PETIT
FRÈRE
CHAPITRE XI
Une nouvelle demeure
On était à la fin d'une
chaude journée du mois d'août. Toutes
les portes et les fenêtres du Clos des
Fougères étaient ouvertes, mais la
température restait étouffante. La
pauvre Mme Clarke en souffrait cruellement. Edith
était assise près de la chaise-longue
que sa mère ne quittait plus que bien
rarement. La perte de son petit garçon, deux
ans auparavant, avait brisé le coeur de la
mère ; elle ne montrait plus aucun
intérêt pour ce qui l'entourait et peu
à peu elle avait abandonné la
direction du ménage et les soins de la
maison entre les mains de ses deux filles. Jessie
était maintenant institutrice dans une
école enfantine, mais, n'étant
occupée que le matin, elle avait amplement
le loisir de seconder sa soeur. Mme Clarke avait
peu à peu renoncé à toute
responsabilité quelle qu'elle
fût et rien ne venait la
distraire de sa préoccupation
constante : la disparition de Tan. Elle
refusait même de recevoir les visites de ses
amis, prétextant la fatigue. Son mari
désolé n'insistait pas, mais
pourtant, combien il eût été
préférable que la pauvre femme,
oubliant un instant son propre chagrin,
cherchât aide et consolation en partageant
les souffrances d'autres affligés. Mais Mme
Clarke ne faisait aucun effort pour secouer son
apathie. Quelques jours auparavant, le docteur de
la famille avait insisté auprès
d'Edith sur l'impérieuse
nécessité d'un changement, quel qu'il
fût.
- Si votre mère ne réagit
pas, avait-il affirmé, je ne réponds
pas de sa vie.
Edith avait consulté son
père, mais ils n'étaient
arrivés à aucune conclusion. Jessie,
de son côté, avait
suggéré un plan qu'Edith cherchait
à soumettre à Mme Clarke en cette
chaude soirée d'été.
- Maman, commença-t-elle
doucement, voici bientôt deux ans que notre
cher petit Tan nous a quittés. Ne peux-tu
pas maintenant le laisser entre les mains de notre
tendre Père ?
Un spasme douloureux contracta le visage
de la malade.
- Il y a longtemps que je l'ai fait,
répondit-elle.
- Alors, pourquoi continuer à
mener deuil comme tu le fais, chère
maman ? Tu ne penses qu'à lui, jour et
nuit.
- Mon enfant, tu ne peux admettre qu'il
me soit absolument impossible d'oublier mon
chéri, même pendant quelques instants.
Personne ne peut comprendre l'amour d'une
mère, et tout ce qui m'entoure ne fait que
raviver mes souvenirs !
Edith ne répondit rien. Elle
avait intensément souffert elle-même,
car elle avait pour ainsi dire servi de mère
à son petit frère. Mais Edith avait
apporté son chagrin au Dieu de toute
consolation. Il lui en avait beaucoup
coûté de faire le sacrifice de sa
propre volonté, mais, par grâce, elle
avait remporté la victoire. Et maintenant,
elle n'avait plus qu'un but dans la vie, s'oublier
elle-même pour penser aux autres. Des
réflexions de sa mère, Edith n'avait
retenu que cette seule phrase : Tout ce qui
m'entoure ne fait que raviver mes
souvenirs !
- Si nous partions d'ici, maman, cela ne
te ferait-il pas du bien ?
- Non, Edith ; le retour,
après le séjour que j'ai fait au bord
de la mer, le printemps dernier, n'a fait que
raviver mon chagrin.
- Papa m'a demandé de te parler
d'un projet qu'il a fait
dernièrement. Veux-tu m'écouter,
maman ?
- Oui, ma fille, parle seulement. Et Mme
Clarke ferma les yeux et se laissa retomber sur ses
coussins d'un air de complète
indifférence.
- Papa a décidé de se
retirer des affaires, et d'en laisser la direction
à son chef de bureau. Il prendra une maison
à la campagne d'où il pourra
facilement revenir en ville deux fois par semaine.
Edith parlait encore lorsque M. Clarke
entra.
- Hé bien ! ma chère,
que penses-tu de nos arrangements ? fit-il en
se penchant affectueusement sur la malade.
- Tu ne m'as pas demandé mon
avis, John, repartit sa femme ; mais j'accepte
ce que tu jugeras bon de faire. Où as-tu
l'intention de nous installer ?
Mme Clarke était
intéressée en dépit
d'elle-même. La nouvelle du changement
projeté lui avait été
annoncée si subitement qu'elle avait
réagi à son insu. Son mari et sa
fille le constatèrent avec joie.
