(42)
PAROLES
INJURIEUSES.
- Jouons aux visites, dit Jeanne. Tu seras
l'oncle Jean, je serai la maman, et je viendrai te
faire une visite.
- Bah! dit David d'un ton moqueur; c'est
un jeu de fille, et c'est stupide. Jouons au
soldat; j'aime cent fois mieux!
- Ce n'est pas le moins du monde plus
stupide que de jouer au soldat, et ce n'est pas la
moitié aussi pénible. Je n'y veux pas
jouer, dit Jeanne en s'asseyant sur le seuil de la
porte d'un air déterminé.
- Tu es vraiment mesquine!
s'écria David avec
impétuosité, et je vois bien que tu
es paresseuse, sans quoi tu ne dirais pas que jouer
au soldat soit pénible. Je voudrais m'amuser
toute la journée à ce jeu. Viens,
à présent.
- Oh, David, je ne puis pas! dit Jeanne
en enlevant ses cheveux de
dessus ses yeux ; il fait si
chaud et je suis si fatiguée !
- Fatiguée! misérable
paresseuse! dit David d'un ton narquois.
- Je ne suis pas paresseuse, dit Jeanne
- pas plus que toi.
- Eh bien, viens donc jouer, dit
David.
- Oui, si tu veux jouer aux visites mais
je ne veux absolument pas jouer au soldat.
David était furieux.
- Mauvaise, propre à rien! je ne
veux plus jamais jouer avec toi ! je te
déteste! je désire que tu ne me
parles plus jamais aussi longtemps que tu vivras
!
David ne s'était pas
arrêté pour réfléchir au
sens de ses paroles. Sa fureur était si
grande qu'il ne pouvait se contenir, et qu'il se
répandit en un torrent d'injures. Ai-je dit
qu'il ne pouvait se contenir? Il eût
probablement pu s'il eût voulu, mais il
n'avait pas essayé.
- Je ne me soucie pas de ce que tu dis,
dit Jeanne très calmement. Je ne jouerai pas
au soldat, ajouta-t-elle en riant à la vue
du visage contracté et des gestes furieux de
David.
David ne dit rien, parce qu'il
était trop furieux pour parler, et Jeanne
monta à la maison, le laissant seul. Un peu
après, Mme Colomb appelait David pour
l'envoyer faire une commission au village.
La nuit le surprit sur son retour, et sa
mère l'informa à son arrivée
que Jeanne était allée se coucher,
né se sentant pas bien. David ne la revit
donc pas ce même jour. Le matin suivant, on
lui apprit qu'elle était gravement malade.
Elle s'était trouvée très mal
pendant la nuit, et on avait fait appeler le
docteur qui, après un examen attentif de la
petite patiente, l'avait déclarée
atteinte d'une fièvre dangereuse.
Pauvre David! la première
pensée qui lui vint à l'esprit fut
celle-ci: « Qu'adviendrait-il de moi si Jeanne
mourrait? » Il se sentait humilié en
songeant aux injures qu'il lui avait dites, et il
ne pouvait se débarrasser
de la pensée que si elle mourrait, il
sentirait reposer sur lui toute sa vie, un
sentiment de culpabilité. Combien
n'aurait-il pas donné pour pouvoir retirer
ses paroles désobligeantes! mais il ne lui
était pas possible de le faire. Il en
était continuellement
obsédé.
Jeanne était jour après
jour plus mal. David suppliait qu'on le
laissât aller vers elle seulement un moment,
mais le docteur ne le lui permettait pas. La
tranquillité la plus absolue était
ordonnée : il n'était permis
qu'à ses parents d'entrer dans la chambre de
la malade. Il semblait à David qu'il ne
pourrait pas endurer longtemps encore la
pensée qu'elle ne lui avait pas
accordé son pardon. Il ne pouvait penser
à autre chose qu'à sa
méchanceté. Il se croyait presque
dans un mauvais rêve quand il
réfléchissait aux expressions
cruelles dont il s'était servi à
l'adresse de celle qui était sa soeur
unique.
