Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



LE PHARE SUR LE ROC

CHAPITRE V
Notre rayon de soleil

 Mon grand-père et Jem Miller étaient assis près du feu, dans la petite chambre au haut du phare, et j'étais auprès d'eux avec la petite sur mes genoux. J'avais trouvé un vieux livre d'images qui l'amusait beaucoup, et elle tournait les pages en faisant les remarques les plus drôles.
- Eh bien, dit tout à coup Miller, qu'allons nous faire d'elle ?
- Ce que nous en ferons ? dit mon grand-père en caressant la petite tête de l'enfant. Nous la garderons ! N'est-ce pas, petite chérie ?
- Oui, répondit la fillette en levant les yeux et en secouant la tête comme si elle comprenait de quoi il s'agissait.
- Nous devrions pourtant chercher ses parents, reprit Jem. Elle doit en avoir.
- Mais comment les trouver ?
- Oh ! nous pouvons demander au capitaine Sayers, quand il viendra lundi, de s'informer quel est le navire qui a fait naufrage ; puis il faudra écrire aux propriétaires du vaisseau ; ils ont toujours une liste des passagers.
- Tu as sans doute raison, Jem ; nous verrons ce qu'ils diront. Seulement, si ceux qui tenaient de près à l'enfant sont au fond de la mer, j'espère que personne d'autre ne viendra nous l'enlever.
- Si je n'en avais pas déjà tant... commença Miller.
- Oui, oui, je sais bien, dit mon grand-père en l'interrompant, ta maison n'est déjà que trop pleine ! La petite peut rester avec Alain et moi. Elle sera une gentille compagne pour nous, et Marie aura la bonté de s'occuper de ses vêtements et des petites choses qui sont plus de sa compétence que de la nôtre.
- Oui, oui, elle le fera bien volontiers, car elle est tout émue chaque fois qu'elle parle de cette petite.

Mon grand-père suivit le conseil de Miller et, lorsque le capitaine Sayers aborda le lundi suivant, il lui fit le récit du naufrage et le pria de prendre les informations nécessaires.
Oh ! comme je désirais que personne ne vînt réclamer notre petit trésor ! Elle me devenait plus chère de jour en jour, et il me semblait que mon coeur serait brisé s'il fallait me séparer d'elle. Tous les soirs, quand Mme Miller l'avait couchée, et que je venais auprès de son lit, elle joignait les mains pour « parler à Dieu », comme elle disait. Évidemment sa mère lui avait appris à prier, car le premier soir elle avait commencé d'elle-même : « Mon Dieu, garde-moi et bénis tous ceux que j'aime... » puis elle s'était arrêtée, paraissant attendre que je lui aide à continuer. Dès lors, elle répéta après moi les paroles que je lui suggérais.
Je n'avais jamais prié jusque-là, car mon grand-père ne me l'avait pas enseigné ; mais, en voyant la chère petite, je me disais que ma mère m'aurait sans doute aussi fait prier, si j'avais eu le bonheur de la conserver.
Je ne savais pas grand'chose sur la Bible ; mon grand-père en avait pourtant une, mais, comme il ne la lisait jamais, elle avait été placée sur le rayon le plus élevé de notre étagère. Le dimanche était pour nous absolument comme les autres jours. Il n'y avait aucun lieu de culte où nous aurions pu aller, et rien ne marquait pour nous le jour du Seigneur.
J'ai bien souvent pensé à cette terrible journée pendant laquelle nous sommes allés au secours du vaisseau naufragé. Si notre bateau avait chaviré, si nous avions été noyés, que seraient devenues nos âmes ? C'est une pensée très solennelle, et je ne puis être assez reconnaissant envers Dieu de nous avoir épargnés. Mon grand-père était un vieillard honnête et droit, au coeur affectueux ; mais je sais maintenant que cela ne suffit pas pour entrer au ciel. Jésus est le seul chemin, et grand-père ne le connaissait pas.

