( 39)
LA
GRAND'MÈRE DE BERTHA.
Bertha Gilbert était une fille de
quatorze ans. Elle venait d'arriver de la pension,
où elle avait achevé sa
première année - un charmant
pensionnat réunissant une trentaine
d'élèves internes, outre les
externes, et Mme Hovard, selon sa promesse, en
faisait une espèce de grande famille, dont
chaque membre était placé sous sa
surveillance immédiate. Bertha avait fait de
grands progrès dans ses études aussi
bien que dans ses manières : c'était
une jeune fille très agréable et
sensée.
Mais comme il n'est pas de petits
garçons ou de petites filles ni même
de grandes personnes qui soient parfaits, je vais
vous dire quel était le faible de Bertha, et
comment elle fut guérie d'un sentiment qui
aurait pu dégénérer en une
fort mauvaise habitude. Il m'est arrivé de
faire la connaissance de personnes qui
s'étaient accoutumées à
traiter les membres plus âgés de la
famille avec un manque d'égards qui frisait
le mépris.
Bertha était tout heureuse de se
retrouver à la maison pour se sentir
pressée sur le coeur de sa chère
maman; de retrouver son père dans une
condition de santé beaucoup meilleure que
quand elle l'avait quitté, et ses deux
petits frères, gais comme jamais, ainsi que
de revoir sa chère vieille
grand'mère. Cette vieille dame était
presque octogénaire, et cependant toujours
gaie et active; elle avait une physionomie douce;
ses cheveux argentés étaient presque
entièrement emprisonnés dans un fin
bonnet de mousseline, dont le bord était
orné avec le plus grand goût. Je me
disais souvent qu'elle ressemblait à la
peinture d'un après-midi
d'été, quand elle mettait un bonnet
fraîchement repassé, un foulard neuf
bien blanc - c'est ainsi qu'elle se plaisait
à appeler le triangle de
toile qu'elle portait sur ses épaules - et
son tablier propre. Malgré son âge
avancé, et le accomplissait une grande somme
de travail; je ne sais pas ce que Georges et
Guillaume auraient fait sans elle.
Monsieur et Madame Gilbert
étaient dans des conditions
pécuniaires assez modestes, parce que M.
Gilbert avait dû se retirer des affaires et
vivre à la campagne pour cause de
santé. le petit village dans lequel ils
vivaient était fort agréable. D'un
côté il était arrosé par
un fleuve, et de l'autre se trouvait une grande
ligne de chemin de fer. En conséquence
beaucoup de gens riches avaient choisi ce village
pour leur résidence.
Bertha avait souvent
considéré avec admiration une belle
maison voisine de la leur. Cette maison
était occupée Par M. et Mme Bell,
famille très opulente. Leur jardin
était admirable ; ils avaient des bosquets
et des promenades : en un mot, tout ce que le coeur
pouvait désirer
Mme Bell avait voyagé à
travers la plus grande partie de l'Europe et de
l'Amérique, et elle avait même
visité la Chine.
Bertha avait fait la connaissance de
deux nièces de Mme Bell au pensionnat; l'une
était une demoiselle, et l'autre une petite
fille un peu plus jeune qu'elle; et je ne sais
comment cela s'était fait, mais elle
s'était liée d'amitié avec
Anne Wilson. Les deux jeunes Wilson devaient aller
faire une visite à Mme Bell pendant les
vacances, et Anne avait promis à Bertha
d'aller passer un jour avec elle - que dis-je, elle
lui avait promis d'aller la voir très
souvent.
- Tante Bell est une si grande dame,
disait Anne, et elle n'a pas d'enfants : je crains
de m'y trouver bien seule; il faudra que tu me
rendes aussi visite en retour.
La pensée d'aller dans la grande
maison souriait beaucoup à Bertha. Elle ne
se lassait pas de parler à sa mère de
cette invitation.
Mais jamais une chose arrive
précisément comme
on le voudrait. Le salon des Gilbert avait
été tapissé à neuf, et
on ne recevait pas les nouveaux tapis aussi
tôt qu'on le supposait. Tout sera
certainement en ordre pour le moment où les
demoiselles Wilson viendront, se disait Bertha, un
après-midi, en portant sa petite corbeille
à ouvrage au salon, et en en tirant sa
broderie qu'elle voulait finir.
