Fictions ou
réalités?
CHAPITRE X
Qui peut croire encore au
Diable ?
Décidément c'est trop
fort ! se sera dit plus d'un de mes lecteurs
en voyant le titre de cette
conférence ; on veut se moquer de
nous... à moins que la question posée
ne soit résolue dans le sens de la
négative. En effet, aujourd'hui, nul homme
intelligent n'ira s'abaisser jusqu'à croire
au diable, reste superstitieux d'un autre
âgé.
Eh bien ! au risque
d'étonner les lecteurs, j'avoue humblement
que je suis de ces gens rares qui croient encore
à l'existence personnelle du prince des
démons et qui ont de bonnes raisons pour y
croire.
Entendons-nous bien cependant :
je n'admets évidemment pas l'existence d'un
diable grotesque, de chair et d'os comme nous le
représentait le moyen âge, mais bien
celle d'un être tout spirituel, un esprit du
mal redoutable, car il est très puissant,
qui réussit à entraîner nos
premiers parents dans le péché
après y être tombé
lui-même, par une chute mystérieuse,
résultant d'un abus de sa liberté.
Car autant qu'il nous est permis de percer le
mystère, nous devons
affirmer qu'il n'a pas
été créé mauvais, mais
bon, comme tout ce qui sort de la main du
Créateur, et que c'est volontairement,
librement, qu'il s'est précipité dans
le mal : pourquoi ? comment ? il
nous est impossible de le dire dans l'état
actuel de nos connaissances. Je serais porté
à croire qu'elle est vraie
l'hypothèse du grand poète Milton, en
vertu de laquelle Satan aurait été un
ange de lumière, éblouissant de
gloire, pris en quelque sorte du vertige des
hauteurs : en succombant à la tentation
de l'orgueil, il aurait entraîné avec
lui dans sa chute toute une armée d'anges
qui devinrent les démons. À cet ange
déchu est due la désobéissance
d'Adam et d'Eve et c'est de lui qu'aujourd'hui
encore proviendraient ces initiations au mal que
nous ne connaissons que trop par
expérience.
Je n'ignore pas qu'une
hypothèse pareille soulève des
objections qui peuvent paraître insolubles au
premier abord, En voici quelques-unes, la franchise
me fait un devoir de les énumérer
loyalement et d'examiner si réellement elles
sont et demeurent insolubles.
1° L'idée de Satan, nous
dit-on, doit être un reste de ces temps
d'ignorance où l'homme, à
l'état d'enfant, ne connaissant aucune des
lois de la nature, cherchait partout des causes
extraordinaires aux phénomènes qu'il
avait sous les yeux. Le mal était là
avec la souffrance et le péché, il
fallait bien chercher à se les expliquer :
ne voyant aucune cause
rapprochée et naturelle,
il devait forcément en chercher une dans le
monde de l'invisible et du mystère, de
là l'idée de Satan que l'homme
conçut pour s'expliquer l'origine du mal.
Mais aujourd'hui que nous avons plus de
lumière, l'hypothèse du diable n'est
plus nécessaire, la cause première du
mal ne doit plus être cherchée dans
l'inconnu, mais bien dans le coeur de l'homme, sans
qu'il soit besoin de faire intervenir aucun agent
mystérieux et puissant
Mals, demanderons-nous à
notre tour, comment le mal est-il né dans le
coeur de l'homme, si ce coeur en recèle
l'origine ? Le coeur de l'homme ayant
été créé par Dieu, nous
ne pouvons pourtant pas attribuer à Dieu
l'origine du mal : alors qui donc a introduit
dans le coeur humain cette chose odieuse qui
s'appelle le péché ? Et puis,
que ceux qui font cette objection y prennent garde
s'ils ont la foi en Dieu, car elle peut
parfaitement être retournée contre
cette foi.
On s'en est même servi pour
nier l'existence du Créateur. Tant qu'on ne
savait rien du monde matériel, il fallait
bien supposer une cause première, origine de
tout ce qui existe, mais maintenant que nous
connaissons mieux le mécanisme des causes et
des effets, l'engrenage des forces qui constituent
l'univers, l'hypothèse d'une cause
première n'est plus nécessaire, nous
pouvons nous passer de l'idée de Dieu :
voilà ce que les athées nous disent
aujourd'hui.
2° On nous objecte en second
lieu que la raison humaine se refuse à
croire à une puissance ennemie qui serait
égale on à peu près à
celle de Dieu lui même. Ne
serait-ce pas revenir au dualisme du parsisme avec
ses deux principes Ahriman et Ormuzd ? Or
notre raison et notre conscience modernes ont
beaucoup de peine à accepter l'idée
d'un dualisme, tout nous pousse vers le monisme et,
pour ceux qui croient en Dieu, vers le
monothéisme.