- Dans un joli village, à
quelques kilomètres de Bedford, j'ai
trouvé le genre de maison que tu aimes, au
milieu d'un grand jardin à la vieille mode.
Ce qui m'a décidé à la louer,
c'est que ta cousine Annie habite à deux pas
de Stoneton.
- Cousine Annie ! s'écria
Mme Clarke.
- Elle-même. Tout à fait
fortuitement, j'ai appris qu'elle était
revenue du Canada avec ses deux enfants, il y a
quinze jours. Mais il faut que je me sauve, on
m'attend en ville.
- Au revoir, papa. Je donnerai tous les
détails à maman, dit Edith tout bas
au moment où son père quittait la
chambre.
- Pauvre Annie ! dit Mme
Clarke.
- Oui, maman, elle a eu ses chagrins,
elle aussi. Elle a perdu son mari, elle a
été laissée seule dans un pays
étranger. Sans doute sera-t-elle contente de
nous avoir si près d'elle.
Sa mère ne répondit pas.
Elle pensait que sa cousine avait encore ses deux
fils et qu'elle avait perdu son unique.
Au milieu de septembre, tous les
arrangements étaient achevés, et Mme
Clarke put prendre possession d'une maison
complètement installée. Le changement
sembla lui faire grand bien. Le vieux jardin
était délicieux avec ses
plates-bandes d'oeillets et de
réséda, et ses allées
bordées de buis.
Mme Clarke passait la plus grande partie
de la journée près de la
fenêtre ouverte. Jessie, qui était
restée en ville jusqu'à ce qu'elle
eût trouvé une remplaçante,
devait maintenant venir rejoindre sa famille. Ce
fut avec délices qu'elle
quitta les rues enfumées de Londres ;
jamais la campagne ne lui avait paru aussi belle.
Edith l'attendait à la gare, avec une petite
voiture attelée d'un poney, un cadeau de M.
Clarke à sa femme.
- Comment va maman ? fut la
première question de Jessie.
- Vraiment mieux, répondit Edith.
Notre cousine Annie Brunton nous a
été d'un grand secours. Elle a
montré à maman combien elle avait
tort de murmurer constamment lorsque Dieu envoie
l'épreuve. Mais pourtant, nous ne pouvons
pas oublier notre chéri, et les yeux d'Edith
se remplirent de larmes. Je me demande où il
est, Jessie. Peut-être pas aussi loin que
nous le croyons.
- Penses-tu donc, demanda sa soeur, tout
étonnée, que son esprit nous visite
quelquefois ?
- Non, ma chérie, je ne crois pas
qu'il soit mort. J'ai souvent pensé qu'il
aura trouvé quelqu'un qui l'aura recueilli
et adopté. Mais voilà maman qui nous
attend à la porte du jardin.
Ce soir-là, Mme Brunton vint
souhaiter la bienvenue à Jessie. Elle
était accompagnée de ses deux petits
garçons, âgés de sept et neuf
ans. Raymond, l'aîné, était un
vrai petit nègre, aux yeux
noirs, aux cheveux crépus, au teint
basané, tandis que Vincent était
blond comme sa mère. Les deux enfants
allaient à l'école à Bedford
et avaient mille choses à raconter.
- Cela vous amuse-t-il de prendre le
train chaque jour ? demanda Edith.
- C'est très drôle,
répondit Raymond, mais Vincent dit qu'il
préférerait voyager dans une vieille
roulotte que nous avons vue près de la gare.
Elle était conduite par un vilain
bohémien qui n'avait pas l'air commode et
son petit garçon était appuyé
contre la porte. Pauvre gamin, il avait
pleuré, on le voyait bien.
- Mais moi, je ne pleurerais pas,
interrompit Vincent. Ce serait délicieux de
voyager toujours et de ne jamais aller à
l'école.
- Je crois, mes chers garçons,
dit leur mère doucement, que vous devriez
plutôt remercier Dieu d'être nés
dans des circonstances bien plus heureuses que
celles de ce pauvre petit bohémien.
- Oh maman ! voilà
précisément la roulotte qui passe,
s'écria Raymond. Nous permets-tu d'aller
saluer encore une fois le petit
garçon ?
- Sans doute, mes chéris, courez
vite, répondit Mme Brunton.
Les enfants revinrent au bout de
quelques minutes.
- Nous l'avons vu, dit Vincent.
- Oui, fit Raymond, et je lui ai promis
un sou s'il voulait me dire son nom ; mais le
vieux bohémien l'a repoussé à
l'intérieur du char, et il n'a pu me
répondre.
Ah ! si leurs auditeurs avaient su
que les petits cousins avaient failli retrouver
Tan !