La petite Lily devint ma compagne constante, au dedans et au dehors. Elle était intimidée par les enfants Miller, qui étaient très bruyants, mais elle ne voulait jamais me quitter. Jour après jour elle apprenait des mots nouveaux, et nous faisait tous rire par ses gentilles remarques. Son plus grand plaisir était de prendre un livre et d'y chercher les lettres, qu'elle connaissait parfaitement, quoiqu'elle ne sût pas encore très bien parler.

Chère petite ! Il me semble encore la voir assise à mes pieds sur une pierre plate au bord de la mer, et m'appelant à tout moment pour regarder un A ou un 0. Ainsi, très vite, elle avait pris possession de nos coeurs, et nous redoutions de recevoir la réponse à une lettre que mon grand-père avait écrite aux propriétaires de la Victoire (c'est ainsi que s'appelait le vaisseau naufragé).

Il pleuvait beaucoup le lundi où la réponse arriva. J'avais attendu longtemps sur la jetée, de sorte que j'étais trempé de part en part quand le bateau à vapeur aborda. Le capitaine Sayers me tendit la lettre avant tout autre chose, et je courus tout de suite la porter à mon grand-père. Je ne pouvais attendre que nos provisions fussent débarquées.
Lily était assise sur un petit tabouret aux pieds de mon grand-père, et s'amusait avec un bout de ficelle ; elle courut au devant de moi et leva son joli petit visage pour recevoir un baiser.
Et si cette lettre allait nous annoncer qu'on viendrait nous la prendre ! Je pouvais à peine respirer tandis que mon grand-père ouvrait la lettre.

C'était une réponse très polie des propriétaires du vaisseau nous remerciant de tout ce que nous avions fait pour sauver l'équipage et les passagers, mais disant qu'ils ne savaient absolument rien à propos de l'enfant, car aucun passager, ni aucun matelot du nom de Villiers, n'était inscrit sur leurs livres. Ils ajoutaient qu'ils prendraient des renseignements à Calcutta d'où le vaisseau était parti et, en attendant, ils demandaient à mon grand-père de bien vouloir prendre soin de l'enfant, l'assurant qu'il en serait largement récompensé.
- Bon ! dis-je en poussant un soupir de soulagement lorsque mon grand-père eut achevé de lire la lettre à haute voix. Ainsi elle ne va pas nous quitter pour le moment !
- Non, dit mon grand-père, pauvre petite ! nous aurions peine à nous passer d'elle. Mais je n'ai pas besoin de leurs récompenses ! Voilà la meilleure des récompenses ! ajouta-t-il en soulevant l'enfant sur ses genoux et en la baisant tendrement sur le front.


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CHAPITRE VI
La question du vieux monsieur

 Le lundi suivant Lily m'accompagna pour assister à l'arrivée du bateau à vapeur. Elle avait dans les bras une poupée que Mme Miller lui avait donnée et dont elle était toute fière.
Le capitaine me fit signe d'approcher dès qu'il m'aperçut, et il me dit qu'il y avait deux messieurs qui étaient venus voir mon grand-père. Je serrai la main de Lily étroitement dans la mienne, car je sentais que c'était pour elle que venaient ces messieurs.
Quelques minutes après, ils débarquèrent. L'un d'eux était un homme d'une quarantaine d'années, à la figure très distinguée. Il me dit qu'il était venu voir M. Samuel Fergusson, et me demanda de lui montrer le chemin de sa demeure. .
- M. Fergusson est mon grand-père, dis-je; je vais vous conduire..
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Et marchant les premiers, Lily et moi, nous nous dirigeâmes vers le phare..
L'autre monsieur était très âgé ; ses cheveux étaient tout blancs, il avait des lunettes, et la figure la plus aimable possible..
Lily n'avançait pas bien vite, et, à tout moment, elle quittait ma main pour cueillir des fleurs ou ramasser des cailloux ; aussi je la pris dans mes bras et la portai..
- Est-ce votre petite soeur ? demanda le vieux monsieur..
- Non, monsieur, c'est la petite fille qui se trouvait à bord de la Victoire..
- Vraiment ! vraiment ! Laissez-moi la regarder, dit-il en arrangeant ses lunettes..
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Mais Lily était intimidée, et elle cacha sa tête contre mon épaule en pleurant..
- Bien, bien ! dit le vieux monsieur, nous ferons connaissance plus tard...