Mais qui donc a prétendu que
le diable était tout-puissant ? Ni
l'Écriture ni Jésus-Christ, en tout
cas. En nous appuyant sur la Parole de Dieu, nous
devons dire que Satan est une créature
peut-être immortelle, en tout cas pas
éternelle comme Dieu ; il n'a pas
toujours existé, il a dû commencer
avec le temps, ce qui implique qu'il pourra aussi
finir avec lui. Quant à sa puissance, si
elle est grande, elle n'est nullement
infinie ; le jour où Dieu voudra la
détruire, Il le pourra de suite. Dieu lui a
donné un grand pouvoir, un pouvoir qui
parfois nous étonne et nous fait trembler,
Il ne lui a pas donné le pouvoir absolu. Un
jour viendra où Il lui dira, comme aux flots
de la mer : « Tu iras jusqu'ici et
tu n'iras pas plus loin ! » et
immédiatement Satan lui-même se verra
obligé de s'incliner devant
l'autorité souveraine du
Tout-Puissant.
3° Mais alors, nous
réplique-t-on, pourquoi donc Dieu ne
détruit-Il pas plus vite le pouvoir de
Satan ? Est-Il bon, est-Il sage, est-Il
vraiment tout-puissant ce Dieu qui laisse subsister
à travers les siècles un être
qui se plaît à tourmenter les hommes
en les entraînant sans cesse dans le
péché, la souffrance et la
mort ? Comme ce serait plus juste et plus
digne de Dieu, plus pratique
aussi, d'arrêter de suite son ennemi et de
l'empêcher de compromettre sans cesse
l'oeuvre de notre sanctification et la
réalisation de notre glorieuse
destinée !
Cette objection, je le reconnais
sans peine, est autrement plus sérieuse et
plus difficile à réfuter que les
autres. Elle n'est pourtant pas sans
réponse. Supprimer son ennemi quand on a la
toute-puissance ce n'est pas le vaincre, or Dieu
veut vaincre Satan et cela avec et par nous, car
alors sa victoire sera autrement plus réelle
et plus complète que s'Il triomphait de lui,
seul, par un acte souverain de sa
toute-puissance.
D'ailleurs dans les tentations
mêmes que l'adversaire met sur notre chemin,
n'y a-t-il pas un admirable moyen de
développement et d'affranchissement ?
Pour qu'un soldat devienne solide et courageux, il
faut qu'il passe par le feu de la bataille, s'il
reste toujours loin de l'ennemi il ne s'aguerrit
pas et il n'a pas l'occasion de prouver ce qu'il
vaut. Les dangers et les difficultés du
combat par contre sont les meilleures écoles
pour former son caractère et
développer son énergie. Dieu dans sa
sagesse sait tirer du mal un admirable parti ;
quand nous serons de l'autre côté du
voile, nous verrons à quel point notre grand
adversaire nous a rendu service et a
contribué à notre salut et à
notre sanctification avec ses assauts parfois
terribles et si souvent
renouvelés.
Ajoutons qu'il existe une
maturité dans le mal comme il en existe une
dans le bien et cette maturité
du mal est nécessaire
pour qu'il se détruise en quelque sorte
lui-même en se développant. Le mal
étant un principe de division et de
décomposition, porte en lui son principe
destructeur et dans la mesure où il se
développe, il travaille à sa propre
destruction. Pour que le mal soit détruit,
il faut qu'il ait produit toutes ses
conséquences et pris toutes les formes dont
il est susceptible, qu'il s'exaspère
lui-même en quelque sorte en se
développant, car alors si Dieu le
détruit, ce ne sera pas arbitrairement, mais
avec une pleine justice, et pour parler avec
l'Écriture, « toute bouche pourra
être fermée », la justice de
Dieu apparaissant souveraine et
parfaite.
4° Mais alors ne peut-on pas
nous demander comment il se fait que Satan ait
encore une personnalité si forte
après s'être livré au
péché depuis tant de
siècles ? Si vraiment le
péché se détruit
lui-même en se développant, s'il
diminue d'ordinaire ceux qui se livrent à
lui, comment se fait-il que le diable ait encore un
tel prestige et qu'aujourd'hui il remporte des
victoires qui paraissent plus importantes qu'aux
premiers jours de l'humanité ? C'est
vrai.
Voici pourtant ce que nous
répondrons. Le mal peut fort bien,
momentanément tout au moins, augmenter la
personnalité de celui qui l'accomplit, elle
peut lui fournir une certaine énergie, une
certaine audace capable de donner le change quant
à la faiblesse réelle cachée
derrière cette apparence. Il y a des hommes
d'affaires malhonnêtes, il y a des buveurs et
même des débauchés qui, pour
tromper leur prochain ou
parvenir à la satisfaction de leurs
passions, déploient une ardeur, une
persévérance, une force de
volonté vraiment extraordinaires. Je crois
que tout cela est factice et que la catastrophe
sera ensuite d'autant plus terrible qu'elle se sera
fait davantage attendre.