.
CHAPITRE XII
Tan quitte la roulotte
Les longs jours de l'été se
traînaient lentement pour le petit Tan. Jack
lui manquait terriblement. L'enfant, rendu
précoce par la souffrance, guettait sans
cesse une occasion propice pour rejoindre son ami.
Mais où le chercher maintenant ?
Pourtant, la pensée de passer un nouvel
hiver avec les bohémiens était
intolérable. S'il ne réussissait pas
à retrouver Jack, peut-être quelqu'un
d'autre aurait pitié de lui. Il pourrait
alors parler de son ami et on lui aiderait à
le chercher.
Heureusement pour Tan, lorsque le mois
de septembre commença, Jim Smith
résolut de reprendre le chemin de Londres.
On devait s'arrêter dans les environs de
Bedford que l'enfant connaissait bien. Et c'est
ainsi que Raymond et, Vincent Brunton avaient pu
voir le petit bohémien appuyé contre
la porte de la roulotte. Ce que les deux
garçons ignoraient, c'est que le
brutal conducteur du
véhicule, furieux de la question qu'ils
avaient adressée à Tan, avait
cruellement fouetté l'enfant.
« Cela t'apprendra à te faire
remarquer des passants ! »
vociférait-il entre chaque coup de
lanière. Cette nuit-là, Tan
résolut de s'enfuir.
Meg et son mari dormaient
profondément ; Sal ronflait dans le lit
de Jack qu'elle s'était appropriée.
Tout était tranquille. L'enfant s'habilla
lestement ; il n'avait rien à emporter
que les haillons qui le recouvraient à
peine. Retenant sa respiration, il se glissa vers
la porte. Là, jetant un dernier regard
épouvanté sur Meg et son mari, il
souleva le loquet et se trouva sur l'escalier.
Oh ! que l'air de la nuit était pur et
froid !
La lune éclairait en plein la
longue route blanche qui conduisait à
Bedford. C'est là que Tan voulait aller.
Dans la ville, il y avait beaucoup de monde ;
peut-être quelqu'un lui viendrait-il en aide.
Pendant près de dix minutes, le petit
garçon courut de toute la vitesse de ses
jambes ; puis le souffle lui manqua. Il ne
voyait plus la roulotte. Pour Tan, elle
était très loin et il se sentait
presque en sécurité.
L'enfant se mit à marcher plus
tranquillement la route était solitaire et
personne n'était là
pour remarquer l'étrange petit être
qui avançait courageusement sous les rayons
de la lune. Tan n'avait pas peur ; il avait
passé deux années de sa courte vie
parmi les bohémiens et rien ne
l'étonnait beaucoup. Le petit voyageur passa
devant une maison blanche, au milieu d'un vieux
jardin. Ah ! s'il avait su qui habitait sous
ce toit et quelles ardentes prières
s'élevaient de cette demeure vers le
trône de Dieu en faveur d'un enfant
perdu !
Les heures s'écoulaient et
maintenant les petits pieds se traînaient
péniblement dans la poussière.
Bedford n'était plus qu'à un
demi-kilomètre, mais le petit Tan,
absolument anéanti par le manque de
nourriture et par la fatigue, se coucha au bord de
la route et ne tarda pas à s'endormir, la
tête appuyée contre une borne.
Pouvons-nous douter que les anges veillaient sur
l'abandonné ?
Quelques heures plus tard, Raymond et
Vincent, se rendant à l'école,
aperçurent l'enfant endormi.
- Tiens, voilà notre
bohémien ! Comme il dort !
s'écria Vincent.
- C'est bien lui, fit Raymond. Il semble
très fatigué. Où donc peut
être la roulotte ? Réveillons-le,
Vincent, et demandons-lui pourquoi il est tout seul
ici.
- Hé !
bohémien ! où est ton
père ? cria Vincent en se penchant sur
le dormeur.
Tan ouvrit ses yeux, les frotta
vigoureusement pour en chasser le sommeil. Il se
mit sur son séant.
- Je vais à Bedford, pour
chercher Jack, fit-il prudemment.
- As-tu faim ? demanda Raymond,
toujours plein de pitié pour les
malheureux.
- Très, fut la réponse
laconique, mais combien expressive.
- Alors voici quelque chose pour toi,
fit le garçon et, mettant son propre
déjeuner dans la main de Tan, il appela son
frère.
- Viens vite, Vincent ; nous
arriverons en retard. Adieu, petit, j'espère
que tu trouveras Jack.
Tan déballa le paquet et ses yeux
étincelèrent en découvrant
deux grosses tranches de pain, garnies de
confiture.