Il y avait sur le devant de la maison un
beau balcon. Au centre était le corridor,
d'un côté le salon et de l'autre le
cabinet de travail. Regardant par la fenêtre,
Bertha vit le beau cheval gris de Mme Bell qui
s'avançait avec sa voiture toute remplie de
gens. Cela lui fit penser à son amie, Anne.
Mais quoi! la voiture ne s'arrête-t-elle pas
devant la maison ? Un homme aida à deux
dames à descendre, puis suivit une petite
fille; l'homme leur ouvrit ensuite la porte
d'entrée.
C'était donc bien les demoiselles
Wilson qui étaient venues en visite plus
tôt qu'elles n'en avaient
l'intention.
Quand Anne eut fait part de son
intention à Mine Bell, celle-ci avait dit
qu'il fallait aller voir son amie au plus tôt
afin de pouvoir jouir davantage de sa
compagnie.
- Oh, maman! s'écria Bertha dans
son étonnement, les voici : Anne,
Mademoiselle France et Mme leur tante.
- Va donc au-devant d'elles pour les
recevoir, ma chérie, lui dit sa mère
en se levant aussi.
La présentation eut lieu sur la
porte. Mme Bell était très aimable ;
par ses manières franches et exemptes
d'affectation, elle mettait aussitôt à
l'aise les personnes avec lesquelles elle entrait
en rapport. Mme Gilbert et elle
échangèrent quelques paroles
aimables, puis les visites furent introduites dans
le cabinet de travail. Bertha rougit un peu. D'un
coup d'oeil, elle semblait voir tout ce qui
n'était pas des plus convenables : le petit
tapis usé qui était devant le
secrétaire de son père, un autre qui
était devant le canapé, les meubles
à la vieille mode, et la
grand'mère qui était là assise
dans un coin où elle tricotait une paire de
bas bleus.
La bonne vieille dame Gilbert se leva
pour souhaiter la bienvenue aux dames qui venaient
d'arriver. Sa robe n'avait aucun ornement, et
laissait entrevoir ses souliers bas à
l'ancienne mode, et ses bas blancs tricotés
à la main. Elle paraissait aussi propre
qu'un oignon, était fort bien
arrangée, mais mise tout à fait
à l'ancienne mode.
Mme Bell se rendit auprès d'elle.
Cela rappelle le vieux temps, de voir tricoter,
dit-elle de son ton de voix bas et affectueux. Je
crois qu'il devrait y avoir une grand'mère
dans chaque famille; elles donnent à la
maison un tel air de confort et de bien-être.
Je me souviens toujours comment mon aïeule
tricotait quand j'étais petite
fille.
- Notre travail ne vaut pas grand'chose,
repartit la grand'mère, les bas sont si bon
marché au jour d'aujourd'hui; mais je crois
que le tricotage à la main dure davantage
pour les garçons. William et Georges
débrisent beaucoup de bas. Ils peuvent
presque tenir occupée une vieille femme
comme moi.
Anne lança à Bertha un
coup d'oeil particulier qui la fit rougir. Les
élèves de Mme Hovard apprenaient
à bien prononcer, et on ne leur permettait
pas de faire des pléonasmes vicieux ni des
barbarismes.
Mme Bell, toutefois, poursuivit la
conversation, et la bonne grand'mère fit de
son mieux pour être intéressante. Mais
elle était à la vieille mode, et
faisait souvent violence aux règles de la
grammaire. Pendant ce temps, Anne montrait une
forte disposition à rire, et enfin, elle
pria Bertha de la mener voir les fleurs.
Quelle curieuse vieille femme que ta
grand'mère! s'écria-t-elle quand
elles furent dehors; je ne pouvais plus me
contenir. Anne se prit alors à rire comme
s'il se fût agi de quelque chose de fort
amusant. Bertha aurait dû
comprendre que ces paroles étaient fort
inconvenantes, et elle aurait dû prendre
aussitôt fait et cause pour sa
grand'mère; mais au lieu de cela, elle en
avait honte, et aurait pu pleurer. Si seulement
elle avait pu introduire ses hôtes au salon,
où ils n'auraient pas pu voir la
grand'mère !
- Cette curieuse vieille femme avec son
immense tablier de toile! mais Bertha ! elle
ressemble à une de ces vieilles qu'on fait
sur des caricatures; et puis elle fait une bouche
si étrange quand elle parle. Elle n'a plus
une seule dent, n'est-ce pas? Je suppose bien
qu'elle n'enseignait pas la grammaire quand elle
allait à l'école. Pourquoi lui
laissez-vous porter ce bonnet blanc? Toutes les
vieilles dames que je connais portent des bonnets
noirs avec des rubans. J'ai failli partir d'un
éclat de rire, quand je lui ai vu faire
cette petite courbette.
