Fictions ou
réalités?
CHAPITRE VIII
Le péché est-il une
illusion ou une réalité ?
Le problème que nous abordons ici
est l'un des plus délicats et des plus
importants qui existent. C'est un problème
délicat, car le péché sait
admirablement se dissimuler comme s'il n'existait
pas. Il ressemble à telle de nos maladies
physiques, la phtisie, dont chacun sait que plus
elle est avancée, plus elle approche du
dénouement fatal, plus elle se voile aux
yeux du malade. Quand un poitrinaire se croit
mieux, quand il parle à ceux qui le visitent
de ses projets d'avenir, de ce qu'il compte faire
dès qu'il sera guéri, on peut
être à peu près sûr que
la fin est prochaine. De même avec le
péché : plus un homme en est
atteint, moins il se croit
pécheur.
Les chrétiens
dévoués qui visitent nos prisons
racontent que la propre justice y est plus
fréquente et plus naïve que dans le
monde des honnêtes gens ; tous ou
presque tous les détenus ont
été condamnés
injustement ; ils accusent volontiers les
membres de leurs familles, la
société, les gendarmes, les juges,
les jurés ; ils s'absolvent
eux-mêmes presque toujours et se croient ou
du moins se disent innocents.
Quand on s'occupe de
tempérance, on rencontre très souvent
des alcooliques dégradés, qui vous
disent de bonne foi qu'ils ne boivent pas, du moins
pas plus que les autres ; souvent même
il se fâchent comme si on les offensait
gravement en essayant de les relever. Cela est
très particulièrement vrai des femmes
buveuses qui ont encore plus de peine que les
hommes à dire : Je bois trop et il me
faudrait à tout prix signer l'engagement
d'abstinence. - Un certain nombre de ces malheureux
manquent de sincérité, ils ne disent
pas ce qu'ils pensent ; d'autres
peut-être plus nombreux, au contraire, sont
réellement persuadés de ce qu'ils
disent, mais le péché les a
aveuglés.
Qu'ils aient les yeux bandés
volontairement ou involontairement, peu importe
pour notre thèse, celle-ci n'en reste pas
moins vraie : l'une des conséquences
directes du péché étant
l'obscurcissement de la conscience, plus un
homme est pécheur, moins il s'en
doute : de là le côté
délicat et difficile du problème que
nous allons examiner.
Je me rappelle un homme plein de
dureté vis-à-vis de sa femme et de
ses enfants, qui, après les avoir fait
beaucoup souffrir et avoir vécu à
l'égard de Dieu dans une complète
indifférence, presque dans la
révolte, me disait sur son lit de
mort : « Je me réjouis de
comparaître devant le grand Juge pour lui
dire un peu tout ce que j'ai
été et tout ce que j'ai fait, et pour
lui raconter les torts que les autres hommes ont
eus envers moi ! »
L'orgueil, en effet, qui est la
source d'une multitude de péchés et
que l'on pourrait appeler l'essence du
péché, est l'un de ceux que l'on
reconnaît et que, l'on avoue le moins ;
de même de l'avarice, dont un confesseur
catholique disait à la fin d'une longue
carrière, qu'il ne l'avait jamais entendu
avouer. Ne serait-ce pas que l'avarice est un
défaut beaucoup plus répandu qu'on ne
le croit ?
Chose curieuse d'autre part et bien
logique en même temps, ce sont les hommes les
plus saints, ceux qui sont arrivés le plus
près de l'idéal moral et de
l'affranchissement du péché, qui ont
le sentiment le plus profond et le plus douloureux
de leur misère naturelle. Quand un homme se
dit et se croit très mauvais, quand, au lieu
de juger les autres sévèrement, il se
trouve pire qu'eux, on peut être presque
certain que c'est un homme supérieur,
moralement parlant.
On a souvent signalé ces
trois déclarations graduelles des
épîtres de saint Paul :
« Je suis le dernier des
apôtres, » dans
l'épître aux Corinthiens. Puis, un peu
plus tard, une fois en prison :
« Je suis le dernier des
saints, » c'est-à-dire des
chrétiens, dans l'épître aux
Éphésiens. Enfin, tout à fait
à la fin de sa vie, dans l'une de ses trois
dernières lettres, il écrit à
Timothée : « Je suis le
dernier des pécheurs. »
L'homme qui gravit l'échelle morale, descend
d'autant à ses propres yeux. C'est quand le
ballon monte que son
baromètre descend en proportion.
Et pourtant un tel sujet est
capital, car il est à la base d'une foule de
questions d'ordre social et moral ; je crois
même que, au point de vue religieux, c'est
celui qui forme la ligne de démarcation
entre le libéralisme et
l'évangélisme. Suivant l'idée
que nous nous ferons du péché, notre
conception du Christ et de la rédemption
sera toute différente. Si je ne crois pas
à la réalité tragique et
douloureuse du péché, je ne pourrai
guère admettre le caractère divin de
Jésus-Christ, ni son oeuvre expiatoire sur
la croix. Jésus-Christ m'apparaîtra
comme un beau produit de l'humanité,
peut-être le plus beau, comme un magnifique
cadeau de la terre au ciel, car rien
n'empêche que l'homme à force
d'efforts et de bonne volonté parvienne
à l'idéal moral entrevu dans ses
rêves.
Quelle que soit l'importance
donnée à l'apparition de
Jésus-Christ, elle n'aura cependant plus
rien de surnaturel. Qu'est-ce qui empêcherait
en effet qu'elle ne se reproduise et même
souvent à mesure que le genre humain
progressera ? Quant à sa mort sur la
croix, elle sera la preuve de son sublime amour,
rien de plus ; elle n'aura en tout cas pas
pour but d'expier notre péché,
puisque ce péché est
nécessaire et sans gravité.
L'idée de l'expiation sera
considérée comme une notion juive,
accessible peut-être à des cerveaux
juifs formés par le culte sanglant de
l'ancienne Alliance, mais inadmissible pour la
conscience moderne. Les miracles de
Jésus-Christ et surtout
sa résurrection devront à leur tour
être écartés comme des faits
légendaires.