Au reste nous reconnaissons sans
peine qu'aux yeux d'un observateur superficiel et
distrait, l'état du monde semble prouver que
la puissance de Satan est plus grande et plus
redoutable que jamais, de tous côtés
cette puissance s'affirme écrasante et
impossible à vaincre. Mais quand on regarde
les choses de plus près, quand surtout on se
donne la peine de comparer l'humanité
d'autrefois avec celle d'aujourd'hui, l'état
des peuples civilisés avec celui des peuples
païens, on est obligé de constater de
nombreux, et indiscutables progrès. De tous
côtés l'édifice
élevé par Satan craque et se
lézarde ; le mal est encore aimé
d'une multitude de gens, mais le nombre de ceux
qui, le haïssant, sont résolus à
le combattre et à le faire
entièrement disparaître de notre terre
va sans cesse grandissant ; l'injustice
révolte de plus en plus la conscience
moderne ; certains actes individuels ou
sociaux qui semblaient tout naturels autrefois
apparaissent aujourd'hui comme de véritables
scandales ; la guerre, par exemple, va devenir
de plus en plus odieuse et insupportable à
la conscience. Cela est tellement vrai
qu'aujourd'hui le mal est obligé souvent de
prendre hypocritement une apparence honnête
pour se faire accepter ; il doit se dissimuler
pour pouvoir mieux se maintenir.
N'est-ce pas la preuve que son empire recule, que
son pouvoir diminue ?
Ayons d'ailleurs le courage de
l'avouer : si Satan est encore si puissant
dans le monde, ce n'est pas qu'il le soit en
réalité, c'est qu'aujourd'hui il
trouve trop souvent des hommes qui se laissent
séduire et persuader qu'il est encore le
plus fort et que Christ a échoué en
essayant de le détruire. Manquant de foi,
nous n'osons pas croire à la victoire
complète que le Sauveur a remportée
il y a dix-neuf siècles sur la croix, quand
lui, le descendant de la femme, il a, suivant
l'antique prophétie, écrasé la
tête du serpent. Cette tête est
écrasée depuis le drame de Golgotha
et nous ne voulons pas le croire, nous laissant
toujours influencer et impressionner par
l'apparence au lieu de voir par la foi la glorieuse
réalité et de nous y attacher
fermement. Le pouvoir de Satan le menteur et le
père du mensonge, ne subsiste que par une
incessante supercherie. Le jour où il y aura
sur la terre un peuple nombreux,
décidé à se confier à
la puissance supérieure de l'Esprit du
Christ, ce jour-là Satan sera vaincu et son
pouvoir paralysé. Chacun de mes lecteurs a
pu en faire pour son propre compte la bienfaisante
expérience.
5° C'est possible, nous
dira-t-on, et cependant nous ne pouvons croire
à l'existence actuelle de cet être
méchant assez puissant pour être en
contact avec chacun de nous et nous induire en
tentation : Il existe dans le monde un
milliard et demi d'hommes, il en a vécu des
multitudes innombrables sur la
terre, comment se représenter que le diable
ait pu et puisse encore s'approcher de chacun d'eux
pour le pousser au mal ? Croire une chose
pareille, N'est-ce pas croire en un être
aussi puissant que Dieu, peut-être même
plus puissant que lui ?
Mais, répondrons-nous, il y a
eu dans l'histoire des hommes dont l'influence sur
leurs semblables a été colossale,
presque incalculable. Pourquoi le diable auquel
nous attribuons, non pas encore une fois la
toute-puissance, mais une très grande
puissance, ne pourrait-il pas avoir une influence
proportionnée à ce pouvoir ?
Tout le monde sait le mal que peut faire une seule
parole lancée comme une flèche
empoisonnée au moment psychologique, ou
simplement l'exemple donné par une personne
en vue.
D'ailleurs je n'oserais pas dire que
pour chaque tentation spéciale, Satan soit
là derrière sa victime pour la
pousser au mal ; il suffit qu'il l'ait
séduite une ou deux fois à des heures
particulièrement importantes, pour que
l'entraînement une fois produit ait pu durer
et continuer ses effets. On connaît la
puissance de l'habitude ; une fois prise
n'agit-elle pas d'elle-même comme par une
force d'inertie irrésistible ? Je vais
même plus loin et je n'aurais pas d'objection
à admettre que l'action directe et
personnelle de Satan ne se soit exercée
qu'à certains moments décisifs de
l'histoire humaine en général, au
début de telles périodes importantes
ou au berceau de telle race appelée à
jouer un rôle capital. On nous prouverait
même que la séduction du diable ne
s'est exercée qu'à
l'aurore de l'humanité dans le jardin
d'Eden, (* Note de "Regard")
réel ou symbolique, lors de la chute
primitive seulement, que cela ne
m'empêcherait pas de croire à
l'existence personnelle du prince de ce monde et
à son influence déplorable dans le
monde.