- Mais elle est très vieille. dit
Bertha d'un ton qui trahissait quelque indignation,
et elle a passé la plus grande partie de sa
vie à la campagne.
- Il me semble qu'elle vient de je ne
sais quelle forêt ! Je suis
étonnée qu'elle ne te fasse pas aussi
porter des bas « tricotés à la
main » ; ou bien ne les débrises-tu pas
» ?
- Ce n'est pas bien de se moquer ainsi
des personnes âgées, dit Bertha en
rassemblant tout son courage; toutefois, elle se
sentait mortifiée et humiliée au
possible.
- Oh, je ne veux pas dire le moindre
mal; mais c'est si risible! J'aimerais que tu
visses ma grand'mère; elle a près de
quatre vingts ans, je crois; mais on ne lui en
donnerait pas même soixante-dix.
Bertha se sentait trop blessée
pour faire aucune observation. Anne lui donna alors
un baiser, et s'efforça de la remettre de
bonne humeur en lui parlant d'une fête que sa
tante Bell préparait en leur
honneur.
Quand elles rentrèrent, Mme Bell
se disposait à partir, et l'attelage
était devant la porte.
- Nous avons décidé pour
mardi, Anne, dit Mme Bell en s'adressant à
sa nièce; et puis, Mademoiselle Bertha, j'ai
aussi prié votre grand'mère de me
faire une visite. Une vieille dame comme elle, gaie
et en possession de toutes ses facultés est
chose rare c'est un vrai délice pour moi. Eh
bien Madame Gilbert, j'enverrai la voiture pour
vous reprendre : je vous prie de ne pas me
désappointer, si vous êtes
bien.
- Vous êtes trop bonne, Madame; et
la bonne vieille dame Gilbert fit de nouveau une
petite courbette.
Bertha paraissait tout
étonnée.
Elle fut très tranquille
après le départ de ses hôtes.
Sa mère paraissait admirer France Wilson, et
la grand'mère disait en parlant de Mme Bell
: C'est une dame chrétienne au coeur chaud
et tendre.
- Maman, dit Bertha le lendemain quand
elle se trouva seule avec sa mère, ne
pourrais-tu pas arranger un peu grand'maman pour
aller chez Mme Bell ?
- Que lui faudrait-il de plus ? Elle a
une jolie robe de soie noire, un foulard et un
bonnet bien propres.
- Mais elle a tellement tellement l'air
à la vieille mode!
- Ma chère enfant, elle est une
dame à la vieille mode. Je crois qu'elle a
beaucoup meilleure façon que si elle
s'habillait comme les personnes qui sont de trente
à quarante ans plus jeunes qu'elle.
- Mais .....
- Oh, Bertha! tu n'as pourtant pas honte
de notre chère grand'maman, dit Mme Gilbert
en regardant sa fille avec
étonnement.
Bertha rougit, et les larmes
commencèrent à rouler sur ses
joues.
- Ma chère enfant, tu me fais
bien de la peine.
Toute l'histoire fut
dévoilée, et Bertha fit part de ses
sentiments.
- Ma chère Bertha, dit la
mère, je suis peinée de voir que tu
montres si peu de vrai courage, et de coeur,
Anne Wilson s'est certainement
montrée fort inconvenante, de critiquer
ainsi une aussi vieille parente d'une amie. Je ne
sais pas bien ce qu'il faudrait faire; mais je
crois qu'il vaudrait mieux décliner
entièrement l'invitation.
- Oh, maman! je ne pense pas qu'Anne
pensât le moins du monde à mal. Elle
se rit de ses compagnes, et contrefait chacun; mais
malgré tout, elle est véritablement
bonne et généreuse. Mais grand'maman
fait beaucoup de fautes en parlant.
- Bertha, si jamais tu es tentée
de critiquer ta chère vieille
grand'mère, je désire que tu penses
un peu à sa vie : à l'âge de
douze ans, elle devait commencer à
travailler dans une fabrique pour aider à sa
mère à élever ses
frères et soeurs plus jeunes; ensuite elle a
dû prendre soin elle-même de la
famille. Il y a cinquante-trois ans, elle
épousait un simple fermier, et se rendait
dans une plaine déserte de l'Ouest. Elle fut
ensuite laissée veuve avec une grande
famille : je l'honorerai toujours pour la sagesse
dont elle a fait preuve. Il serait difficile de
trouver quatre meilleurs hommes que tes trois
oncles et papa. La tante Caroline était
pauvre, et elle avait à lutter contre de
grandes difficultés; grand'maman est
restée avec elle jusqu'à sa fin;
maintenant, elle est venue à moi. Je ne sais
vraiment pas ce que je ferais sans elle.