Si, au contraire, j'admets avec
saint Paul, saint Jean, Jésus-Christ
lui-même, la terrible réalité
du péché, si j'y vois quelque chose
de monstrueux, je n'aurai plus de peine à me
représenter l'homme incapable de se sauver
lui-même, par conséquent Dieu venant
à son secours dans la personne d'un
être céleste, surnaturel,
Jésus-Christ, à la fois homme et
Dieu, accomplissant sur le Calvaire l'expiation de
mon péché, payant ainsi une dette que
je ne puis payer. Et quand on me racontera
d'après les Évangiles que cet
être divin a fait des miracles, signes de son
origine supérieure, quand on me dira que la
mort n'a pas pu le retenir dans ses liens et que le
dimanche matin il est ressuscité, non
seulement je n'aurai aucune peine à le
croire, mais encore des faits pareils me
paraîtront logiques et même
nécessaires.
S'il en est ainsi, on comprendra
l'importance du sujet que nous abordons :
n'est-il pas comme une aiguille de chemin de fer
d'où partent des lignes nombreuses dans des
directions très opposées, bien que
leur point de départ soit identique ?
J'irai même jusqu'à dire que, suivant
l'idée que nous nous ferons du
péché, nous aurons deux conceptions
profondément différentes du
christianisme, deux religions absolument
opposées malgré l'emploi de termes
communs dans l'une et dans l'autre.
Après ces remarques
préliminaires, établissons
quelques faits qui prouvent la
réalité du péché ;
nous sommes tellement habitués à
celui-ci, nous vivons depuis si longtemps dans son
atmosphère empoisonnée, que beaucoup
de ces faits ne nous frappent plus comme ils le
devraient.
Voici des peuples frères,
créés pour s'aimer, et qui ont besoin
les uns des autres, comme les différents
membres d'un corps, l'intérêt de
chacun se trouve être l'intérêt
de tous et vice-versa. Néanmoins ces peuples
ne s'aiment pas, ils sont pleins de défiance
et de jalousie les uns vis-à-vis des autres,
une concurrence formidable s'établit entre
eux ; bien plus ils fortifient leurs
frontières et les couvrent de soldats, on
habitue ces hommes munis d'armes redoutables
à s'en servir pour faire à la nation
soeur, considérée comme ennemie, le
plus grand mal possible dans le moins de temps
donné.
Durant des semaines, des mois, et
même des années, on forme l'homme pour
le meurtre de l'homme, et ces préparatifs
coûtent des millions, des milliards aux pays
dits civilisés, et pendant ce temps des
multitudes souffrent de la faim, du froid, de la
misère matérielle et morale. Il est
vrai que, lorsqu'une guerre est
déclarée, quand des milliers de
jeunes gens, fiancés, époux,
pères de famille sont couchés sur le
champ de bataille, agonisants, affreusement
mutilés, on vient à eux pour les
soigner ; ceux qui ont préparé
les armes cruelles, ont en même temps
préparé l'ambulance et les
remèdes ; les infirmiers sont là
accompagnés des docteurs ; on coupe les
bras, on coupe les jambes, et le
pays, après la guerre, est tout rempli
d'éclopés, autrefois forts et
robustes. On connaît le mot à la fois
charmant et poignant de cette fillette :
« C'est singulier,
pourtant ! dis-moi mère
chérie,
Pourquoi les blesse-t-on
puisqu'on les soigne
après ? »
Cela est vrai, mais du moins l'honneur est sauf,
la conquête d'une nouvelle province est
assurée et l'écrasement de l'ennemi
accompli. Quelle récompense ! On oublie
la haine qui va rester au coeur du vaincu, le
rêve de vengeance qui va le hanter
désormais.
Citoyens d'une même patrie
nous devrions nous aimer, nous entr'aider, c'est
notre intérêt tout autant que notre
devoir : que nous en sommes loin ! les
partis politiques sont là creusant des
fossés souvent infranchissables ; les
différences sociales sèment entre
patrons et ouvriers, riches et pauvres, bourgeois
et prolétaires des défiances et des
haines qui préparent la guerre civile et la
révolution.
Même spectacle dans des
cercles plus intimes, comme celui de la famille
où l'harmonie et le support sont souvent
remplacés par des luttes et des
discordes.
Sans aller jusqu'à la guerre
internationale ou civile, pourquoi dans tous nos
pays, avons-nous besoin du gendarme pour maintenir
l'homme dans l'ordre comme un enfant ?
Pourquoi faut-il construire des prisons que
viennent habiter des hommes qui aiment la
liberté autant que d'autres ? Parce
qu'il y a dans nos pays des
voleurs, des débauchés, des
meurtriers, des alcooliques, des hommes en un mot
qui subissent l'esclavage de leurs passions, et
qui, emportés par elles, deviennent
dangereux pour la société.
D'où vient que dans nos
contrées, teintées de christianisme
nos villes et nos villages comptent tant de
cabarets ? D'où vient que dans
certaines de nos rues, il existe une pinte dans une
maison sur deux, quand ce n'est pas dans chaque
maison, ou même parfois comme à Berlin
deux ou trois par maison ? L'homme a-t-il donc
si soif ? Ne peut-il pas faire deux pas sans
être tourmente par un besoin impérieux
de prendre de l'alcool ? Évidemment
pas ; il pourrait être sobre s'il le
voulait, et s'il l'était, il y trouverait
son intérêt le plus sûr. Car par
l'alcoolisme les hôpitaux et les asiles
d'aliénés regorgent de monde, les
facultés intellectuelles s'altèrent,
l'âme se perd et l'enfer se
peuple.
Comment s'expliquer ces faits et
bien d'autres encore sur lesquels il est inutile
d'insister ? Comment en particulier comprendre
que nous ayons tant de peine souvent à
assurer dans notre être la victoire à
l'esprit sur la chair ? Pourquoi nous est-il
si difficile d'aimer notre prochain comme
nous-mêmes ? D'où naissent nos
antipathies, nos jalousies, nos rancunes ?
