PETIT
FRÈRE
CHAPITRE V
Perdu
Après avoir quitté sa soeur,
Tan se mit à courir, tout ravi de la
permission obtenue. Il se retourna bientôt
pour faire un signe de la main à Edith, mais
celle-ci ne lui répondit pas,
absorbée qu'elle était par sa
lecture.
- Est-ce que je puis aller plus
loin ? cria le petit garçon.
Ne recevant point de réponse, il
n'insista pas, mais courut encore jusqu'au tournant
de la route. Ici une tentation attendait Tan.
À quelque distance, se tenait un joueur
d'orgue de Barbarie et, sur l'instrument, un singe
vêtu d'une tunique rouge et coiffé
d'un bonnet noir, faisait force grimaces. Quelle
merveille pour un petit garçon de cinq
ans ! Oubliant tout autre chose, Tan
s'approcha au moment où le singe et son
maître se remettaient en route. L'enfant se
joignit à une troupe de gamins
attirés eux aussi par les tours de Pedro et,
sans s'en douter, il suivit ainsi
une rue, puis une autre et ce fut au moment d'en
prendre une troisième que Tan s'arrêta
en se souvenant des recommandations de sa soeur. Le
petit garçon revint immédiatement sur
ses pas, mais où donc était
Edith ? La rue qu'il suivait ressemblait bien
à celle dans laquelle il s'était
engagé tout d'abord, mais voici un
carrefour. De quel côté se
diriger ?
- Edith ! Edith ! où
donc est Edith ? Sans doute au bout de cette
longue rue-ci.
Et les petits pieds se mirent à
gravir la pente, plus lentement pourtant ; la
fatigue se faisait sentir. Mais Tan était un
courageux petit garçon, très
persévérant pour son âge. Il ne
voulait ni pleurer, ni appeler sa soeur à
haute voix. Il aurait mieux valu pour lui que, pris
de désespoir, il se fût mis à
sangloter, attirant ainsi l'attention de quelque
passant qui serait venu à son secours. Mais
notre petit ami, confiant dans ses propres
ressources, marchait toujours d'un air
assuré. Enfin, il atteignit
l'extrémité de la rue et
déboucha sur une plaine gazonnée. Une
roulotte s'y trouvait arrêtée et un
homme était précisément en
train d'atteler deux maigres chevaux. Tan
s'approcha, oubliant tous ses soucis dans
l'intérêt de ce nouveau
spectacle.
- Tiens, si ce n'est pas là le
joli gamin que j'ai vu tout
à l'heure ! fit une voix dure et une
femme, sortant de la roulotte, accosta
l'enfant.
- Viens dans la jolie maison, mon
chéri, et tu recevras quelque chose de
bon.
Tan se laissa facilement persuader. Il
était très fatigué et lorsque
sa tentatrice lui offrit un petit pain, il
découvrit qu'il était affamé.
Ses yeux brillèrent et il se laissa soulever
et installer dans la « jolie maison qui
roule », selon son expression. La femme
échangea un regard entendu avec son
mari.
- C'est bon, fit-il, nous
partons.
- Aimerais-tu faire une jolie promenade
dans cette belle maison ? interrogea la
femme.
- Oh ! oui, répondit
l'enfant, et vous me conduirez vers Edith, n'est-ce
pas ? Elle sera triste si je reste loin d'elle
si longtemps.
Et les grands yeux se voilèrent
de larmes.
- Oui, oui, mon chéri, assura Mme
Smith que mes lecteurs auront déjà
reconnue. Tan la crut implicitement ; il avait
une confiance absolue en tout le monde, car jamais
il n'avait été trompé.
- Êtes-vous prêts ?
demanda l'homme de sa voix rude. En,
route !
Et la caravane s'ébranla au trot
mesuré des deux pauvres
haridelles qui avaient pour mission de convoyer la
maison roulante. Du reste, le sort des deux chevaux
n'était pas absolument
misérable ; si on ne les
étrillait jamais et s'ils ne recevaient
jamais une bonne parole, du moins ne manquaient-ils
pas de nourriture. Au repos, ils pouvaient brouter
à bouche que veux-tu. Lorsque la lourde
voiture se mit en mouvement, Tan poussa un cri de
joie. Voyager ainsi, quelle merveille ! Cela
dépassait de beaucoup le charme du train ou
du tramway. La femme le fit taire et lui enjoignit
de s'asseoir sur le plancher et de regarder la
jolie chambre. Tan obéit docilement.