À tous égards, sa vie a
été des mieux remplies, et elle est
digne des plus grands éloges. Aujourd'hui
encore, elle se sacrifierait volontiers pour l'un
de nous. Suppose qu'elle soit revêche et
grondeuse, et qu'elle prétende qu'on doive
travailler sans cesse sans jamais prendre un moment
de récréation ! Elle a un coeur
tendre et généreux, sert Dieu et fait
du bien tous les jours de sa vie; je suis
assurée que Mine Bell l'honore et la
respecte.
- Supposons, Bertha, que je commence
à murmurer sur ses étranges
manières, sur la coiffure qu'elle aime
à porter, et sur ses
expressions. Elle deviendrait timide et craintive,
et si nous lui donnions à penser que nous
avons honte d'elle, je crois véritablement
que cela lui briserait le coeur. Consentirais-tu
à lui faire cette peine ?
- Oh non! repartit Bertha en sanglotant.
Chère grand'mère.
- Je crois que le commandement d'honorer
son père et sa mère comprend aussi
les grand'parents. Et de plus je désire voir
ma petite fille apprécier le vrai
mérite où que ce soit qu'il se
trouve, et sous quelque forme qu'il se
présente : qu'il soit caché sous des
habits somptueux et à la mode, ou
autrement.
En y réfléchissant, Bertha
commença à voir qu'elle avait
été bien faible et insensée,
et après une bonne conversation avec sa
mère, elle assura qu'Anne ne parlerait plus
mal de sa grand'mère en sa
présence.
- Quand la voiture de Mme Bell vint pour
reprendre les dames Gilbert, elles partirent donc,
grand'maman paraissant aussi fraîche et douce
qu'une rose. Bien que ridée, sa peau
était blanche, et ses doux yeux bruns
débordaient d'amour.
Mme Bell leur souhaita une chaleureuse
bienvenue; mais elle s'empara de la
grand'mère, pendant que les jeunes personnes
s'amusaient ensemble. Quelle agréable
demeure ! toute remplie de curiosités, de
belles peintures, de jolies statuettes, et de
meubles élégants! Quelques visiteurs
inattendus vinrent cet après-midi, et Bertha
remarqua que la grand'mère était le
centre d'attraction. Elle entendit une dame qui
disait : - Quelle charmante vieille dame ! Je
porterais bien envie à ses parents !
Quant à Anne, elle ne fit plus
aucune remarque. Sa soeur avait été
scandalisée de sa grande
légèreté, et l'avait
menacée d'en parler à Mme Bell, ce
qu'elle craignait fort; ainsi, après tout,
la visite de Bertha fut des plus
agréables.
La jeune fille grandit avec un respect
sincère pour la vieillesse ; les belles
manières de Bertha
Gilbert firent le sujet de plus d'une conversation.
Si elle entrait en contact avec des personnes moins
bien vêtues qu'elle-même, ou
ignorantes, au lieu de les ridiculiser, elle
s'efforçait de penser à la
dureté de leur sort, à l'absence des
avantages qui avaient été son
partage, et elle était toujours tendre et
aimable.
Efforçons-nous toujours
d'être polis envers les personnes pauvres ou
âgées, car c'est parmi elles que se
trouvent les plus précieux joyaux de notre
Dieu.
(40)
POUVOIR ET
VOULOIR.
Oh, se disait Anna, en refermant un livre
qu'elle venait de lire sur la mission de
Madagascar, combien je voudrais pouvoir faire
quelque chose pour Christ; et Anna se perdit dans
un songe héroïque.
Elle se représentait enseignant
les païens dans l'Inde ou dans quelque station
bien avancée d'Afrique où
l'Évangile n'a pas encore été
porté. Elle se voyait sur son départ,
quittant presque sans déchirement aucun,
parents et amis, pour aller au-devant des
difficultés et des privations de là
vie missionnaire, des dangers, de la fièvre,
des bêtes sauvages, et des
persécutions, mais surtout des
persécutions. Anna se voyait
déjà endurant patiemment la faim,
l'emprisonnement et les tortures de tout genre pour
sa foi.