Sur ces entrefaites nous arrivâmes à la maison, et le plus jeune des visiteurs se présenta à mon grand-père comme M. Forster, un des propriétaires du vaisseau naufragé, ajoutant qu'il était venu avec son beau-père, M. Benson, pour savoir tout ce que nous pourrions lui dire sur le naufrage.

Mon grand-père les fit asseoir et me donna l'ordre de préparer du café pour eux. Ils étaient tous deux de charmants messieurs et se montrèrent très aimables avec mon grand-père. M. Forster voulait lui offrir un beau présent, en remerciement de ce qu'il avait fait ; mais mon grand-père ne voulut pas l'accepter. Ils parlèrent beaucoup de Lily, et, tout en préparant les tasses, je ne pouvais m'empêcher d'écouter leur conversation. Ils n'avaient toujours rien appris sur sa famille ; et ils répétèrent que personne du nom de Villiers n'était inscrit sur la liste des passagers. Ils offrirent de prendre l'enfant jusqu'à ce qu'on eût découvert quelque chose à son sujet, mais mon grand-père demanda à la garder, et, voyant combien elle paraissait heureuse auprès de nous, ils y consentirent volontiers.

Après avoir déjeuné, M. Forster dit qu'il aimerait bien visiter le phare, et mon grand-père le conduisit jusqu'au sommet de la tour, lui montrant avec fierté tout ce qu'il y avait à voir. Le vieux M. Benson était fatigué et préféra rester avec Lily et moi.
- Ce phare est solidement bâti, me dit-il lorsque les autres se furent éloignés.
- Oh oui ! monsieur. Mais c'est bien nécessaire, car le vent souffle ici d'une manière terrible !
- Quelle sorte de fondation a-t-il ? continua le vieillard, en frappant le sol de sa canne.
- Oh, il est construit sur le rocher, monsieur ; notre maison et le phare, tout est bâti sur le rocher ; ils ne supporteraient pas la tempête sans cela.
- Et toi, es-tu aussi sur le Roc, mon garçon ? demanda M. Benson en me regardant à travers ses lunettes.
- Comment ? demandai-je, pensant avoir mal entendu.
- Es-tu sur le Roc ? répéta-t-il.
- Sur le roc, monsieur ? oh oui, dis-je, pensant qu'il n'avait pas compris ce que je venais de lui expliquer. Tout ici est bâti sur le roc, sinon le vent et la mer nous emporteraient inévitablement.
- Mais toi, insista-t-il encore, es-tu sur le Roc ?
- Pardon, monsieur, je ne vous comprends pas.
- Vraiment ? dit-il ; alors je le demanderai à ton grand-père lorsqu'il reviendra.

Je me tus, me demandant ce que cela voulait dire, et si le vieillard n'avait pas perdu la tête.
Aussitôt que mon grand-père fut de retour, il lui posa la même question ; et mon grand-père lui répondit comme je l'avais fait, l'assurant que le phare et ses dépendances étaient bâties solidement sur le rocher.
- Et vous-même, depuis quand êtes-vous sur le Roc ?
- Moi, monsieur ? Vous voulez savoir depuis quand j'habite ici ? Il y a plus de quarante ans, monsieur.
- Et combien de temps espérez-vous encore y demeurer ?
- Oh ! je n'en sais rien, dit mon grand-père. Jusqu'à la fin de mes jours, je suppose. Alain, que voici, me succédera bientôt ; c'est un solide garçon.
- Et où irez-vous vivre quand vous quitterez cette île ?
- Oh ! je ne pense pas la quitter jamais, pas jusqu'à ma mort, monsieur.
- Et alors ? Où serez-vous alors ?
- Oh, je ne sais pas, monsieur, dit mon grand-père. Au ciel, je suppose. Mais laissons cela, je ne suis pas près d'y aller encore.