La fenêtre était petite,
mais elle laissait entrer assez de lumière
pour qu'il distinguât dans un coin, un gros
rouleau, un matelas sans doute ; dans un
autre, une chaise pliante qui pouvait servir de
lit ; deux escabeaux et, contre la paroi, une
étroite tablette. Un fourneau en miniature
et, épinglées un peu partout, des
gravures coloriées représentant des
chasseurs et des jockeys.
Après avoir
considéré tous ces objets
étranges, Tan s'aperçut que la
voiture contenait un autre occupant, une jeune
fille fort peu avenante. Ses cheveux en
désordre, ses yeux farouches
effrayèrent un peu le petit garçon.
C'était Sal qui, ayant cédé
son poste d'observation à
sa mère, maintenant surveillait l'enfant.
Après l'avoir considérée avec
attention, comme il l'eût fait d'un animal
étrange, le petit garçon l'interpella
avec quelque hésitation. Savait-elle
où était Edith ? Quand
arriveraient-ils chez papa et maman ? Sans
doute Jessie serait rentrée et l'attendait.
La jeune fille ne répondit rien, mais, sur
un signe de sa mère, se mit à
déchausser Tan, puis à lui enlever sa
jolie blouse de velours. L'enfant, très las,
se laissait faire. Ensuite, elle l'enveloppa dans
une couverture grossière et,
obéissant à un autre signe de sa
mère, elle fit avaler au petit garçon
un liquide étrange, noir et
sucré.
- J'ai sommeil, fit Tan. Est-ce que je
peux dormir un petit moment avant que nous
arrivions à la maison ? Mais d'abord il
faut prier.
Et, joignant ses petites mains :
Seigneur Jésus, s'il te plaît, prends
soin de papa, de maman, des soeurs et aussi de Tan.
Et je te remercie pour la jolie maison qui roule.
Amen.
À peine le dernier mot
était-il prononcé, que les
paupières se fermèrent sur les yeux
bleus et Tan s'endormit d'un profond sommeil.
Pendant ce temps, la caravane avait quitté
la ville et s'engageait dans un
chemin de campagne. L'homme, la
pipe à la bouche, était assis sur les
brancards. Jack, rentré dans la voiture,
engageait une violente dispute avec sa soeur au
sujet de la chaise pliante que l'un et l'autre
voulait occuper cette nuit-là. Le
père mit un terme à la discussion par
un mot sec :
- Pas tant de bruit, Jack. Laisse le lit
à Sal.
Les ordres de Jim faisaient loi ;
on ne songeait pas à lui
désobéir. La nuit tomba. La voiture
roulait toujours. On traversa un bourg endormi,
puis un village, laissant bien loin en
arrière la ville où les parents de
Tan pleuraient l'absence de leur petit
garçon. Sal dormait. Jack avait
improvisé sa couche sur un tas de vieux
habits. Seuls, l'homme et la femme veillaient
encore.
Onze heures sonnèrent. Jim
arrêta les chevaux au bord d'une haie et
ordonna à Meg de les dételer.
- Pas de risque qu'on nous ait suivis
jusqu'ici, fit-il. L'enfant est joli, il attirera
les dames et la vente sera bonne.
Meg répondit avec quelque
hésitation. Elle n'était pas si
sûre qu'ils eussent fait une bonne affaire.
Mais son mari rétorqua :
- C'est toi qui l'as voulu, aussi tu
n'as qu'à te taire
- Très bien, grommela-t-elle.
Après tout, si la police nous attrape, c'est
toi qui seras puni.
Mais, à l'époque où
se passe notre histoire, la police était
beaucoup moins bien organisée qu'elle ne
l'est aujourd'hui. On ne connaissait encore ni le
téléphone, ni l'automobile, aussi les
communications étaient-elles infiniment
moins rapides qu'elles ne le sont maintenant et
cinquante kilomètres représentaient
déjà une distance
considérable. Aussi les malfaiteurs
décidèrent-ils de garder l'enfant
soigneusement caché pendant une
journée encore. Après cela tout
risque serait écarté. On arriverait
facilement à maîtriser le petit
garçon. Si les bonnes paroles n'y
suffisaient pas, alors on userait d'autres moyens.
Une fois leurs dispositions prises, l'homme et la
femme s'endormirent à leur tour et le
silence se fit complet autour du campement.
Mais Dieu veillait sur le petit
garçon endormi et les ardentes
prières des parents désolés
qui s'élevaient devant le Trône de la
grâce ne pouvaient pas rester sans
réponse.
