LETTRES
À MON CURÉ
DEUXIÈME LETTRE
Monsieur le Curé,
Je vous ai raconté, Monsieur le
Curé, ce qu'on pourrait appeler mon premier
pèlerinage à la recherche de
l'autorité infaillible. Mon succès
n'avait pas été grand ;
cependant je ne me tins pas pour battu. J'avoue que
je ne renonçai pas sans peine à cette
autorité faite homme, à cet oracle
toujours accessible que les catholiques s'imaginent
posséder. J'aimais à me
représenter le Saint-Esprit comme
résidant au sein de la société
chrétienne et s'exprimant, chaque fois que
cela devient nécessaire, par un organe
officiel. J'avais souvent entendu opposer les
avantages de cette
infaillibilité
présente, parlante et agissante, aux
inconvénients d'une lettre morte, telle que
la Bible des protestants. Hélas ! le
plus beau des rêves n'est qu'un rêve.
Le mien s'était évanoui. Il fallait
chercher si, à défaut d'un vicaire de
Jésus-Christ, les catholiques n'auraient pas
une autorité écrite. Je me remis
courageusement en campagne. Vous allez voir si je
fus plus heureux la seconde fois que la
première.
Je ne me suis arrêté qu'un
instant à l'idée de chercher
l'autorité catholique dans les écrits
des grands théologiens de l'Église
romaine, Bellarmin, Bossuet, Moehler, Wiseman. Ces
théologiens ne sont pas toujours d'accord
entre eux, et je ne pouvais entreprendre la
tâche de les concilier. D'ailleurs, plus je
lisais ces expositions éloquentes et
spécieuses, plus je sentais combien il y a
loin du catholicisme idéal des docteurs au
catholicisme réel, tel qu'il est cru et
pratiqué par les masses. Ce n'est pas tout.
Les théologiens dont il s'agit sont fort
considérés, la lecture de leurs
livres est instamment recommandée aux
hérétiques ; mais ces livres
manquent de la sanction nécessaire pour
faire autorité. Rien ne nous autorise
à regarder les conceptions d'un Bossuet ou
d'un Moehler comme l'expression officielle de la
foi catholique. Ce sont des vues
individuelles, qui peuvent être plus ou moins
fondées, mais que l'Église n'a jamais
adoptées. Supposons que, séduit par
l'une de ces brillantes peintures, un protestant
abandonne Genève pour Rome ; il ne
tarde pas à trouver que la
réalité répond mal à
l'image qu'il avait entrevue ; il se plaint,
il accuse l'évêque de Meaux, il
s'emporte contre l'auteur de la Symbolique.
« Ne vous en prenez qu'à
vous-même, pourrait lui répondre son
confesseur ; les docteurs que vous nommez sont
habiles, sans doute, mais vous deviez savoir que
leurs ouvrages n'ont jamais été
déclarés
infaillibles. »
Toutefois la même objection ne pouvait
s'appliquer à l'Écriture sainte,
puisque, pour les catholiques, comme pour les
protestants, l'Écriture sainte est la parole
de Dieu. On pourrait donc supposer que la Bible est
l'autorité commune des deux Églises
rivales, et que la différence qui les
sépare n'est qu'une différence dans
l'interprétation du texte sacré. Que
de fois, en effet, les catholiques n'en
appellent-ils pas aux paroles du Seigneur et des
Apôtres. Que de fois ne citent-ils pas. comme
dernier argument des passages tels que
« Tu es Pierre, et sur cette pierre je
bâtirai mon Église. »
Cependant je n'eus pas besoin de beaucoup
de réflexions pour me
convaincre que la Bible ne peut être
l'autorité suprême du catholicisme.
Vous seriez le premier, Monsieur, j'en suis
certain, si j'annonçais le dessein de
chercher la vérité chrétienne
dans le volume inspiré, vous seriez le
premier à me rappeler que l'Écriture
n'est pas au-dessus de l'Église, puisque
c'est l'Église qui a rassemblé,
sanctionné, conservé le recueil des
Livres saints ; vous auriez surtout bien soin
de m'avertir que l'interprétation de
l'Écriture est réglée par
l'Église, que le sens consacré par la
tradition est le seul sens véritable, et que
nul n'a le droit de s'en écarter.
Or, évidemment, si la tradition
détermine quels sont les Livres saints et de
quelle manière il faut entendre ces Livres,
la tradition a une autorité
supérieure à celle de
l'Écriture. Tel fut mon raisonnement, et
là-dessus je me mis à examiner si la
tradition ne constitue pas cette autorité
infaillible et dernière à la
recherche de laquelle j'avais déjà
consacré tant de temps et de travaux.
