MOODY
PÊCHEUR
D'HOMMES - MILITANT DES U. C. J. G.
CHAPITRE PREMIER
UN CAMPAGNARD CHERCHANT SA VOIE
Le
foyer paternel. Les origines
Un soir d'hiver, dans une pauvre ferme de la
Nouvelle-Angleterre, à travers les volets
clos, on entend le vent du nord qui, descendant des
solitudes du Canada, souffle le froid, gémit
et fait s'entrechoquer les branches des
érables. Au logis, tout repose ; seule, la
mère veille encore : sur la table, une lampe
à huile, un livre, des vêtements
d'enfants qu'elle vient de raccommoder. À
cette heure, elle a serré son ouvrage et
elle se plonge dans de graves pensées ; ses
yeux sont baignés de larmes.
Voici peu de mois, son mari lui a
été enlevé, jeune encore, en
pleine force : il avait à peine quarante et
un ans. Pris d'un malaise, il n'a eu que le temps
de rentrer chez lui, pour tomber, comme une masse,
à genoux devant son lit: le coeur usé
sans doute par le travail opiniâtre (car il
fallait élever une nombreuse famille), par
les soucis que lui causa le lamentable état
de ses affaires, par les imprudences d'un
caractère insouciant, et aussi - il faut le
dire - par un penchant à la boisson auquel,
pour complaire à ses voisins, à ses
clients, il n'a pas su résister. Betsy
Moody-Holton n'a pas trente-six ans. Son fils
aîné en a treize ; lors de la
naissance du septième enfant, on a
tremblé pour la mère ; elle
s'était préparée au
départ, mais la voilà guérie.
Un mois après la mort de son mari, elle a
donné encore le jour à deux jumeaux.
Elle est frêle de santé. Comment
nourrir et vêtir cette ribambelle d'enfants ?
Comment garder une maison lourdement
hypothéquée?
Les conseils ne lui ont pas manqué,
d'autant moins que les détenteurs de
l'hypothèque, profitant des circonstances,
ont fait saisir tout ce qui pouvait être
saisi, jusques et y compris la provision de bois
amassée pour l'hiver. Une de ses
belles-soeurs lui a écrit :
«...Je puis vous assurer que vous et
votre petite bande êtes constamment
présents à mon esprit et je serais
bien tranquillisée si seulement je vous
savais en santé et vos enfants placés
dans de bonnes familles, si vous devez
vous séparer d'eux. Ce sera
sûrement pour vous une rude épreuve.
Mais la sage Providence ordonne tout pour notre
bien et il vous faut supporter le malheur qui vous
frappe avec le courage chrétien qui est le
seul moyen d'assurer notre bonheur dans ce monde et
dans l'autre... ».
Betsy Moody a cru de son devoir de garder
tous ses enfants auprès d'elle ; les plus
grands seront bientôt en état de
l'aider ; les tout petits ont besoin de ses soins
et de son amour. Pourra-t-elle tenir jusqu'à
ce qu'ils soient élevés ? Les
questions qui l'ont déjà bien des
fois tourmentée s'imposent à nouveau.
Dans cette soirée d'hiver où le froid
pénètre la maison, sa solitude lui
pèse comme jamais encore. Longtemps, elle
reste courbée par son chagrin,
absorbée dans sa douleur. Elle prie, elle
expose à Dieu sa peine... Puis,
séchant ses larmes, elle ouvre le Livre,
cette Bible que son mari a rapportée un jour
de Boston, et ses yeux tombent sur cette parole :
«Laisse là tes orphelins, moi je
pourvoirai à leur subsistance et que tes
veuves se confient en moi ! »(
Jérémie XLIX, 11). C'est comme un
dernier conseil du cher absent. C'est surtout la
réponse directe à sa prière,
une promesse personnelle du Dieu vivant. Elle
relève la tête, elle est sûre
qu'Il ne l'abandonnera point. Et sa foi ne sera pas
trompée.