.
CHAPITRE VI
Un grand chagrin
En entendant l'exclamation d'Edith, M. Clarke
avait pâli.
- Perdu ! et si tard encore !
Il faut agir immédiatement !
Edith raconta ce qu'elle savait et,
après lui avoir recommandé de ne pas
alarmer sa mère, le père sortit dans
la nuit. Sûrement l'enfant se retrouverait
dans le voisinage. Hélas ! ce fut en
vain qu'il chercha partout, s'informant dans toutes
les maisons amies, alertant les sergents de ville,
arpentant les rues et les places. Il était
onze heures du soir lorsqu'il rentra chez lui
profondément
découragé.
Chose étrange ! Mme Clarke
ne savait rien encore. Une violente migraine
l'avait retenue dans sa chambre tout
l'après-midi et ses filles, espérant
toujours le retour de Tan, n'avaient eu garde de la
déranger.
Mais maintenant il fallait parler
coûte que coûte.
Jessie, toute tremblante, entr'ouvrit la porte de
la chambre où sa mère se
reposait.
- Maman, dors-tu ? demanda-t-elle
doucement en s'approchant du lit.
- Non, ma chérie ! je me
sens mieux maintenant. Mais il est bien tard. Tu
devrais aller te coucher.
En cet instant Mme Clarke
s'aperçut que la main de Jessie
tremblait.
- Qu'as-tu donc, mon enfant ?
fit-elle tendrement. Te sens-tu peu
bien ?
- Non, maman, mais nous sommes
très inquiets. Tan n'est pas encore
rentré.
Elle n'osa pas dire :
« Il est perdu »
- Pas rentré ! Alors il aura
passé la nuit chez votre tante.
Pauvre Jessie ! c'était plus
dur qu'elle ne l'avait pensé tout d'abord de
dire la terrible vérité.
- Maman chérie, nous l'avons
cherché partout. Papa vient de rentrer.
Demain il ira encore s'informer...
Mme Clarke devint affreusement
pâle. Joignant ses mains, elle ne
prononça qu'un seul mot, mais avec un tel
accent de détresse que Jessie éclata
en pleurs.
- Perdu !
Et, dans une fraction de seconde, la
mère vit son petit garçon, errant
seul dans la nuit et appelant
maman à son secours. Elle bondit sur ses
pieds.
- Cela ne sert de rien, maman. Nous ne
pouvons plus agir cette nuit.
Mais Mme Clarke n'entendait rien.
S'habillant en hâte, elle descendit
l'escalier et entra dans la salle à manger
où son mari était assis, la
tête dans ses mains.
- John, fit-elle, d'une voix ferme, nous
devons trouver Tan cette nuit.
- Chère amie, il faut attendre le
jour. Notre chéri se trouve peut-être
en lieu sûr et nous sera ramené au
matin. Jessie t'a-t-elle donné les
détails ?
- Je n'ai rien dit encore,
répondit Jessie.
Edith était assise dans un coin
obscur de la pièce. Entendant les paroles de
sa soeur, elle s'avança et dit
tristement :
- C'est ma faute. Si j'avais
veillé sur lui, si je n'avais pas
oublié, rien ne se serait
passé.
Sa voix se brisa. Ses parents n'eurent
pas la force de la consoler ; leur
détresse était trop cuisante. Enfin
M. Clarke parla :
- Ne perdons pas confiance. Le Seigneur
Jésus n'a-t-il pas dit : Ayez foi en
Dieu ? Ensemble nous voulons recommander notre
petit chéri à Ses tendres soins.
Sûrement Il veillera sur lui bien mieux que
nous ne saurions le faire nous-mêmes.
Ils s'agenouillèrent tous les
quatre et le père pria avec instance pour
l'enfant perdu, demandant aussi que la patience
leur fût accordée pour attendre le
matin. Personne ne songea à se coucher cette
nuit-là. Les longues heures se
traînèrent interminables et pourtant
l'espérance ne les avait pas quittés.
Ils savaient, les uns et les autres, que Dieu
veillait sur leur trésor perdu.
Dès que l'aube parut, M. Clarke
retourna au poste de police espérant y
trouver quelque nouvelle de Tan. Les agents avaient
fait ce qui était en leur pouvoir mais, avec
les moyens limités dont ils disposaient
à cette époque, leurs recherches
n'avaient abouti à aucun résultat.