Le docteur déclara enfin qu'il
n'y avait plus d'espoir pour Jeanne, qu'elle
mourrait en dépit de tout ce qui pourrait
être fait en sa faveur. Quand David eut
appris cette triste nouvelle, il se dit qu'il
devait à tout prix la voir encore une fois.
Il ne pouvait pas supporter la pensée de la
laisser mourir sans avoir obtenu son pardon. Il se
souvenait qu'elle s'était plainte d'une
fatigue extrême, et il savait qu'elle devait
avoir senti alors l'approche de la maladie qui la
tenait dans ses terribles étreintes. Et lui,
il l'avait qualifiée de paresseuse quand
elle était malade!
Combien était tranquille la
chambre où se trouvait Jeanne! Quand il
demanda de nouveau à la voir, on ne l'en
empêcha pas. Il était inutile de
l'éloigner d'elle plus longtemps, parce que
la maladie était trop avancée pour
qu'il y eût quelque espoir de guérison
avait dit le docteur.
David s'arrêta devant le lit, tout
stupéfait à la vue du visage
défait et pâle de sa petite soeur. De
grosses larmes
commencèrent à
jaillir de ses yeux et à rouler sur ses
joues, quand il vit le changement qui
s'était opéré en elle d'une
semaine.
- Oh Jeanne ! dis que tu m'as
pardonné avant de mourir. S'il te
plaît Jeanne, pardonne-moi; je ne puis
supporter la pensée de ma culpabilité
plus longtemps, dit David en s'agenouillant
auprès du lit de sa soeur, et en
s'approchant de son visage autant qu'il le
pouvait.
- Je t'aime, David, lui
répondit-elle d'une voix faible et
défaillante, en tendant ses lèvres
pour lui donner un baiser..
David l'embrassa avec effusion. Oh,
combien elle allait lui manquer, quand elle ne
serait plus !
Jeanne ferma alors les yeux avec des
signes évidents de fatigue. On crut qu'elle
se mourrait, et le docteur releva David de devant
le lit. Mais ce n'était pas encore la mort
qui avait fermé ses yeux, elle les ouvrit de
nouveau, et avec un sourire doux et touchant, elle
déclara vouloir s'endormir. Elle s'endormit
en effet, mais non pas du dernier sommeil, comme on
le supposait, mais d'un sommeil paisible et
réconfortant. À son réveil le
docteur déclara que si rien d'inattendu ne
survenait, elle se rétablirait. la crise
était passée, et selon toute
probabilité, Jeanne recouvrerait la
santé.
Elle se rétablit lentement. David
était son garde-malade le plus assidu. La
leçon qu'il avait apprise ne fut pas perdue.
Jamais, depuis ce temps, il ne permit à la
colère de faire taire son jugement.
(43)
NE QUITTE
PAS LE VAISSEAU !
- Grand'maman, racontez-nous donc l'histoire du
petit tambour dont la devise était : «
Ne quitte pas le vaisseau! »
- Je n'ai pas l'habitude de raconter des
histoires aux enfants ; mais si vous voulez
être tranquilles, j'essayerai de vous la
raconter -
Pendant une bataille des plus
meurtrières de la grande guerre de
sécession des États-Unis
d'Amérique, le colonel d'un des
régiments du Michigan remarqua un petit
garçon qui faisait partie de l'armée
en qualité de tambour. Le grand calme et la
sérénité du jeune
garçon, au milieu de l'engagement, sa
réserve habituelle, si peu ordinaire chez un
gamin de son âge, sa conduite
réglée, et son attachement à
sa caisse, - son unique compagne, avec quelques
livres usés sur lesquels on le voyait
souvent penché, - tout cela avait
attiré l'attention des officiers et de la
troupe. La curiosité du colonel B.
étant excitée, il eut le désir
d'en savoir plus long sur son compte. Il fit donc
appeler le jeune homme dans sa tente.
Notre petit tambour se présenta,
la caisse au côté et les baguettes
à la main. Il s'arrêta devant le
colonel, et lui fit son plus beau salut militaire.
C'était un beau garçon ; son teint
hâlé allait fort bien avec ses cheveux
noirs ; mais son air grave faisait contraste avec
ses joues remplies et son menton enfoncé.