Sa foi. Foi de tradition surtout, - on verra
comment elle s'enrichit dans la suite - mais
singulièrement ferme et vaillante. Elle
avait de qui tenir. La famille de Betsy
Moody-Holton, et celle de son mari descendaient en
ligne directe de ces Pèlerins du
«Mayflower», dont un des bas-reliefs du
Monument international de la Réformation
à Genève rappelle l'arrivée en
Amérique en 1620. Pour échapper aux
poursuites gouvernementales en Angleterre, ainsi
qu'à l'influence de l'hérésie
qui les inquiétait dans cette Hollande
où ils avaient d'abord émigré,
les «Pères pèlerins»
s'étaient décidés à
chercher au-delà des mers une terre libre
où pratiquer en paix leur foi. Avant de
quitter le navire, ils avaient signé un
pacte ou Covenant fixant les bases religieuses de
leur société politique. Ce pacte,
pierre angulaire de la démocratie
américaine, débute comme suit :
«Au nom de Dieu. Amen. Nous
soussignés, nous nous unissons mutuellement
par le présent contrat solennel, devant Dieu
et en présence les uns des autres, en un
corps civil et politique... pour
décréter et pour établir
telles lois justes et égales qu'il sera
jugé opportun et convenable pour le bien
général de la Colonie... ».
Betsy
Moody-Holton, mère de Moody.
Et, avant de signer, en prêtant serment
sur la Bible de Genève, tous
s'étaient agenouillés pour la
prière.
Ils avaient bâti sur le roc.
Une partie d'entre eux quittèrent
Boston en 1633 et, remontant la vallée du
Connecticut, commencèrent l'occupation du
pays, jusqu'alors possédé par les
Indiens, qui devint la Nouvelle-Angleterre. On
retrouve le nom d'un Moody sur le monument
élevé à Hartford à la
mémoire de ces premiers colons.
C'étaient des hommes d'un rare courage : ils
avaient tout sacrifié à leurs
convictions ; ils étaient passionnés
d'indépendance, leurs moeurs étaient
simples et rudes, mais ils gardaient aussi
l'étroitesse d'idées des
persécutés. De Hartford, à la
suite de divergences ecclésiastiques, un
nouveau groupe s'en était allé
chercher un établissement plus au Nord.
C'est ainsi que, vers 1660, avaient
été jetées les fondations de
Springfield, de Hadley et de Northampton. Quittant,
en 1673, cette dernière localité, un
groupe de jeunes gens intrépides et
aventureux s'avancèrent jusqu'à la
région dont Northfield devait être le
centre. Ils furent obligés de se retirer
devant les Indiens hostiles qui massacraient
impitoyablement ceux qu'ils pouvaient surprendre.
En 1685, eut lieu une nouvelle tentative : les
colons réussirent, non sans risques, mais
finalement dans la paix, à développer
cultures et industries qui devinrent bientôt
florissantes.
Un Moody avait émigré à
Hadley ; un Holton à Northampton, sur le
versant opposé de la vallée, et son
petit-fils fut l'un des fondateurs de Northfield.
C'est là qu'en 1796 Ésaïe Moody
vint à son tour, n'ayant, pour toute
fortune, que son cheval et ses outils de
maçon. L'ouvrage abondait: il se fixa, fonda
un foyer. Son fils Edwin, maçon lui aussi,
épousa en 1828 Betsy Holton. Les enfants
nés de cette union devaient doublement
hériter, trésor inappréciable,
des traditions de probité, d'énergie
et de piété de leurs ascendants
puritains.
Northfield est situé non loin de la
frontière septentrionale du Massachusetts,
près de la «Longue rivière aux
eaux agitées», car c'est là,
parait-il, la signification du nom de Connecticut
que lui ont donné les aborigènes. Le
fleuve prend sa source au Canada
et, profondément encaissé entre les
Montagnes Vertes et les Montagnes Blanches, suit un
cours tortueux et torrentiel. Dans la région
de Northfield, la vallée s'élargit,
l'eau s'apaise : au bruit des cascades
renforcé par l'écho des rochers, a
succédé celui des moulins. L'horizon
est vaste ; on voit alterner prairies opulentes et
forêts d'érables ; la contrée
est riante ; on y retrouvait encore, il y a cent
cinquante ans, les vestiges des
établissements et des
déprédations des anciennes tribus
indiennes, mais l'intelligent labeur des colons la
transformait rapidement et faisait valoir les
richesses du sol.
Années
d'enfance
C'est dans ce cadre, entourée de ces
souvenirs et de ces traditions, que la jeune veuve
d'Edwin Moody éleva sa nombreuse famille.