Pourquoi nos chutes, nos hontes, nos
humiliations ? D'où vient ce moi
égoïste et comme hypertrophié
que nous trouvons partout dans nos actes, nos
paroles, nos pensées, et qui empoisonne
notre vie ? Comment se fait-il que nous ne
soyons pas libres et qu'il nous
soit impossible d'atteindre
l'idéal si souvent entrevu ? Est-il
normal cet état d'âme que
décrit l'apôtre Paul et que tous nous
avons connu par expérience :
« Je ne sais pas ce que je fais : je
ne fais point ce que je veux et fais ce que je
hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je
reconnais par là que la loi est bonne. Et
maintenant ce n'est plus moi qui le fais, mais
c'est le péché qui habite en
moi. Ce qui est bon, je le sais, n'habite pas
en moi, c'est-à-dire dans ma chair :
j'ai la volonté mais non le pouvoir de faire
le bien. Car je ne fais pas le bien que je veux, et
je fais le mal que je ne veux pas, Je trouve donc
en moi cette loi : quand je veux faire le
bien, le mal est attaché à moi.
Malheureux homme que je suis, qui me
délivrera de ce corps de mort
(Rom. VII, 15 à
24) ? »
Hélas, cette douloureuse
constatation sur l'état actuel du genre
humain est de tous les temps ; si haut que
l'on remonte dans l'histoire, on trouve les
mêmes faits, la haine, la lutte, la
guerre : les plus anciens souvenirs que les
hommes primitifs nous ont laissés sont des
armes, des chants de guerre, des poésies
belliqueuses respirant la vengeance et la haine de
l'ennemi. Cela est si vrai, le mal sous ses
différentes formes semble tellement remonter
à l'origine même de notre race que
l'on serait tenté de supposer qu'il est
inhérent à la nature humaine, qu'il
en est un élément constitutif,
peut-être nécessaire.
Heureusement qu'au centre de
l'histoire antique il est un
fait qui rend absolument impossible cette
désespérante supposition :
à savoir l'apparition il y a dix-neuf
siècles au sein de notre race et à
une époque particulièrement sombre,
du prophète de Nazareth, de
Jésus-Christ qui, nous l'avons vu,
vécut dans une éternelle
sainteté, constamment à l'abri de ce
péché dont nous souffrons tous, bien
qu'il ait été en butte comme nous
à de formidables tentations. Il suffit qu'un
seul représentant de l'humanité ait
vécu sans péché pour que
celui-ci n'apparaisse plus comme nécessaire,
surtout quand il s'agit d'un être qui a
été aussi humain que tous les autres,
attendu que le Christ est l'homme de tous les temps
et de tous les pays, l'homme moral, le Fils de
l'homme par excellence.
Mais chose tristement significative,
cette personnalité unique dans l'histoire,
si éminemment sympathique et qui fait
contraste avec nous, fut en butte à la plus
terrible opposition ; nul ne fut haï,
méprisé, maltraité comme le
Christ, et celui qui était né dans
une crèche, celui qui n'avait pas un lieu
où reposer sa tête, dut finir sa
carrière terrestre sur la croix de Golgotha
entre deux brigands ! Cette croix est devenue
comme le centre de l'histoire ; à
mesure que les hommes se succèdent sur notre
planète, tous sont obligés de la
contempler, et par elle tous doivent
reconnaître que le péché est
une réalité, la plus tragique, la
plus effroyable de toutes. S'il subsistait encore
des doutes dans notre esprit au sujet de la
méchanceté du coeur de l'homme, il
nous suffirait de jeter un
regard en arrière sur cette scène
centrale de l'histoire, qui s'appelle le drame de
Golgotha, pour les voir se dissiper
aussitôt.
Ajoutons que ce qui est vrai de
l'histoire humaine en général, l'est
tout autant de chaque individu en
particulier : l'histoire individuelle condamne
l'homme comme l'histoire universelle. Quiconque se
connaît un peu, quiconque a une vie
intérieure même peu
développée, est obligé
d'avouer que ses plus anciennes expériences
sont des expériences de
péché ; ses plus anciens
souvenirs sont souillés déjà
par la présence du mal : il se voit lui
individu, tel que se voit l'humanité tout
entière. Ces souvenirs peuvent être
plus ou moins vagues et obscurs, ils n'en auront
pas moins le même caractère. Et cela
non pas chez les individus particulièrement
mauvais, mais chez tous, et même chez les
plus honnêtes et les plus
irréprochables aux yeux des autres
hommes.
Tels sont les faits. Mais si tous
les hommes sont d'accord pour les constater, ils
diffèrent dès qu'il s'agit d'en
découvrir l'origine ; une foule
d'explications ont été tentées
qui, toutes, peuvent être ramenées
à deux : celle du déterminisme
et celle de la liberté.
L'explication déterministe
provient précisément de la
constatation navrante des faits cités :
ils apparaissent si nombreux et si écrasants
qu'on en tire cette conclusion logique : le
mal est nécessaire, il ne peut pas ne pas
être, ce n'est pas un accident, donc le
péché est inhérent au coeur de
l'homme, l'homme ne peut pas ne
pas être pécheur, autrement il ne
serait plus un homme. De même qu'un
léopard a des taches sur son pelage, de
même que les oiseaux ont des ailes, l'un des
traits caractéristiques de l'être
humain c'est d'être un pécheur. Ne lui
en faisons donc pas un crime et surtout ne nous
affligeons pas outre mesure : tout ce qui est
devait être, il n'y a donc pas à
proprement parler un mal et un bien, ou
plutôt le bien et le mal n'ont pas de
caractère moral.
Mais alors quelle idée se
faire du péché ? C'est bien
simple. Ou bien il provient de notre nature
limitée ; nous sommes limités de
toutes les façons, nous sommes loin
d'être infinis ; nos connaissances sont
bornées, notre ignorance est très
grande et le péché en est le
fruit ; mais à mesure que nous
progressons dans la science et que reculent les
limites de notre ignorance, la lumière de la
connaissance dissipera toutes les
ténèbres du péché.
Ou bien le péché
s'explique par le fait que l'homme est à la
fois chair et esprit, et, quand il vient au monde,
ce qui prédomine, c'est la chair : ce
qui est animal est le premier, Paul l'a
déclaré, la science
évolutionniste l'a confirmé ; ce
qui est spirituel vient ensuite. Il était
donc naturel que l'homme fût d'abord
dominé par ses instincts animaux, que la
bête fût en lui la première,
c'est là le péché et il n'en
est pas responsable, mais ensuite la bête
doit être domptée, la chair doit
céder le pas devant l'esprit et dans la
mesure où ce phénomène se
produit l'homme s'affranchit du
péché. Mais dans le cours normal des
choses, une phase première, la phase du
péché était nécessaire,
en vue même des développements
subséquents et de la marche de
l'évolution.