Car enfin, il faut bien le
reconnaître : à côté
des passages de l'Écriture qui nous parlent
du diable et de son action directe sur nous comme
les suivants : « Votre adversaire,
le diable, rôde comme un lion rugissant,
cherchant qui il dévorera.
Résistez-lui avec une foi ferme, sachant que
les mêmes souffrances sont imposées
à vos frères dans le monde
(1 Pi. V. 8). Ne donnez pas
accès au diable
(Eph. IV, 27). Pourquoi, dit Pierre
à Ananias, Satan a-t-il rempli ton coeur
(Actes V, 3) ? Nous voulions
aller vers vous, du moins moi Paul, une et
même deux fois ; mais Satan nous en a
empêchés
(1 Thess. Il,
17-18) ; » il en est d'autres
où le péché semble se produire
indépendamment de cette influence
diabolique : « C'est du dedans,
c'est du coeur des hommes, que sortent les
mauvaises pensées, les adultères, les
impudicités, les meurtres, les vols, les
cupidités, les méchancetés, la
fraude, le dérèglement, le regard
envieux, la calomnie, l'orgueil, la folie. Toutes
ces choses mauvaises sortent du dedans, et
souillent l'homme
(Marc VII, 21 à 23). Chacun
est tenté quand il est attiré et
amorcé par sa propre convoitise. Puis la
convoitise, lorsqu'elle a
conçu, enfante le péché ;
et le péché étant
consommé, produit la mort
(Jacq. I, 14 et
15) »
6° Ces versets peuvent
précisément servir à formuler
une nouvelle objection contre l'existence
personnelle de Satan : N'est-il pas plus
simple et plus psychologique en même temps
d'admettre comme source du péché le
coeur de l'homme et ce coeur seul ? Le
péché est en nous, il n'est pas
nécessaire de lui chercher une autre
source.
Nous répondrons en faisant
remarquer avant tout que ces deux paroles ont pour
auteur, l'une Jésus-Christ lui-même,
l'autre Jacques, frère du Seigneur ; or
l'un et l'autre croyaient à la
personnalité du diable, il n'y a pas
à en douter. Nous allons le voir pour
Jésus-Christ, et quant à Jacques il
écrit dans cette même
épître :
« Résistez au diable, et il fuira
loin de vous
(Jacq. IV, 7). » Faut-il
pour cela dire qu'il y a contradiction entre ces
déclarations diverses ? Nous ne le
pensons pas ; le péché peut bien
avoir maintenant son siège et même sa
source dans le coeur de l'homme, sans que ce coeur
l'ait produit primitivement ; le mal ne
peut-il pas lui avoir été
communiqué et comme inoculé, pour
être ensuite, par lui, transmis à
d'autres ? Le péché est bien en
nous, mais il ne vient pas de nous, encore qu'ayant
été empoisonnés par lui, nous
pouvons, à notre tour, devenir poison pour
d'autres.
7° C'est possible, mais alors
cette théorie ne
décharge-t-elle pas trop
aisément notre responsabilité ?
Il est fort commode de rejeter la faute sur autrui
et ainsi de chercher à se justifier comme si
nous n'avions rien à nous
reprocher.
Mais nous n'avons jamais
prétendu cela, je crois à la pleine
culpabilité de l'homme, parce que je crois
à sa réelle
responsabilité ; la conscience est
là qui nous accuse, dès que nous
l'écoutons sérieusement. Cela
n'empêche pas cependant que nous ayons
été entraînés au mal
comme malgré nous, presque d'une
manière inconsciente, puisque nous sommes
nés d'une race déchue, et qu'avant
même que nous ayons pu discerner le bien du
mal, nous étions comme fatalement
voués à ce dernier. Nos
premières expériences sur
nous-mêmes ont été des
expériences de péché ;
quand nous avons appris à nous
connaître, nous nous sommes aperçus
que nous étions déjà malades.
Nous ne sommes donc pas seuls responsables, nos
parents l'ont été avant nous, et,
comme, à leur tour, ils ont fait une
expérience analogue, il doit y avoir
quelqu'un d'antérieur à eux qui
partage la responsabilité avec eux et qui
doit même la porter plus qu'eux.
