introduction des chemins de fer
l'a entièrement gâté. En
conséquence, je n'arrive pas actuellement
à une moyenne de trente francs par semaine
pour l'année.
- Est-ce possible que les chemins de fer
aient occasionné un tel changement dans
votre industrie ?
- Oui; dans la fabrication des harnais,
et particulièrement dans les grandes villes
comme celle-ci, où on ne se sert presque
plus des lourds attelages.
- Ne m'as-tu pas dit que tu ne gagnais
pas plus de trente francs par semaine, en
moyenne?
- C'est là à peu
près ce que je gagne.
- Et combien as-tu d'enfants?
- J'en ai cinq.
- Cinq enfants, et seulement un gain de
trente francs par semaine!
- C'est là ma situation; mais
comme tu le concevras facilement, ce n'est pas avec
ces trente francs que je puis faire face à
toutes les dépenses de la famille, de sorte
que je me mets dans les dettes.
- Tu devrais entreprendre autre
chose.
- Mais je ne sais pas faire autre
chose.
Après quelques instants de
réflexion, le marchand lui dit :
- Je pourrais peut-être t'aider
à trouver une occupation plus lucrative. Je
suis président d'une voie de chemins de fer
qui est actuellement en projet, et nous allons
envoyer un certain nombre de
géomètres pour en tracer le parcours.
Comme tu as étudié la
géométrie et la mécanique en
même temps que moi, je suppose que tu en as
toujours une intelligence assez claire ; si tel est
le cas, je ferai tout mon possible pour te faire
nommer surveillant. L'ingénieur est
déjà choisi, et
à ma requête, il te donnera volontiers
tous les renseignements dont tu auras besoin en
attendant que tu te sois mis parfaitement au
courant de toutes ces choses. Le salaire est
fixé à cinq cents francs par
mois.
Un nuage plus épais encore
couvrit le visage de l'artisan. Hélas,
dit-il, je n'ai plus la moindre notion de la
géométrie. Il est vrai que je l'ai
étudiée, ou plutôt que j'ai
fait semblant de l'étudier quand j'allais
à l'école; mais ce que j'en ai appris
ne s'est pas fixé dans mon esprit; je n'en
voyais pas alors l'utilité, et maintenant,
je suis tout aussi ignorant de la
géométrie que si je ne l'avais jamais
étudiée.
- J'en suis bien fâché, dit
Edouard. Si tu étais bon comptable, je
pourrais peut-être te trouver un emploi dans
un magasin. Que sais-tu, en fait de
comptabilité?
- Je devrais être bon comptable
j'ai étudié assez longtemps les
mathématiques; mais je m'intéressais
fort peu aux chiffres, et maintenant, quoique j'aie
étudié la tenue des livres pendant
plusieurs mois, je sais tout à fait
incapable de me charger de la
comptabilité.
- Puisque tel est le cas, dit Edouard,
je ne sais vraiment pas ce que je pourrais faire
pour toi. Mais oui; je suis sur le point de faire
un envoi considérable de marchandises
à Buenos-Ayres, et ensuite à Callao,
et je désire trouver pour l'accompagner un
homme qui parle l'espagnol. Le capitaine se
chargera des ventes. Je me souviens que nous avons
étudié l'espagnol ensemble.
Consentirais-tu à laisser ta famille pour y
aller? Ton salaire serait de cinq cents francs par
mois.
- J'ai oublié tout mon espagnol.
Je n'en voyais pas l'utilité pendant que
j'allais à l'école, de sorte qu'il ne
m'est pas resté à l'esprit.
Le marchand qui s'intéressait
vivement à l'ouvrier cherchait toujours
quelque occupation dont il pût se
charger.
À la fin, il lui dit:
- Je ne puis penser
qu'à une seule occupation
que je pourrais te procurer; mais elle ne vaudra
pas beaucoup mieux que celle que tu as
actuellement. C'est un travail auquel on emploie de
simples manoeuvres : ce serait d'aller accompagner
les arpenteurs, pour leur porter la
chaîne.
- Quels seraient les
appointements?
- Cent -soixante-quinze francs par
mois.
- Outre la pension, le logement et les
dépenses de voyage ?
- Naturellement.
- J'accepte cet emploi avec
reconnaissance, dit l'artisan. Il vaudra en tout
cas infiniment mieux que mon travail
actuel.
- Dans ce cas, fais immédiatement
tes préparatifs; il faudra partir la semaine
prochaine.