Il paraissait embarrassé par la tournure que prenait la conversation.
- Me permettez-vous de vous poser encore une seule question ? dit M. Benson.
Voudriez-vous me dire pourquoi vous pensez que vous irez au ciel ? Vous ne m'en voulez pas de vous le demander ?
- Oh non, monsieur, pas du tout. Et bien, voilà, je n'ai jamais fait de mal à personne, et Dieu est miséricordieux ; ainsi je suis sûr que tout ira bien pour finir.
- Eh bien, mon cher ami, dit le vieillard, je pensais que vous m'aviez dit être sur le Roc. Vous n'êtes pas du tout sur le Roc, mais sur le sable !

Il allait en dire davantage, lorsqu'un matelot arriva en courant pour dire que le bateau était prêt à partir, et que le capitaine Sayers priait ces messieurs de venir sans tarder.
Ils se levèrent précipitamment, nous serrèrent affectueusement la main et partirent. Mais, en prenant congé de mon grand-père, le vieux M. Benson lui dit :
- Mon ami, vous bâtissez sur le sable, oui, vraiment ! et votre construction ne pourra pas résister à l'orage ; elle n'y résistera pas !

Il n'eut pas le temps d'en dire davantage, le matelot le pressant de partir.
Je suivis nos visiteurs jusqu'à la jetée, et restai là pendant que le capitaine donnait ses derniers ordres.
Il y eut encore un léger retard après que les messieurs se furent embarqués, et je vis M. Benson s'asseoir sur le pont, sortir un carnet de sa poche et y écrire quelque chose. Puis il déchira la page et la donna à un des matelots pour qu'il me la passât. Un instant après le bateau était en route.


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CHAPITRE VII
Un épais brouillard

J'ai encore, parmi mes trésors, la petite feuille de papier qui me fut donnée ce jour-là. Et cependant elle contenait peu de chose, seulement ces lignes d'un cantique :

À mes pieds l'océan gronde ;
Le vent siffle autour de moi :
Sur Christ, mon rocher, se fonde
Mon espérance et ma foi.
Mon rocher, ma forteresse,
Mon asile protecteur,
Mon recours dans la détresse,
C'est Jésus, le Rédempteur.

Je retournai lentement à la maison en lisant ces quelques lignes. Mon grand-père était sorti avec Miller, de sorte que je ne pus lui montrer le papier tout de suite, mais je relus ces paroles bien des fois tout en jouant avec Lily, et je me demandais ce qu'elles pouvaient signifier.

Mon grand-père et Miller passaient toujours la soirée dans la petite chambre au haut du phare, en surveillant les lampes, et j'avais l'habitude d'y amener aussi Lily jusqu'à ce qu'il fût temps de la coucher. Cela l'amusait beaucoup de gravir les marches de l'escalier de la tour ; elle disait à chaque pas : « Hop ! hop ! hop ! » jusqu'à ce qu'elle fût arrivée en haut, et alors elle se précipitait dans la chambre en poussant un joyeux éclat de rire.
Quand j'arrivai avec elle ce soir-là, mon grand-père et Miller parlaient de la visite que nous avions reçue.
- Je ne comprends pas ce que le vieux monsieur voulait dire avec ce roc auquel il revenait toujours, disait mon grand-père. Je ne vois vraiment pas à quoi il voulait en venir. Et toi, Jem, le sais-tu ?
- Regarde, grand-père, lui dis-je en lui tendant la feuille de papier et en lui racontant comment je l'avais reçue.