Tissage et fermage, il fallait travailler dur pour
assurer le pain quotidien, pour parvenir à
nouer les deux bouts. Heureusement, il y eut des
voisins secourables ; les frères Holton,
établis à Boston, aidèrent
à calmer les exigences des créanciers
en payant les dettes les plus criardes et le
pasteur du village sut intervenir au bon moment,
encourager ; donner de sages conseils pour
l'instruction des enfants. Les groupant autour
d'elle, le soir, la mère leur racontait les
choses du passé bu leur faisait lecture de
poèmes chrétiens. Survenait-il
quelque dispute entre frères et soeurs, elle
se retirait dans sa chambre : «Je priais,
disait-elle, et, quand je rentrais vers eux, tout
était apaisé».
L'abstinence était de règle.
Le dimanche, les aînés allaient
à l'église, à quelque distance
de la maison. Lorsque l'école de semaine
était ouverte, ils la fréquentaient
aussi régulièrement que possible. ils
apprirent à ne pas perdre de temps. La
pauvreté les rendit ingénieux et
économes ; elle ne fit pas d'eux des
égoïstes. L'exemple de la mère,
ferme et tendre à la fois, - limitant
strictement la dépense et s'oubliant
elle-même, avec cela toujours prête
à rendre service à des plus
malheureux - exerçait sur ses fils cette
influence secrète et profonde de tous les
jours dont on ne mesure souvent le prix que
beaucoup plus tard.
C'est à cette austère
école que se forma celui qui devait marquer
de sa forte empreinte des générations
de chrétiens brûlant
de servir le Maître : Dwight-Lyman,
sixième enfant, né le 5
février 1837.
Pendant son jeune âge, rien, sauf un
don de parole qui se révéla assez
tôt, ne semblait le préparer à
une éminente destinée. De
connaissances bibliques, il n'en avait guère
; de connaissances générales, moins
encore. Car, avec sa nature vive, son besoin
d'action, sa santé exubérante, son
penchant à l'espièglerie et sa
passion pour l'école buissonnière, il
ne se plia que très difficilement, mieux
vaudrait dire (et il le regrettera lui-même
amèrement) qu'il ne se plia pas à la
discipline de l'étude. Très vite il
s'endormait sur ses livres. Le pasteur Everett qui,
quelque temps, essaya de lui donner des
leçons, dut y renoncer ayant constaté
l'inutilité de ses efforts. Et pourtant les
programmes des classes rurales étaient alors
bien simplifiés !
Il avait environ dix ans lorsqu'il quitta la
maison pour la première fois. Un de ses
frères aînés lui avait
trouvé une place chez un fermier des
environs ; malgré sa résistance, il
fallait partir. Longtemps plus tard, il
évoquait ainsi le souvenir de cette
séparation :
« ... Au matin, nous nous
mîmes en route. Arrivés en haut de la
colline, nous nous retournâmes pour voir une
dernière fois la maison ; nous nous
assîmes et pleurâmes. Il me semblait
que plus jamais je ne reverrais les miens. je
versai des larmes jusqu'à Greenfield.
Là, mon frère me conduisit
auprès d'un homme si vieux qu'il n'avait
plus la force de traire ses vaches. je devais y
procéder moi-même, faire les
commissions et aller à l'école
l'après-midi. je regardai le vieillard et
vis qu'il était de fort mauvaise humeur ; je
regardai sa femme : elle l'était bien
davantage. Bref, au bout d'une heure, qui me parut
plus longue qu'une semaine, J'allai à la
recherche de mon frère.
- Tu sais, lui dis-je, je retourne à
la maison.
- Parce que ?
- Parce que J'ai le mal du pays.
- Le mal du pays ? Cela passera d'ici
quelques jours.
- Cela ne passera jamais,
répondis-je, et je n'ai pas envie que cela
passe.
- Si tu pars maintenant, tu
t'égareras ; il fait déjà
nuit.
Alors, j'eus peur !
- Eh bien ! je partirai de bonne heure
demain.
Mon frère me conduisit devant une
boutique et essaya de me distraire en me montrant
les étalages : je me souciais bien peu
de tout cela ! Ce que je voulais,
c'était la maison, c'était retrouver
ma mère et mes frères il me semblait
que mon coeur allait éclater.