- Je serai prêt, dit le pauvre
homme en se retirant.
- Une semaine plus tard, les
géomètres se mettaient en route, et
Albert les accompagnait, comme porteur de
chaîne; tandis que s'il avait suivi,
étant enfant, les conseils de ses parents et
de ses amis; s'il avait appris tout ce qu'ils
auraient voulu, il eût pu s'engager comme
géomètre, et recevoir un salaire plus
que double de celui qu'il pouvait gagner dans les
circonstances actuelles. On ne peut pas dire la
position élevée qu'il eût pu
occuper, s'il eût fait un bon usage de son
temps lorsqu'il allait à l'école.
Mais il ne reconnut que trop tard la valeur et
l'utilité de l'instruction.
L'auteur de ces lignes espère
qu'aucun de ses jeunes lecteurs ne devra faire les
expériences d'Albert, alors que ce sera trop
tard pour qu'elles lui soient profitables. Il n'est
pas possible aux enfants de voir aussi clairement
que leurs parents, leurs instituteurs, et ceux qui
ont la charge de leur éducation, ce qui est
pour leur mieux. C'est pourquoi ils devraient
être obéissants, et désireux
d'apprendre, et cela alors même qu'ils ne
pourraient pas voir de quelle utilité leur
seront les connaissances qu'on désire leur
inculquer.
( 37)
LE JARDIN DE
LA PAIX.
Dans une ancienne ville de l'est de
l'Amérique, deux jeunes garçons
passaient devant un magnifique jardin. Il
était fermé par une barrière
fort élevée qui leur en interdisait
l'entrée; mais ils pouvaient apercevoir, par
les ouvertures, que c'était un lieu des plus
enchanteurs. On avait épuisé pour son
agrément toutes les ressources de la nature
et de l'art. On y voyait des bosquets de grands
arbres auxquels aboutissaient de larges avenues
ombragées; de vertes pelouses dont le gazon
ressemblait à du velours; et quantité
d'arbrisseaux dont plusieurs étaient en
fleurs, qui répandaient dans
l'atmosphère l'odeur la plus suave.
Auprès de ces objets
agréables se trouvaient des jets-d'eau qui
jetaient en l'air leurs perles argentées, et
des ruisselets d'une eau aussi limpide que le
cristal y faisaient entendre leur doux murmure. Les
charmes de ce site agréable étaient
grandement relevés par le chant des oiseaux,
le bourdonnement des abeilles, et le son de
plusieurs voix fraîches et joyeuses.
Les deux jeunes gens
contemplèrent cette scène avec le
plus intense intérêt; mais comme les
barrières ne leur permettaient de voir
qu'une partie du jardin, ils se mirent à en
chercher la porte pour y entrer. Ils
aperçurent à une certaine distance un
portail; aussitôt ils s'en
approchèrent, supposant avoir trouvé
l'entrée. C'était bien une porte;
mais elle était fermée, et ils ne
purent pas obtenir qu'on la leur ouvrît.
Comme ils étaient à se
demander ce qu'ils feraient, ils aperçurent
au-dessus de la porte l'inscription suivante :
- « Ce que ce même jour ta main
peut accomplir,
- Doit être également ce que tu
dois finir;
- Et que tes actions par la raison
dictées
- Puissent être toujours sans honte
confessées.
- Une année à cela conforme tes
désirs,
- Tu pourras de ce lieu partager les plaisirs.
»
Les deux jeunes gens furent vivement
impressionnés par ces
lignes; aussi dirent-ils, en se quittant, qu'ils
allaient essayer de conformer leur vie pendant une
année aux règles de
l'inscription.
Je ne vous raconterai pas leurs
tentatives dans tous les détails; Je dirai
seulement qu'ils trouvèrent tous deux la
tâche beaucoup plus difficile qu'ils ne
l'avaient d'abord supposée. À leur
grande surprise, ils durent se convaincre que pour
se conformer à ces règles, il fallait
changer presque entièrement leurs habitudes;
et cela leur enseigna ce qu'ils n'avaient encore
jamais senti auparavant, savoir qu'une grande
partie de leur vie - la plupart de leurs
pensées, de leurs sentiments, de leurs
actions - était mauvaise bien qu'ils fussent
considérés comme des jeunes gens
vertueux dans le milieu où ils
vivaient.