Mon grand-père lut la strophe à haute voix.
- Eh bien Jem, qu'en dis-tu ? Qu'est-ce que cela signifie ? Il m'a dit : « Vous n'êtes pas sur le Roc, mais sur le sable ! » L'as-tu entendu ?
-Oui, répondit Jem pensivement ; et cela m'a fait réfléchir, Samuel. Je sais assez ce qu'il voulait dire.
- Et quoi donc ?
- Il voulait dire que nous ne pouvons aller au ciel si nous ne venons pas à Christ ; il n'y a pas d'autre chemin. Voilà ce que cela signifie, Samuel !
- Veux-tu dire, reprit mon grand-père, que je ne pourrais pas aller au ciel, quand même je me serais conduit de mon mieux pendant toute ma vie ?
- Non, non, cela ne sert à rien, Samuel, car tout ce que nous faisons de mieux est encore rempli de péché ; il n'y a qu'un seul chemin pour aller au ciel ; je sais assez cela !
- Mais, Jem ! Je ne t'ai jamais entendu parler ainsi 1
- Non, dit Jem, je n'ai plus pensé à ces choses depuis que je suis venu vivre sur cette île. J'avais une bonne mère, une vraie chrétienne... J'aurais dû l'écouter...

Il n'ajouta rien, et resta silencieux toute la soirée.
Mon grand-père lut le journal à haute voix, et chercha à maintenir la conversation, mais les pensées de Miller étaient évidemment ailleurs.

Le lendemain était jour de congé de Jem Miller. Lui et mon grand-père allaient à terre à tour de rôle, le dernier mardi du mois ; c'était la seule fois qu'il leur était permis de quitter l'île.
Quand c'était le tour de mon grand-père, je l'accompagnais ordinairement, et c'était une vraie joie pour moi. Du reste, quel que fût celui d'entre nous qui y allât, c'était un grand jour pour nous tous, car c'était alors que se faisaient toutes nos emplettes, soit pour la maison, soit pour le jardin.
Nous allâmes donc, comme de coutume, accompagner Miller jusqu'à la jetée, et, tandis que je lui aidais à porter des sacs vides dans le bateau, il me dit à mi-voix :
- Alain, mon garçon, garde bien le papier que ce vieux monsieur t'a donné. Tout ce qu'il a dit est vrai. J'y ai beaucoup pensé depuis hier, et, Alain, je crois que maintenant, je suis sur le Roc.

Il n'ajouta rien, mais arrangea ses rames, et, une minute plus tard, il partait. Mais, tandis qu'il s'éloignait, je l'entendis fredonner doucement :

Sur Christ, mon rocher, se fonde
Mon espérance et ma foi.

Nous restâmes à regarder le bateau jusqu'à ce qu'il se perdît dans la brume, puis rentrâmes à la maison, impatients d'arriver au soir et de voir Miller revenir avec toutes les choses qu'il devait nous rapporter.
L'après-midi fut très sombre. Un épais brouillard s'étendit sur la mer et nous enveloppa peu à peu, au point que nous pouvions à peine voir à un mètre devant nous.
La petite Lily se mit à tousser ; aussi je la gardai en chambre et l'amusai en lui montrant un livre d'images. L'obscurité devint telle que mon grand-père dut allumer les lampes du phare beaucoup plus tôt que d'habitude. Je ne me souviens pas d'avoir jamais passé une après-midi plus triste, et, à mesure que le soir avançait, le brouillard redoublait d'intensité.
Inutile d'aller guetter le retour de Miller, puisque nous ne pouvions même pas voir la mer ; nous restâmes donc au coin du feu.
Mon grand-père fumait sa pipe en gardant le silence.
- Je pensais que Jem serait de retour avant cette heure, dit-il enfin quand je me mis à préparer le souper.
- Oh ! il va certainement arriver bientôt, répondis-je. Je me demande s'il aura su nous choisir une bonne bêche ?