Cette explication du
péché a reçu, semble-t-il, une
éclatante confirmation du darwinisme et de
la descendance animale de l'homme : le
péché, si cette hypothèse est
vraie, ne serait autre chose que le reste de
l'animal dans l'homme ; mais à mesure
que l'homme s'éloigne de la bête, il
s'éloigne du péché et perd les
derniers vestiges de sa nature
originelle.
La question est de savoir si
réellement un homme est d'autant meilleur
qu'il est plus éloigné de l'animal,
c'est-à-dire plus civilisé, plus
instruit, moins charnel en un mot : à
comparer tel humble habitant de nos campagnes
encore fruste, ou tel brave ouvrier fort peu
instruit, mais très honnête et moral,
avec tels représentants blasés de la
civilisation moderne, il ne semble pas que la
supériorité morale soit du
côté du second, bien au
contraire.
Aujourd'hui, l'explication
déterministe du péché est
très à la mode, soit dans les milieux
scientifiques, soit dans les milieux ouvriers. Dans
les premiers on connaît la théorie de
Lombroso sur le criminel-né, ce malheureux
qui est en quelque sorte condamné à
commettre des crimes, par la seule raison qu'il a
les oreilles et le crâne formés d'une
certaine façon. On sait d'autre part les
conclusions que tirent à
l'heure actuelle des lois de
l'hérédité bon nombre de
savants : d'après eux, nous serions le
produit pur et simple de
l'hérédité ancestrale, nos
défauts comme du reste nos qualités
seraient des influences accumulées pendant
des siècles ; étant ce que je
suis, sans que j'y sois pour rien, je n'ai aucun
mérite à faire le bien, aucun
démérite à faire le mal. De
leur côté, les classes
ouvrières, s'emparant d'une théorie
si commode au coeur naturel, croient avec une
conviction aussi sincère que naïve, que
l'homme est naturellement bon ; ce qui est
mauvais, c'est la société bourgeoise,
et surtout le système économique
actuel. Tout changera quand on aura
décrété et mis en pratique le
collectivisme matérialiste ; le mal
disparaîtra comme par enchantement, il ne
faut donc plus parler de mal et de
péché, ce sont des mots qui ne
représentent rien au point de vue
moral.
L'autre explication du
péché et de son origine est celle de
la liberté : si l'homme pèche
c'est qu'il le veut, il abuse volontairement de son
libre arbitre, transgresse la loi divine inscrite
au fond de son coeur, et par là même
se révolte contre son Créateur. S'il
fait le mal, il en porte donc toute la
responsabilité ; c'est un grand
coupable qui, puisqu'il abuse ainsi de sa
liberté, mérite une
sévère punition. Il n'a pas le droit
d'accuser personne de ses fautes, il ne doit
accuser que lui-même et s'efforcer de
réagir contre le mal qui est en
lui.
Telle est en quelques mots cette
seconde explication, dont nous devons de suite
reconnaître qu'elle a
l'immense avantage de satisfaire
la conscience morale en déchargeant Dieu de
toute responsabilité. La première
explication aboutissait logiquement à cette
terrible conséquence que l'auteur du
péché n'est autre que Dieu
lui-même, car cette nature qui est la mienne,
qui donc me l'a donnée si ce n'est
Dieu ? Qui donc a organisé les choses
de telle façon que chez l'homme, la chair a
le pas sur l'esprit ? Qui donc a voulu que ce
qui est animal soit le premier et que ce qui est
spirituel ne vienne qu'ensuite ? Qui donc m'a
créé limité, ignorant ?
N'est-ce pas Dieu ? En tous cas, je ne suis
pour rien dans un engrenage où je me suis
trouvé pris du fait même de ma
naissance. Donc Dieu est l'auteur du mal : autant
dire que le mal n'est pas, que c'est une illusion
de notre esprit, une apparence seulement
résultant de notre ignorance. Mais alors
notre conscience proteste, car depuis qu'elle parle
en nous, depuis que nous l'avons
écoutée, nous nous sommes
aperçus qu'elle nous accusait constamment.
À moins que le mal étant une
réalité et provenant de Dieu, Dieu
lui-même ne soit pas l'Être bon, pur et
saint que nous avions entrevu, mais un Être
terrible, un démiurge, un
démon ! Pensée
blasphématoire contre laquelle tout notre
être se révolte avec la
dernière énergie.
Il faut donc bien que le mal soit
une réalité et une
réalité dont nous portions la
responsabilité, ainsi que le veut la
conception libertaire du péché. Mais
alors les faits sont là nombreux, patents,
écrasants qui nous crient avec autant de
force que nous ne sommes pas
responsables de tout le mal que nous avons
fait : nous sommes nés dans un certain
milieu, nous avons reçu une certaine
éducation, nos ancêtres nous ont
transmis un certain tempérament, certains
penchants au mal, et même certains
défauts, sans que nous y soyons pour rien.
Tout cela s'est fait sans nous : comment donc en
porterions-nous la responsabilité ?
Évidemment cela n'est pas possible,
autrement l'injustice serait à la base
même de la morale.
Quel effrayant dilemme que celui
auquel nous aboutissons logiquement ?
- Ou bien je ne suis pas
responsable : c'est Dieu qui l'est et la
notion de Dieu est renversée ;
étant le principe du mal, Dieu est donc
perdu pour moi.
- Ou bien je porte seul toute la
responsabilité de mon
péché : mais alors cette
responsabilité m'écrase, je ne suis
plus un être moral, c'est moi qui suis un
démon, puisque je suis le principe du mal,
et comme Dieu est le Bien absolu, je suis donc
perdu pour Dieu.
J'aurai donc à choisir entre
la morale de l'immoralité et la morale du
désespoir. Quelle perspective pour un
être qui aime le bien, qui veut le bien, qui
ne peut pas vivre sans lui ? Voilà
pourtant où mène la
réalité tragique du
péché, tant il est vrai qu'il
remplace partout l'harmonie par la confusion et
qu'il fait naître partout des antinomies
irréductibles par le fait même de ce
qu'il est : le principe de tous les
désordres.