Plus l'on réfléchit
à cette question si grave du
péché, plus, ainsi que nous l'avons
vu précédemment, on arrive à
la conviction qu'elle renferme deux parts, l'une de
responsabilité pleine et entière qui
fait que notre conscience nous accuse et a le droit
de nous accuser, car nous nous sentons coupables,
l'autre d'irresponsabilité qui provient de
ce que notre première
chute était en quelque sorte fatale, du fait
même que nous appartenons à une race
déchue, séduite par un autre. C'est
précisément ce double
élément de liberté et de
déterminisme qui rend le problème du
mal si complexe ; il serait fort commode de
supprimer l'un des termes du problème pour
ne maintenir que l'autre, mais ce ne serait ni
moral ni scientifique.
Or je crois que l'hypothèse
d'un être personnel puissant, exerçant
une influence malfaisante et décisive sur
l'homme, tel que la Bible nous dépeint le
prince de ce monde, nous aide à
résoudre le problème ou tout au moins
nous apporte une lumière des plus
précieuses. À une condition
toutefois : c'est que nous n'en prenions
jamais prétexte pour secouer notre
responsabilité en nous en déchargeant
sur cet être.
Or je ne sache pas que d'ordinaire
les croyants qui ont le plus affirmé
l'existence du diable aient méconnu leur
culpabilité. Que l'on se rappelle
plutôt le témoignage d'un saint Paul
ou celui d'un Luther. Le premier, après
avoir dit aux Éphésiens :
« Vous êtes morts par vos offenses
et par vos péchés, dans lesquels vous
marchiez autrefois, selon le train de ce monde,
selon le prince de la puissance de l'air, l'esprit
qui agit maintenant dans les fils de la
rebellion, » ajoute :
« Nous tous aussi nous étions de
leur nombre, et nous vivions autrefois selon les
convoitises de notre chair, accomplissant les
volontés de la chair et de nos
pensées, et nous étions
des enfants de colère
comme les autres (Eph. II, 1 à
3). » Quant à Luther, il
était si convaincu de l'existence du diable
que, nous dit la tradition, il crut le voir un jour
et lui lança son encrier ; de plus,
dans son célèbre cantique :
C'est un rempart, il parle au moins deux fois de
Satan :
L'ennemi contre nous
Redouble de courroux ;
Vaine colère!
Que pourrait l'adversaire ?
L'Éternel
détourne ses coups.
Constant dans son effort
En vain avec la mort
Satan conspire :
Pour ruiner son empire,
Il suffit d'un mot
du Dieu fort.
Et c'est ce même Luther qui, avant sa
conversion, s'écriait dans le couvent
d'Erfurt avec une profonde douleur :
« Mes péchés ! mes
péchés ! qui me délivrera
de mes
péchés ? »
8° On objecte enfin à
l'existence personnelle du diable le fait que cette
idée n'a pas grande importance au point de
vue de la vie chrétienne ; c'est, nous
dit-on, une question secondaire que l'on peut sans
inconvénient mettre de côté,
puisque l'essentiel est que nous nous sentions
pécheurs et que nous nous efforcions de nous
affranchir du joug odieux du
péché.
Je reconnais sans peine que la foi
à l'existence du diable n'est pas l'une de
ces questions vitales qu'il est impossible de
mettre de côté sans ébranler
l'édifice tout entier. Il est des pasteurs
et des laïques qui ne
peuvent pas l'admettre et qui n'en sont pas moins
de vrais chrétiens. Il en est d'autres qui
le sont beaucoup moins tout en gardant cette
croyance. Cela ne signifie pas du tout pourtant que
celle-ci soit sans importance au point de vue
pratique. J'aurai bien plus de courage pour lutter
contre le mal si je sais qu'il n'est pas essentiel
à ma nature, qu'il vient d'ailleurs et
surtout que celui qui l'introduit dans le monde a
été vaincu par mon Sauveur. Le
caractère concret de la tentation si elle
provient d'une personnalité distincte, me
deviendra une aide pour la combattre. Et la
victoire me sera possible et même certaine,
si je la considère comme un triomphe sur un
ennemi réel et un affranchissement de son
pouvoir maudit.
Telles sont, exposées en
toute loyauté, les principales objections
que l'on peut faire à l'hypothèse de
l'existence personnelle de Satan. J'ajoute que si
nous avons affaire à un être menteur,
il n'est pas étonnant qu'il suggère
aux hommes des objections et qu'il les amène
à nier son existence en se caricaturant. La
remarque n'est pas de moi, mais du grand Dorner, et
il faut avouer qu'elle ne manque pas
d'à-propos, quand il s'agit du père
du mensonge dont le pouvoir ne subsiste que par la
fausseté. Il est du reste des raisons
nombreuses qui nous poussent à y croire,
nous allons les passer en revue, du moins les
quatre plus importantes.
Il est avant tout une raison a
priori qui n'est pas sans
valeur : beaucoup se plaisent à nier
l'existence du diable, de quel droit ?
Connaissent-ils par expérience le monde
invisible qui nous entoure ? Savent-ils
exactement les êtres qui le peuplent ?