Nous finissions de souper lorsque la porte s'ouvrit brusquement, et nous levâmes la tête, pensant que c'était Miller.
Mais non, c'était seulement sa femme qui dit à mon grand-père :
- S'il vous plaît, pourriez-vous me dire quelle heure il est ? Ma pendule s'est arrêtée.
- Il est six heures vingt, dit mon grand-père après avoir regardé sa montre.
- Six heures vingt ! répéta-t-elle. Mais c'est très tard ; mon mari devrait être rentré !
- Oui, dit mon grand-père. Je vais aller jusqu'à la jetée.

Mais il revint bientôt, disant qu'il était impossible de voir quoi que ce fût ; le brouillard était si épais qu'il y avait même du danger à marcher sur la jetée.
- Mais, continua-t-il, il faut qu'il soit de retour à sept heures (c'était l'heure réglementaire pour qu'il fût à son poste), il ne tardera donc pas.

L'horloge avançait, mais Jem n'arrivait pas. Mme Miller courait à la porte à tout moment, espérant l'entendre ou le voir, mais c'était toujours en vain.
Enfin sept heures sonnèrent.
- Je ne l'ai jamais vu jusqu'ici manquer à son poste ! dit mon grand-père en se levant pour retourner sur la jetée.


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CHAPITRE VIII
Dans l'attente

Mme Miller suivit mon grand-père, mais, à cause de Lily, je n'osai sortir. Je restai près de la fenêtre, guettant le bruit de leurs pas revenant au logis.
Mais la pendule sonna sept heures et demie, et aucun son ne se faisait entendre. N'y tenant plus, j'enveloppai l'enfant dans un châle et la portai chez les Miller, où je la confiai à l'aînée des fillettes. Puis je courus à travers l'épais brouillard, pour rejoindre mon grand-père.
Je le trouvai sur la jetée, à côté de Mme Miller. Il lui disait au moment de mon arrivée :
- Courage, Marie, ne vous tourmentez pas. Il aura seulement attendu que le brouillard se dissipe un peu. Rentrez maintenant, je vous promets que je viendrai vous prévenir dès qu'on entendra le bruit de ses rames. Vous êtes toute mouillée, vous allez prendre froid !

En effet, sa robe était toute trempée et elle tremblait de froid ; mais elle ne voulait d'abord pas se laisser persuader de quitter la jetée. À la fin elle y consentit, et mon grand-père lui promit de m'envoyer la prévenir aussitôt que Jem arriverait.
Lorsqu'elle se fut éloignée, mon grand-père me dit :
- Alain, il est arrivé quelque chose à Jem, j'en suis sûr. J'ai cherché à rassurer cette pauvre femme, mais je suis très inquiet. Si seulement nous avions le bateau, j'irais à sa recherche.

Nous nous promenions sur la jetée, nous arrêtant de temps en temps pour écouter si nous entendions le bruit des rames, car nous n'aurions pas pu voir le bateau avant qu'il fût tout près de nous.
- Que je voudrais qu'il arrive ! répétait constamment mon grand-père.

Quant à moi, je pensais à la belle matinée ensoleillée par laquelle Miller était parti, et je croyais l'entendre encore chanter :

Sur Christ, mon rocher, se fonde
Mon espérance et ma foi.

Le temps passait. N'arriverait-il donc jamais ? Notre anxiété croissait de plus en plus.
Mme Miller nous envoya l'aîné de ses garçons pour nous demander si nous n'entendions toujours rien.
- Non, pas encore, répondit mon grand-père, mais cela ne peut tarder.
- Maman a l'air malade, dit le petit garçon. Je pense qu'elle a pris froid ; elle grelotte tout le temps et elle est si agitée !
- Eh bien, rentre vite auprès d'elle, et tâche de la persuader de se coucher.
Lorsqu'il se fut éloigné, mon grand-père murmura :
- Pauvre femme ! Cela vaut peut-être mieux ainsi.
- Que veux-tu dire ? demandai-je.
- Seulement que, s'il y a un malheur, elle y sera ainsi un peu préparée ; et, si Jem arrive en bonne santé, eh bien, elle n'en sera que plus heureuse.