La tradition est un enseignement qui,
émanant de Jésus-Christ, des
Apôtres ou de quelque autre organe du
Saint-Esprit, s'est transmis de bouche en bouche
à travers les siècles. Ce n'est pas
à dire que la tradition n'ait jamais
été écrite,
mais seulement qu'elle n'a pas
été écrite par ceux de la
bouche desquels elle est originairement sortie. Il
y a des traditions qui ont été
rédigées, il en est d'autres qui ne
l'ont jamais été. C'est ici que
commença mon embarras.
Pour que la tradition non écrite
fasse autorité, il faut qu'on puisse la
connaître, et, pour la connaître, il
faut pouvoir la distinguer de tout ce qui n'est pas
elle. Il est vrai qu'on m'offrit une pierre de
touche au moyen de laquelle je devais
infailliblement la discerner. « Ce qui a
été enseigné en tout lieu, de
tout temps et par tous, » voilà,
me disait-on, la véritable tradition. Et le
moyen de savoir ce qui a été
enseigné par tout le monde, en tout temps et
en tout lieu ? À cette question, point
de réponse.
Heureusement, je ne suis pas de ces gens qui
jettent le manche après la cognée. La
tradition non écrite m'échappait,
j'étais résolu à me contenter
de celle qui, en différents temps, a
été fixée par
l'écriture. Dans quels livres la
trouve-t-on ? demandai-je à un
ecclésiastique de ma connaissance. - Vous
êtes bien ignorant, me
répondit-il ; vous n'avez qu'à
lire les Pères, les papes et les
conciles.
Qu'à cela ne tienne,
m'écriai-je, et du même
pas,je courus chez un bouquiniste
pour acheter Pères, bulles et canons. Je
déclarai que je voulais les meilleures
éditions et que j'en donnerais le prix. Mon
homme ouvrit de grands yeux, fouilla longtemps dans
ses magasins et finit par aligner sur trois rangs
la plus formidable collection de gros livres que
j'eusse jamais vue. - Voici ce que Monsieur
demande, me dit-il enfin : la grande
bibliothèque des Pères,
imprimée à Lyon, en vingt-huit
volumes in-folio ; le recueil des bulles
papales, édition de Cocquelines,
également en vingt-huit volumes
in-folio ; enfin, la collection des conciles,
édition de Mansi, en trente et un volumes
in-folio. N'est-ce que cela ?
répondis-je. Et je sortis sans prononcer un
mot de plus, mais non, je vous l'avoue, sans
emporter quelque amertume en mon coeur.
Remarquez, en effet, dans quelle situation
je me trouvais. J'avais cherché quelle est,
dans l'Église, romaine, l'autorité
suprême et infaillible. Mais
l'autorité, c'est l'Église romaine
elle-même, puisque dans cette Église
tout revient à la question de
l'autorité, puisque l'infaillibilité
est son privilège, son essence, sa raison
d'être. Ajoutez que si l'autorité est
l'essence de l'Église, l'Église, dans
le système romain, est l'essence du
catholicisme. De sorte, Monsieur,
qu'en voyant fuir devant moi le siège de
l'autorité, je voyais se dissoudre
l'Église et le catholicisme lui-même.
Je m'étais demandé : Où
réside l'autorité ? Je demandais
maintenant : Qu'est-ce que
l'Église ? Qu'est-ce que la religion
catholique ? Je ne trouvais pas plus de
réponse à l'une de ces questions
qu'à l'autre, et j'en suis réduit
aujourd'hui à vous conjurer de me dire
quelle est votre religion.
Quelle est votre religion ? Tenez,
pardonnez-le moi, Monsieur le Curé, mais il
y a des moments où je suis tenté de
penser que le catholicisme n'est rien qu'un vaste
système d'échappatoires au moyen
desquelles on élude toutes les questions.
Vous cherchez la vérité, on vous
renvoie de l'Écriture aux Pères, des
Pères aux conciles, des conciles aux papes,
on vous ballotte entre des prétentions
rivales et des théories diverses, et vous
sortez de là avec la conviction qu'au fond,
dans l'Église romaine, il ne s'agit pas de
croire, mais de croire que l'on croit et de fermer
la bouche.
En vérité les protestants sont
bien à plaindre. Les catholiques nous
exhortent à nous soumettre, mais sans nous
dire à quelle autorité il faut nous
soumettre. Les catholiques nous invitent à
entrer dans le giron de l'Église, mais sans
parvenir à
déterminer en quoi consiste cette
Église. Les catholiques nous enjoignent de
croire, mais sans pouvoir seulement nous indiquer
ce qu'il s'agit de croire.
Je termine, Monsieur, par un dernier appel
à votre charité et à votre
loyauté. J'ai besoin de savoir ce que c'est
que le catholicisme. Une réponse, de
grâce une réponse.
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