C'était un gamin auquel on avait
enseigné de bonne heure à avoir une
grande assurance. Le colonel B. fut saisi d'un
étrange sentiment quand le jeune
garçon fut en sa présence.
- Avancez, lui dit-il, je désire
vous parler.
Notre héros s'avança sans
manifester le moindre embarras.
- J'ai été charmé
de votre conduite hier, lui dit le colonel, elle a
été admirable, pour un jeune homme de
votre âge.
- Je vous remercie, mon colonel ; mais
je n'ai fait que mon devoir; quoique je sois petit
je suis assez grand pour faire mon devoir.
- N'avez-vous pas eu une terrible
frayeur quant l'engagement eut lieu? demanda le
colonel.
- Ç'aurait pu être le cas,
si je m'étais laissé aller à
penser au danger; mais je pensais à ma
caisse; je devais battre pour les soldats;
c'était pour cela que je m'étais
engagé volontairement. C'est pourquoi je me
disais : - Ne te mets pas en peine de ce qui ne te
regarde pas, Jacques, fais ton devoir, et ne quitte
pas le vaisseau!
- C'est là une expression de
marin, dit le colonel.
- De qui qu'elle soit, elle est
excellente, Monsieur, dit Jacques.
- Je vois que vous en comprenez la
signification. Que cette règle soit toujours
la vôtre, et vous gagnerez l'estime de tous
les gens de bien.
- Le père Jacques, quand il
m'enseignait, m'a appris à dire : « Ne
quitte pas le vaisseau. »
- C'était votre père
?
- Non, Monsieur, je n'ai jamais connu
mon père; mais c'est lui qui m'a
élevé.
C'est étrange, se dit le colonel,
combien je me sens attiré vers ce
garçon. - Racontez-moi votre histoire,
Jacques.
- Je vais vous la raconter aussi bien
qu'il me sera possible, telle que le père
Jacques me l'a dite, Monsieur. Ma mère
partait de France sur un vaisseau marchand, pour se
rendre à Baltimore, où mon
père demeurait. Un grand orage
s'éleva; le vaisseau alla échouer sur
des récifs où il se brisa, et tout
l'équipage avec les passagers
montèrent sur les chaloupes. Tous se
croyaient perdus; mais à la fin, ils furent
recueillis par un vaisseau qui était en
route pour Liverpool. Ils avaient tout perdu sauf
les habits qu'ils portaient; mais le capitaine se
montra très généreux envers
eux : il leur donna des habits et quelque argent.
Ma mère refusa de demeurer à
Liverpool, quoiqu'elle fût
bien malade, parce qu'elle désirait vivement
retourner en Amérique; elle s'embarqua donc
sur un autre vaisseau marchand qui partait à
destination de New-York. Elle était la seule
femme à bord.
Son mal s'aggrava quand le vaisseau se
fut mis en route ; les matelots la
soignèrent aussi bien qu'ils purent. Le
père Jacques était matelot à
bord de ce vaisseau ; il la prit en pitié et
fit tout ce qu'il put pour elle. Mais elle mourut
me laissant en bas âge. On ne savait que
faire de moi; tous, sauf le père Jacques
disaient que je mourrais sous peu ; il me demanda
au docteur. Celui-ci dit : - Laissons-le essayer
son habileté, puisqu'il le veut ; mais c'est
peine perdue : ce petit être ne tardera pas
à suivre sa mère par-dessus bord. Le
docteur eut tort. J'arrivai sain et sauf à
New-York. Mon père adoptif fit tout ce qu'il
put pour retrouver mon père, mais la chose
ne lui fut pas possible, car personne ne
connaissait le nom de ma mère. Il me confia
à une famille de New-York, quand il se
rembarqua; mais il ne put rien découvrir au
sujet de ma mère, malgré toutes les
recherches qu'il fit à Liverpool et
ailleurs.
La dernière fois qu'il s'est
embarqué, j'avais neuf ans, et il m'a fait
un cadeau pour mon anniversaire, la veille de son
départ. Ce fut le dernier. Il n'est jamais
revenu : il est mort de la fièvre de mer. Il
m'a fait beaucoup de bien ; à sept ans, il
m'a mis dans une école, et depuis il a
toujours payé ma pension une année
à l'avance. Vous pouvez donc voir, Monsieur,
que j'avais un bon commencement pour gagner ma vie.