Ici comme sur tant d'autres points,
la solution ne se trouve exclusivement ni dans l'un
ni dans l'autre des deux termes
du problème, mais dans leur synthèse
supérieure : pour les mettre d'accord,
il faut remonter plus haut et chercher une
explication qui tienne compte des deux
éléments. Les faits nous crient que
nous ne sommes pas responsables, notre conscience
nous crie encore plus fort que nous le
sommes : il faut donc, au risque de
paraître en contradiction avec
nous-mêmes, que nous soyons à la fois
responsables et irresponsables. Toute
théorie simpliste qui supprime l'un des deux
termes doit être considérée
comme suspecte et mise de côté a
priori, parce qu'elle ne tient pas compte, ou des
faits de conscience ou des faits
d'expérience. Mais cette explication
conciliatrice existe-t-elle ? Nous le croyons,
si du moins nous voulons avoir recours à
cette vieille Bible dont on dit tant de mal, que
l'on déclare dépassée et qui
n'en renferme pas moins la clef d'une foule de
mystères qui tourmentent l'esprit humain.
Cette explication, je l'appelle explication
solidariste, car elle est fondée sur le
principe si universellement reconnu aujourd'hui de
la solidarité, synthèse du principe
individuel et du principe social.
En vertu de la solidarité,
nous apprenons que les hommes ne sont pas des
êtres isolés à
côté les uns des autres, ce ne sont
pas des individualités indépendantes
et séparées les unes des autres, mais
les membres d'un corps. L'homme n'est rien en
lui-même, il n'est rien s'il est seul, il ne
devient quelqu'un, il ne devient tout ce qu'il peut
être que lorsqu'il réalise sa fonction
de membre. Dans un corps chaque membre a une grande
valeur, mais à la
condition qu'il tienne à l'organisme et
qu'il travaille pour lui ; s'il s'isole, il
meurt en compromettant la vie du corps tout
entier ; il devient libre dans la mesure
même où il travaille pour le corps,
où il se perd dans le corps en quelque
sorte ; il aliène sa liberté,
par contre, dans la mesure où il tente de
vivre par lui-même. Quand un membre est
heureux, tous les autres membres le sont avec
lui ; si au contraire un membre souffre, tous
prennent leur part de ses souffrances.
Si, par malheur, un virus mortel
pénètre dans l'un quelconque des
membres, il ne tarde pas, grâce à la
circulation du sang, à infecter le corps
tout entier, et si petit que soit le membre
empoisonné, il aura de la sorte une
influence considérable sur les autres. Que
sera-ce si c'est la tête qui est
atteinte ? La mort est encore plus certaine et
plus rapide. Or, c'est là
précisément ce qui s'est produit avec
cet organisme immense qui s'appelle
l'humanité, dont tous les membres sont
solidaires les uns des autres et que
l'Écriture nous décrit comme
entraîné dans le péché
par la chute de l'un de ses membres, le plus
important de tous, Adam, son
père.
La doctrine de la chute primitive du
genre humain peut seule nous rendre compte du
double élément de
responsabilité et d'irresponsabilité
dont nous parlions tout à l'heure.
L'élément de responsabilité
puisqu'il s'agit d'une désobéissance
personnelle à l'égard d'un ordre
positif du Créateur. Pour élever
l'homme jusqu'à lui, pour en faire son
enfant et l'amener de
l'innocence à la sainteté,
c'est-à-dire de l'obéissance aveugle
et inconsciente à l'obéissance libre
et consciente, Dieu avait ordonné à
l'homme de ne pas manger du fruit d'un certain
arbre ; sa désobéissance devait
le séparer de la source de toute vie, du
Créateur, et par là même
entraîner sa mort.
Il est fort possible du reste que
tout ce récit soit une parabole et non pas
un fait réel, concret.
(* Note de "Regard") Peu
importe ; l'essentiel c'est la
réalité morale qu'il
révèle. Pour obtenir une
obéissance libre, il fallait bien fournir
à l'homme une occasion de l'exercer et
d'apprendre par là même que sa vraie
liberté consistait pour lui à
obéir ponctuellement aux lois divines. Cette
défense qui nous paraît puérile
était proportionnée au
développement de ces créatures
primitives que devaient être Adam et Eve,
incapables à ce moment-là de saisir
des lois plus profondes du monde moral.
On sait ce qui se passa
incités par le serpent qui n'est là
que l'instrument d'un être spirituel
mystérieux, Eve puis Adam enfreignirent
l'ordre divin et par là même firent
l'expérience du mal en l'accomplissant. Je
ne discute pas ici la question de savoir si Satan
est un être personnel. Il me suffit
d'accepter avec reconnaissance un fait qui
décharge une part de ma
responsabilité, sans l'annuler, car avec la
séduction du diable l'homme reste coupable,
mais il ne l'est plus seul, quelqu'un d'infiniment
plus coupable l'est avec lui, Mais je m'explique
ainsi le fait de la possibilité du salut de
l'homme et de
l'impossibilité du salut du démon. Un
pécheur peut être sauvé, un
démon jamais. Peut-être même
faut-il aller plus loin et se représenter
ainsi la différence qui existe entre les
anges et les hommes. Les anges semblent avoir
été créés directement,
sans solidarité aucune ; aussi, quand
l'un tombe, les autres ne le suivent pas
nécessairement dans sa chute ; la chute
est plus grave au point de vue individuel ;
elle l'est beaucoup moins au point de vue social.
Les hommes, au contraire, créés par
générations et sortant les uns des
autres, forment une chaîne indissolublement
liée : si l'un tombe, les autres
tombent avec lui ; la chute est
générale, mais par ce fait même
moins profonde. Aussi le salut de la race humaine
est-il possible si quelque nouvel Adam se
présente, tandis que le salut des anges
semble impossible.
Un exemple illustrera mieux ma
pensée. Autrefois on éclairait nos
rues avec des lampes isolées,
indépendantes les unes des autres, ensuite
est venu le gaz, puis l'électricité.