Elle en était arrivée dans
son roman, au point où elle était
conduite au supplice, et
où, expirante, elle implorait le pardon de
ses meurtriers, quand sa mère l'appela de la
pièce voisine.
L'apparence exatique du visage d'Anna
fit aussitôt place à un air
renfrogné.
- Si cela n'est pas intolérable,
se dit-elle brusquement, on ne peut pas me laisser
une minute tranquille.
Elle jeta son livre plutôt qu'elle
ne le posa, et se rendit auprès de sa
mère.
- Eh bien, qu'est-ce qu'il y a ?
dit-elle d'un ton bourru.
- Je désire que tu ailles chez
Mme berger, et que tu lui portes le dîner que
la servante a préparé; et si tu peux
la lever, tu fera son lit.
- Oh maman ! dit Anna, comme si ce que
sa mère lui demandait était une
impossibilité. Pourquoi m'envoyer chez Mme
Berger ? Sa maison est si sale et si
désagréable!
- Elle est vieille et seule, dit sa
mère un peu mécontente. Elle ne peut
rien faire maintenant; c'est le devoir de ses
voisins de prendre soin d'elle jusqu'à ce
qu'elle soit rétablie.
- Elle devrait bien aller à
l'hôpital; les diaconesses la
soigneraient.
- Tu sais fort bien qu'elle n'y veut pas
aller; et elle a pour cela de bonnes raisons; de
plus, penses-tu que ce serait une besogne plus
agréable pour les diaconesses que pour
toi.
- Je n'aime pas le faire, dit Anna d'un
ton fort maussade.
- J'irai, dit Mlle Kent, la cousine
d'Anna qui dessinait devant la
fenêtre.
- Non, Marguerite, c'est Anna qui ira,
dit la mère. Je te prie de bien
considérer quel est l'esprit qui t'anime, ma
fille.
Anna ne répliqua pas; elle
obéit à sa mère, parce qu'elle
savait qu'elle ne pouvait faire autrement; mais
elle s'acquitta de sa tâche d'une
manière si peu courtoise et si peu
charitable, et prit un tel air de martyr que Mme
Berger qui ne mettait pas de gants pour dire sa
façon de penser, lui dit d'un ton bien
convaincu qu'elle ne serait jamais aussi bonne que
sa mère. Anna s'en retourna à la
maison blessée au vif, et désirant
se trouver dans un pays
où personne ne la pût
comprendre.
Le jour suivant, toutefois, elle avait
tout oublié, et parlait à sa cousine
Marguerite du travail missionnaire de
l'Eglise.
- Oh ! dit-elle avec enthousiasme; je
n'aimerais rien tant que d'aller comme missionnaire
en Afrique.
- Et qu'y ferais-tu ? lui dit Marguerite
d'un ton railleur.
- J'enseignerais les enfants et les
femmes, je prendrais soin des malades, etc.,
etc.
- Penses-tu que les païens sauvages
d'Afrique soient moins désagréables
que Mme Berger, et que tu trouverais plus de
plaisir à te sacrifier pour eux que pour ta
voisine ? dit Marguerite.
Anna fut vivement blessée pour un
moment, mais elle commença à se
sentir honteuse.
- Après tout, il vaut encore
mieux veiller sur ce qu'on peut faire autour de
soi, si l'on a la volonté de faire le bien,
dit Marguerite, que de perdre son temps à
penser aux grandes choses qu'on ferait si on le
pouvait.
Quelques instants de réflexion
suffirent pour montrer à Anna combien peu
elle possédait du véritable esprit
missionnaire, et lui faire sentir que ses motifs
n'étaient pas louables.
Rien ne nous est plus naturel que
l'égoïsme et l'amour de notre propre
volonté; mais tout sentiment qui nous
porterait à oublier que d'autres ont droit
aux mêmes jouissances que nous et qu'ils les
désirent, est égoïste, et il
faut s'en défaire au plus tôt.
Il faut être disposé
à se charger de la croix qui se trouve sur
son sentier, et à travailler pour le bien
des autres. En agissant de cette façon, nous
montrerons un véritable esprit missionnaire.