Après quelques semaines, le plus
jeune des deux, trouvant que ces nouvelles
règles venaient trop souvent à
l'encontre de ses désirs, abandonna la
tentative. L'autre persévéra, et
à la fin de l'année.
Il se présenta à la porte
du jardin. À sa grande joie, il y eut
librement accès; et si ce lieu lui plaisait
vu imparfaitement, au travers de la
barrière, il lui apparaissait en ce moment
infiniment plus désirable, maintenant qu'il
pouvait marcher dans ses sentiers, respirer son air
embaumé, et se mêler à ceux qui
étaient assez heureux pour pouvoir y
séjourner.
Ce jardin représente fort bien
l'heureuse demeure promise à ceux qui
remporteront la victoire sur l'égoïsme,
sur toutes leurs passions, et qui font en toutes
choses leur devoir. La grande porte est la
barrière formée par les vices et les
passions des hommes, qui sépare
l'humanité de cette douce paix accessible
à tous. Quiconque parvient à
remporter la victoire sur soi-même, quiconque
est fermement déterminé à
sortir victorieux du combat de la vie, a
trouvé la clé de la porte, et
l'accès du jardin lui est accordé.
Quiconque ne veut pas le faire sera toujours un
paria pour les heureux habitants du jardin.
(38)
HENRI
LANGLOT OU LÉ GAMIN-HOMME.
On disait de Henri Langlot qu'il était un
garçon fort bien doué. Nul n'en
était plus convaincu que lui-même. Il
n'avait encore que quatorze ans, et toutefois, il
aimait beaucoup à se donner pour un homme.
Comme il était sur le point de quitter les
écoles, ses camarades lui demandaient
souvent ce qu'il se proposait de faire. Henri n'en
savait rien; tout ce qu'il savait, c'est que ce
serait quelque chose de grand. Quoiqu'il eût
appris de fort bonnes choses à
l'école, Henri y avait aussi
contracté de mauvaises habitudes - entre
autres celle de fumer. Son père fumait.
Voyant aussi des hommes fumer dans la rue, Henri
pensa que pour être homme il fallait
nécessairement fumer. De concert avec
quelques-uns de ses camarades, il se cachait pour
fumer, soit un cigare, soit une pipe qu'ils avaient
achetés collectivement; craignant
d'être trahis, ils cachaient leur pipe chaque
fois qu'ils voyaient approcher quelqu'un. Quoique
fumeur, le père de Henri défendait
à son fils de toucher au tabac. S'apercevant
un jour que les habits de celui-ci sentaient fort
la fumée, il lui en demanda la
raison.
- Oh, papa, c'est que quelques-uns de
mes camarades d'école fument.
- Mais toi, fumes-tu?
- Non.
- Prends bien garde de ne jamais porter
ni cigare ni pipe à la bouche! Fumer, c'est
bon pour les hommes; mais il ne faut pas que je
m'aperçoive qu'aucun de mes enfants le
fait.
- Henri s'en alla ensuite, la conscience
souillée. d'un mensonge.
Et pourtant, il voulait être un
homme. Considérez bien cela, mes
garçons. Qu'est-ce qui constitue un homme -
j'entends un homme dans le vrai sens du mot? Il y a
plusieurs choses. La Bible nous
dit que la gloire du jeune homme est dans sa force
- force physique et force mentale. Henri
acquérait-il cette gloire en fumant? C'est
fort douteux, l'expérience a prouvé
au delà de tout doute que le gamin qui fume
débilite son corps. Le tabac est un poison
plus lent peut-être que les boissons fortes,
mais tout aussi sûr; et quoiqu'il ne vous tue
pas brusquement, parce que la quantité que
vous. absorbez n'est pas assez forte, il n'en
corrompt pas moins le sang, exerce une action
désastreuse sur l'estomac et le cerveau, et
paralyse plusieurs organes., Il en résulte
un arrêt dans le développement
physique, et une sorte de faiblesse
générale. Jamais un gamin qui fumera
beaucoup ne pourra avoir la gloire de la force
physique. Henri en fit la triste expérience;
et en outre, sa conduite témoignait-elle
d'une grande puissance morale?, Il commença
à fumer, non 'pas parce qu'il croyait que
cette habitude était bonne, mais parce que
les hommes la pratiquaient. Il n'était qu'un
gamin, et il désirait passer pour un homme -
c'est-à-dire qu'il désirait passer
pour ce qu'il n'était pas.