Mme Clarke et Edith, de leur côté,
allaient de maison en maison demandant si on
n'avait pas aperçu un petit garçon
aux boucles dorées, en costume de velours.
Une seule dame se rappela avoir vu l'enfant courant
sur la route et se retournant pour faire signe
à sa soeur, mais elle n'en put dire
davantage. La journée se termina dans une
tristesse encore plus poignante que la
précédente.
La pauvre mère murmurait sans
cesse :
« Oh ! Tan, mon cher
petit Tan, reviens vers maman. » Le nom
de l'enfant bien-aimé revenait sans cesse
sur ses lèvres, comme si, en le
répétant, elle avait pu
l'attirer auprès d'elle.
Mais Tan était bien loin maintenant.
Pourtant toute la famille espérait
encore ; on recevrait des nouvelles ; un
enfant ne disparaissait pas ainsi sans laisser de
traces. Mme Clarke était persuadée
que son petit garçon vivait encore et qu'il
lui serait rendu. Parents, amis et voisins
manifestaient une vive sympathie. Chacun aimait Tan
et chacun compatissait à l'angoisse des
parents.
Mais une semaine s'écoula sans
qu'un seul indice concernant le disparu eût
été relevé. Il semblait aux
affligés qu'une année pour le moins
s'était passée depuis ce lundi
après-midi où, pour la
dernière fois, ils avaient vu l'heureux
petit visage entouré de son auréole
de boucles blondes. La mère avait
serré dans un tiroir les vêtements et
les jouets de Tan. « Jusqu'à ce
qu'il revienne ! » avait-elle
pensé, tandis que des larmes amères
inondaient ses joues amaigries par le
chagrin.
Edith avait changé, elle aussi.
C'était maintenant une femme bien plus
qu'une jeune fille. Jessie était la
consolation de sa maman, car elle savait où
trouver le secours pour supporter cette dure
épreuve, et la mère et la fille
passaient de longues heures ensemble à
s'entretenir de leur chéri. Jessie avait
appris à connaître Dieu
comme son Père, parce
qu'elle avait mis sa confiance en Jésus
Christ, le Sauveur, et elle connaissait aussi la
valeur de la prière. Mais pour Edith, il n'y
avait pas de consolation.
Le dimanche, de bon matin, Jessie entra
dans la chambre de sa soeur, croyant trouver Edith
prête pour aller au culte. Mais quelle ne fut
pas sa surprise en voyant sa soeur à genoux
auprès de son lit. Jessie s'agenouilla
à côté d'elle et, du fond de
son coeur, une prière silencieuse monta
devant le trône de Dieu, demandant qu'Edith
fût amenée à Christ par sa
profonde douleur.
Après quelques minutes, Edith
leva la tête ; sa figure avait perdu son
expression désespérée ;
une lumière toute nouvelle illuminait ses
yeux jusqu'alors obscurcis par les larmes.
- Tout va bien maintenant, fit-elle.
Jésus m'a sauvée. Je suis venue
à Lui avec mon lourd fardeau et Il ne m'a
pas repoussée. Son sang précieux a
ôté mes péchés pour
toujours !
Quelle source de joie pour les pauvres
parents que d'apprendre qu'en ce premier dimanche
où Tan leur manquait, leur fille
aînée avait passé de la mort
à la vie, du pouvoir de Satan dans le
royaume du Fils de Dieu !
En vérité c'était
maintenant une nouvelle Edith. La vieille nature
demeurait la même sans doute, mais elle
possédait maintenant l'Esprit de Dieu et
pouvait en manifester le fruit. Avec quelle ardeur
elle aurait désiré raconter à
son petit frère que Christ était son
Sauveur ! Un jour, il lui avait demandé
si elle appartenait à Jésus et elle
n'avait pu lui répondre. Maintenant elle
aurait pu dire « oui ». - Mais
où était Tan ?
- Notre Père le sait et
sûrement Il le renverra auprès de
nous, répétait Mme Clarke. Mais les
jours s'écoulaient et on voyait les forces
de la pauvre mère décliner peu
à peu. « L'attente
différée rend le coeur malade, mais
le désir qui arrive est un arbre de
vie. » Hélas ! « le
désir » n'arrivait pas et, en
voyant les jours se changer en semaines et les
semaines en mois sans apporter aucune nouvelle de
l'enfant disparu, le coeur de la pauvre mère
lui manqua. Comme le Psalmiste d'autrefois, elle
s'écria dans son angoisse :
« Moi, je vais vers lui, mais lui ne
reviendra pas vers moi. »
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