Tout à coup, mon frère me dit
:
- Dwight, tu vois ce vieux monsieur qui
vient là-bas ? Il va te donner un sou.
- Comment le sais-tu ?
- Parce qu'il donne un sou à tous les
garçons qu'il voit pour la première
fois.
J'essuyai vite mes larmes ; je n'avais
aucune envie que ce monsieur me vît
pleurer ; je me plantai au beau milieu du
chemin afin d'attirer son attention et je le
regardai en face. je me souviens encore de sa bonne
et joyeuse figure. Lorsqu'il fut près de
moi, il s'arrêta, enleva mon chapeau, mit sa
main sur ma tête, et s'adressant à mon
frère :
- C'est un nouveau venu, n'est-ce pas ?
- Oui, Monsieur, il est arrivé
aujourd'hui même.
Je l'observais pour voir s'il mettrait la
main à la poche. Je pensais à mon sou
! Mais je n'y pensai pas longtemps ; mon nouvel ami
me parla avec tant de bonté que mon
attention en fut captivée. Il me dit que
Dieu avait 'un Fils unique qu'Il avait
envoyé sur la terre, que de méchants
hommes avaient tué ce Fils, et que
c'était pour moi qu'il était mort. Il
ne me parla que quelques minutes, mais je fus
enchanté par ses paroles. Puis, tirant de sa
poche un sou si brillant qu'on eût dit de
l'or, il me le donna. je crus que c'était de
l'or, en effet, et ce que j'ai serré ce sou
dans ma main ! Jamais, de toute ma vie, je ne me
suis senti aussi riche qu'à ce
moment-là. J'ai toujours regretté de
n'avoir pas gardé ce sou, ou tout au moins
de ne m'être pas rappelé à quoi
il fut employé. Il y a cinquante ans que
cela s'est passé, mais il me semble sentir
encore la pression de cette main sur ma tête
et entendre les paroles du bon vieillard. jamais je
n'oublierai cette scène ».
De retour à Northfield, Dwight
reprit le chemin de l'école, toujours avec
aussi peu de succès. Lorsqu'il en sortit, il
savait à peine lire couramment, escamotant
les mots trop difficiles. Quant à
l'orthographe, c'était la mer à boire
! Le dernier hiver pourtant, voyant quel chagrin
causaient à sa mère les plaintes que
motivait son indiscipline, il s'efforça de
mieux faire.
Un seul de ses maîtres eut sur lui
quelque empire : ce fut une jeune
institutrice. Et voici comment. Tout d'abord, elle
ouvrit la classe par la prière ; puis elle
annonça son intention de renoncer aux
châtiments corporels. Il ne se passa pas un
long temps avant que Dwight fût pris en faute
; sommé de rester après la
leçon, il se campa dans une attitude
d'innocence offensée. Lorsqu'ils furent
seuls, la maîtresse lui parla très
doucement, dit son vif chagrin de cette
désobéissance et sa tristesse de ne
pouvoir se fier à lui ; puis elle ajouta
:
- J'ai résolu, si je ne puis
mener cette école par l'amour, de
l'abandonner. Je ne veux pas punir. Si tu m'aimes,
essaie de m'aider.
Toute velléité
d'opposition tomba du coup.
- Si quelqu'un vous ennuie,
s'écria-t-il, je lui donnerai une
raclée.
Et, nouveau champion des
réformes, il fallut bientôt
refréner son zèle, tant il mettait de
vigueur à soutenir chevaleresquement
l'institutrice. Violent, oui, et d'une violence qui
eût pu devenir terrible. Mais il avait aussi
du coeur. Et une fois le coeur à Dieu,
quelle puissance ! Les années
passèrent : le caractère du
garçon, volontaire, ambitieux,
généreux, sensible et très
sûr de lui-même, se formait et
s'affirmait plus que ne se meublait son esprit.