Dans le bon vieux temps quand l'une de ces lampes
s'éteignait, la nuit était profonde
autour d'elle, mais c'était une
obscurité localisée, il suffisait de
rallumer la lampe, pour que l'obscurité
disparût. Aujourd'hui quand un accident
survient au tuyau de gaz et surtout quand le fil
électrique vient à se rompre, tout un
quartier et même une ville entière
peuvent être plongés soudain dans les
ténèbres ; le mal est
général, mais le remède l'est
aussi. Il suffit de rétablir le courant pour
qu'aussitôt la
lumière reparaisse partout, presque
magiquement.
La chute de nos premiers parents fut
donc positive et très personnelle, et
même le récit sacré nous permet
d'entrevoir combien le mal fut vite
général et profond dans l'être
humain. Il semble que lors de la chute
déjà cet être tout entier fut
atteint par le péché.
(Les cibles du
péché furent:) Le corps tout
d'abord, puisqu'il y a eu un mouvement de
sensualité, c'est-à-dire de
prédominance du corps sur l'esprit :
« Eve vit que l'arbre était bon
à manger. » L'âme ensuite,
puisqu'elle fut séduite par la convoitise
des yeux : « Eve vit qu'il
était agréable à la
vue. » L'esprit enfin, puisqu'une
pensée d'orgueil l'envahit soudain :
« Eve vit qu'il était utile pour
ouvrir l'intelligence. » Envisagée
à un autre point de vue, cette chute
apparaît d'un côté comme
défiance vis-à-vis de Dieu,
révolte contre lui et de l'autre,
concentration sur soi-même, en quelque sorte,
amour exclusif de soi, égoïsme. Ce
n'est donc pas une chute apparente, superficielle,
qui se produisit alors, mais une chute très
sérieuse et très grave, et le premier
homme eut si bien le sentiment de sa
culpabilité que le soir il se cacha
derrière les arbres du jardin, pour
tâcher de fuir le Dieu dont il redoutait la
voix et le regard.
Mais, chose curieuse, ce
récit enfantin de la Genèse, qui
semble ne concerner qu'Adam et sa compagne, nous
touche au contraire de si près qu'en le
lisant chaque homme est obligé de
dire : C'est mon histoire ; c'est bien
là l'expérience que j'ai faite. Moi
aussi j'ai été
poussé au mal ; moi aussi j'ai
été entraîné dans une
faute que j'aurais pu éviter si je l'avais
voulu.
Voilà la part de
responsabilité de chacun vis-à-vis du
péché, chaque fois qu'il
écoute humblement sa conscience. D'autre
part, ce même récit de la chute qui
nous condamne, nous absout d'une part de
responsabilité. En effet, il m'apprend que
si je succombe, ce n'est pas seulement parce que je
l'ai voulu, c'est tout autant par le fait que
j'appartiens à la race tombée,
dégénérée depuis des
siècles, et ce n'est pas ma faute si je suis
né dans cette race, si par une naissance
à laquelle je ne puis rien, je suis devenu
membre de ce corps malade. En venant dans ce monde
je me suis trouvé, sans le vouloir, pris
dans un engrenage que je n'ai pas
préparé, contre lequel je proteste.
Il est vrai qu'ensuite, mis en
demeure de pécher ou de ne pas
pécher, j'ai choisi la première
alternative, sanctionnant par là le triste
état de choses où j'étais
entré en naissant. Mais aurais-je pu agir de
la sorte si mes parents ne m'eussent transmis un
penchant au mal, plus que cela : une nature
déjà envahie par les microbes du
péché ? Ma part
d'irresponsabilité n'est-elle pas en somme
plus grande que ma part de
responsabilité ?
Pour répondre à cette
angoissante question, il faut attendre
jusqu'à l'apparition et dans l'histoire du
monde et dans celle de l'individu, du nouvel Adam,
Jésus-Christ. Tout homme qui n'a pas
rencontré face à
face ce personnage mystérieux dont
l'influence grandit sans cesse et qui, il l'a
déclaré, attirera un jour tous les
hommes à lui, n'a pas encore donné sa
mesure ; il n'a pas montré si c'est
l'élément libertaire ou
l'élément déterministe qui l'a
entraîné dans le péché,
en d'autres termes, s'il eût agi autrement
qu'Adam ou comme Adam, à supposer qu'en Eden
il se fût trouvé dans une situation
analogue.
Tout homme a devant lui deux
destinées entre lesquelles il doit
choisir : il peut devenir ange,
c'est-à-dire fils de Dieu, ou démon,
c'est-à-dire fils du diable, et je crois en
effet que ce n'est pas en face du premier Adam,
mais du second, que son choix peut se faire d'une
manière définitive. Ma
responsabilité ne devient complète
que le jour ou Jésus-Christ se
présente à moi ; tout d'abord
parce que ma conscience accentue et multiplie ses
accusations en me montrant un homme de même
nature que moi, pleinement victorieux du
péché. Elle me crie alors :
Voilà ce que tu devrais être ! et
me montre quel abîme me sépare de lui.
Christ, en effet, a
été tenté d'une manière
analogue à celle d'Adam, lui aussi a entrevu
la convoitise de la chair, la convoitise des yeux
et l'orgueil de la vie, mais il est sorti vainqueur
de la lutte et l'ennemi n'a trouvé en lui
aucune porte pour se glisser dans son
coeur.
En effet, la première
impression que le Christ fait sur le
pécheur, dont la conscience parle plus haut
que le coeur, est celle du trouble :
« Retire-toi de moi,
car je suis un homme pécheur (Luc V, v.
8) ! » Mais immédiatement
Christ lui-même, je ne dirai pas
atténue, mais complète cette
première impression, en se montrant non plus
avant tout comme le modèle parfait, mais
comme le Libérateur-Sauveur ; il
dévoile au coupable son péché,
mais lui offre aussitôt de l'en
délivrer ; s'il met son doigt sur la
blessure c'est pour la panser et la guérir.
Alors le coupable peut accepter l'offre qui lui est
faite et la guérison, le salut lui sont
assurés. Ou bien, il peut les refuser et la
perdition est certaine.
Quoiqu'il en soit, c'est à ce
moment précis que notre
responsabilité devient complète:
- Je n'étais pas coupable
d'appartenir à une race souillée et
corrompue comme le genre humain :
désormais je le suis, si je m'identifie
au péché de cette race.