Enfin je dis :
- Grand-papa, je crois que j'entends un bateau.

Au premier moment mon grand-père me répondit qu'il n'entendait rien ; mais bientôt il distingua, comme moi, les coups réguliers des rames.
- Oui, c'est un bateau, dit-il.

Je voulais courir pour prévenir Mme Miller, mais mon grand-père me retint.
- Attends un peu, Alain, me dit-il ; il nous faut d'abord savoir ce que c'est ; peut-être n'est-ce pas Jem après tout !
- Mais il vient ici, grand-papa, je l'entends toujours mieux.

Cependant il continuait à me retenir par l'épaule.
Il se passa encore plusieurs minutes avant que le bateau abordât, car il était assez éloigné lorsque nous avions commencé à l'entendre, mais peu à peu le bruit des rames devint de plus en plus fort. Enfin il fut assez près pour que mon grand-père pût crier :
- Holà ! Jem, tu as bien tardé !
- Holà ! répondit une voix du bateau.

Mais ce n'était pas la voix de Jem.
- Où peut-on débarquer ? reprit la voix. On n'y voit goutte !
- Miller n'y est pas ! m'écriai-je en serrant le bras de mon grand-père.
- Non, répondit-il, je savais bien qu'il lui était arrivé malheur !

Il indiqua à l'homme la direction qu'il devait prendre, et nous allâmes attendre le bateau à l'endroit où il devait aborder.
Il contenait quatre hommes qui m'étaient tous inconnus. Celui qui nous avait déjà parlé sortit le premier et vint à mon grand-père.
- Il y a eu un malheur ? dit mon grand-père, avant que l'homme eût eu le temps de commencer.
- Oui, dit-il, nous le ramenons.

Un frisson me parcourut de la tête aux pieds en entendant cela.
- Qu'y a-t-il ? A-t-il eu un accident ? Est-il gravement blessé ?
- Il est mort ! dit l'homme avec solennité.
-Est-ce possible ! dit mon grand-père d'une voix étouffée. Comment annoncer cela à sa pauvre femme ? Oh ! comment l'annoncer à cette pauvre Marie !
- Comment est-ce arrivé ? m'aventurai-je à demander, dès que je pus retrouver la voix.
- Il était occupé à embarquer un sac de farine là-bas ; le brouillard était si épais qu'il a manqué la planche, et il est tombé dans l'eau.
-Oui, dit un autre homme. Il a dû se heurter la tête contre un pilier en tombant et perdre connaissance, car il n'a pas essayé de nager. Joe Malcolm l'a vu tomber et nous a tout de suite appelés. Nous avons eu de la peine à le retrouver et, quand enfin nous l'avons repêché, c'était trop tard ! Nous avons fait venir un médecin, on a essayé par tous les moyens de le faire revenir à lui, mais cela n'a servi à rien !... Faut-il le porter à la maison ?
- Attendez un moment, dit mon grand-père ; il faut d'abord avertir sa pauvre femme ! Qui de vous ira le lui dire ?

Les hommes se regardèrent l'un l'autre sans répondre. À la fin, l'un d'entre eux, qui connaissait un peu mon grand-père, lui dit :
- Vous feriez mieux d'aller le lui dire vous-même, Samuel ; elle vous connaît et elle le supportera mieux de votre part que d'un étranger. Nous attendrons ici jusqu'à votre retour.
- Eh bien, dit mon grand-père en poussant un profond soupir, j'irai !

Et il s'éloigna tristement.
Il marchait très lentement, et moi, je restai en arrière avec les quatre hommes. J'étais fort effrayé ; il me semblait faire un horrible rêve, et je souhaitais ardemment me réveiller et découvrir que ce n'était pas vrai.



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