Moody a seize ans. Il se croit maintenant un
homme. Très développé
physiquement, large d'épaules et dur
à la fatigue, il est avide de voir autre
chose que les horizons de la ferme paternelle et
sûr, dès qu'il sera son maître,
de se tirer facilement d'affaire. L'existence sans
avenir du campagnard lui pèse. La ville
l'attire. À la vérité, un
premier essai chez un imprimeur sera bien vite
abandonné. Le printemps le trouvera faisant,
avec l'un de ses frères, métier de
bûcheron dans les montagnes. Mais il en a
bientôt assez, il jette sa cognée et
s'écrie :
«Rester ici me rend malade ; je
m'en vais ! »
Au fond, il n'est pas heureux. Il
l'avoue lui-même: il déteste le
dimanche et, sans cesser pour cela d'aimer sa
mère, lui reproche de l'avoir obligé,
après avoir trimé aux champs toute la
semaine, d'aller encore à l'église
écouter un sermon auquel il ne comprend
rien.
Sa mère lui a bien appris
à prier, mais il n'en voit pas
l'utilité. Tout petit encore - il n'avait
que six ans - ne lui a-t-il pas dit un jour
:
- Prier ne me fait pas de bien, puisque
je suis toujours aussi méchant !...
Pourtant, en une autre occasion, il a
reconnu la puissance de la prière : de
service à la montagne pour garder le
troupeau, une lourde barrière lui est
tombée dessus, au moment où il se
glissait dans une clôture. «...
J'essayai de me dégager. Vains efforts. Je
criai au secours, mais J'étais trop loin de
tout. Personne n'entendait mes appels. Alors, je me
dis que J'allais mourir là, tout seul sur la
montagne. Peut-être, pensai-Je alors, que
Dieu pourrait m'aider ? Je le lui demandai, et,
aussitôt, je pus sans difficulté
soulever la barrière ... ».
En dépit de cette
expérience, il considérait la
prière comme une réserve dans les cas
extrêmes, lorsqu'on a épuisé
tous les autres moyens. Et Dwight restera toujours
plus convaincu qu'il est capable de se tirer
d'affaire tout seul !
À Boston. Orientation
nouvelle
Deux frères de sa mère,
commerçants établis à Boston,
sont venus en visite à Northfield.
- Oncle, demande à
brûle-pourpoint le garçon à
l'un d'eux, as-tu une place pour moi dans ton
magasin? Me prendrais-tu chez toi ?..
L'oncle interroge sa soeur :
- Faut-il le prendre?
- Non, intervient George, frère
aîné de Dwight, il aurait tôt
fait de ruiner ton commerce
La conversation en reste
là.
Peu de mois plus tard, le jour de ses
dix-sept ans, contre la volonté de sa
mère et de son frère, Dwight, tenace
dans son dessein, quittait le foyer paternel et
s'en allait faire sa vie lui-même à
Boston. Au moment du départ, George lui
glissa dans la main un billet de cinq dollars :
c'était là tout son avoir. Ainsi,
pauvrement muni, Moody arrive chez son oncle, comme
en visite, trop fier pour demander assistance et
conseil. Il est sans emploi, mais ne doute
nullement d'en trouver un sous peu. Hélas !
quinze jours se passent en recherches vaines.
Personne ne veut engager ce campagnard
robuste, au regard vif et droit,
mais sans instruction ni manières. Il
faudra, humiliation cruelle, recourir aux bons
offices de la famille. Fort heureusement, l'oncle
Samuel consent à le recevoir et lui offre
une place à l'essai. Toutefois, connaissant
son neveu, il posera ses conditions :
- Dwight, lui dit-il, je crains que si
tu entres chez moi, tu ne veuilles bientôt
tout diriger. Or, les employés doivent faire
leur travail comme j'entends, moi, qu'il soit fait.
Si, de ton côté, tu n'as pas honte de
demander qu'on t'aide lorsque se présentera
quelque chose qui t'embarrasse, si, d'autre part,
tu promets de fréquenter l'église et
de suivre la classe biblique, de n'aller nulle part
où ta mère n'aimerait pas que tu
ailles, nous verrons comment cela pourra marcher.
je te donne jusqu'à lundi pour me
répondre.