(41)
« DE LA
DÉTERMINATION, JOSEPH! »
C'était un après-midi
d'été ; une brouette se trouvait
devant la porte de Mme Robin - les rues
étaient désertes en raison de
l'intensité de la chaleur. Je me
traînais péniblement du
côté ombragé de la rue,
opposé à la maison d'une veuve, et je
remarquai son fils qui apportait un panier de linge
pour le mettre sur la brouette. Surprise des
dimensions du panier qu'il traînait le long
de l'allée, je m'arrêtai pour le
regarder.
Il tirait, traînait, se redressait
un moment, puis se remettait à la besogne
avec un renouvellement d'énergie, et dans le
silence de la rue, je l'entendis se dire quelque
chose à lui-même. Je m'approchai un
peu.
Lui, il était trop affairé
pour me voir. Après un instant de repos, je
l'entendis dire: « De la détermination,
Joseph ! » Il s'encourageait par ces paroles
à faire de nouveaux efforts. Il arriva enfin
avec sa corbeille sur le bord du trottoir, il
courut dedans pour aller chercher un morceau de
bois, et s'en servit de levier. Appuyant un bout de
la corbeille sur la brouette, il s'efforçait
de faire monter l'autre bout en se
répétant un peu plus haut
qu'auparavant. « De la détermination,
Joseph ! » La corbeille fut enfin
placée sur la brouette.
Comme il se reposait en regardant
fièrement l'heureux résultat de ses
efforts, il m'aperçut, et son visage
rondelet, rouge, et tout couvert de transpiration,
devint pour un moment écarlate, quand je lui
dis : « Voilà un brave garçon !
» La voix de la mère résonna
alors dans l'allée, lui disant : - Je viens,
Joseph, et bientôt elle parut. L'enfant lui
montra alors fièrement la corbeille en
disant : - J'en suis venu à bout tout seul,
maman.
C'était un beau spectacle, que
celui que présentait la vue de la veuve et
de son fils. Quoique aucune parole ne fût
prononcée, un sentiment
de satisfaction se lisait bien clairement sur les
deux visages, et je ne doute pas que chacun de
leurs coeurs était saisit d'un
tressaillement de satisfaction que le langage est
impuissant à exprimer.
Je poursuivis mon chemin ; mais les
paroles : « De la détermination,
Joseph, » me suivirent. Quelle profondeur dans
cette simple phrase! Quelle différence dans
notre travail, si nous le faisons de bonne
volonté, ou si c'est à contre-coeur.
Ce petit être aurait pu pleurer, murmurer, et
laisser l'aire le travail à sa mère;
il eût alors été,
mécontent de lui-même, et un sujet de
tristesse pour sa mère; mais il
s'était excité lui-même au
travail et à l'accomplissement de son
devoir, par ces paroles, puissantes dans leur
simplicité : « De la
détermination, Joseph ! »
Depuis ce jour, ces paroles se sont
souvent présentées à ma
mémoire. Quand des jeunes filles me font des
plaintes de ce genre : « Je n'ai pas une
minute à consacrer à faire du bien,
je dois faire des visites, j'ai mon travail
d'atelier, une broderie à finir ; comment
pourrais-je m'occuper des pauvres quand j'ai
tellement à faire ? » je suis
tentée de me dire intérieurement:
« Combien les choses changeraient, si jamais
elles se disaient: « De la
détermination! »
Oui, avec de la détermination on
peut faire presque tout ce qui devrait être
fait. Quelle que soit notre situation, il y a pour
tous des difficultés et des épreuves.
Si nous y cédons, nous sommes
terrassés et vaincus. Mais quand nous
surmontons la tentation, en demandant à Dieu
la force nécessaire pour lutter contre
l'ennemi, nous devenons après chaque
bataille plus forts et plus vaillants, et nos
dangers de retomber dans la tentation diminuent
constamment. Notre sagesse et notre devoir doivent
nous exciter : ils doivent parler à notre
coeur comme l'enfant lorsqu'il se
répétait : « De la
détermination, Joseph ! » Quand nous
désirons faire du mal, notre volonté
est toujours assez forte.
L'adversaire qui vient à nous avec ses
tentations nous accorde son assistance pour
consommer notre perte.
Nous ne sommes enclins à faiblir
que pour faire le bien. « Quand je veux faire
le bien, le mal est attaché à moi,
» telle était l'expérience de
l'apôtre des gentils, et c'est
l'expérience que fera quiconque ne va pas
à Celui qui peut assujettir notre
volonté à la sienne. « 0 Dieu!
crée en moi un coeur pur, renouvelle en moi
un esprit bien disposé. »
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