- J'étais malade,
lépreux jusqu'ici, sans qu'il y ait en de ma
faute : maintenant je porte la
responsabilité de ma maladie et de ma
lèpre, puisque, mis en face d'un
médecin infaillible, j'aime mieux lui
tourner le dos que de me faire guérir par
lui.
Nous descendons tous du premier
Adam, voilà pourquoi tous nous sommes
pécheurs, ce n'est pas notre faute ;
nous pouvons tous appartenir à la race du
nouvel Adam, Jésus-Christ, en nous unissant
à lui par la foi. Notre faute devient grave,
très grave si nous refusons cette alliance
et si nous préférons la descendance
adamique à celle de Jésus-Christ, la
race déchue à la race
sanctifiée et sauvée.
Jésus-Christ a exprimé
cette pensée de la façon la plus
catégorique, quand il a dit :
« Si je n'étais pas venu et que je
ne leur eusse pas parlé, ils n'auraient pas
commis de péché ; mais
maintenant ils n'ont aucune excuse de leur
péché. Celui qui me hait, hait aussi
mon Père. Si je n'avais pas fait parmi eux
des oeuvres que nul autre n'a faites, ils
n'auraient pas commis de péché ;
mais maintenant ils les ont vues, et ils ont
haï et moi et mon Père
(Jean XV, v. 22 à 24). Je m'en
vais et vous me chercherez, et vous mourrez dans
votre péché ; si vous ne croyez
pas ce que je suis, vous mourrez dans vos
péchés
(Jean VIII, v. 21 et
24). Je suis venu dans ce monde pour
un jugement, pour que ceux qui ne voient point
voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles.
Quelques pharisiens qui étaient avec lui,
ayant entendu ces paroles, lui dirent : Nous
aussi, sommes-nous aveugles ? Jésus
leur répondit : Si vous étiez
aveugles, vous n'auriez pas de péché.
Mais maintenant vous dites : nous voyons.
C'est pour cela que votre péché
subsiste
(Jean IX, 39 à 41). Quand
l'Esprit sera venu, il convaincra le monde en ce
qui concerne le péché, parce qu'ils
ne croient pas en moi
(Jean XVI, 3). »
Et Paul de son côté a
admirablement établi le parallélisme
entre les deux Adam et les deux races dont ils sont
pères quand il a dit : « Si
par l'offense d'un seul la mort a
régné par lui seul, à plus
forte raison ceux qui reçoivent l'abondance
de la grâce et du don de
la justice régneront-ils dans la vie par
Jésus-Christ lui seul. Comme par la
désobéissance d'un seul homme
beaucoup ont été rendus
pécheurs, de même par
l'obéissance d'un seul beaucoup seront
rendus justes, Or la loi est intervenue pour que
l'offense abondât, mais là où
le péché abondait, la grâce a
surabondé, afin que, comme le
péché a régné par la
mort, ainsi la grâce régnât par
la justice pour la vie éternelle par
Jésus-Christ notre Seigneur
(Rom. V, 17 à 21).
»
Ainsi donc grâce au nouvel
Adam, il se forme peu à peu au sein de
l'humanité perdue par le péché
originel, une autre humanité
rachetée, sauvée par la
sainteté et l'amour de Jésus-Christ,
et la grande question pour tout homme qui vient au
monde est de savoir à laquelle de ces deux
humanités il se rattache et pour laquelle il
vit. Et c'est ainsi que par son enseignement d'un
côté sur la chute primitive
aggravée par la chute de chacun, de l'autre
sur la solidarité qui unit tous les membres
de la famille humaine, le croyant peut faire dans
son esprit la synthèse des deux
éléments du problème vrais
l'un et l'autre : la responsabilité et
l'irresponsabilité de chaque
homme.
Que l'on ne vienne donc plus parler
de la réalité apparente ou de
l'illusion du péché, que l'on ne
vienne plus nous dire que le péché
n'a pas la gravité que l'on prétend :
il est au contraire chose grave, très grave,
et pour nous en rendre compte, il suffira de
rappeler, toujours à la lumière de la
parole de Dieu, ce qu'est
l'essence même du péché. D'un
côté c'est une séparation
d'avec Dieu, de l'autre c'est une concentration sur
soi-même, donc à la fois orgueil et
égoïsme. Et quelle folie que cet
orgueil !
Voilà une créature qui
du Créateur reçoit la vie ; sans
lui elle serait demeurée dans le
néant, sans son intervention elle y
retournerait immédiatement : les
racines de son être plongent en Dieu, elle
n'est que ce qu'Il veut bien qu'elle soit.
Tout-à-coup cette créature tente de
se persuader à elle-même qu'elle est
son propre dieu, qu'elle renferme en
elle-même assez de ressources pour pouvoir se
passer de son Créateur, et vivre de sa vie
propre indépendamment de lui ; elle,
dépendante, elle croit à son absolue
indépendance ; elle, néant, elle
se prend pour la plénitude ; elle qui
n'est rien, elle qui n'a rien, elle s'imagine
qu'elle est tout, qu'elle a tout, qu'elle peut donc
se passer de Dieu. Que dis-je ? dans sa folie
elle prétend que Dieu n'existe pas, ou, ce
qui revient au même, qu'elle en sait plus
long que lui et que par conséquent elle
n'est pas tenue d'obéir à ses
lois ; ces lois, elle les viole sans la
moindre retenue dans sa révolte contre celui
qui, d'un mot, pourrait la réduire en
poussière et dans sa folie elle s'imagine
encore pouvoir vivre heureuse et parvenir au
perfectionnement de son
être !
Que le lecteur se représente,
s'il le peut, une fleur épanouie au grand
soleil de la nature, répandant, grâce
à lui, un agréable parfum, et qui
subitement chercherait à se protéger
contre les rayons du soleil en
les prétendant inutiles ou mêmes
dangereux : la pauvre fleurette ne tarderait
pas à languir et à se flétrir.