Sagement, Dwight réfléchit
et accepta. La leçon avait porté. Ses
récentes expériences avaient abattu
sa confiance en lui. Il s'était senti
affreusement seul et désormais, gardera une
profonde sympathie pour tout jeune homme
isolé dans la grande ville. Lorsque quelque
quarante ans plus tard, sa parole attirera la
foule, on l'entendra évoquer les heures
où, jadis, il avait été si
proche du désespoir :
«Il me semblait qu'il y avait place
pour tout le monde sauf pour moi. Pendant deux
jours entiers, j'eus le sentiment que nul ne me
viendrait en aide... J'arpentais les rues dans
l'espoir de trouver une occupation. Comme je
sentais mon coeur chavirer lorsqu'on me repoussait
brutalement ! Mais que quelqu'un me dise : «
Je suis bien peiné pour vous ; je voudrais
vous aider, mais ne le puis : vous verrez ça
ira bientôt mieux, vous vous en sortirez !
» et je m'en allais tout heureux, le coeur
léger. La sympathie m'avait fait du bien
».
Ce rustaud était un
sensible.
Reçu commis dans le magasin de
chaussures Holton, Dwight eut bientôt
l'occasion de faire valoir les dons qui
sommeillaient en lui. Il avait la bosse du
commerce. Très vite au courant du travail,
il fit preuve d'initiative. Rompant avec les
habitudes, pour ne pas dire avec la routine de la
maison, il abordait les passants pour leur offrir
sa marchandise, arrêtait les visiteurs,
fondant sur eux «comme une araignée sur
sa proie». Tant qu'il fut là, ses gains
restèrent modestes, mais, au point de vue
professionnel, le séjour à
Boston ne fut pas sans avantage :
pour sa vie intérieure il devait être
décisif.
Moody au
moment de son départ pour Boston.
Première étape
spirituelle
Samuel Holton avait dirigé son neveu vers
l'Église congrégationaliste dont,
pendant de nombreuses années, il avait
été lui-même un membre
influent. Le pasteur de cette église de
Mount-Vermont était un prédicateur
à l'éloquence entraînante,
comprenant la jeunesse ; il ne tarda pas à
éveiller et à gagner la confiance de
Dwight, qui eut cependant quelque peine à se
faire à ce milieu de bourgeois aisés.
Assez enclin à juger autrui, il
n'épargnait pas les critiques à ces
«gens pieux et riches» qui regardaient de
haut les nouveaux venus. L'orgueil grondait en son
coeur mais quelqu'un l'aida à le vaincre :
sa tante.
- Les gens pieux et riches te fatiguent,
lui 'dit-elle. Regarde plus haut. Aimes-tu
l'Eglise? Oublie le reste !
Ce que n'avait pu faire, pour son jeune
paroissien, le pasteur de Mount-Vermont, si
dévoué, si excellent fût-il, un
moniteur de l'École du Dimanche,
Édouard Kimball, y réussit. Il
s'était attaché à ce nouvel
élève tombé au milieu de son
groupe, silencieux, replié sur
lui-même et encore si étranger
à la Bible que les autres garçons se
gaussaient à le voir empêtré
dans la recherche de quelque passage. Mais, une
fois, au cours d'une étude sur la sortie
d'Égypte, Dwight, interrompant le moniteur,
osa cette exclamation
- Vrai, ce Moïse devait être
un type épatant !
Kimball se mit à prier
spécialement pour sa conversion sous les
dehors frustes il voyait une âme à
gagner. Et comme il ne pensait pas avoir accompli
toute sa tâche lorsqu'il avait
expliqué à ses élèves
la leçon du jour, il les suivait, cherchant
à établir avec eux des relations
personnelles. Un jour, il surprit le jeune homme en
plein travail d'emballage. Ce n'était
peut-être pas le moment le plus favorable
à un entretien religieux ! De quoi lui
parla-t-il? Il ne s'en souvenait guère :
«Sans doute lui ai-je dit quelque chose du
Christ et de son amour ; c'est à peu
près tout ». Mais ce peu suffit
à toucher profondément ce coeur
d'adolescent. «Je puis sentir encore la
main de mon moniteur se poser amicalement sur mon
épaule», racontait-il plus tard.
«C'était la fin de
lamatinée. Les cloches
sonnaient midi. je sortis alors et marchai comme
dans un rêve. Tout m'apparaissait sous un
jour nouveau. Le soleil était plus
éclatant, les oiseaux semblaient chanter
pour moi seul, j'étais prêt à
aimer les hommes et la création toute
entière»...
Faut-il ici, parler déjà
de conversion ?