- Quel gentil garçon, se dit-il
tout bas. Et je ne lui ai même pas dit
merci ! Mais je vais remercier Dieu tout de
suite.
L'enfant s'agenouilla au bord de la
route et dit très simplement sa
reconnaissance à Celui qui avait ainsi
veillé sur lui, lui envoyant son messager au
moment du besoin. Après son simple repas,
Tan reprit son chemin. Plus d'un passant remarqua
le petit garçon en guenilles, mais dans la
ville les pauvres ne manquaient
pas et personne ne s'arrêta pour questionner
l'enfant. En vain cherchait-il dans la foule
quelque visage sympathique ; chacun paraissait
trop absorbé par ses propres affaires pour
s'inquiéter de celles d'un pauvre petit
abandonné. La matinée se passa ainsi
et, vers midi, poussé par la faim, Tan prit
son courage à deux mains et, s'approchant
d'une jeune femme, debout sur le seuil de sa
demeure, il lui demanda un morceau de pain. La
femme le toisa sans bienveillance.
- Où est ta mère ?
Morte, naturellement.
- Oui, madame, répondit
Tan.
- Toujours la vieille histoire ?
Enfin, voici deux sous et pars un peu vite.
Se tournant vers une voisine, elle
ajouta :
- Ces vagabonds ont toujours une
histoire toute prête.
Mais Tan n'avait pas attendu la suite,
et bien vite avait échangé sa
piécette contre un gros morceau de
pain.
Se trouvant dans le voisinage d'un
jardin public, où de nombreux enfants
jouaient sous la surveillance de leurs bonnes, Tan
se glissa parmi les bouquets d'arbres et,
s'asseyant sur le gazon, eût bientôt
fait disparaître son maigre repas. Le pauvre
petit se sentait très triste et très
abandonné.
Que faire ? Où aller ?
Il en venait presque à regretter la
roulotte. Les heures passèrent ; Tan,
toujours à la même place, regardait
les enfants qui s'amusaient. Toutes sortes de
pensées se pourchassaient dans son petit
cerveau. Mais une idée peu à peu
prenait le dessus. Il désirait ardemment
revoir sa maman. Pourtant Meg lui avait dit qu'elle
était morte. Alors Tan aurait voulu mourir
aussi et s'en aller auprès du Seigneur
Jésus où sûrement il la
reverrait. Vers le soir, l'air devint plus froid.
Le gardien du parc, faisant le tour des
allées, découvrit le petit
garçon et lui ordonna de partir avant qu'il
fermât les grilles.
Comme il faisait sombre et comme Tan
était fatigué ! Incapable de
mettre un pied devant l'autre, le pauvre petit
s'assit sur une marche d'escalier et les larmes se
mirent à couler quatre à quatre. Il
ne bougea pas même lorsqu'une main se posa
sur son épaule et qu'une grosse voix lui
dit :
- Allons, petiot, il faut aller plus
loin !
Levant les yeux, Tan rencontra le regard
bienveillant d'un agent de police qui
s'était penché vers lui.
- Oh ! s'il vous plaît, je ne sais
pas où aller. Voulez-vous me mener quelque
part, parce que je n'ai point de lit. Je me suis
sauvé de la roulotte cette nuit.
L'enfant parlait spontanément,
sans crainte aucune. Quelqu'un s'occupait de lui...
enfin !
- Viens avec moi, petiot, je te mettrai
à l'abri, fit l'agent tout ému de
pitié.
L'enfant se leva avec difficulté.
Ses membres étaient raidis, tout son corps
lui faisait mal. Il avait très faim. La
forte main de l'agent saisit la menotte de Tan et
ensemble, ils se dirigèrent vers le poste de
police le plus proche.
Tan dut subir un interrogatoire en
règle. Avec une parfaite candeur, le petit
garçon raconta ce qu'il savait de son
histoire. Il avait vécu dans une roulotte,
mais l'homme le battait depuis que Jack
était parti. Sa maman « demeurait
avec Jésus dans le ciel ». On lui
demanda s'il avait toujours été chez
les bohémiens. « Pas
toujours », répondit-il, mais sans
pouvoir donner d'autres détails. Il avait
complètement oublié Edith et
peut-être n'aurait-il pas
réalisé que Meg n'était pas sa
mère, si Jack ne lui avait souvent
rappelé que sa propre maman était
morte et qu'il n'avait pas toujours habité
dans la roulotte.
Cette nuit-là, le petit voyageur
dormit profondément et le lendemain matin un
avis parut dans le journal local, décrivant
un enfant trouvé qui disait se nommer Tan.
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