Je me mis aussitôt en devoir de le faire.
J'allais en commission pour des messieurs, et je
balayais des ateliers et des magasins. Personne
n'aimait à m'employer pour commencer; mais
on ne tardait pas à voir que je pouvais fort
bien faire mon travail. Je continuais d'aller
à l'école. Je faisais mon ouvrage
avant neuf heures du matin, et j'avais tout le
temps nécessaire, après les heures
d'école, pour apprendre mes
leçons. Je ne voulais pas
quitter l'école: le père Jacques
m'avait recommandé d'apprendre tout ce que
je pourrais, parce qu'un jour ou l'autre,
disait-il, je retrouverais mon père, et
qu'il ne fallait pas qu'il me trouvât un
pauvre petit ignorant. Il me dit qu'il fallait
faire en sorte de pouvoir le regarder en face et
lui dire sans mentir : « Papa, je puis
être pauvre et inculte, mais j'ai toujours
été honnête, et je n'ai jamais
quitté le vaisseau : vous n'avez donc
nullement lieu d'avoir honte de moi. » -
Monsieur, je n'ai jamais pu oublier ces paroles.
Posant sa casquette, sa caisse et ses baguettes, il
releva sa manche, et montra sur son petit bras le
dessin d'un vaisseau voguant à pleines
voiles avec cette devise au dessous : « Ne
quitte pas le vaisseau! »
À l'âge de douze ans, je
quittai New-York pour venir à
Détroit, chez un libraire. Deux ans plus
tard, la guerre éclatait. Quelques jours
après la déclaration de la guerre,
passant devant un bureau de recrutement, j'entrai.
J'entendis dire qu'on avait besoin d'un tambour. Je
m'offris aussitôt; on sourit et on me dit que
j'étais trop petit; on m'apporta toutefois
une caisse, et je commençai à battre
en présence de la commission. Elle consentit
alors à m'enrôler. À partir de
ce moment, le vieux drapeau aux étoiles
était le vaisseau que je ne devais pas
quitter.
Le colonel était silencieux et
paraissait plongé dans ses
réflexions.
- Comment pouvez-vous espérer de
jamais retrouver votre père ? lui dit-il;
connaissez-vous même son nom ?
- Non, Monsieur, mais je suis certain de
le retrouver d'une façon ou d'une autre. Mon
père pourra reconnaître avec certitude
que je suis bien son fils quand il me retrouvera,
parce que j'ai quelque chose à lui montrer
qui appartenait à ma mère, dit-il en
tirant un petit sac brodé et cousu tout
autour, qu'il tenait suspendu à son cou par
un cordon. Ici, ajouta-t-il, se trouve un bracelet
que ma maman portait toujours au bras. Le
père Jacques le prit
après sa mort, et le conserva pour moi. Il
me recommanda de ne pas l'ouvrir avant d'avoir
retrouvé mon père, et de toujours le
porter ainsi suspendu au cou pour ne pas risquer de
l'égarer.
- Un bracelet ! s'écria le
colonel: faites-le-moi donc voir; il faut que je le
voie sans retard !
Le tenant des deux mains, le petit
garçon regarda le colonel dans les yeux;
saisissant ensuite le cordon, il le passa
par-dessus sa tête, et remit en silence son
trésor entre les mains du colonel. Ouvrir le
petit sac fut l'affaire d'un instant.
- Je crois reconnaître ce
bracelet, murmura le colonel. Si c'est bien ce que
je crois, il doit se trouver à
l'intérieur deux noms « Wilhelmina et
Carleton, » et la date : 26 mai 1849.
»
Les mots s'y trouvaient bien. Le colonel
prenant alors le jeune garçon dans ses bras,
ne put dire autre chose que :
Mon fils! mon fils!