Oui, mais à la condition de ne
pas entendre sous ce mot une expérience
complète du salut, la conviction du
péché et de l'oeuvre
rédemptrice du Christ. Ces
expériences-là viendront plus tard :
elles constitueront d'ailleurs le centre de sa
doctrine.
Bien longtemps après,
prêchant à Boston, l'ancien
élève d'Édouard Kimball
s'exprimera comme suit: « ... Un jour, vous
lirez que Dwight L. Moody, de Northfield, est mort.
N'en croyez pas un mot. je serai alors aussi vivant
que je le suis aujourd'hui. je serai monté
plus haut, voilà tout : sorti de cette
vieille demeure d'argile pour entrer dans une
demeure éternelle ; revêtu d'un corps
que la mort ne touchera plus, que le
péché ne souillera plus, un corps
semblable à Son corps glorieux. Je suis
né de la chair en 1837. Je suis né de
l'Esprit en 1854. Ce qui est né de la chair
peut mourir. Ce qui est né de l'Esprit vivra
éternellement».
Et la preuve qu'il est né
à une vie nouvelle c'est que, tout de suite,
il témoigne de ce que Dieu a fait pour lui.
Il faut qu'il communique à d'autres sa joie.
Il parle avec sa rude franchise et toute sa
naïveté, non sans offusquer bien des
gens, mais point à tort et à travers
comme on pourrait le penser, exagérant ce
manque d'éducation qu'on lui a souvent
reproché. N'a-t-il pas en lui un fond de
distinction native, un don de sympathie qui adoucit
les angles et tempère les rudesses de son
caractère ? L'oeuvre de la grâce a
commencé.
Dwight a exprimé le désir
d'être reçu membre de l'Église.
Mais sa première demande ne sera pas
agréée : connaissances bibliques,
expérience chrétienne trop
rudimentaires ! À la question :
«Qu'est-ce que le Christ a fait Pour vous
et qu'est-ce qui vous engage à lui vouer
amour et obéissance ? », il ne sut
répondre que ceci : «Je pense qu'il a
fait de grandes choses pour nous tous, mais je ne
sache pas qu'il ait fait pour moi rien de
spécial ! ... ».
Son moniteur lui-même convint
qu'une telle réponse
était bien insuffisante.
«Je dois dire, pour être
sincère », écrivait-il
à des amis, «et en proclamant cela,
je glorifie la grâce infinie de Dieu qui a
reposé sur lui, que, j'ai vu peu de
personnes dont l'esprit fût plus
enténébré que le sien
lorsqu'il entra dans mon groupe ; et Je crois que
le Conseil de l'Église a rarement
rencontré candidat moins apte à
devenir un chrétien éclairé.
À plus forte raison, ne semblait-il pas
destiné à exercer jamais une
influence étendue et profonde »...
L'adolescent ne se laissa pas
décourager par ce premier échec.
«C'était ce qu'il me fallait»,
écrira-t-il, «pour que je me misse
à étudier les Écritures
». Un an plus tard, il se présentait de
nouveau et cette fois fut admis. Le registre de
l'Église donne sur son admission les
précisions que voici :
«12 mars 1856, M. Moody pense qu'il a
fait quelque progrès depuis sa
dernière démarche, au moins en
connaissances. Il a persévéré
dans la prière et dans la lecture de la
Bible. Il croit que Dieu l'exaucera. Il est
décidé à rester fidèle
à la cause de Christ... »
Désormais, de toute son ardeur,
il tendra à ce but. Mais c'est ailleurs que
s'affirmera sa personnalité. Dans sa
profession, autant que dans son église,
Dwight se sent un oiseau en cage. D'une part, il se
heurte constamment à des méthodes
périmées, à des traditions qui
paralysent son besoin de mouvement et de
nouveauté ; d'autre part, on persiste
à le tenir à l'écart, on
semble se défier de lui, on ne l'appelle pas
à l'activité alors qu'il ne demande
qu'à se rendre utile. Incompris, il
rêve d'une vie plus indépendante. Ah !
que ce Boston est donc arriéré !
Voyez plutôt Chicago, la cité de
demain... Bientôt sa décision est
prise. Sans en parler à personne (de peur
qu'on ne le dissuade) et possédant tout
juste l'argent du voyage, le voici qui, le 13
septembre 1856, se tourne vers la magique
cité de l'Ouest.
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