Et s'il me plaît à moi, et à
d'autres, d'affirmer que le diable existe, comment
réussiront-ils à me réfuter
d'une manière certaine ? À
priori, indépendamment de tout fait
d'expérience et de tout enseignement
révélé, pourquoi n'y aurait-il
pas dans l'immense univers une multitude
innombrable d'êtres variés ?
Pourquoi parmi ces êtres ne s'en
trouverait-il pas de mauvais ? Notre race
compte tant de scélérats !
Pourquoi parmi ces êtres mauvais n'y en
aurait-il pas de plus élevés et de
plus importants que d'autres, ayant par
conséquent une influence plus grande ?
Par analogie ne voyons-nous pas cela constamment
dans l'humanité ? Pourquoi parmi les
êtres méchants supérieurs, n'y
en aurait-il pas un plus élevé encore
que les autres qui les dominerait par le fait
même de son génie et se servirait
d'eux pour exercer sa funeste influence ?
Pourquoi, en d'autres termes, les démons
n'auraient-ils pas à leur tête un chef
appelé le diable ou Satan ? Nous voyons
si souvent dans l'histoire des
individualités prendre une
prépondérance que personne ne
conteste sur les autres. Qu'on se souvienne de
l'influence funeste d'un Voltaire ou d'un
Napoléon ou l'influence profonde et
bénie d'un Kant ou d'un Washington. Donc a
priori rien ne nous empêche de croire
à l'existence personnelle du diable ;
par analogie au contraire tout nous porterait
à l'admettre.
Mais il y a plus : il existe un
témoignage puissant en faveur de l'existence
du diable, un témoignage que personne ne
peut contester, à savoir celui de
l'humanité. L'humanité est là,
vieille de plusieurs milliers d'années, et
son histoire étudiée impartialement
nous confond et, disons le mot, nous scandalise.
C'est une histoire de sang et de larmes ;
constamment le mal l'a emporté sur le bien,
l'injustice sur la justice, la haine sur
l'amour ; sans cesse les choses bonnes
introduites dans le cours des
événements ont été
tournées et transformées et sont
devenues des choses mauvaises ; et plus elles
paraissaient désirables au bien de
l'humanité, plus elles sont devenues
dangereuses et repoussantes. On dirait d'un mauvais
génie occupé sans cesse avec un malin
plaisir à gâter tout ce qu'il
touche.
Qu'on songe seulement au
christianisme : jamais sur la terre n'a paru
religion meilleure, plus élevée et
plus aimable, jamais homme n'a parlé, agi,
aimé comme Jésus-Christ, jamais il
n'y eut ici-bas de manifestation plus
éclatante de la miséricorde
divine ; on peut bien dire qu'en Christ le
ciel a visité la terre. Il ne tenait qu'aux
hommes d'arriver à ce ciel et d'inaugurer
avec le Fils de l'homme et sur ses traces une
ère nouvelle qui aurait transformé
l'histoire et transfiguré notre
planète. Vous savez comment les hommes
acceptèrent l'offre de Dieu ; jamais il
n'y eut ici-bas tant de haine et de colère
soulevées contre un homme, jamais il ne se
produisit de coalition pareille pour
anéantir l'oeuvre entreprise.
Il est vrai le mot de Vinet :
« En Golgotha, l'humanité a
sué toute sa
méchanceté. »
Et depuis, combien n'a-t-elle pas
été défigurée cette
religion de l'amour ! Que d'horreurs
inventées en son nom, que
d'iniquités, de guerres sanglantes,
d'oppression, de cruautés, de
massacres ! Qui pourrait reconnaître
dans la plupart des formes d'églises
chrétiennes de l'histoire et des temps
modernes cette institution toute faite de
liberté, de dévouement et d'amour qui
s'appelle l'Eglise de Jésus-Christ ? De
même les plus belles inventions du
génie humain inspirées par Dieu, ont
été détournées de leur
but et l'homme les a fait servir contre
lui-même ou contre ses
frères.
Eh bien ! je le demande
à tout lecteur impartial, y a-t-il moyen
d'expliquer ce phénomène si
fréquent qu'il en est devenu comme fatal,
sans l'intervention d'une puissance malfaisante,
puissante et très active, qui s'efforce de
jeter l'ivraie partout où Dieu a semé
le bon grain ? Je parlais d'un mauvais
génie gâtant tout ce qu'il
touche : n'est-ce pas cela que nous voyons
constamment ? Si nous admettons
l'hypothèse de Satan si mystérieuse
qu'elle nous paraisse, nous entrevoyons dans ce
chaos un rayon de lumière. Si nous le
rejetons, ce rayon disparaît.