N'est-ce pas faire preuve d'une
faiblesse déplorable que de faire une chose
alors qu'on n'est poussé à la faire
que par ce vain motif : les hommes le font et il
faut que je le fasse aussi ? Mais cette faiblesse
le conduisit à quelque chose de pis. Il
fumait en cachette, et pour le cacher, il devint
menteur. Il mentait à l'école par sa
conduite, et il mentait à la maison par ses
paroles. Tout en le prenant en pitié, on
aurait pu le respecter, s'il avait eu le courage de
fumer ouvertement, et d'en supporter les
conséquences; mais qui est-ce qui peut
respecter un lâche? Il n'est pas digne de
porter le nom d'homme. Henri continua de fumer
après avoir fini ses classes, et il entra en
apprentissage dans un grand arsenal. Ici de
nouveau, son ancien désir de faire comme les
hommes le poursuivit encore. Ceux-ci
avaient des cigares, il devait
en avoir aussi; ils fumaient, il devait fumer
aussi. Cette conduite fut suivie de ses
inévitables conséquences. Il
fréquenta la compagnie de gais compagnons,
contracta des dettes, apprit à boire,
commença à ne rentrer que très
tard le soir, et avant la fin de son apprentissage,
sa santé était
délabrée; et ce n'est que grâce
à la trop grande indulgence de ses patrons
qu'il ne fut pas honteusement chassé.
Était-ce agir en homme?
Il y a plusieurs années que ces
choses se passaient. La semaine dernière, an
milieu d'une foule qui entourait un
décrotteur, se trouvait un homme qui pouvait
avoir une quarantaine d'années, mais qui
paraissait en avoir soixante. Il portait un chapeau
tout déformé, un habit tout
râpé - il avait les deux mains dans
ses poches, et tenait entre ses lèvres un
bout de cigare qui avait été à
moitié fumé par un autre; son visage
était tout bouffi, et ses yeux
ternes.
Une foule vulgaire le regardait
même. avec mépris. Je l'observai
attentivement, croyant reconnaître les traits
d'une personne que j'avais autrefois connue. Je me
rendis enfin compte que cet être ivre et
dégoûtant n'était autre que
Henri Langlot; il était bien devenu un
homme, mais un homme perdu. On a souvent
répété : Quel grand feu une
étincelle peut allumer! L'étincelle
qui avait mis le feu aux mauvaises passions de
Henri était celle qui avait allumé sa
pipe quand il fréquentait encore
l'école. Il est aisé de contracter de
mauvaises habitudes, mais il est plus difficile de
s'en débarrasser. Voyez où l'habitude
du tabac avait entraîné Henri. Elle
engendra celle de la boisson, et les deux habitudes
réunies firent de lui une
épave.
Cependant, me direz-vous, il y a des
milliers d'hommes qui fument, et qui pourtant sont
très forts. C'est vrai. Mais en
général, ces robustes fumeurs n'ont
pas contracté leur mauvaise habitude
étant jeunes; s'ils
l'avaient. fait, selon toute probabilité,
ils ne seraient jamais devenus forts. Et de plus,
combien n'auraient-ils pas été plus
forts s'ils n'avaient jamais fumé! La
constitution de plusieurs fumeurs qui paraissent
forts est sous-minée, et ils seront
incapables de surmonter la maladie quand ils en
seront atteints.
Mais, direz-vous encore, tous ceux qui
fument n'apprennent pas à boire, et ne
perdent pas ainsi tout sentiment d'honneur. C'est
possible; mais un fait significatif, c'est qu'il
n'est pas aisé de trouver un ivrogne
consommé qui ne soit pas fumeur.
L'expérience a démontré que la
plupart de ceux qui retombaient après avoir
pris un engagement de tempérance
étaient des fumeurs. Le tabac et la boisson
sont deux branches du même arbre
empoisonné, dont les feuilles sont la
malédiction des nations.
Maintenant, mes chers jeunes gens,
agissez comme des hommes. Quand on vous
présentera un cigare, ayez le courage de
dire résolument : NON.
Vous allègue-t-on que c'est
être homme que de fumer? dites : Pour
être homme, il faut avoir de l'empire sur
soi-même, agir par principes, avoir des
habitudes de propreté, ne pas être
égoïste, payer ses dettes, être
sobre, et ne jamais rien faire contre sa
conscience; or je pourrais perdre tous ces
éléments qui constituent, l'homme
dans le vrai sens du mot, si j'apprenais à
fumer.
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