Ou pour revenir à une image biblique,
supposez un fils comblé par son père,
enveloppé, pénétré sans
cesse de son amour, soudain révolté
contre ce père en qui il croit voir un
ennemi, quittant alors la maison paternelle pour
être heureux et libre. Après quelques
moments d'ivresses et de folles jouissances, le
malheureux jeune homme ne tarderait pas à
être ruiné, il aurait faim, il aurait
soif, et surtout, dans son coeur, il ressentirait
une tristesse amère, dont rien ne pourrait
le guérir... rien, sauf le retour au
père, la rentrée dans la maison
paternelle.
Ces comparaisons peuvent à
peine nous donner une idée de la
réalité tragique du
péché : elles nous font du moins
comprendre pourquoi le péché a de si
terribles conséquences et pourquoi la plus
terrible de toutes, celle qui les résume,
est la mort du corps avec sa hideuse
décomposition, la mort de l'âme avec
la mystérieuse déchéance qui
doit la précéder.
Ces conséquences
apparaîtront encore plus naturelles si l'on
se souvient que le péché n'est pas
seulement une rupture avec l'auteur de la vie et
une révolte contre lui, mais encore une
égoïste concentration sur
soi-même : Adam et Eve, en mangeant le
fruit défendu, n'ont pas seulement enfreint
l'ordre divin, ils ont tenté de faire
eux-mêmes leur propre bonheur, de s'aimer eux
par dessus tout, de vivre pour eux-mêmes et
pour eux seuls. Mais tenter de
vivre en soi-même quand on
est le néant, c'est se condamner à
mourir ; le moi est trop étroit pour
que l'homme s'y complaise longtemps, il y
étouffe fatalement, comme étoufferait
le pauvre fou qui tenterait de s'enfermer dans une
cellule resserrée pour ne plus respirer que
son propre souffle, l'air vicié de ses
poumons.
En écrivant ces lignes, il me
semble vraiment que je fais un mauvais
rêve ; le lecteur, en les lisant, doit
se demander si je n'exagère pas.
Hélas ! les faits sont là,
innombrables, écrasants, pour nous dire et
pour nous crier que c'est bien cela et que les
conséquences sociales et individuelles du
péché sont terribles.
Voilà pourquoi je voudrais
dire à ceux qui les connaissent
déjà et qui ont saisi dans
l'Évangile le remède dont ils avaient
besoin, de devenir toujours plus
sévères vis-à-vis du
péché, d'en comprendre chaque jour
davantage la gravité, sans faire de
distinction entre petits et gros
péchés, cette distinction n'existant
pas au fond, mais de considérer le
péché, sous quelque forme qu'il se
présente, comme un redoutable ennemi qu'il
faut combattre de toutes les façons. Le
disciple du Saint et du Juste ne doit prendre son
parti d'aucun péché, il doit
être résolu à le combattre
jusqu'à son entière extirpation.
L'auteur de l'épître aux
Hébreux parle même d'une
résistance et d'une lutte contre le
péché qui doit aller jusqu'au sang.
C'est ainsi et ainsi seulement que
l'armée de Christ
réussira à en affranchir le monde et
à transformer notre enfer terrestre en
paradis.
Mais que celui qui entreprend cette
lutte contre le mal ne l'oublie pas : il
rencontrera des souffrances terribles ; on ne
s'attaque pas à un ennemi pareil sans
soulever ses redoutables colères ;
l'ennemi redoublera de ruses pour empêcher la
victoire de ses adversaires, et l'une des
principales consistera à faire croire
à ceux-ci qu'ils sont
décidément trop mauvais pour
être enfants de Dieu, que leur foi est par
conséquent illusoire.
Avant la conversion, il persuadait
l'homme qu'il est trop bon pour avoir besoin de se
convertir ; une fois converti, l'ennemi
cherche à le persuader du contraire :
Tu as trop de défauts, lui dit-il, ton coeur
est trop corrompu pour que Dieu puisse te sauver. -
En effet, à mesure que le disciple de Christ
avance il se voit plus mauvais, il fait une
expérience analogue à celle de saint
Paul, dont nous avons parlé plus
haut.
Là où le
péché abondait, la grâce a
surabondé ; par la foi au
Libérateur, chaque assaut de l'ennemi peut
être, doit être tourné contre
lui et doit servir à l'affermissement de
celui que Christ a sauvé. Pourquoi en effet
la constatation toujours plus profonde de sa
misère serait-elle pour lui une cause de
trouble, puisqu'elle est précisément
la preuve de son affranchissement ? Nous
l'avons dit en commençant : Plus le
pécheur est enfoncé dans son
péché, moins il le voit. La
contrepartie est vraie aussi : Plus il sort de
son péché, moins il s'en rend compte.
Aussi bien si, parmi mes lecteurs,
il y en avait quelques-uns qui n'eussent pas du
tout le sentiment du péché ou qui
prissent facilement leur parti d'être des
pécheurs, je voudrais leur adresser un
sérieux garde à vous : leur
sécurité m'inquiète, je
voudrais y mettre fin le plus vite possible, en
leur conseillant de s'observer eux-mêmes
pendant quelques jours et de se comparer non plus
à des hommes pires qu'eux, auxquels ils se
sentent supérieurs, mais bien à des
hommes meilleurs qu'eux, aux chrétiens
authentiques, aux apôtres qui étaient
des hommes comme eux et surtout à
Jésus-Christ leur frère
aîné, l'homme normal. Qu'ils mettent
leur vie souillée et égoïste en
regard de la vie de sainteté et d'amour du
Christ et, s'ils sont sincères, ils ne
tarderont pas à reconnaître combien
profonde est leur
déchéance.
Si ce procédé ne
suffit pas, eh bien ! qu'ils prient, qu'ils
supplient Dieu de leur ouvrir les yeux, de leur
révéler par un effet de sa
grâce ce qu'ils sont en
réalité ; et bientôt sous
l'action de l'Esprit saint qui convainc le monde de
péché, de justice et de jugement, ils
s'écrieront comme Esaïe à la vue
de Dieu : « Malheur à moi, je
suis perdu, car je suis un homme dont les
lèvres sont impures, j'habite au milieu d'un
peuple dont les lèvres sont impures, et mes
yeux ont vu le Roi, l'Éternel des
armées
(Ésaïe VI,
5). » lis seront prêts alors
à recevoir le merveilleux salut qui est en
Jésus-Christ.
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