Mais si laissant le
témoignage de l'humanité en
général, si détournant nos
regards du spectacle du monde, nous les tournons
sur nous-mêmes, si nous entrons dans le
sanctuaire intime de la vie intérieure, que
sommes-nous obligés d'avouer pour peu que
nous soyons sincères ? quelle est
l'expérience que nous
avons tous faite, non pas une fois, dix fois, mais
des centaines, des milliers de fois ? C'est
qu'au moment où nous allions faire le bien
pour obéir à notre conscience, une
autre voix non moins claire, parfois plus claire,
s'est fait entendre à nous et nous a
proposé le mal. Quand nous avons su lui
imposer silence, elle a bientôt perdu de son
autorité et nous avons pu remporter la
victoire. Quand, au contraire, nous avons
hésité, prêtant une oreille
plus ou moins attentive à ses suggestions,
sa puissance a grandi, elle est devenue
irrésistible et bon gré
malgré, il nous a fallu céder aux
appels qu'elle nous adressait, nous avons
succombé à la tentation.
Encore une fois d'où cela
vient-il ? d'où provient cette
voix ? Si les appels au bien viennent d'un
être personnel qui est Dieu, je ne vois pas
trop comment les appels au mal peuvent être
sans origine supérieure. Ne serait-ce pas
plus simple d'admettre qu'au moment de la tentation
un être tout aussi personnel a
parlé ? Si Satan existe, tout
s'explique ; s'il n'est qu'un rêve d'une
imagination maladive, tout redevient obscur et nous
nous trouvons en face d'une énigme aussi
angoissante que
ténébreuse.
Mais il est un quatrième
témoignage qui, pour nous, prime tous les
autres et que nul homme sincère n'a le droit
de passer sous silence, le témoignage de
Jésus-Christ qui, d'après les
Évangiles, semble avoir cru de la
façon le plus catégorique à
l'existence personnelle du diable. Il avait pu
trouver cette idée dans l'Ancien Testament
qu'il avait appris à
connaître dès son
enfance. N'était-ce pas déjà
un instrument de Satan que ce « serpent
ancien, qui avait séduit nos premiers
parents et dont il nous est dit qu'il était
le plus rusé de tous les animaux des champs
(Genèse III,
1) ? » C'est Satan qui
d'après les Chroniques incite David à
faire le dénombrement du peuple. Dans le
prologue de l'histoire de Job, il est question de
Satan qui se présente devant
l'Éternel pour tenter le patriarche. Dans le
prophète Zacharie, Satan apparaît de
nouveau devant l'Éternel pour accuser
Josué le grand prêtre. Mais dans
l'Ancien Testament la figure de Satan n'est pas
encore très précise, il semble qu'il
y ait comme un voile mis intentionnellement par
l'Esprit-Saint pour nous empêcher de voir
notre adversaire dans toute sa puissance et dans
toute sa laideur. Il en est tout autrement du
Nouveau, des paroles de Jésus-Christ en
particulier ; Dieu peut désormais nous
laisser voir l'ennemi, car il est vaincu, le
serpent ancien a perdu de sa puissance, il a la
tête écrasée et si nous sommes
unis au vainqueur nous pouvons nous avancer sans
crainte au devant de lui, la victoire est à
nous.
Voici du reste les
déclarations positives du Sauveur sur ce
sujet mystérieux : « J'ai vu
Satan tomber du ciel
(Luc X, 18). » Sans doute
parce qu'en Christ il avait rencontré son
vainqueur. On se souvient, en effet, de la
tentation terrible du début du
ministère ; Jésus agit, Jésus
parle absolument comme s'il avait affaire à
un adversaire réel :
« Retire-toi, Satan
(Mt IV, 10) » ! lui
dit-il au troisième assaut. « Vous
dites ce que vous avez vu chez votre père,
dit-il aux Pharisiens, et moi je dis ce que j'ai vu
chez mon Père... Vous avez pour père
le diable, et vous voulez accomplir les
désirs de votre père. Il a
été meurtrier dès le
commencement et il ne se tient pas dans la
vérité, parce qu'il n'y a point de
vérité en lui. Lorsqu'il
profère le mensonge, il parle de son propre
fonds ; car il est menteur et le père
du mensonge
(Jean VIII, 38 à 44). Tout
royaume divisé contre lui-même, dit-il
une autre fois, est dévasté, et toute
ville ou maison divisée contre
elle-même ne peut subsister. Si Satan chasse
Satan, il est divisé contre
lui-même ; comment donc mon royaume
subsistera-t-il
(Mt XII, 25 et 26) ? Maintenant
a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le
prince de ce monde sera jeté dehors
(Jean XII, 32). Le prince de ce monde
vient, mais il n'a rien en moi
(Jean XIV, 30). Le prince de ce monde
est déjà jugé
(XVI, 11). Satan a demandé
à vous cribler comme on crible le blé
(Luc XXII,
31). »
En face de telles
déclarations, il me semble qu'une conclusion
s'impose à nous : Christ a cru à
l'existence personnelle de Satan, il a cru qu'il
était venu combattre ce redoutable
adversaire, détruire, comme dit saint Jean,
les oeuvres du diable; on ne peut comprendre ses
actes, ses paroles, sa manière d'être
tout entière qu'en admettant cela, autrement
sa vie et le but de cette vie deviennent absolument
incompréhensibles. Je
sais bien que l'on tourne la difficulté en
disant que le Sauveur s'est trompé, il a
trouvé cette idée comme une
idée courante chez ses contemporains, et il
l'a admise sans essayer de la discuter, comme
beaucoup d'autres qui s'expliquent par son
admirable humilité : n'oubliez pas,
nous dit-on, que dans son amour, il a consenti
à revêtir une nature frêle et
fragile et par conséquent à ignorer
beaucoup de choses.