Il faut que je retourne maintenant
à mon histoire. La première
année de son mariage, le colonel B. et son
aimable épouse s'embarquaient pour l'Europe,
s'attendant à demeurer plusieurs
années dans l'Europe méridionale, en
raison de la santé délicate de la
jeune femme. Il était associé d'une
maison de commerce de Baltimore. La mort soudaine
de son associé l'obligea à retourner
promptement à Baltimore, laissant sa femme
en Italie avec sa mère. Peu après son
départ, sa belle-mère mourut. Mme B.
se disposa aussitôt à retourner
à Baltimore, et s'embarqua sur le malheureux
vaisseau qui avait été perdu. Toutes
les recherches du colonel furent vaines ; il ne lui
fut pas possible d'avoir des nouvelles de son
épouse. À la fin, il la compta comme
perdue ; et soit douleur, soit incertitude, il
faillit en perdre la raison. Quatorze ans
s'étaient écoulés ; et il ne
savait pas que Dieu, dans sa miséricorde,
lui avait épargné un précieux
lien qui l'unissait à la jeune existence
qu'il avait tellement
pleurée. Malheureux, et pour ainsi dire sans
but, il se rendit dans le Michigan. Quand la guerre
éclata, il fut l'un des premiers à se
présenter comme volontaire.
Le jeune garçon était
là, des larmes abondantes inondant son
visage.
- Papa, lui dit-il, vous m'avez enfin
retrouvé, précisément comme le
père Jacques disait. Vous êtes un
grand Monsieur, et moi, je ne suis qu'un pauvre
tambour. J'ai été honnête, et
je me suis efforcé de faire le bien. Vous
n'aurez pas honte de moi, n'est-ce pas, papa
?
- Je suis fier de t'appeler mon fils, et
je remercie Dieu de ce qu'il me donne de te
retrouver tel que tu es.
Notre petit héros est maintenant
grand. Tel était le gamin, tel est l'homme :
il « ne quitte pas le vaisseau. »
(44)
MANIÈRES DE
SOCIÉTÉ.
- Oui! dit Zénobie avec conviction, je
crois après tout qu'Emmanuel Morton est
encore le meilleur garçon qu'on puisse
trouver.
- Pourquoi donc? demandai-je en
m'installant au milieu du petit groupe
affairé qui était autour du
feu.
- Je le sais bien, dit Alfred,
Zénobie aime Emmanuel parce qu'il est si
poli.
- Je me soucie assez peu de vos rires,
dit franchement la petite fille, c'est bien
là la raison, ou du moins l'une des raisons.
Il est aimable, il ne crie pas à la maison,
ne fait pas de bruit, et quand je tombe sur la
glace, il ne s'en réjouit pas.
- Zénobie voudrait qu'on
eût toujours les manières de
société, dit Alfred.
- Nous ressemblerions bientôt tous
à des vieux, ajouta
Marie, s'il fallait suivre ses « goûts
fastidieux. »
Soit dit en passant, Marie aimait les
mots ronflants, et elle les employait sans trop se
soucier de leur signification; aussi avait-elle
déjà demandé qu'on lui
achetât un dictionnaire pour son prochain
anniversaire.
Il va sans dire que Zénobie se
hâta de riposter.
- Eh bien, dit-elle, si devenir vieux
rend plus aimable, c'est fort dommage qu'on ne
puisse pas hâter la vieillesse pour beaucoup
de gens.
- Alfred, qu'est-ce que tu entends par
les manières de société,
demandai-je du fond de mon fauteuil.
- Mais bien sûr, c'est....
c'est.... vous savez bien... c'est de bien se
comporter quand il y a des étrangers
à la maison, ou bien quand on est
invité au dehors.
- Les manières de
société sont les bonnes
manières, ajouta Horace.
- Ah oui, je comprends, dis-je tout bas,
ce sont les manières qui sont trop bonnes
pour maman, et qu'il faut réserver pour Mme
Lambert.
- Vous avez fort bien dit, fit
Zénobie.
- Mais parlons un peu
sérieusement de cette question. Pourquoi
faudrait-il être plus poli avec Mme Lambert
qu'avec maman. Vous ne l'aimez pourtant pas mieux
?
- Oh non! répondirent en choeur
plusieurs voix.
- Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi
on réserverait toutes les amabilités
pour Mme Lambert; pourquoi on se
découvrirait; pourquoi on adoucirait la voix
et multiplierait les « s'il vous plaît,
» les « je vous remercie beaucoup, »
les « excusez, » quand elle est à
la maison et chez elle, et pas par devant
maman.
- Oh! c'est tout différent. Maman
sait fort bien que nous n'avons aucune mauvaise
intention. En outre, ce n'est pas juste, cousine;
nous parlions de petits garçons et de
petites filles, et vous venez nous parler des
grandes personnes.
C'est ainsi que mon petit auditoire
m'interpella, et force me fut de changer de
base.
- Puisque vous le voulez, parlons de
petits garçons et de petites filles. Un
jeune garçon qui fait comme notre ami
Emmanuel, qui est aimable envers les petites
filles, qui ne jette pas ses petits frères
dans la neige, et qui respecte les droits de ses
cousins et de ses amis, ne peut-il pas être
tout aussi heureux qu'un autre? Il me semble que la
politesse est tout aussi en place sur la place de
jeu qu'au salon.
- Naturellement, si vous voulez qu'on
renonce à tout amusement, dit
Alfred.
- Mon cher petit ami, lui dis-je, ce
n'est pas du tout ce que je désire. Courrez,
sautez, criez autant qu'il vous plaira; patinez,
faites des parties de traîneau - mais
faites-le tout en respectant les règles de
la politesse envers les autres garçons et
les autres jeunes filles. Je ne vois pas pourquoi
vous n'y trouveriez pas tout autant de plaisir.
Vous vous plaignez quelquefois de ce que j'aime
mieux Benjamin Rolland que tous les autres enfants.
Pourrais-je faire autrement ? Quoiqu'il soit jovial
et grand amateur du jeu, il est toujours poli. Vous
ne le voyez jamais se renverser sur sa chaise, ni
se promener dans la maison avec son chapeau sur la
tête. Jamais il ne vous coudoie pour sortir
le premier de la chambre. Si vous sortez, il tient
la porte ouverte; êtes-vous fatigué,
il s'empresse de vous offrir une chaise, de vous
apporter un verre d'eau et un éventail; il
se hâte de relever votre mouchoir de poche
quand vous l'avez laissé tomber : et tout
cela sans se le faire commander, ni en
paraître contrarié le moins du
monde.
Ces marques d'attention, il ne les
prodigue pas seulement à moi, ou à
Mme Bertrand, mais aussi à sa maman,
à la tante Jeanne, et à sa petite
soeur; à la maison, à l'école,
et sur la place de jeux, partout il fait preuve de
la même politesse. Sa courtoisie, il ne
l'adosse pas seulement à
des moments donnés, mais il la porte comme
un habit qui lui va bien, et qu'il ne pose jamais.
Il est véritablement aimable. De fait c'est
là précisément ce qui
constitue la vraie politesse.
Il n'est guère possible pour de
jeunes garçons et de jeunes filles de se
rendre compte, avant d'être trop
âgés pour en adopter de nouvelles,
combien il est important de se mettre en garde
contre des habitudes de négligence et de
gaucherie, soit dans ses expressions, soit dans ses
manières. Il en est qui pensent, fort mal
à propos, qu'il n'est pas nécessaire
de tellement veiller sur soi quand on n'est pas en
société. C'est là une grave
erreur; car notre naturel se manifestera d'une
manière ou d'une autre malgré les
plus grands soins.
Il n'est pas possible d'avoir certaines
expressions, et certaines manières à
la maison, et d'autres au dehors; parce que dans
des moments de confusion ou d'embarras les
habitudes ordinaires se manifesteront toujours. Ce
n'est toutefois pas simplement parce que le choix
des expressions et la grâce dans les
manières sont agréables à voir
qu'il est recommandé à nos jeunes
amis de les cultiver, mais parce que la culture
extérieure réagit sur le
caractère, et le rend plus aimable, plus
doux et plus attrayant.
La conscience même que l'on gagne
la faveur des personnes avec lesquelles on entre en
rapport, inspire le respect de soi-même, de
même que le sentiment d'être
convenablement vêtu nous donne une certaine
dignité. Chaque effort qu'une personne fait
en vue de son propre perfectionnement, amène
avec soi sa récompense.
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