Évidemment dans son
état d'abaissement le Christ ignorait
beaucoup de choses que nous savons aujourd'hui,
mais peut-on croire qu'il en fut ainsi sur le
terrain spirituel et moral qui était son
vrai terrain ? J'en doute pour ma part, car il
me faut un Sauveur infaillible dans ce domaine et
j'estime que s'il y a une question ressortissant
à ce dernier, c'est bien celle de la
personnalité du diable. Nul ne connaît
le monde invisible comme Christ puisqu'il en
vient ; je me sens trop ignorant sur ce point
pour ne pas m'en remettre entièrement
à ce qu'il m'affirme de la façon la
plus catégorique.
À moins que, ajoute-t-on, il
ait su que cette idée courante
n'était qu'un préjugé et qu'il
se la soit appropriée, parlant comme s'il
l'admettait pour être mieux compris de ses
contemporains ? Telle est la pensée de
beaucoup sur l'enseignement de Jésus-Christ.
J'avoue humblement qu'une supposition pareille, qui
voit en Christ de la feinte et du mensonge, me
paraît indigne de celui qui était la
vérité même. Rien n'eût
été plus facile pour lui que de
combattre ce
préjugé et d'affirmer la
vérité. Une telle hypothèse
qui touche à l'arche sacrée de la
sainteté parfaite du Sauveur me semble
être un blasphème que Satan seul, le
père du mensonge, déguisé en
ange de lumière, a su mettre sur les
lèvres d'hommes qui se disent disciples du
Christ.
Le témoignage positif du
prophète de Nazareth suffirait à lui
seul à me faire croire à l'existence
du diable : puisque Jésus y a cru, je
ne vois pourquoi ni comment moi-même je n'y
croirais pas.
Si maintenant, résumant les
pages qui précèdent, je cherche un
argument direct qui confirme tous les autres, voici
ce que je dirai, sous forme de conclusion.
L'hypothèse de l'existence personnelle du
diable est devenue pour moi une certitude parce
que, si elle est fausse, ou l'homme ou Dieu sont
perdus ; or si je veux croire, je dois
à tout prix les maintenir l'un et
l'autre.
L'homme est perdu, ai-je dit, par la
bonne raison qu'il est l'inventeur du mal, il est
donc un démon, comment pourrait-il
être sauvé ? Si le mal ne vient
pas du diable, il faut bien qu'il vienne de moi...
à moins que Dieu n'en soit l'auteur. Ce qui
m'obligerait à nier Dieu, car Dieu doit
être saint, parfaitement saint ou Il n'est
pas ; les divinités païennes sont
mortes ou mourront bientôt,
précisément parce qu'elles sont
entachées de péchés ;
mais il m'est impossible de nier Dieu, tout me crie
qu'Il existe. Je dois donc nier la
réalité du péché et
croire que le
péché n'est qu'un
moindre bien, sans réalité profonde,
or ma conscience m'affirme que le
péché est la plus tragique et la plus
douloureuse des réalités.
Me voici donc acculé en
quelque sorte et forcé, malgré les
difficultés, malgré les objections,
malgré les négations des moqueurs, de
croire que Satan existe, qu'il est mon plus
redoutable ennemi et que mon devoir est de le
combattre de toutes mes forces si je ne veux pas
être vaincu d'abord, puis détruit par
lui.
Je me garderai donc bien
dorénavant de rire ou de sourire en parlant
de ce sujet ou en l'entendant discuter, car ce
serait déjà lui donner prise sur moi
et d'ailleurs la question est trop grave et trop
solennelle pour être traitée à
la légère.
D'autre part j'aurai soin de ne pas
me laisser effrayer outre mesure, car si
l'ennemi est redoutable il n'est pas
tout-puissant, Dieu l'est infiniment plus que
lui et surtout c'est un ennemi vaincu et, si je
suis en communion intime avec son vainqueur,
Jésus-Christ, je suis sûr de le
vaincre à mon tour.
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